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Adieu Bashung

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Alain Bashung est parti le 14 mars 2009. Chanteur populaire et électron libre du rock français, il laisse une œuvre forte et des chansons qui, de Vertige de l’amour à La nuit je mens n’ont pas fini de promener la poésie jusque dans notre cœur. Ohé, là-haut, on ne vous avait pas dit que télécharger Bashung était interdit ?

Halde au feu !

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On nous apprend que « la Halde vient de nommer une commission d’étude pour le démantèlement des monuments aux morts de la première guerre mondiale d’ici à 2018. Les conclusions du rapport sont attendues pour la fin de l’année 2011. Extraits du communiqué officiel : « La Commission d’Étude travaillera selon quatre axes de réflexion, afin d’opérer la nécessaire mise à jour de l’identité nationale dans une Europe moderne où les combats de premier ordre ne concernent plus la défense des frontières nationales mais la lutte contre le racisme, contre les préjugés, pour l’égalité et la diversité. »
Depuis 48 heures, à la lecture des quelques lignes qui précédent, une certaine émotion semble s’être emparée du net, ou du moins des ses franges les plus arriérées. En fait, il semblerait qu’on ait affaire à un grossier pastiche réactionnaire, commis par un certain Fromage +. Oui, grossier. Le fait que ce garçon soit un lecteur et un ami de Causeur, et que son blog soit absolument réjouissant ne saurait excuser l’abominable erreur qu’il a commise : on ne pastiche pas sérieusement un texte de la Halde sans commettre une seule faute d’orthographe, de français ou de grammaire ! Quant à l’absence de barbarismes ou de néologismes pédagogistes dans le prétendu communiqué, elle suffisait à prouver que le véritable auteur du communiqué était fanatiquement attaché aux pires poncifs structurellement oppresseurs et discriminants de la langue française. Une remise à niveau en IUFM s’impose !

Parrains et grands frères

On me dira que ce sont des coïncidences. On me dira qu’il est dangereux de faire des amalgames. On me dira qu’il y a des brebis galeuses partout. Tout cela sera vrai. Il n’empêche : de même que les paranoïaques ont des ennemis et les hypocondriaques des maladies, il arrive que les coïncidences soient significatives.

En apparence, le seul point commun aux deux « faits divers » dont il est question ici et que Le Parisien a traités à trois jours d’intervalle, est qu’ils se déroulent dans ce que notre novlangue (importée d’Algérie en l’occurrence) désigne comme « les quartiers » – entendez quartiers difficiles et cités-dortoirs, bref nos tristes ghettos de banlieue. Lesquels jouissent du douteux privilège d’être ensevelis, dans le discours public, sous un flot d’images pieuses, bons sentiments et proclamations humanistes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie telle qu’elle va. C’est ainsi qu’après chaque flambée de violence, une fois les médias lassés de dépeindre ce qui se passe dans la grammaire des pires feuilletons américains ou crypto-américains (ceux d’avant, qu’on n’appelait pas encore des « séries »), ils sont saisis d’un remords collectif et décrètent qu’il est urgent de « donner une image positive de la banlieue », façon aimable de dire qu’on va faire de la propagande. S’ensuit un festival de portraits de gens-qui-font-bouger-les choses, animateurs dévoués et autres héros positifs que l’on dirait sortis d’un film édifiant sur l’intégration. Il va de soi pour n’importe qui que nos cités, pas plus que nos beaux quartiers, ne peuvent pas être peuplées seulement par des racailles et des saints, autrement dit qu’elles ne sont pas habitées par des symboles. La complexité du réel ne fait pas le poids face à la mission d’information citoyenne dont les médias se sont auto-investis.

Mais je reviens aux affaires relatées par Le Parisien qui nous apprend que deux de ces figures si positives se seraient révélées être des malfrats de plus ou moins bas étage. La semaine dernière, un éducateur de Clichy-sous-Bois « connu, précise Le Parisien, pour son engagement associatif et militant » s’est blessé en tombant du commissariat où il était retenu en garde à vue dans le cadre d’une enquête pour « enlèvement, séquestration, tentative d’assassinat et violence aggravée ». Cette affaire serait banale sans la personnalité du gardé à vue à qui un jury présidé par Simone Veil a décerné, en novembre dernier, le prix de l’éthique 2008. Ce néo-hussard de la République, selon l’expression de François-Xavier Ajavon qui m’a signalé l’article, avait il est vrai un CV impeccable. Il était sur tous les fronts, toujours prêt à s’investir-au-service-des-autres. Au lendemain des émeutes de 2005, il avait, avec d’autres, fondé l’association « Au-delà des mots » pour venir en aide aux familles des deux adolescents morts électrocutés à Clichy-sous-Bois au terme d’une course-poursuite avec la police. Il a ensuite participé à la tournée du collectif « AC le feu », parti recueillir les doléances des quartiers populaires, puis fait campagne pour l’inscription des jeunes sur les listes électorales, ces expériences plus citoyennes les unes que les autres, ayant ensuite donné lieu à la publication d’un ouvrage intitulé J’ai mal à ma France, témoignage d’un grand frère.

L’autre cas, rapporté lundi, toujours par Le Parisien, est celui de l’homme de 29 ans, habitant des Mureaux, abattu le 7 mars sur l’autoroute A4 au terme d’une course-poursuite avec la police. Sa mort a déclenché plusieurs nuits de violence dans son quartier des Musiciens. Il était, apprend-on au détour d’une phrase, « une figure du quartier ». « Médiateur de la ville, il totalisait une trentaine de condamnations », écrit le journaliste, comme si la conjonction de ces deux qualités était parfaitement normale.

Il peut sembler hasardeux d’échafauder une théorie à partir de deux faits divers sur lesquels on dispose d’informations parcellaires. Quoi qu’il en soit, le premier des deux individus concernés a droit à la présomption d’innocence et le second au respect dû aux morts. Mais leurs histoires – ou du moins ce qu’on en devine à travers les articles susmentionnés – me permettent d’exposer une intuition, sinon d’en vérifier la validité. On me pardonnera, je l’espère, ce texte écrit sous l’inspiration de « libres associations ».

Pour commencer, que l’on m’épargne aussi bien les commentaires racistes que les pleurnicheries antiracistes. Ce qui est en cause ici n’est pas l’origine des deux hommes mais leur double fonction sociale – animateur socio-cul le jour, caïd de cité la nuit. En somme ils étaient à la fois les parrains et les grands frères. C’est peut-être un hasard. Et peut-être pas totalement. Je m’en voudrais de blesser la noble corporation des animateurs et celle moins noble des petits truands. Qu’il soit donc bien clair que je ne crois nullement que tous les truands sont animateurs et encore moins que tous les animateurs sont truands.

Ces deux affaires m’ont rappelé un reportage datant d’une dizaine d’années – l’un de mes plus difficiles. J’avais passé plusieurs jours dans un centre commercial géant qu’un promoteur génial avait eu l’idée de planter dans les quartiers nord de Marseille. Un directeur de supermarché très content de lui m’avait expliqué sa politique. « Pour la sécurité, on recrute les grands frères, enfin vous voyez ce que je veux dire. Et ils cadrent les petits. » En somme, pour lutter contre le vol, il embauchait ceux qui étaient le plus susceptibles de voler. Ce n’était peut-être pas nickel sur le plan moral mais, semble-t-il, relativement efficace.

Ce jeu clientéliste peut être payant, par exemple en matière policière, pour peu qu’on s’abstienne de le claironner et qu’on se donne la peine de faire vraiment basculer du côté de la loi des gens qui semblaient avoir plus de chances d’être orientés en filière délinquance. Recruter des flics de la cité, qui connaissent les mères et les cousins, peuvent engueuler les voyous sans être accusés de racisme et défendre les filles qui se font emmerder, savent faire revenir le scooter volé au mauvais propriétaire (un type respecté dans le quartier), le tout sans (trop) transiger sur les principes républicains, c’était me semble-t-il, l’idée de Chevènement et de la police de proximité. J’ignore si elle a marché mais sur le papier, elle paraissait raisonnable. Certes, des flics de quartier ne peuvent rien contre la criminalité mais ils devraient être en mesure de peser sur la délinquance quotidienne, celle qui pourrit la vie des gens sans même rapporter à ses auteurs de quoi nourrir leur famille. Du reste, tout le monde le sait, il n’est pas question d’éradiquer le trafic de drogue. Les habitants des centres-villes ne le tolèreraient pas et surtout, l’économie des cités n’y résisterait pas – voilà un secteur d’avenir imperméable à la crise.

Le problème est que pas mal de municipalités se sont inspirées de cette admirable politique des « grands frères ». Elle est même devenue un classique de la promo des maires. Plus personne n’a envie de poser pour la feuille de chou locale à l’arbre de Noël d’une maison de retraite ni même au trophée du club d’aviron. Mieux vaut faire du communautaire d’un côté, du clientélisme bien inspiré de l’autre. On se montre à la synagogue le soir de Kippour, à la mosquée le jour de l’Aïd, et on passe des alliances plus ou moins tacites avec les types capables de faire régner le calme dans le quartier. Il arrive que cette reconnaissance institutionnelle aille à des personnages méritants mais elle peut aussi échoir à des petits branleurs de cages d’escalier, voire à des professionnels du crime.

Je ne voudrais pas jouer les Jérôme Leroy (et puis après tout pourquoi pas c’est salutaire de temps en temps), mais moi j’aimais mieux le clientélisme de papa, quand la paix sociale, on l’achetait au Parti. Je préfère que les maires se fassent photographier au milieu des ouvriers en grève, même si c’est pour la com’. Mais voilà, le Parti a disparu et les interlocuteurs des municipalités ont plus souvent le genre « grande gueule et gros bras » que « curé laïque ». Jouissant déjà dans leur quartier d’une certaine « autorité » assise sur la peur qu’ils inspirent, ils parviennent à se glisser sur toutes les photos et surtout à être les premiers dès que s’ouvre le robinet à subventions, locaux, emplois et autres gratifications dispensées par les maires.

Un militant associatif des Tarterets – qui n’avait pas vraiment l’air d’un caïd – m’a un jour expliqué sous couvert d’anonymat que pour obtenir de l’argent, des locaux, des emplois et des gratifications honorifiques, mieux valait faire partie de « ceux qui foutent le bordel ». « Quand la mairie organise un voyage, les premiers à en profiter ce sont les dealers », m’avait-il dit. Ce témoignage vaut ce qu’il vaut. Il me revient aussi à l’esprit d’avoir entendu Dominique Strauss-Kahn, alors maire de Sarcelles, expliquer que, pour avoir la paix, il embauchait les fauteurs de trouble. Bref, j’ai le sentiment que cette politique est largement pratiquée par les maires, tous bords politiques confondus.

Cette realpolitik est peut-être réaliste quand le but recherché n’est pas le règne de la loi mais, plus modestement, celui de l’ordre[1. Gil me fait remarquer que c’est peu ou prou la politique américaine en Irak et en Afghanistan où les Américains s’acheminent peu à peu vers l’idée d’une négociation avec les « bons » Talibans. Mais justement, les Américains ne peuvent pas prétendre faire régner dans ces deux pays la légalité américaine ni y faire pousser des démocrates.]. Appliquée à nos banlieues, elle a des conséquences fâcheuses. D’abord, elle oblige à « travailler » avec des gens dont la moralité n’est pas absolument irréprochable – et qui, contrairement aux vigiles de supermarché, sont supposés œuvrer à l’intérêt général. De plus, au lieu de regagner les « territoires perdus », on y encourage la privatisation du pouvoir et la création de hiérarchies fondées sur la force et la peur – à peu près le contraire de l’ordre républicain. Enfin, ce clientélisme a ses limites : en cas d’épreuve de force, un maire n’est jamais sûr de pouvoir compter sur ses obligés. Le médiateur-modèle peut jouer un rôle actif dans l’émeute au cours de laquelle on incendiera une école maternelle. En clair, quand on croit acheter la paix sociale, on est sûr de se faire arnaquer.

Ma grève à moi

J’ai le sentiment, peut-être fallacieux, d’être un Français comme un autre. Je ne bénéficie ni du bouclier fiscal, ni des allocations versées aux nécessiteux. J’ai fini par intégrer que nous étions dans une saleté de bon dieu de merde de crise en allant jeter un un œil sur l’état de mon PEA (plan d’épargne en actions) que de bonnes âmes m’avaient conseillé de souscrire comme « épargne de précaution ». Pour le cas où ce salopard d’Alzheimer viendrait me débusquer dans mes montagnes ou si l’un ou l’autre de mes enfants ou petits-enfants se trouvait dans une situation exigeant une aide d’urgence.

À la lecture des chiffres en bas de la colonne, il apparaît que j’ai intérêt à faire régulièrement des exercices d’entraînement mémoriel, et que mes descendants devront traverser ce monde de brutes sans filet, la bourse à papa s’étant notablement aplatie.

J’ai donc épargné plus pour gagner moins, alors que j’en étais resté à ce brave Guizot, suivant ses sages conseils pour m’enrichir grâce à mon travail et mon épargne.

Je suis donc furieux, et pourtant ne sais contre qui tourner ma colère. On m’invite, çà et là, à fustiger le libéralisme (surtout celui du genre ultra), à relire les œuvres de deux barbus qui font un come-back remarqué, à changer de voiture pour dépenser moins de carburant, à adhérer au NPA de Besancenot, à faire mon alyah[1. Au cas où certains lecteurs y auraient échappé jusque-là, alyah est un terme hébreu qui désigne l’émigration des juifs en Israël. EL.] (au moins, là-bas, on a d’autres problèmes plus préoccupants que ces minables histoires de pognon !).

Marx, j’ai déjà donné, le facteur me donne des boutons, ma bagnole me convient parfaitement, et le climat de Tel Aviv ne convient pas à mes poumons exigeant au moins 1000 mètres d’altitude pour se sentir à l’aise.

J’ai donc fait grève. Avec occupation des locaux, à savoir chez moi. Je n’ai parlé à personne, car si on en est là c’est la faute à personne.

Je remercie donc ceux qui sont descendus dans les rues de nos villes avec des idées bien arrêtées sur ce qu’il faut faire pour que mon PEA retrouve ses couleurs d’antan. J’ai comme l’impression qu’ils s’en fichent, mais je ne leur en veux pas.

La France est de retour ! (dans l’Otan)

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Ça y est ! Après 43 ans d’absence, la France est de retour dans le commandement intégré de l’Otan ! Vous me direz : qu’est-ce que ça change ? Pour les uns, cette décision n’est qu’une heureuse clarification – qui ne change rien à l’essentiel, et ne saurait avoir que des avantages collatéraux.

Pour les autres au contraire, c’est un revirement dangereux : la France y perd, sans contrepartie, un peu plus de son autonomie. Accessoirement, dans un contexte géopolitique mouvant comme les sables du même nom, les conséquences à moyen terme sont imprévisibles… De fait, la France est engagée politiquement dans l’Alliance atlantique depuis sa création. Mais jusqu’à présent, et depuis 1966, elle seule pouvait décider des modalités de son engagement militaire. Quand ? Comment ? Où et jusqu’où ? Qu’en sera-t-il demain de cette marge de manœuvre(s)

À terme, savez-vous, le problème se pose même pour la dissuasion : la France est aujourd’hui la seule puissance nucléaire indépendante en Europe. En théorie bien sûr, cette autonomie n’est nullement remise en cause par notre retour dans le commandement intégré de l’Otan. Mais l’intégration est un processus : une fois enclenché, qui peut dire où il s’arrêtera ?

Voyez l’Europe : il y a loin de Rome à Lisbonne ! Parmi les signataires du traité de 1957, ils étaient peu, sans doute, à imaginer comment et par quelles « ruses de la Raison » européenne, on en viendrait cinquante ans plus tard au « mini-traité » de Lisbonne. Les uns, à l’instar de Robert Schuman, s’impatientaient déjà depuis 1951 et la Ceca. D’autres, comme de Gaulle, en eussent avalé leur képi. Prenons un peu de hauteur, si ca ne vous dérange pas. Jusqu’à présent, la France avait une politique étrangère originale et indépendante, fixée par « Le Général » et maintenue par tous ses successeurs. Le monde entier la lui reconnaissait, et le Tiers-Monde – l’Afrique et le Proche Orient en particulier – lui en étaient reconnaissants.

En s’engageant toujours plus avant dans l’intégration à un ensemble multinational lui-même de plus en plus intégré, notre pays n’est-il pas condamné à perdre cette originalité qui fait son rayonnement, cette indépendance qui fait son crédit – et pour finir son rôle sur la scène internationale ? « What the fuck ? », m’opposeront certains. Réponse : La France.

Il me semble que tous les pays dignes de ce nom – de la Chine à Taïwan (en passant par le Tibet) – mènent leur politique étrangère en fonction de ce seul critère : où est l’intérêt de mon pays, aujourd’hui et après-demain ? Et pourquoi, s’il vous plaît, la France ferait-elle exception ? Lorsque Nicolas Sarkozy parle de « retour dans la famille occidentale » (sic) les pays du Tiers-Monde ne risquent-ils pas de comprendre ce que ça veut dire ? A savoir que la France leur tourne le dos pour se fondre définitivement dans le Club des pays riches…

Dieu sait que je ne suis pas un inconditionnel du prétendu principe de précaution – surtout quand il est le prête-nom de l’obscurantisme écologiste. Mais lorsque ce principe peut sans risque éviter le pire, pourquoi l’écarter ? Pourquoi se précipiter quand il n’y a aucune espèce d’urgence… sauf celle d’attendre ? Je ne sais pas si vous avez remarqué mais, ces dernières décennies, plus l’Histoire s’accélère, plus notre mémoire collective semble se raccourcir.

La chute du Mur n’a pas encore fêté ses vingt ans qu’elle paraît déjà centenaire ! Or qui d’entre nous, à part ce ouf malade d’Emmanuel Todd, avait prévu l’implosion brusque de l’URSS, après 70 années qui semblaient suggérer l’éternité ? Et qui peut sérieusement prédire aujourd’hui le monde de demain ? Quelles alliances ? Allons-nous vers un couple sino-américain ? Ou germano-russe ? Lesquelles, parmi les « puissance émergentes », vont-elles vraiment émerger ? Et quid de la « poudrière proche-orientale » (comme on écrivait dans le temps) ? Nul n’en sait rien, ni à quelles menaces et à quelles agressions il faudra faire face demain.

Quelle mouche a donc piqué notre Président, pour qu’il choisisse aussi clairement son camp (le nôtre !) avant même de savoir dans quelle guerre ?

Un seul être vous manque

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Annoncé depuis plusieurs jours sur le site de France Inter, l’émission « J’ai mes sources » de Colombe Schneck devait réunir ce mercredi 18 mars, pour parler de viabilité financière des sites d’info, Nicolas Beau de Bakchich.fr, Edwy Plenel de Médiapart.fr et Elisabeth Lévy de Quivoussavez.fr. Finalement le débat a bien eu lieu, mais sans Edwy, qui s’est décommandé à la dernière minute. On se perd en conjectures sur les raisons de son absence. La plus vraisemblable étant qu’Edwy, qui ne se déplace qu’en Vélib, n’a pas dû trouver de bicyclette disponible… Interrogée sur cette éventualité, et sur la possibilité d’un complot délibéré visant à faire taire Edwy Plenel, la société JC Decaux, concessionnaire des Vélib, n’a pas souhaité commenter.

Portrait d’Engels en jeune homme énervé

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Nous vous en parlions aujourd’hui même. Mille et Une Nuits (Fayard) réédite la Situation des classes laborieuses en Angleterre. Jérôme Leroy en souligne la singulière actualité dans une postface que nous publions ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Il faut, avant toute chose, imaginer Friedrich Engels comme un jeune homme en colère. Un héritier malgré lui du romantisme allemand qui, comme tous les adolescents de l’époque, a écrit des poèmes et s’est sans doute pris pour Werther. Mais la colère a été la plus forte, et c’est en gardant à l’esprit cette image d’un garçon furieux et indigné qu’il faut lire ses premiers écrits dont fait partie cette Situation des classes laborieuses en Angleterre. Ce livre, dont nous donnons ici l’introduction et les deux premiers chapitres, et qui sera si décisif dans l’élaboration théorique de la notion de prolétariat, nous rappelle pourtant que tout concept naît d’une humeur, que toute idée abstraite se construit sur la ruine d’un sourire et le rictus monstrueux des faits : « Pendant mon séjour en Angleterre, vingt ou trente individus pour le moins sont, à la lettre, morts de faim dans les conditions les plus révoltantes. »

Engels semblait pourtant doué pour le bonheur, comme on le découvre parfois au hasard de sa Correspondance, dans des lettres à des amis : « On n’a jamais tant de plaisir à lire que par une belle matinée printanière, assis sur le banc d’un jardin, quand les rayons du soleil vous chauffent le dos et que vous fumez votre pipe. » Mais voilà, il fut frappé très jeune par cette étrange malédiction qui poursuit certains hommes toute leur vie : ils ne peuvent pas être heureux tout seuls, ils sont affligés d’une passion pour l’égalité. Du Christ à Guevara, en passant par Robespierre, voilà comment naissent ces vocations précoces et périlleuses de révolutionnaires qui changent périodiquement la face du monde.

Engels voit le jour en 1820, à Barmen, dans la province rhénane du royaume de Prusse. C’est la Silicon Valley d’un État autoritaire. La révolution industrielle, charbon, fer, textile, s’y déploie avec une sauvagerie que l’on rencontre aujourd’hui encore dans les mines chinoises de charbon ou les usines automobiles, les maquiladoras de Ciudad Juárez, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, où l’on assassine les femmes par centaines à la sortie du travail.

Engels est un bourgeois, fils d’un petit patron du textile. Il regarde autour de lui, dès l’enfance. Il saisit intuitivement que la production de richesses à la mode capitaliste suppose une manière de retour à l’horreur de l’esclavage pour ceux qui les produisent. Son premier texte publié, quand il n’a pas vingt ans, est intitulé Lettres de Wuppertal (1839). C’est la répétition générale de La Situation des classes laborieuses. Il s’indigne du fait que la moitié de la population enfantine de sa province en âge de fréquenter l’école travaille dans les manufactures pour des salaires de misère. Hugo, lui, attendra l’âge mûr pour s’apercevoir du crime contre l’humanité que représente le travail des enfants, dans des vers célèbres des Contemplations (1856) :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne ri ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous les meules.

Engels a beau être du bon côté de la barrière, ça ne passe pas. Il faut croire que la capacité d’indignation est le meilleur moyen d’échapper aux déterminismes sociaux. Son milieu est étouffant car il se complique d’une adhésion à l’un des courants les plus rigoristes du protestantisme : le piétisme. On est assez malin cependant, chez ces gens-là, pour entraîner les pauvres vers deux drogues dures qui les détourneront de toute idée de révolte : la Bible et l’alcool. Commentaire du jeune Engels : « Et si les ouvriers de Wuppertal étaient réduits alors à choisir entre l’alcool terrestre des cabarets et l’alcool céleste des prêcheurs piétistes, on ne saurait s’étonner de leur préférence pour le premier, fut-il de la pire qualité. »

C’est dans cet état d’esprit, ironique, précis et révolté par l’hypocrisie de sa classe d’origine qu’il part en Angleterre en 1842 pour travailler dans une filature de Manchester où son père a des intérêts. La rupture avec le milieu d’origine est un grand classique de cette époque romantique. Le jeune Flaubert, exact contemporain d’Engels, écrit au même moment les plus belles lettres de sa Correspondance sur cette détestation du bourgeois rouennais, borné, stupide, insensible à toute grandeur. Lui aussi, comme Engels, s’en va. Bien sûr, il va préférer la figure imposée du voyage en Orient et les charmes épicés des hammams d’Istanbul au recensement des miséreux d’Edimbourg jetant chaque nuit leurs excréments à la rue, faute de tout-à-l’égout. À chacun ses exotismes. D’ailleurs il est intéressant de remarquer que la colère de Flaubert se calmera avec les années tandis que celle d’Engels restera pure comme au premier jour. La Commune sera le moment du partage des eaux. Quand Engels écrit à sa mère, le 21 octobre 1871 : « Pourtant, tu as assez déjà entendu traiter des gens de cannibales, dans ta vie : les gens du Tugenbud sous le vieux Napoléon, les démagogues de 1817 et de 1831, les gens de 1848 et, après, il s’est toujours trouvé qu’ils n’étaient pas si mauvais et qu’une rage intéressée de persécution leur avait mis sur le dos dès le début toutes ces histoires de brigands qui ont toujours fini par s’envoler en fumée. J’espère, chère mère, que tu t’en souviendras, et que tu appliqueras cela aussi aux gens de 1871 quand tu liras dans le journal ces infamies imaginaires », Flaubert écrit un mois avant à une amie, la princesse Mathilde : « Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié par Le Temps) sur les ouvriers. C’est bien fait, et brave, c’est-à-dire honnête. […] Pour la première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom. »

En Angleterre, Engels va commencer à mener sa propre enquête de spectateur engagé, d’envoyé spécial sur le front de la lutte des classes naissante et d’ethnologue de ces nouvelles tribus de travailleurs littéralement dévorées par le Moloch de mégalopoles proliférantes, Londres, Leeds, Manchester, dont l’hypertrophie morbide n’est pas sans rappeler celle des grands centres industriels chinois d’aujourd’hui. Sa méthode ressemble à un défi, ce qui est déjà, en soi, une caractéristique révolutionnaire, le panache de la jeunesse en plus : « Voici ce que j’ai fait. J’ai lâché la compagnie des classes moyennes, leurs parties fines, leur porto et leur champagne et j’ai consacré mes heures de loisirs presque exclusivement à la fréquentation de simples travailleurs. Je suis à la fois heureux et fier de l’avoir fait. »

Il y a aussi et surtout un incroyable talent d’écrivain chez Engels, une manière de rendre compte avec des grondements dans la voix et une rage rentrée d’infamies inédites jusque-là dans l’histoire humaine. On croyait tout connaître de la condition ouvrière pendant la révolution industrielle avec Dickens, Zola ou le Hugo des « Caves de Lille » dans Choses Vues, on s’aperçoit que Engels a su trouver la syntaxe de l’horreur, la grammaire de l’épouvante qui convenait pour tracer les contours du visage de ce que l’on n’appelait pas encore l’horreur économique : « L’esclave voit au moins son existence assurée par l’intérêt égoïste de son maître ; le serf possède malgré tout un lopin de terre dont il vit, ils ont au moins une garantie de vivre, sans plus. Mais le prolétaire est réduit à sa seule personne, et en même temps, mis hors d’état d’employer ses forces de façon à pouvoir compter sur elles. »

La Situation des classes laborieuses en Angleterre paraît en Allemagne en 1845. En août 1844, Engels avait quitté l’Angleterre pour revenir à Barmen. Il s’arrête dix jours à Paris afin de rencontrer Marx pour la première fois. Il a son manuscrit avec lui, au moins en partie. La cristallisation s’opère.

Le Grand Jeu peut commencer, enfin.

Réflexions sur la question belge

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Comme beaucoup de gens, je me suis rendu récemment au Salon du livre. Mais comme le snobisme constitue un élément essentiel de ma personnalité, j’ai soigneusement évité celui qui vient de se tenir à la Porte de Versailles. Les chichis, mamours et petites vacheries susurrées en douce dans les cocktails des people germanopratins sont d’un vulgaire !

C’est donc avec la satisfaction intime et narcissique d’être dans la bonne tendance – et même d’être tendance – que je me retrouvai, début mars, à Bruxelles où se tenait la foire biennale du livre en français (l’autre année, c’est dans l’autre patois utilisé localement, le néerlandais, que les livres s’exposent). Les organisateurs de cette manifestation ont tout compris : une bonne foire du livre ne doit être envahie ni par un public trop nombreux, ni par une armada d’auteurs venus se montrer à leur fan-club de lecteurs et lectrices qui leur tendent, tremblants d’émotion, un exemplaire à fin de dédicace. Seuls des happy few, qui partagent avec moi le souci de faire partie d’une élite du goût et d’une aristocratie des comportements, s’étaient donc efforcés d’atteindre le fin fond le plus improbable de la capitale belge, les anciens entrepôts Tour et Taxis, zone portuaire qui se veut l’équivalent bruxellois du nouveau quartier parisien de la Villette. Disons, pour être charitable, que ce n’est pas tout à fait gagné.

La présence d’Elie Barnavi dans cette enceinte ne doit pas être mal interprétée. Si cet historien brillant et médiatique était là, c’est que son bureau est situé dans le même immeuble. Cela fait quelques années que cet Israélien vit à Bruxelles et travaille d’arrache-pied à persuader les Européens que l’Histoire rapproche les peuples de ce continent plutôt qu’elle ne les sépare. Il semblerait pourtant que ces mêmes peuples manifestent quelques réticences à adopter ce point de vue scientifiquement irréfutable, et se délectent toujours des récits de leurs romans nationaux respectifs ainsi que des préjugés xénophobes qu’ils véhiculent. Sa persévérance, digne de la célèbre maxime de Guillaume d’Orange « Il ne suffit pas d’espérer, etc. ». lui a valu, tout récemment, la reconnaissance de Bernard Kouchner, sous la forme de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, ce qui n’est pas rien[1. La rédaction de Causeur.fr, dont les liens d’amitiés avec Elie Barnavi sont solides et anciens, félicite chaleureusement ce dernier.].

Ce salon, donc, avait pour lui d’être belge de chez belge, avec des auteurs belges parlant de tout et de rien, comme Pierre Mertens, Alain Berenboom (pour le tout) ou Amélie Nothomb (pour le rien), ainsi que quelques auteurs français s’étant récemment intéressés à la question belge.

Car il y bien, Mesdames et Messieurs, une « question belge », comme il existait jadis une question d’Orient ou une question des Balkans. Comme elle ne provoque ni massacres, ni viols de masse, ni famines abominables, elle n’intéresse ni les ONG, ni les baroudeurs de l’info à gilet multipoches et écharpes de méharistes. Et pourtant, à une heure de train de Paris, un Etat est en train d’expirer, dans une longue agonie dont les râles sont si discrets qu’ils n’émeuvent pas des voisins accaparés par leurs problèmes de fin de mois.

On arrive, dans le conflit qui oppose Flamands et francophones au bout du bout du banc de la réforme de l’Etat. Lassés de devoir se traîner le boulet d’une Wallonie en longue maladie économique, les Flamands veulent divorcer, si possible à l’amiable, et sans payer de pension alimentaire. Leur préférence irait au maintien d’une fiction d’Etat belge et d’une monarchie d’opérette, mais si cela n’est pas possible, ils quitteront le Royaume, laissant Wallons et Bruxellois francophones le soin de se débrouiller par eux-mêmes dans ce monde cruel.

Un pays a beau être de taille réduite, proche de chez nous par la langue et par les mœurs, la compréhension des ressorts intimes de cette crise relève d’une science, mettons la belgologie, dont la complexité n’est pas moindre que ne l’était naguère la kremlinologie qui prétendait décrypter les mystères du pouvoir en URSS.

Un exemple ? D’accord, un exemple. L’un des principaux points de discorde entre les deux communautés est la scission de l’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde. C’est le seul, de tout le royaume, qui rassemble, dans une même circonscription des francophones et des Flamands. Cela permet aux partis francophones de présenter des listes pour lesquelles voteront les locuteurs français vivant sur le territoire de la Flandre (environ 200.000) et aux Flamands de Bruxelles de voter pour des partis de leur communauté linguistique. Les dirigeants flamands, qui veulent bétonner comme future frontière d’Etat la limite linguistique tracée en 1962 veulent mettre fin à cette exception. Les francophones y sont farouchement opposés, car elle ne obligerait leurs ressortissants des communes de la périphérie de Bruxelles à voter pour des formations flamandes lors des élections législatives. Elémentaire, cher M. Beulemans !

Comme tout est à l’avenant, et que l’empilement institutionnel des « compromis à la Belge » ayant permis au royaume d’éviter l’éclatement au cours du dernier demi-siècle constitue aujourd’hui un brol[2. Brol : mot bruxellois signifiant bric-à-brac. Est devenu historique quand le régent Charles s’est exclamé « Il faut sauver le brol ! » au moment de la crise monarchique de 1950.] où une chatte ne retrouverait pas ses petits, un peu de lecture est nécessaire à ceux qui souhaitent être en mesure de comprendre ce qui ne va pas tarder à survenir. Quelques ouvrages récemment parus offrent une description tout à fait convenable de l’agonie du royaume, même s’ils divergent sur la voie que devraient choisir les francophones lorsque les Flamands auront pris la poudre d’escampette. Le titre de celui que signe José-Alain Fralon La Belgique est morte. Vive la Belgique ! (Fayard) est explicite. L’ancien correspondant du Monde à Bruxelles fait le deuil douloureux de cette « Belgique de papa » qu’il a tant aimée, et où, français pied-noir déraciné, il avait retrouvé une petite patrie de rechange, française, certes, mais pas hexagonale. Il veut croire au maintien d’une « petite Belgique » limitée à la Wallonie et à Bruxelles qui conserverait les valeurs, les symboles, et le mode de vie du royaume mutilé.

Cette perspective est repoussée par deux Belges, des vrais, qui ont cru longtemps à la devise nationale « L’union fait la force ».

Le premier, Claude Javeau, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, essaie de répondre en 125 pages à cette question La France doit-elle annexer la Wallonie ? (Larousse). La position de l’auteur sur le sujet arrive en toute fin d’ouvrage, et ce serait casser le suspense que de la révéler ici. Le cheminement descriptif dans la société et l’âme des Wallons est mené avec un réel souci de pédagogie, car Javeau s’adresse en priorité à ces Français susceptibles d’accueillir de nouveaux compatriotes. Le journaliste Claude Demelenne, qui fut proche du PS francophone publie, lui, au Cherche-Midi un livre bizarrement intitulé Pour ou contre la Belgique française (sans point d’interrogation). Dès les premières pages de l’essai la cause est entendue : Demelenne est pour, tout pour comme Guitry était contre les femmes, tout contre. Et il dresse un catalogue implacable des maux dont souffrent la Wallonie et Bruxelles: corruption, clientélisme politique, inefficacité de l’administration, que seule une intégration dans la République française serait à même de soigner, sinon de guérir. Ne rions pas de la Belgique, car elle pourrait bientôt nous faire pleurer. D’émotion patriotique de retrouvailles si longtemps différées. Ce sera peut-être ringard, mais tant pis.

La Belgique est morte, vive la Belgique !

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Marxistes de tous les pays, unissez-vous !

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Dans toute l’Europe, le spectre de la Crise avait déjà relancé la vente des œuvres de Karl Marx – et aussi celles de Friedrich Engels, dont on relira avec délice La situation des classes laborieuses en Angleterre, préfacée par l’ami Jérôme Leroy. The Guardian nous apprend que le phénomène n’est pas près de s’arrêter : en Chine, le metteur en scène Hie Nan, en collaboration avec l’universitaire de renom Zhang Jun, s’apprête à monter dans un grand théâtre pékinois Das Kapital. D’après le dramaturge, il ne s’agira pas d’un d’opéra militant, à la façon des œuvres édifiantes de l’époque maoiste, mais d’une comédie musicale, entièrement dansée et chantée à la manière de Broadway, et qui moquera notamment la nouvelle bourgeoisie chinoise. Après le Vieux Continent et la Chine, on attend donc logiquement qu’Hollywood s’y mette. Et on se prend à rêver d’une biopic de Karl par Soderbergh et Benicio, et pourquoi pas dans style moins déjà vu, de Jeff Bridges dans le rôle-titre, drivé par les frères Coen…

L’ingénu européen

À quinze ans, je fulminais devant le 14 juillet de Claude Monet… simplement parce qu’il représentait des drapeaux tricolores. Même sous la brosse de mon peintre préféré, le symbole de la nation me semblait indécent, terni par les guerres et la bêtise cocardière. Je rêvais d’un monde sans frontières et, pour commencer, d’une Europe sans frontières qui aurait tiré les leçons de l’Histoire et porté plus haut la civilisation. Dans le « marché commun », une théorie répandue désignait d’ailleurs l’économie comme un simple moyen de bâtir l’union. Touché par la grâce, j’attendais avec enthousiasme la dissolution des politiques nationales dans ce vaste pays, aussi différent de l’Amérique capitaliste que de la Russie soviétique.

À vingt ans j’ai commencé à éprouver quelques doutes, en voyant mon Europe idéale se transformer irrésistiblement en machine administrative, éprise de normes sécuritaires, hygiéniques, commerciales – sans jamais progresser sur la voie promise : celle de la fusion des peuples dans une grande nation européenne. Le projet humaniste piétinait, tandis qu’un autre progressait dans l’ombre, puis se dévoilait lors des débats sur le référendum dit « de Maastricht » : l’Europe des entreprises et de la concurrence, visant seulement l’abolition des frontières économiques, sans rien changer au petit théâtre politique. La politique n’en continuait pas moins à jouer sur le rêve : elle prit même l’habitude de désigner comme pro-européens ceux qui acceptaient tout en vrac, et comme anti-européens ceux qui ne voulaient pas de cette Europe-là.

Quand l’organisation européenne s’est élargie de quinze à vingt-cinq pays, je me suis étonné qu’une décision aussi sérieuse se prenne aussi rapidement et sans aucun débat. En ces heures lyriques de « chute du mur de Berlin », la propagande se faisait sentimentale : les ex-pays communistes longtemps privés d’Europe avaient désormais droit à l’Europe. Peu importaient les buts des uns et des autres : la morale imposait d’élargir les frontières économiques en toute hâte, selon cette science que le plus large est mieux que le plus étroit. Le poids soudain de pays qui semblaient regarder l’Europe comme une marche vers l’Amérique marquait pourtant le triomphe d’une union apolitique (purement économique, étroitement liée à l’OTAN, utilisant l’anglais comme langue de travail) au détriment de l’Europe qu’on nous avait promise (diplomatiquement indépendante, singulière par son système économique et social, comme par ses langues et sa culture). Et, comme il fallait tout accepter pour se dire « pro-européen », la gauche elle-même a foncé vers cet avenir radieux – avant de découvrir que, dans un espace capitaliste sans frontières, les écarts économiques entraîneraient d’abord, pour les classes populaires d’Europe de l’Ouest, un nivellement social par le bas.

Quand j’ai eu quarante ans, Jacques Chirac – dans un soudain élan gaulliste – a tenté de rassembler l’Union dans une position hostile à la guerre d’Irak, correspondant à l’opinion très majoritaire de la population européenne. Comme il admonestait le gouvernement polonais qui, à peine entré dans la communauté, affirmait crânement son « refus de choisir » entre l’Amérique et l’Europe, l’opinion se retourna… contre Chirac. Non seulement la « nouvelle Europe » entendait imposer ses vues aux fondateurs ; mais son statut de victime du communisme lui donnait le droit de leur faire la leçon, sous les applaudissements de Washington… Le président français avait d’ailleurs lui-même approuvé toutes les évolutions passées. Le dernier élan gaulliste n’était que posture d’un milieu politique largement acquis à l’Europe nouvelle.

Je parcourais, cet été, les entretiens entre Alain Peyrefitte et le Général de Gaulle que je voyais, adolescent, comme l’incarnation du nationalisme honni. Au milieu des années soixante, de Gaulle explique – avec une impressionnante lucidité – pourquoi les États-Unis ne veulent pas d’une Europe politiquement forte, et pourquoi les Anglais joueront toujours le jeu américain. A relire ces pages, on comprend l’enchaînement qui, dès 1975, allait définitivement condamner l’idéal européen, puis, à travers la logique d' »élargissement », transformer l’ambition politique en projet capitaliste soumis à d’autres principes : liquidation des services publics, alliance indéfectible avec les USA. Quant à moi, réconcilié avec les belles couleurs de Monet, je songe que, dans ce cette Europe gâchée, la « nation » reste l’un des derniers cadres possibles de souveraineté – comme elle le fut au XIXe siècle face à la tyrannie des Empires ; que face aux dégradations sociales ou écologiques, elle pourrait accueillir une politique et une économie différentes. C’est pourquoi l’Europe administrative s’évertue à rendre caduc cet échelon national – excepté pour le folklore politicien ou sportif.

On peut toujours rêver d’une souveraineté paneuropéenne. Sauf que les décisions qui déterminent l’avenir du continent ne font jamais l’objet de consultations claires. Sommés de voter « pour » l’Europe, les citoyens choisissent-ils, par ce vote, de privatiser les transports publics ou la poste ? Approuvent-ils l’élargissement de l’Union et les délocalisations au détriment des conditions de travail ? Ou l’alignement derrière les Etats Unis au sein de l’Otan ? Refusent-ils toute forme de « protectionnisme » appliquée à l’espace européen, pour défendre son système économique et social (comme le suggère Emmanuel Todd) ? Les scrutins communautaires ne se posent jamais dans ces termes concrets, mais se déploient sur des questions annexes, comme le choix d’une illisible « constitution ». Et lorsqu’un refus se manifeste, malgré tout, l’autorité politique annule fièrement les résultats du scrutin. On se demande toutefois ce qui l’emporte, du cynisme ou de la naïveté, chez les dirigeants de la « vieille Europe » : ils continuent à brandir le rêve humaniste européen, mais agissent avec un masochisme qui les conduits à affaiblir leur prospère social-démocratie et sa place dans le monde.

La crise géorgienne, en août 2008, a illustré l’état de la conscience européenne, et d’abord la soumission aux intérêts américains, lors de la campagne médiatique sur le thème de « l’agression russe ». Aussitôt, la plupart des médias ont accusé Moscou de nationalisme détestable – étant entendu que le seul nationalisme légitime est celui des Etats-Unis qui cherchent continuellement à conquérir de nouvelles marches. Inversement, Le Figaro a montré, par instants, une relative fidélité à l’héritage gaulliste en publiant des articles d’Hélène Carrère d’Encausse ou Marek Halter qui dénonçaient la volonté de domination américaine – cependant que le gouvernement anglais et ceux de l’ancien bloc soviétique, poursuivaient leur provocation envers la Russie, avec le projet des batteries anti-missiles ! Même Nicolas Sarkozy, dans ses sautillements, aura tenté un instant d’incarner la diplomatie traditionnelle de la France, à équidistance des États-Unis et de la Russie… avant de rappeler dans quel camp il jouait, en décidant (toujours sans consultation) du retour de la France dans le commandement de l’OTAN, pour liquider l’hypothèse même d’une indépendance européenne

Le rêve humaniste n’était-il qu’un leurre ? L’Europe des « entreprises » a supplanté l’Europe politique, sociale et diplomatique. L’Europe de l’Euro a symboliquement calqué sa double barre sur celle du dollar ; on y travaille dans un résidu d’anglais tout en pondant de belles déclarations sur le plurilinguisme. Dans ce continent livrées aux folies de la finance et à la déréglementation tous azimuts (même en pleine crise, on rembourse et on continue), les vieux Etats s’agitent dans des postures plus provinciales que nationales. Voilà exactement l’Europe dont je ne voulais pas quand j’avais quinze ans et qui me pose des questions nouvelles : au lieu d’élargir sans relâche, ne serait-il pas temps de rétrécir ? Peut-on imaginer que deux, trois, quatre pays, maîtrisent leur destin en s’unissant autrement – quand tout montre que l’Europe à vingt-cinq s’apparente à une forme de dissolution ? L’Europe ne devrait-elle pas illustrer la diversité des peuples, des langues, des cultures qui la singularisent – au lieu de la raboter continuellement par des normes administratives ? La nation, par ce qu’elle recouvre d’histoire sociale et culturelle, n’offre-t-elle pas un modèle plus stimulant que l’espace mondialisé et ses communautés éprises de reconnaissance ? Une Europe-nation – ou une Europe des nations – unie par un projet politique et diplomatique fort : n’est-ce pas à cette échelle que pourra se manifester une liberté contre l’empire administratif et marchand ? Il faudrait, pour commencer, que les élections de juin offrent au moins la matière d’un débat électoral, permettant aux citoyens de dire l’Union dont ils veulent, au lieu d’approuver des courants politiques sans aucun projet.

Les pieds dans l'eau

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Adieu Bashung

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Alain Bashung est parti le 14 mars 2009. Chanteur populaire et électron libre du rock français, il laisse une œuvre forte et des chansons qui, de Vertige de l’amour à La nuit je mens n’ont pas fini de promener la poésie jusque dans notre cœur. Ohé, là-haut, on ne vous avait pas dit que télécharger Bashung était interdit ?

Halde au feu !

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On nous apprend que « la Halde vient de nommer une commission d’étude pour le démantèlement des monuments aux morts de la première guerre mondiale d’ici à 2018. Les conclusions du rapport sont attendues pour la fin de l’année 2011. Extraits du communiqué officiel : « La Commission d’Étude travaillera selon quatre axes de réflexion, afin d’opérer la nécessaire mise à jour de l’identité nationale dans une Europe moderne où les combats de premier ordre ne concernent plus la défense des frontières nationales mais la lutte contre le racisme, contre les préjugés, pour l’égalité et la diversité. »
Depuis 48 heures, à la lecture des quelques lignes qui précédent, une certaine émotion semble s’être emparée du net, ou du moins des ses franges les plus arriérées. En fait, il semblerait qu’on ait affaire à un grossier pastiche réactionnaire, commis par un certain Fromage +. Oui, grossier. Le fait que ce garçon soit un lecteur et un ami de Causeur, et que son blog soit absolument réjouissant ne saurait excuser l’abominable erreur qu’il a commise : on ne pastiche pas sérieusement un texte de la Halde sans commettre une seule faute d’orthographe, de français ou de grammaire ! Quant à l’absence de barbarismes ou de néologismes pédagogistes dans le prétendu communiqué, elle suffisait à prouver que le véritable auteur du communiqué était fanatiquement attaché aux pires poncifs structurellement oppresseurs et discriminants de la langue française. Une remise à niveau en IUFM s’impose !

Parrains et grands frères

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On me dira que ce sont des coïncidences. On me dira qu’il est dangereux de faire des amalgames. On me dira qu’il y a des brebis galeuses partout. Tout cela sera vrai. Il n’empêche : de même que les paranoïaques ont des ennemis et les hypocondriaques des maladies, il arrive que les coïncidences soient significatives.

En apparence, le seul point commun aux deux « faits divers » dont il est question ici et que Le Parisien a traités à trois jours d’intervalle, est qu’ils se déroulent dans ce que notre novlangue (importée d’Algérie en l’occurrence) désigne comme « les quartiers » – entendez quartiers difficiles et cités-dortoirs, bref nos tristes ghettos de banlieue. Lesquels jouissent du douteux privilège d’être ensevelis, dans le discours public, sous un flot d’images pieuses, bons sentiments et proclamations humanistes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie telle qu’elle va. C’est ainsi qu’après chaque flambée de violence, une fois les médias lassés de dépeindre ce qui se passe dans la grammaire des pires feuilletons américains ou crypto-américains (ceux d’avant, qu’on n’appelait pas encore des « séries »), ils sont saisis d’un remords collectif et décrètent qu’il est urgent de « donner une image positive de la banlieue », façon aimable de dire qu’on va faire de la propagande. S’ensuit un festival de portraits de gens-qui-font-bouger-les choses, animateurs dévoués et autres héros positifs que l’on dirait sortis d’un film édifiant sur l’intégration. Il va de soi pour n’importe qui que nos cités, pas plus que nos beaux quartiers, ne peuvent pas être peuplées seulement par des racailles et des saints, autrement dit qu’elles ne sont pas habitées par des symboles. La complexité du réel ne fait pas le poids face à la mission d’information citoyenne dont les médias se sont auto-investis.

Mais je reviens aux affaires relatées par Le Parisien qui nous apprend que deux de ces figures si positives se seraient révélées être des malfrats de plus ou moins bas étage. La semaine dernière, un éducateur de Clichy-sous-Bois « connu, précise Le Parisien, pour son engagement associatif et militant » s’est blessé en tombant du commissariat où il était retenu en garde à vue dans le cadre d’une enquête pour « enlèvement, séquestration, tentative d’assassinat et violence aggravée ». Cette affaire serait banale sans la personnalité du gardé à vue à qui un jury présidé par Simone Veil a décerné, en novembre dernier, le prix de l’éthique 2008. Ce néo-hussard de la République, selon l’expression de François-Xavier Ajavon qui m’a signalé l’article, avait il est vrai un CV impeccable. Il était sur tous les fronts, toujours prêt à s’investir-au-service-des-autres. Au lendemain des émeutes de 2005, il avait, avec d’autres, fondé l’association « Au-delà des mots » pour venir en aide aux familles des deux adolescents morts électrocutés à Clichy-sous-Bois au terme d’une course-poursuite avec la police. Il a ensuite participé à la tournée du collectif « AC le feu », parti recueillir les doléances des quartiers populaires, puis fait campagne pour l’inscription des jeunes sur les listes électorales, ces expériences plus citoyennes les unes que les autres, ayant ensuite donné lieu à la publication d’un ouvrage intitulé J’ai mal à ma France, témoignage d’un grand frère.

L’autre cas, rapporté lundi, toujours par Le Parisien, est celui de l’homme de 29 ans, habitant des Mureaux, abattu le 7 mars sur l’autoroute A4 au terme d’une course-poursuite avec la police. Sa mort a déclenché plusieurs nuits de violence dans son quartier des Musiciens. Il était, apprend-on au détour d’une phrase, « une figure du quartier ». « Médiateur de la ville, il totalisait une trentaine de condamnations », écrit le journaliste, comme si la conjonction de ces deux qualités était parfaitement normale.

Il peut sembler hasardeux d’échafauder une théorie à partir de deux faits divers sur lesquels on dispose d’informations parcellaires. Quoi qu’il en soit, le premier des deux individus concernés a droit à la présomption d’innocence et le second au respect dû aux morts. Mais leurs histoires – ou du moins ce qu’on en devine à travers les articles susmentionnés – me permettent d’exposer une intuition, sinon d’en vérifier la validité. On me pardonnera, je l’espère, ce texte écrit sous l’inspiration de « libres associations ».

Pour commencer, que l’on m’épargne aussi bien les commentaires racistes que les pleurnicheries antiracistes. Ce qui est en cause ici n’est pas l’origine des deux hommes mais leur double fonction sociale – animateur socio-cul le jour, caïd de cité la nuit. En somme ils étaient à la fois les parrains et les grands frères. C’est peut-être un hasard. Et peut-être pas totalement. Je m’en voudrais de blesser la noble corporation des animateurs et celle moins noble des petits truands. Qu’il soit donc bien clair que je ne crois nullement que tous les truands sont animateurs et encore moins que tous les animateurs sont truands.

Ces deux affaires m’ont rappelé un reportage datant d’une dizaine d’années – l’un de mes plus difficiles. J’avais passé plusieurs jours dans un centre commercial géant qu’un promoteur génial avait eu l’idée de planter dans les quartiers nord de Marseille. Un directeur de supermarché très content de lui m’avait expliqué sa politique. « Pour la sécurité, on recrute les grands frères, enfin vous voyez ce que je veux dire. Et ils cadrent les petits. » En somme, pour lutter contre le vol, il embauchait ceux qui étaient le plus susceptibles de voler. Ce n’était peut-être pas nickel sur le plan moral mais, semble-t-il, relativement efficace.

Ce jeu clientéliste peut être payant, par exemple en matière policière, pour peu qu’on s’abstienne de le claironner et qu’on se donne la peine de faire vraiment basculer du côté de la loi des gens qui semblaient avoir plus de chances d’être orientés en filière délinquance. Recruter des flics de la cité, qui connaissent les mères et les cousins, peuvent engueuler les voyous sans être accusés de racisme et défendre les filles qui se font emmerder, savent faire revenir le scooter volé au mauvais propriétaire (un type respecté dans le quartier), le tout sans (trop) transiger sur les principes républicains, c’était me semble-t-il, l’idée de Chevènement et de la police de proximité. J’ignore si elle a marché mais sur le papier, elle paraissait raisonnable. Certes, des flics de quartier ne peuvent rien contre la criminalité mais ils devraient être en mesure de peser sur la délinquance quotidienne, celle qui pourrit la vie des gens sans même rapporter à ses auteurs de quoi nourrir leur famille. Du reste, tout le monde le sait, il n’est pas question d’éradiquer le trafic de drogue. Les habitants des centres-villes ne le tolèreraient pas et surtout, l’économie des cités n’y résisterait pas – voilà un secteur d’avenir imperméable à la crise.

Le problème est que pas mal de municipalités se sont inspirées de cette admirable politique des « grands frères ». Elle est même devenue un classique de la promo des maires. Plus personne n’a envie de poser pour la feuille de chou locale à l’arbre de Noël d’une maison de retraite ni même au trophée du club d’aviron. Mieux vaut faire du communautaire d’un côté, du clientélisme bien inspiré de l’autre. On se montre à la synagogue le soir de Kippour, à la mosquée le jour de l’Aïd, et on passe des alliances plus ou moins tacites avec les types capables de faire régner le calme dans le quartier. Il arrive que cette reconnaissance institutionnelle aille à des personnages méritants mais elle peut aussi échoir à des petits branleurs de cages d’escalier, voire à des professionnels du crime.

Je ne voudrais pas jouer les Jérôme Leroy (et puis après tout pourquoi pas c’est salutaire de temps en temps), mais moi j’aimais mieux le clientélisme de papa, quand la paix sociale, on l’achetait au Parti. Je préfère que les maires se fassent photographier au milieu des ouvriers en grève, même si c’est pour la com’. Mais voilà, le Parti a disparu et les interlocuteurs des municipalités ont plus souvent le genre « grande gueule et gros bras » que « curé laïque ». Jouissant déjà dans leur quartier d’une certaine « autorité » assise sur la peur qu’ils inspirent, ils parviennent à se glisser sur toutes les photos et surtout à être les premiers dès que s’ouvre le robinet à subventions, locaux, emplois et autres gratifications dispensées par les maires.

Un militant associatif des Tarterets – qui n’avait pas vraiment l’air d’un caïd – m’a un jour expliqué sous couvert d’anonymat que pour obtenir de l’argent, des locaux, des emplois et des gratifications honorifiques, mieux valait faire partie de « ceux qui foutent le bordel ». « Quand la mairie organise un voyage, les premiers à en profiter ce sont les dealers », m’avait-il dit. Ce témoignage vaut ce qu’il vaut. Il me revient aussi à l’esprit d’avoir entendu Dominique Strauss-Kahn, alors maire de Sarcelles, expliquer que, pour avoir la paix, il embauchait les fauteurs de trouble. Bref, j’ai le sentiment que cette politique est largement pratiquée par les maires, tous bords politiques confondus.

Cette realpolitik est peut-être réaliste quand le but recherché n’est pas le règne de la loi mais, plus modestement, celui de l’ordre[1. Gil me fait remarquer que c’est peu ou prou la politique américaine en Irak et en Afghanistan où les Américains s’acheminent peu à peu vers l’idée d’une négociation avec les « bons » Talibans. Mais justement, les Américains ne peuvent pas prétendre faire régner dans ces deux pays la légalité américaine ni y faire pousser des démocrates.]. Appliquée à nos banlieues, elle a des conséquences fâcheuses. D’abord, elle oblige à « travailler » avec des gens dont la moralité n’est pas absolument irréprochable – et qui, contrairement aux vigiles de supermarché, sont supposés œuvrer à l’intérêt général. De plus, au lieu de regagner les « territoires perdus », on y encourage la privatisation du pouvoir et la création de hiérarchies fondées sur la force et la peur – à peu près le contraire de l’ordre républicain. Enfin, ce clientélisme a ses limites : en cas d’épreuve de force, un maire n’est jamais sûr de pouvoir compter sur ses obligés. Le médiateur-modèle peut jouer un rôle actif dans l’émeute au cours de laquelle on incendiera une école maternelle. En clair, quand on croit acheter la paix sociale, on est sûr de se faire arnaquer.

Ma grève à moi

23

J’ai le sentiment, peut-être fallacieux, d’être un Français comme un autre. Je ne bénéficie ni du bouclier fiscal, ni des allocations versées aux nécessiteux. J’ai fini par intégrer que nous étions dans une saleté de bon dieu de merde de crise en allant jeter un un œil sur l’état de mon PEA (plan d’épargne en actions) que de bonnes âmes m’avaient conseillé de souscrire comme « épargne de précaution ». Pour le cas où ce salopard d’Alzheimer viendrait me débusquer dans mes montagnes ou si l’un ou l’autre de mes enfants ou petits-enfants se trouvait dans une situation exigeant une aide d’urgence.

À la lecture des chiffres en bas de la colonne, il apparaît que j’ai intérêt à faire régulièrement des exercices d’entraînement mémoriel, et que mes descendants devront traverser ce monde de brutes sans filet, la bourse à papa s’étant notablement aplatie.

J’ai donc épargné plus pour gagner moins, alors que j’en étais resté à ce brave Guizot, suivant ses sages conseils pour m’enrichir grâce à mon travail et mon épargne.

Je suis donc furieux, et pourtant ne sais contre qui tourner ma colère. On m’invite, çà et là, à fustiger le libéralisme (surtout celui du genre ultra), à relire les œuvres de deux barbus qui font un come-back remarqué, à changer de voiture pour dépenser moins de carburant, à adhérer au NPA de Besancenot, à faire mon alyah[1. Au cas où certains lecteurs y auraient échappé jusque-là, alyah est un terme hébreu qui désigne l’émigration des juifs en Israël. EL.] (au moins, là-bas, on a d’autres problèmes plus préoccupants que ces minables histoires de pognon !).

Marx, j’ai déjà donné, le facteur me donne des boutons, ma bagnole me convient parfaitement, et le climat de Tel Aviv ne convient pas à mes poumons exigeant au moins 1000 mètres d’altitude pour se sentir à l’aise.

J’ai donc fait grève. Avec occupation des locaux, à savoir chez moi. Je n’ai parlé à personne, car si on en est là c’est la faute à personne.

Je remercie donc ceux qui sont descendus dans les rues de nos villes avec des idées bien arrêtées sur ce qu’il faut faire pour que mon PEA retrouve ses couleurs d’antan. J’ai comme l’impression qu’ils s’en fichent, mais je ne leur en veux pas.

La France est de retour ! (dans l’Otan)

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Ça y est ! Après 43 ans d’absence, la France est de retour dans le commandement intégré de l’Otan ! Vous me direz : qu’est-ce que ça change ? Pour les uns, cette décision n’est qu’une heureuse clarification – qui ne change rien à l’essentiel, et ne saurait avoir que des avantages collatéraux.

Pour les autres au contraire, c’est un revirement dangereux : la France y perd, sans contrepartie, un peu plus de son autonomie. Accessoirement, dans un contexte géopolitique mouvant comme les sables du même nom, les conséquences à moyen terme sont imprévisibles… De fait, la France est engagée politiquement dans l’Alliance atlantique depuis sa création. Mais jusqu’à présent, et depuis 1966, elle seule pouvait décider des modalités de son engagement militaire. Quand ? Comment ? Où et jusqu’où ? Qu’en sera-t-il demain de cette marge de manœuvre(s)

À terme, savez-vous, le problème se pose même pour la dissuasion : la France est aujourd’hui la seule puissance nucléaire indépendante en Europe. En théorie bien sûr, cette autonomie n’est nullement remise en cause par notre retour dans le commandement intégré de l’Otan. Mais l’intégration est un processus : une fois enclenché, qui peut dire où il s’arrêtera ?

Voyez l’Europe : il y a loin de Rome à Lisbonne ! Parmi les signataires du traité de 1957, ils étaient peu, sans doute, à imaginer comment et par quelles « ruses de la Raison » européenne, on en viendrait cinquante ans plus tard au « mini-traité » de Lisbonne. Les uns, à l’instar de Robert Schuman, s’impatientaient déjà depuis 1951 et la Ceca. D’autres, comme de Gaulle, en eussent avalé leur képi. Prenons un peu de hauteur, si ca ne vous dérange pas. Jusqu’à présent, la France avait une politique étrangère originale et indépendante, fixée par « Le Général » et maintenue par tous ses successeurs. Le monde entier la lui reconnaissait, et le Tiers-Monde – l’Afrique et le Proche Orient en particulier – lui en étaient reconnaissants.

En s’engageant toujours plus avant dans l’intégration à un ensemble multinational lui-même de plus en plus intégré, notre pays n’est-il pas condamné à perdre cette originalité qui fait son rayonnement, cette indépendance qui fait son crédit – et pour finir son rôle sur la scène internationale ? « What the fuck ? », m’opposeront certains. Réponse : La France.

Il me semble que tous les pays dignes de ce nom – de la Chine à Taïwan (en passant par le Tibet) – mènent leur politique étrangère en fonction de ce seul critère : où est l’intérêt de mon pays, aujourd’hui et après-demain ? Et pourquoi, s’il vous plaît, la France ferait-elle exception ? Lorsque Nicolas Sarkozy parle de « retour dans la famille occidentale » (sic) les pays du Tiers-Monde ne risquent-ils pas de comprendre ce que ça veut dire ? A savoir que la France leur tourne le dos pour se fondre définitivement dans le Club des pays riches…

Dieu sait que je ne suis pas un inconditionnel du prétendu principe de précaution – surtout quand il est le prête-nom de l’obscurantisme écologiste. Mais lorsque ce principe peut sans risque éviter le pire, pourquoi l’écarter ? Pourquoi se précipiter quand il n’y a aucune espèce d’urgence… sauf celle d’attendre ? Je ne sais pas si vous avez remarqué mais, ces dernières décennies, plus l’Histoire s’accélère, plus notre mémoire collective semble se raccourcir.

La chute du Mur n’a pas encore fêté ses vingt ans qu’elle paraît déjà centenaire ! Or qui d’entre nous, à part ce ouf malade d’Emmanuel Todd, avait prévu l’implosion brusque de l’URSS, après 70 années qui semblaient suggérer l’éternité ? Et qui peut sérieusement prédire aujourd’hui le monde de demain ? Quelles alliances ? Allons-nous vers un couple sino-américain ? Ou germano-russe ? Lesquelles, parmi les « puissance émergentes », vont-elles vraiment émerger ? Et quid de la « poudrière proche-orientale » (comme on écrivait dans le temps) ? Nul n’en sait rien, ni à quelles menaces et à quelles agressions il faudra faire face demain.

Quelle mouche a donc piqué notre Président, pour qu’il choisisse aussi clairement son camp (le nôtre !) avant même de savoir dans quelle guerre ?

Un seul être vous manque

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Annoncé depuis plusieurs jours sur le site de France Inter, l’émission « J’ai mes sources » de Colombe Schneck devait réunir ce mercredi 18 mars, pour parler de viabilité financière des sites d’info, Nicolas Beau de Bakchich.fr, Edwy Plenel de Médiapart.fr et Elisabeth Lévy de Quivoussavez.fr. Finalement le débat a bien eu lieu, mais sans Edwy, qui s’est décommandé à la dernière minute. On se perd en conjectures sur les raisons de son absence. La plus vraisemblable étant qu’Edwy, qui ne se déplace qu’en Vélib, n’a pas dû trouver de bicyclette disponible… Interrogée sur cette éventualité, et sur la possibilité d’un complot délibéré visant à faire taire Edwy Plenel, la société JC Decaux, concessionnaire des Vélib, n’a pas souhaité commenter.

Portrait d’Engels en jeune homme énervé

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Nous vous en parlions aujourd’hui même. Mille et Une Nuits (Fayard) réédite la Situation des classes laborieuses en Angleterre. Jérôme Leroy en souligne la singulière actualité dans une postface que nous publions ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Il faut, avant toute chose, imaginer Friedrich Engels comme un jeune homme en colère. Un héritier malgré lui du romantisme allemand qui, comme tous les adolescents de l’époque, a écrit des poèmes et s’est sans doute pris pour Werther. Mais la colère a été la plus forte, et c’est en gardant à l’esprit cette image d’un garçon furieux et indigné qu’il faut lire ses premiers écrits dont fait partie cette Situation des classes laborieuses en Angleterre. Ce livre, dont nous donnons ici l’introduction et les deux premiers chapitres, et qui sera si décisif dans l’élaboration théorique de la notion de prolétariat, nous rappelle pourtant que tout concept naît d’une humeur, que toute idée abstraite se construit sur la ruine d’un sourire et le rictus monstrueux des faits : « Pendant mon séjour en Angleterre, vingt ou trente individus pour le moins sont, à la lettre, morts de faim dans les conditions les plus révoltantes. »

Engels semblait pourtant doué pour le bonheur, comme on le découvre parfois au hasard de sa Correspondance, dans des lettres à des amis : « On n’a jamais tant de plaisir à lire que par une belle matinée printanière, assis sur le banc d’un jardin, quand les rayons du soleil vous chauffent le dos et que vous fumez votre pipe. » Mais voilà, il fut frappé très jeune par cette étrange malédiction qui poursuit certains hommes toute leur vie : ils ne peuvent pas être heureux tout seuls, ils sont affligés d’une passion pour l’égalité. Du Christ à Guevara, en passant par Robespierre, voilà comment naissent ces vocations précoces et périlleuses de révolutionnaires qui changent périodiquement la face du monde.

Engels voit le jour en 1820, à Barmen, dans la province rhénane du royaume de Prusse. C’est la Silicon Valley d’un État autoritaire. La révolution industrielle, charbon, fer, textile, s’y déploie avec une sauvagerie que l’on rencontre aujourd’hui encore dans les mines chinoises de charbon ou les usines automobiles, les maquiladoras de Ciudad Juárez, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, où l’on assassine les femmes par centaines à la sortie du travail.

Engels est un bourgeois, fils d’un petit patron du textile. Il regarde autour de lui, dès l’enfance. Il saisit intuitivement que la production de richesses à la mode capitaliste suppose une manière de retour à l’horreur de l’esclavage pour ceux qui les produisent. Son premier texte publié, quand il n’a pas vingt ans, est intitulé Lettres de Wuppertal (1839). C’est la répétition générale de La Situation des classes laborieuses. Il s’indigne du fait que la moitié de la population enfantine de sa province en âge de fréquenter l’école travaille dans les manufactures pour des salaires de misère. Hugo, lui, attendra l’âge mûr pour s’apercevoir du crime contre l’humanité que représente le travail des enfants, dans des vers célèbres des Contemplations (1856) :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne ri ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous les meules.

Engels a beau être du bon côté de la barrière, ça ne passe pas. Il faut croire que la capacité d’indignation est le meilleur moyen d’échapper aux déterminismes sociaux. Son milieu est étouffant car il se complique d’une adhésion à l’un des courants les plus rigoristes du protestantisme : le piétisme. On est assez malin cependant, chez ces gens-là, pour entraîner les pauvres vers deux drogues dures qui les détourneront de toute idée de révolte : la Bible et l’alcool. Commentaire du jeune Engels : « Et si les ouvriers de Wuppertal étaient réduits alors à choisir entre l’alcool terrestre des cabarets et l’alcool céleste des prêcheurs piétistes, on ne saurait s’étonner de leur préférence pour le premier, fut-il de la pire qualité. »

C’est dans cet état d’esprit, ironique, précis et révolté par l’hypocrisie de sa classe d’origine qu’il part en Angleterre en 1842 pour travailler dans une filature de Manchester où son père a des intérêts. La rupture avec le milieu d’origine est un grand classique de cette époque romantique. Le jeune Flaubert, exact contemporain d’Engels, écrit au même moment les plus belles lettres de sa Correspondance sur cette détestation du bourgeois rouennais, borné, stupide, insensible à toute grandeur. Lui aussi, comme Engels, s’en va. Bien sûr, il va préférer la figure imposée du voyage en Orient et les charmes épicés des hammams d’Istanbul au recensement des miséreux d’Edimbourg jetant chaque nuit leurs excréments à la rue, faute de tout-à-l’égout. À chacun ses exotismes. D’ailleurs il est intéressant de remarquer que la colère de Flaubert se calmera avec les années tandis que celle d’Engels restera pure comme au premier jour. La Commune sera le moment du partage des eaux. Quand Engels écrit à sa mère, le 21 octobre 1871 : « Pourtant, tu as assez déjà entendu traiter des gens de cannibales, dans ta vie : les gens du Tugenbud sous le vieux Napoléon, les démagogues de 1817 et de 1831, les gens de 1848 et, après, il s’est toujours trouvé qu’ils n’étaient pas si mauvais et qu’une rage intéressée de persécution leur avait mis sur le dos dès le début toutes ces histoires de brigands qui ont toujours fini par s’envoler en fumée. J’espère, chère mère, que tu t’en souviendras, et que tu appliqueras cela aussi aux gens de 1871 quand tu liras dans le journal ces infamies imaginaires », Flaubert écrit un mois avant à une amie, la princesse Mathilde : « Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié par Le Temps) sur les ouvriers. C’est bien fait, et brave, c’est-à-dire honnête. […] Pour la première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom. »

En Angleterre, Engels va commencer à mener sa propre enquête de spectateur engagé, d’envoyé spécial sur le front de la lutte des classes naissante et d’ethnologue de ces nouvelles tribus de travailleurs littéralement dévorées par le Moloch de mégalopoles proliférantes, Londres, Leeds, Manchester, dont l’hypertrophie morbide n’est pas sans rappeler celle des grands centres industriels chinois d’aujourd’hui. Sa méthode ressemble à un défi, ce qui est déjà, en soi, une caractéristique révolutionnaire, le panache de la jeunesse en plus : « Voici ce que j’ai fait. J’ai lâché la compagnie des classes moyennes, leurs parties fines, leur porto et leur champagne et j’ai consacré mes heures de loisirs presque exclusivement à la fréquentation de simples travailleurs. Je suis à la fois heureux et fier de l’avoir fait. »

Il y a aussi et surtout un incroyable talent d’écrivain chez Engels, une manière de rendre compte avec des grondements dans la voix et une rage rentrée d’infamies inédites jusque-là dans l’histoire humaine. On croyait tout connaître de la condition ouvrière pendant la révolution industrielle avec Dickens, Zola ou le Hugo des « Caves de Lille » dans Choses Vues, on s’aperçoit que Engels a su trouver la syntaxe de l’horreur, la grammaire de l’épouvante qui convenait pour tracer les contours du visage de ce que l’on n’appelait pas encore l’horreur économique : « L’esclave voit au moins son existence assurée par l’intérêt égoïste de son maître ; le serf possède malgré tout un lopin de terre dont il vit, ils ont au moins une garantie de vivre, sans plus. Mais le prolétaire est réduit à sa seule personne, et en même temps, mis hors d’état d’employer ses forces de façon à pouvoir compter sur elles. »

La Situation des classes laborieuses en Angleterre paraît en Allemagne en 1845. En août 1844, Engels avait quitté l’Angleterre pour revenir à Barmen. Il s’arrête dix jours à Paris afin de rencontrer Marx pour la première fois. Il a son manuscrit avec lui, au moins en partie. La cristallisation s’opère.

Le Grand Jeu peut commencer, enfin.

Réflexions sur la question belge

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Comme beaucoup de gens, je me suis rendu récemment au Salon du livre. Mais comme le snobisme constitue un élément essentiel de ma personnalité, j’ai soigneusement évité celui qui vient de se tenir à la Porte de Versailles. Les chichis, mamours et petites vacheries susurrées en douce dans les cocktails des people germanopratins sont d’un vulgaire !

C’est donc avec la satisfaction intime et narcissique d’être dans la bonne tendance – et même d’être tendance – que je me retrouvai, début mars, à Bruxelles où se tenait la foire biennale du livre en français (l’autre année, c’est dans l’autre patois utilisé localement, le néerlandais, que les livres s’exposent). Les organisateurs de cette manifestation ont tout compris : une bonne foire du livre ne doit être envahie ni par un public trop nombreux, ni par une armada d’auteurs venus se montrer à leur fan-club de lecteurs et lectrices qui leur tendent, tremblants d’émotion, un exemplaire à fin de dédicace. Seuls des happy few, qui partagent avec moi le souci de faire partie d’une élite du goût et d’une aristocratie des comportements, s’étaient donc efforcés d’atteindre le fin fond le plus improbable de la capitale belge, les anciens entrepôts Tour et Taxis, zone portuaire qui se veut l’équivalent bruxellois du nouveau quartier parisien de la Villette. Disons, pour être charitable, que ce n’est pas tout à fait gagné.

La présence d’Elie Barnavi dans cette enceinte ne doit pas être mal interprétée. Si cet historien brillant et médiatique était là, c’est que son bureau est situé dans le même immeuble. Cela fait quelques années que cet Israélien vit à Bruxelles et travaille d’arrache-pied à persuader les Européens que l’Histoire rapproche les peuples de ce continent plutôt qu’elle ne les sépare. Il semblerait pourtant que ces mêmes peuples manifestent quelques réticences à adopter ce point de vue scientifiquement irréfutable, et se délectent toujours des récits de leurs romans nationaux respectifs ainsi que des préjugés xénophobes qu’ils véhiculent. Sa persévérance, digne de la célèbre maxime de Guillaume d’Orange « Il ne suffit pas d’espérer, etc. ». lui a valu, tout récemment, la reconnaissance de Bernard Kouchner, sous la forme de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, ce qui n’est pas rien[1. La rédaction de Causeur.fr, dont les liens d’amitiés avec Elie Barnavi sont solides et anciens, félicite chaleureusement ce dernier.].

Ce salon, donc, avait pour lui d’être belge de chez belge, avec des auteurs belges parlant de tout et de rien, comme Pierre Mertens, Alain Berenboom (pour le tout) ou Amélie Nothomb (pour le rien), ainsi que quelques auteurs français s’étant récemment intéressés à la question belge.

Car il y bien, Mesdames et Messieurs, une « question belge », comme il existait jadis une question d’Orient ou une question des Balkans. Comme elle ne provoque ni massacres, ni viols de masse, ni famines abominables, elle n’intéresse ni les ONG, ni les baroudeurs de l’info à gilet multipoches et écharpes de méharistes. Et pourtant, à une heure de train de Paris, un Etat est en train d’expirer, dans une longue agonie dont les râles sont si discrets qu’ils n’émeuvent pas des voisins accaparés par leurs problèmes de fin de mois.

On arrive, dans le conflit qui oppose Flamands et francophones au bout du bout du banc de la réforme de l’Etat. Lassés de devoir se traîner le boulet d’une Wallonie en longue maladie économique, les Flamands veulent divorcer, si possible à l’amiable, et sans payer de pension alimentaire. Leur préférence irait au maintien d’une fiction d’Etat belge et d’une monarchie d’opérette, mais si cela n’est pas possible, ils quitteront le Royaume, laissant Wallons et Bruxellois francophones le soin de se débrouiller par eux-mêmes dans ce monde cruel.

Un pays a beau être de taille réduite, proche de chez nous par la langue et par les mœurs, la compréhension des ressorts intimes de cette crise relève d’une science, mettons la belgologie, dont la complexité n’est pas moindre que ne l’était naguère la kremlinologie qui prétendait décrypter les mystères du pouvoir en URSS.

Un exemple ? D’accord, un exemple. L’un des principaux points de discorde entre les deux communautés est la scission de l’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde. C’est le seul, de tout le royaume, qui rassemble, dans une même circonscription des francophones et des Flamands. Cela permet aux partis francophones de présenter des listes pour lesquelles voteront les locuteurs français vivant sur le territoire de la Flandre (environ 200.000) et aux Flamands de Bruxelles de voter pour des partis de leur communauté linguistique. Les dirigeants flamands, qui veulent bétonner comme future frontière d’Etat la limite linguistique tracée en 1962 veulent mettre fin à cette exception. Les francophones y sont farouchement opposés, car elle ne obligerait leurs ressortissants des communes de la périphérie de Bruxelles à voter pour des formations flamandes lors des élections législatives. Elémentaire, cher M. Beulemans !

Comme tout est à l’avenant, et que l’empilement institutionnel des « compromis à la Belge » ayant permis au royaume d’éviter l’éclatement au cours du dernier demi-siècle constitue aujourd’hui un brol[2. Brol : mot bruxellois signifiant bric-à-brac. Est devenu historique quand le régent Charles s’est exclamé « Il faut sauver le brol ! » au moment de la crise monarchique de 1950.] où une chatte ne retrouverait pas ses petits, un peu de lecture est nécessaire à ceux qui souhaitent être en mesure de comprendre ce qui ne va pas tarder à survenir. Quelques ouvrages récemment parus offrent une description tout à fait convenable de l’agonie du royaume, même s’ils divergent sur la voie que devraient choisir les francophones lorsque les Flamands auront pris la poudre d’escampette. Le titre de celui que signe José-Alain Fralon La Belgique est morte. Vive la Belgique ! (Fayard) est explicite. L’ancien correspondant du Monde à Bruxelles fait le deuil douloureux de cette « Belgique de papa » qu’il a tant aimée, et où, français pied-noir déraciné, il avait retrouvé une petite patrie de rechange, française, certes, mais pas hexagonale. Il veut croire au maintien d’une « petite Belgique » limitée à la Wallonie et à Bruxelles qui conserverait les valeurs, les symboles, et le mode de vie du royaume mutilé.

Cette perspective est repoussée par deux Belges, des vrais, qui ont cru longtemps à la devise nationale « L’union fait la force ».

Le premier, Claude Javeau, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, essaie de répondre en 125 pages à cette question La France doit-elle annexer la Wallonie ? (Larousse). La position de l’auteur sur le sujet arrive en toute fin d’ouvrage, et ce serait casser le suspense que de la révéler ici. Le cheminement descriptif dans la société et l’âme des Wallons est mené avec un réel souci de pédagogie, car Javeau s’adresse en priorité à ces Français susceptibles d’accueillir de nouveaux compatriotes. Le journaliste Claude Demelenne, qui fut proche du PS francophone publie, lui, au Cherche-Midi un livre bizarrement intitulé Pour ou contre la Belgique française (sans point d’interrogation). Dès les premières pages de l’essai la cause est entendue : Demelenne est pour, tout pour comme Guitry était contre les femmes, tout contre. Et il dresse un catalogue implacable des maux dont souffrent la Wallonie et Bruxelles: corruption, clientélisme politique, inefficacité de l’administration, que seule une intégration dans la République française serait à même de soigner, sinon de guérir. Ne rions pas de la Belgique, car elle pourrait bientôt nous faire pleurer. D’émotion patriotique de retrouvailles si longtemps différées. Ce sera peut-être ringard, mais tant pis.

La Belgique est morte, vive la Belgique !

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Marxistes de tous les pays, unissez-vous !

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Dans toute l’Europe, le spectre de la Crise avait déjà relancé la vente des œuvres de Karl Marx – et aussi celles de Friedrich Engels, dont on relira avec délice La situation des classes laborieuses en Angleterre, préfacée par l’ami Jérôme Leroy. The Guardian nous apprend que le phénomène n’est pas près de s’arrêter : en Chine, le metteur en scène Hie Nan, en collaboration avec l’universitaire de renom Zhang Jun, s’apprête à monter dans un grand théâtre pékinois Das Kapital. D’après le dramaturge, il ne s’agira pas d’un d’opéra militant, à la façon des œuvres édifiantes de l’époque maoiste, mais d’une comédie musicale, entièrement dansée et chantée à la manière de Broadway, et qui moquera notamment la nouvelle bourgeoisie chinoise. Après le Vieux Continent et la Chine, on attend donc logiquement qu’Hollywood s’y mette. Et on se prend à rêver d’une biopic de Karl par Soderbergh et Benicio, et pourquoi pas dans style moins déjà vu, de Jeff Bridges dans le rôle-titre, drivé par les frères Coen…

L’ingénu européen

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À quinze ans, je fulminais devant le 14 juillet de Claude Monet… simplement parce qu’il représentait des drapeaux tricolores. Même sous la brosse de mon peintre préféré, le symbole de la nation me semblait indécent, terni par les guerres et la bêtise cocardière. Je rêvais d’un monde sans frontières et, pour commencer, d’une Europe sans frontières qui aurait tiré les leçons de l’Histoire et porté plus haut la civilisation. Dans le « marché commun », une théorie répandue désignait d’ailleurs l’économie comme un simple moyen de bâtir l’union. Touché par la grâce, j’attendais avec enthousiasme la dissolution des politiques nationales dans ce vaste pays, aussi différent de l’Amérique capitaliste que de la Russie soviétique.

À vingt ans j’ai commencé à éprouver quelques doutes, en voyant mon Europe idéale se transformer irrésistiblement en machine administrative, éprise de normes sécuritaires, hygiéniques, commerciales – sans jamais progresser sur la voie promise : celle de la fusion des peuples dans une grande nation européenne. Le projet humaniste piétinait, tandis qu’un autre progressait dans l’ombre, puis se dévoilait lors des débats sur le référendum dit « de Maastricht » : l’Europe des entreprises et de la concurrence, visant seulement l’abolition des frontières économiques, sans rien changer au petit théâtre politique. La politique n’en continuait pas moins à jouer sur le rêve : elle prit même l’habitude de désigner comme pro-européens ceux qui acceptaient tout en vrac, et comme anti-européens ceux qui ne voulaient pas de cette Europe-là.

Quand l’organisation européenne s’est élargie de quinze à vingt-cinq pays, je me suis étonné qu’une décision aussi sérieuse se prenne aussi rapidement et sans aucun débat. En ces heures lyriques de « chute du mur de Berlin », la propagande se faisait sentimentale : les ex-pays communistes longtemps privés d’Europe avaient désormais droit à l’Europe. Peu importaient les buts des uns et des autres : la morale imposait d’élargir les frontières économiques en toute hâte, selon cette science que le plus large est mieux que le plus étroit. Le poids soudain de pays qui semblaient regarder l’Europe comme une marche vers l’Amérique marquait pourtant le triomphe d’une union apolitique (purement économique, étroitement liée à l’OTAN, utilisant l’anglais comme langue de travail) au détriment de l’Europe qu’on nous avait promise (diplomatiquement indépendante, singulière par son système économique et social, comme par ses langues et sa culture). Et, comme il fallait tout accepter pour se dire « pro-européen », la gauche elle-même a foncé vers cet avenir radieux – avant de découvrir que, dans un espace capitaliste sans frontières, les écarts économiques entraîneraient d’abord, pour les classes populaires d’Europe de l’Ouest, un nivellement social par le bas.

Quand j’ai eu quarante ans, Jacques Chirac – dans un soudain élan gaulliste – a tenté de rassembler l’Union dans une position hostile à la guerre d’Irak, correspondant à l’opinion très majoritaire de la population européenne. Comme il admonestait le gouvernement polonais qui, à peine entré dans la communauté, affirmait crânement son « refus de choisir » entre l’Amérique et l’Europe, l’opinion se retourna… contre Chirac. Non seulement la « nouvelle Europe » entendait imposer ses vues aux fondateurs ; mais son statut de victime du communisme lui donnait le droit de leur faire la leçon, sous les applaudissements de Washington… Le président français avait d’ailleurs lui-même approuvé toutes les évolutions passées. Le dernier élan gaulliste n’était que posture d’un milieu politique largement acquis à l’Europe nouvelle.

Je parcourais, cet été, les entretiens entre Alain Peyrefitte et le Général de Gaulle que je voyais, adolescent, comme l’incarnation du nationalisme honni. Au milieu des années soixante, de Gaulle explique – avec une impressionnante lucidité – pourquoi les États-Unis ne veulent pas d’une Europe politiquement forte, et pourquoi les Anglais joueront toujours le jeu américain. A relire ces pages, on comprend l’enchaînement qui, dès 1975, allait définitivement condamner l’idéal européen, puis, à travers la logique d' »élargissement », transformer l’ambition politique en projet capitaliste soumis à d’autres principes : liquidation des services publics, alliance indéfectible avec les USA. Quant à moi, réconcilié avec les belles couleurs de Monet, je songe que, dans ce cette Europe gâchée, la « nation » reste l’un des derniers cadres possibles de souveraineté – comme elle le fut au XIXe siècle face à la tyrannie des Empires ; que face aux dégradations sociales ou écologiques, elle pourrait accueillir une politique et une économie différentes. C’est pourquoi l’Europe administrative s’évertue à rendre caduc cet échelon national – excepté pour le folklore politicien ou sportif.

On peut toujours rêver d’une souveraineté paneuropéenne. Sauf que les décisions qui déterminent l’avenir du continent ne font jamais l’objet de consultations claires. Sommés de voter « pour » l’Europe, les citoyens choisissent-ils, par ce vote, de privatiser les transports publics ou la poste ? Approuvent-ils l’élargissement de l’Union et les délocalisations au détriment des conditions de travail ? Ou l’alignement derrière les Etats Unis au sein de l’Otan ? Refusent-ils toute forme de « protectionnisme » appliquée à l’espace européen, pour défendre son système économique et social (comme le suggère Emmanuel Todd) ? Les scrutins communautaires ne se posent jamais dans ces termes concrets, mais se déploient sur des questions annexes, comme le choix d’une illisible « constitution ». Et lorsqu’un refus se manifeste, malgré tout, l’autorité politique annule fièrement les résultats du scrutin. On se demande toutefois ce qui l’emporte, du cynisme ou de la naïveté, chez les dirigeants de la « vieille Europe » : ils continuent à brandir le rêve humaniste européen, mais agissent avec un masochisme qui les conduits à affaiblir leur prospère social-démocratie et sa place dans le monde.

La crise géorgienne, en août 2008, a illustré l’état de la conscience européenne, et d’abord la soumission aux intérêts américains, lors de la campagne médiatique sur le thème de « l’agression russe ». Aussitôt, la plupart des médias ont accusé Moscou de nationalisme détestable – étant entendu que le seul nationalisme légitime est celui des Etats-Unis qui cherchent continuellement à conquérir de nouvelles marches. Inversement, Le Figaro a montré, par instants, une relative fidélité à l’héritage gaulliste en publiant des articles d’Hélène Carrère d’Encausse ou Marek Halter qui dénonçaient la volonté de domination américaine – cependant que le gouvernement anglais et ceux de l’ancien bloc soviétique, poursuivaient leur provocation envers la Russie, avec le projet des batteries anti-missiles ! Même Nicolas Sarkozy, dans ses sautillements, aura tenté un instant d’incarner la diplomatie traditionnelle de la France, à équidistance des États-Unis et de la Russie… avant de rappeler dans quel camp il jouait, en décidant (toujours sans consultation) du retour de la France dans le commandement de l’OTAN, pour liquider l’hypothèse même d’une indépendance européenne

Le rêve humaniste n’était-il qu’un leurre ? L’Europe des « entreprises » a supplanté l’Europe politique, sociale et diplomatique. L’Europe de l’Euro a symboliquement calqué sa double barre sur celle du dollar ; on y travaille dans un résidu d’anglais tout en pondant de belles déclarations sur le plurilinguisme. Dans ce continent livrées aux folies de la finance et à la déréglementation tous azimuts (même en pleine crise, on rembourse et on continue), les vieux Etats s’agitent dans des postures plus provinciales que nationales. Voilà exactement l’Europe dont je ne voulais pas quand j’avais quinze ans et qui me pose des questions nouvelles : au lieu d’élargir sans relâche, ne serait-il pas temps de rétrécir ? Peut-on imaginer que deux, trois, quatre pays, maîtrisent leur destin en s’unissant autrement – quand tout montre que l’Europe à vingt-cinq s’apparente à une forme de dissolution ? L’Europe ne devrait-elle pas illustrer la diversité des peuples, des langues, des cultures qui la singularisent – au lieu de la raboter continuellement par des normes administratives ? La nation, par ce qu’elle recouvre d’histoire sociale et culturelle, n’offre-t-elle pas un modèle plus stimulant que l’espace mondialisé et ses communautés éprises de reconnaissance ? Une Europe-nation – ou une Europe des nations – unie par un projet politique et diplomatique fort : n’est-ce pas à cette échelle que pourra se manifester une liberté contre l’empire administratif et marchand ? Il faudrait, pour commencer, que les élections de juin offrent au moins la matière d’un débat électoral, permettant aux citoyens de dire l’Union dont ils veulent, au lieu d’approuver des courants politiques sans aucun projet.

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