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Parrains et grands frères


Parrains et grands frères

On me dira que ce sont des coïncidences. On me dira qu’il est dangereux de faire des amalgames. On me dira qu’il y a des brebis galeuses partout. Tout cela sera vrai. Il n’empêche : de même que les paranoïaques ont des ennemis et les hypocondriaques des maladies, il arrive que les coïncidences soient significatives.

En apparence, le seul point commun aux deux « faits divers » dont il est question ici et que Le Parisien a traités à trois jours d’intervalle, est qu’ils se déroulent dans ce que notre novlangue (importée d’Algérie en l’occurrence) désigne comme « les quartiers » – entendez quartiers difficiles et cités-dortoirs, bref nos tristes ghettos de banlieue. Lesquels jouissent du douteux privilège d’être ensevelis, dans le discours public, sous un flot d’images pieuses, bons sentiments et proclamations humanistes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie telle qu’elle va. C’est ainsi qu’après chaque flambée de violence, une fois les médias lassés de dépeindre ce qui se passe dans la grammaire des pires feuilletons américains ou crypto-américains (ceux d’avant, qu’on n’appelait pas encore des « séries »), ils sont saisis d’un remords collectif et décrètent qu’il est urgent de « donner une image positive de la banlieue », façon aimable de dire qu’on va faire de la propagande. S’ensuit un festival de portraits de gens-qui-font-bouger-les choses, animateurs dévoués et autres héros positifs que l’on dirait sortis d’un film édifiant sur l’intégration. Il va de soi pour n’importe qui que nos cités, pas plus que nos beaux quartiers, ne peuvent pas être peuplées seulement par des racailles et des saints, autrement dit qu’elles ne sont pas habitées par des symboles. La complexité du réel ne fait pas le poids face à la mission d’information citoyenne dont les médias se sont auto-investis.

Mais je reviens aux affaires relatées par Le Parisien qui nous apprend que deux de ces figures si positives se seraient révélées être des malfrats de plus ou moins bas étage. La semaine dernière, un éducateur de Clichy-sous-Bois « connu, précise Le Parisien, pour son engagement associatif et militant » s’est blessé en tombant du commissariat où il était retenu en garde à vue dans le cadre d’une enquête pour « enlèvement, séquestration, tentative d’assassinat et violence aggravée ». Cette affaire serait banale sans la personnalité du gardé à vue à qui un jury présidé par Simone Veil a décerné, en novembre dernier, le prix de l’éthique 2008. Ce néo-hussard de la République, selon l’expression de François-Xavier Ajavon qui m’a signalé l’article, avait il est vrai un CV impeccable. Il était sur tous les fronts, toujours prêt à s’investir-au-service-des-autres. Au lendemain des émeutes de 2005, il avait, avec d’autres, fondé l’association « Au-delà des mots » pour venir en aide aux familles des deux adolescents morts électrocutés à Clichy-sous-Bois au terme d’une course-poursuite avec la police. Il a ensuite participé à la tournée du collectif « AC le feu », parti recueillir les doléances des quartiers populaires, puis fait campagne pour l’inscription des jeunes sur les listes électorales, ces expériences plus citoyennes les unes que les autres, ayant ensuite donné lieu à la publication d’un ouvrage intitulé J’ai mal à ma France, témoignage d’un grand frère.

L’autre cas, rapporté lundi, toujours par Le Parisien, est celui de l’homme de 29 ans, habitant des Mureaux, abattu le 7 mars sur l’autoroute A4 au terme d’une course-poursuite avec la police. Sa mort a déclenché plusieurs nuits de violence dans son quartier des Musiciens. Il était, apprend-on au détour d’une phrase, « une figure du quartier ». « Médiateur de la ville, il totalisait une trentaine de condamnations », écrit le journaliste, comme si la conjonction de ces deux qualités était parfaitement normale.

Il peut sembler hasardeux d’échafauder une théorie à partir de deux faits divers sur lesquels on dispose d’informations parcellaires. Quoi qu’il en soit, le premier des deux individus concernés a droit à la présomption d’innocence et le second au respect dû aux morts. Mais leurs histoires – ou du moins ce qu’on en devine à travers les articles susmentionnés – me permettent d’exposer une intuition, sinon d’en vérifier la validité. On me pardonnera, je l’espère, ce texte écrit sous l’inspiration de « libres associations ».

Pour commencer, que l’on m’épargne aussi bien les commentaires racistes que les pleurnicheries antiracistes. Ce qui est en cause ici n’est pas l’origine des deux hommes mais leur double fonction sociale – animateur socio-cul le jour, caïd de cité la nuit. En somme ils étaient à la fois les parrains et les grands frères. C’est peut-être un hasard. Et peut-être pas totalement. Je m’en voudrais de blesser la noble corporation des animateurs et celle moins noble des petits truands. Qu’il soit donc bien clair que je ne crois nullement que tous les truands sont animateurs et encore moins que tous les animateurs sont truands.

Ces deux affaires m’ont rappelé un reportage datant d’une dizaine d’années – l’un de mes plus difficiles. J’avais passé plusieurs jours dans un centre commercial géant qu’un promoteur génial avait eu l’idée de planter dans les quartiers nord de Marseille. Un directeur de supermarché très content de lui m’avait expliqué sa politique. « Pour la sécurité, on recrute les grands frères, enfin vous voyez ce que je veux dire. Et ils cadrent les petits. » En somme, pour lutter contre le vol, il embauchait ceux qui étaient le plus susceptibles de voler. Ce n’était peut-être pas nickel sur le plan moral mais, semble-t-il, relativement efficace.

Ce jeu clientéliste peut être payant, par exemple en matière policière, pour peu qu’on s’abstienne de le claironner et qu’on se donne la peine de faire vraiment basculer du côté de la loi des gens qui semblaient avoir plus de chances d’être orientés en filière délinquance. Recruter des flics de la cité, qui connaissent les mères et les cousins, peuvent engueuler les voyous sans être accusés de racisme et défendre les filles qui se font emmerder, savent faire revenir le scooter volé au mauvais propriétaire (un type respecté dans le quartier), le tout sans (trop) transiger sur les principes républicains, c’était me semble-t-il, l’idée de Chevènement et de la police de proximité. J’ignore si elle a marché mais sur le papier, elle paraissait raisonnable. Certes, des flics de quartier ne peuvent rien contre la criminalité mais ils devraient être en mesure de peser sur la délinquance quotidienne, celle qui pourrit la vie des gens sans même rapporter à ses auteurs de quoi nourrir leur famille. Du reste, tout le monde le sait, il n’est pas question d’éradiquer le trafic de drogue. Les habitants des centres-villes ne le tolèreraient pas et surtout, l’économie des cités n’y résisterait pas – voilà un secteur d’avenir imperméable à la crise.

Le problème est que pas mal de municipalités se sont inspirées de cette admirable politique des « grands frères ». Elle est même devenue un classique de la promo des maires. Plus personne n’a envie de poser pour la feuille de chou locale à l’arbre de Noël d’une maison de retraite ni même au trophée du club d’aviron. Mieux vaut faire du communautaire d’un côté, du clientélisme bien inspiré de l’autre. On se montre à la synagogue le soir de Kippour, à la mosquée le jour de l’Aïd, et on passe des alliances plus ou moins tacites avec les types capables de faire régner le calme dans le quartier. Il arrive que cette reconnaissance institutionnelle aille à des personnages méritants mais elle peut aussi échoir à des petits branleurs de cages d’escalier, voire à des professionnels du crime.

Je ne voudrais pas jouer les Jérôme Leroy (et puis après tout pourquoi pas c’est salutaire de temps en temps), mais moi j’aimais mieux le clientélisme de papa, quand la paix sociale, on l’achetait au Parti. Je préfère que les maires se fassent photographier au milieu des ouvriers en grève, même si c’est pour la com’. Mais voilà, le Parti a disparu et les interlocuteurs des municipalités ont plus souvent le genre « grande gueule et gros bras » que « curé laïque ». Jouissant déjà dans leur quartier d’une certaine « autorité » assise sur la peur qu’ils inspirent, ils parviennent à se glisser sur toutes les photos et surtout à être les premiers dès que s’ouvre le robinet à subventions, locaux, emplois et autres gratifications dispensées par les maires.

Un militant associatif des Tarterets – qui n’avait pas vraiment l’air d’un caïd – m’a un jour expliqué sous couvert d’anonymat que pour obtenir de l’argent, des locaux, des emplois et des gratifications honorifiques, mieux valait faire partie de « ceux qui foutent le bordel ». « Quand la mairie organise un voyage, les premiers à en profiter ce sont les dealers », m’avait-il dit. Ce témoignage vaut ce qu’il vaut. Il me revient aussi à l’esprit d’avoir entendu Dominique Strauss-Kahn, alors maire de Sarcelles, expliquer que, pour avoir la paix, il embauchait les fauteurs de trouble. Bref, j’ai le sentiment que cette politique est largement pratiquée par les maires, tous bords politiques confondus.

Cette realpolitik est peut-être réaliste quand le but recherché n’est pas le règne de la loi mais, plus modestement, celui de l’ordre[1. Gil me fait remarquer que c’est peu ou prou la politique américaine en Irak et en Afghanistan où les Américains s’acheminent peu à peu vers l’idée d’une négociation avec les « bons » Talibans. Mais justement, les Américains ne peuvent pas prétendre faire régner dans ces deux pays la légalité américaine ni y faire pousser des démocrates.]. Appliquée à nos banlieues, elle a des conséquences fâcheuses. D’abord, elle oblige à « travailler » avec des gens dont la moralité n’est pas absolument irréprochable – et qui, contrairement aux vigiles de supermarché, sont supposés œuvrer à l’intérêt général. De plus, au lieu de regagner les « territoires perdus », on y encourage la privatisation du pouvoir et la création de hiérarchies fondées sur la force et la peur – à peu près le contraire de l’ordre républicain. Enfin, ce clientélisme a ses limites : en cas d’épreuve de force, un maire n’est jamais sûr de pouvoir compter sur ses obligés. Le médiateur-modèle peut jouer un rôle actif dans l’émeute au cours de laquelle on incendiera une école maternelle. En clair, quand on croit acheter la paix sociale, on est sûr de se faire arnaquer.

Avril 2009 · N°10

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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