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Dura lex sed Rolex


Dura lex sed Rolex

Je sais, cette affaire de Rolex commence à vous courir sur le haricot. Après tout, peut-être en fait-on on des tonnes pour une ânerie qui n’est jamais que l’une des dizaines quotidiennement proférées dans – et souvent par – nos médias. Ou encore un propos de table, l’un de ces trucs qu’on se dit en roulant des mécaniques. Il est vrai que celui-là a été énoncé à la télé par un type en tournée de promotion. De plus, il est un peu raide avec son petit côté Ancien régime. Mais voilà bien longtemps qu’on ne prend plus, en France, que les Bastille en ruines.

Séguéla aurait pu se lâcher encore plus. Il aurait pu dire qu’on a raté sa vie à 50 ans si on n’a pas fait fortune en vendant du vent à des millions de gogos comme vous et moi, ou quand on n’a pas inventé la légende du petit père des Français sur fond de campagne à clocher ou encore quand on n’a joué les marieuses dans le roman à l’eau de rose offert au peuple par l’Elysée sous Sarkozy. De fait, on l’imagine mal disant qu’on a raté sa vie quand on n’a pas écrit La Comédie humaine à 50 ans. Je le sens pas branché Balzac, le Séguéla. Il est vrai qu’à 50 ans, Balzac avait déjà écrit l’essentiel de la Comédie, mais il n’avait plus qu’une année à vivre, ce qui n’est pas encourageant.

Bref, la Rolex était un raccourci – le sens du slogan, ça ne se perd pas. Ce que voulait dire Séguéla, c’est que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on n’est pas du côté du manche. Et ça, il n’est pas le seul à le penser. Si son aveu a déclenché un tel torrent d’indignation, c’est précisément parce qu’il est un aveu. Et qu’il ne vaut pas que pour lui. En se mettant à table, Séguéla a vendu un secret de famille. Le truc que tout le monde savait mais dont on ne parlait pas. Les nouveaux aristos n’ont ni manières, ni états d’âme.

Cette version adoucie de la recette séguéliste du bonheur est le signe de ralliement d’une nouvelle classe qu’on n’oserait plus appeler élite et qu’il serait désobligeant de qualifier de nomenklatura. Les contours de ce gotha sont difficiles à définir dès lors que s’y croisent journalistes et politiques, amuseurs et éditeurs, avocats et cultureux, communicants et financiers. Tous les membres de ces estimables corporations n’en sont pas, loin s’en faut. L’appartenance à ce groupe qui a pour particularité d’estimer que les privilèges dont il jouit sont légitimes a quelque chose à voir avec le pouvoir symbolique, c’est-à-dire avec l’existence médiatique. Pour Séguéla, une vie qui vaut la peine d’être vécue est une vie en vue. Cette visibilité n’est pas le plus-produit, elle est le produit lui-même. Elle se paye. Elle se vend. Il faut être bankable, dirait PPDA, ce qui signifie que des milliers, voire des millions de quidams sont prêts à débourser le prix d’un magazine ou à passer des heures devant leur télévision – et les spots publicitaires afférents – pour tout savoir de vos hautes pensées ou, plus fréquemment, de vos amours et turpitudes cachées. Il n’y a plus des exploités et des exploiteurs mais des regardeurs et des regardés, des spectateurs et des acteurs. Si vous passez à la télé, peu importe que vous n’ayez pas les moyens de vous payer la Rolex – on se fera un plaisir de vous la prêter.

Avec la naïveté des pipoles de fraîche ascendance, Séguéla a tendance à confondre « en vue » et « voyant ». Reste que sa Rolex n’est ni un simple objet ni même un placement mais un signe de distinction. On dira à raison que ce n’est pas un signe très distingué. Beaucoup moins en tout cas que les statuettes de Pierre Bergé (à l’arrivée, les statuettes et la montre ont connu le même destin d’être résumées par un prix, répété avec roulements de tambour et exclamations indignées ou ravies). À priori, pas grand-chose de commun entre l’esthète raffiné, ami des arts des lettres des gays et de Ségolène Royal, et le publicitaire qui semble avoir été créé pour personnifier le vide de l’époque. Quelques relations (à Paris, c’est inévitable), un mode de vie qui les préserve autant qu’il est possible de la fréquentation de leurs semblables – ces gens-là n’ont jamais parlé à un téléopérateur de leur vie et seraient sans doute incapables de se servir d’un caddie, même à La Grande épicerie du Bon Marché (qui question prix, ferait passer votre Arabe ou votre Chinois de quartier pour un hard discount). Surtout, ils partagent la certitude de mériter ce qu’ils ont, qui va de pair avec la conviction, secrète mais puissante, que ceux qui n’ont pas (d’argent, de pouvoir, de visibilité) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne saurait leur en vouloir : quand on est régulièrement invité à pérorer sur les ondes et les plateaux, on a forcément tendance à penser que ce qu’on dit revêt le plus haut intérêt.

Beaucoup ont voulu voir dans la sortie de Séguéla une nouvelle manifestation de l’arrogance sarkozyste, oubliant que l’auteur de cet embarrassant aveu n’était pas plus sarkozyste aujourd’hui qu’il n’était mitterrandiste hier. Cette classe de seigneurs peut au moins se targuer de son éclectisme politique. Quand on fait partie du même monde, qu’on fréquente les mêmes endroits et qu’on apparaît dans les mêmes pages des mêmes magazines, on n’a pas besoin d’avoir les mêmes idées. En octobre 2007, Ariane Chemin avait raconté avec brio dans Le Monde, le mariage au Cirque d’hiver Paris, d’un couple star de mai 1968, Fabienne Servan-Schreiber et Henri Weber. On aurait sans doute eu peine à trouver quelques anonymes parmi les 800 invités. Bien sûr, on comptait parmi les heureux élus pas mal de politiques, essentiellement pas exclusivement de gauche, mais aussi des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, des ténors du barreau, des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis – des artistes de variétés comme on disait autrefois – Carla Bruni (qui n’était pas encore l’épouse de son mari,) Patrick Bruel, Julien Clerc. On ne sait pas si Séguéla était là car c’est à Gérard Miller qu’échut ce soir-là le rôle ingrat de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », affirma le psychanalyste antifasciste, frère de son frère. Et vous l’avez compris, ne pas exister socialement, c’est pire que la mort.

Heureusement que nous, nous savons où sont les vraies valeurs, pensez-vous, chers amis lecteurs. En effet. Si nous n’avions pas le souci des choses vraiment importantes, nous passerions notre temps à lire la presse people, à fantasmer sur les célébrités, à tenter d’imiter leurs chignons et talons. Sans ce sens des valeurs qui nous fait préférer ce que sont les gens à ce qu’ils ont, nous dépenserions des fortunes au Loto dans l’espoir d’accéder au mode de vie frelaté des riches. Sans ce goût prononcé pour ce qui compte plutôt que pour ce qui se compte, nous plébisciterions les émissions culturelles que le sarko-pouvoir fait programmer au fin fond de la nuit pour nous abrutir. Hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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