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Réflexions sur la question belge


Réflexions sur la question belge

Comme beaucoup de gens, je me suis rendu récemment au Salon du livre. Mais comme le snobisme constitue un élément essentiel de ma personnalité, j’ai soigneusement évité celui qui vient de se tenir à la Porte de Versailles. Les chichis, mamours et petites vacheries susurrées en douce dans les cocktails des people germanopratins sont d’un vulgaire !

C’est donc avec la satisfaction intime et narcissique d’être dans la bonne tendance – et même d’être tendance – que je me retrouvai, début mars, à Bruxelles où se tenait la foire biennale du livre en français (l’autre année, c’est dans l’autre patois utilisé localement, le néerlandais, que les livres s’exposent). Les organisateurs de cette manifestation ont tout compris : une bonne foire du livre ne doit être envahie ni par un public trop nombreux, ni par une armada d’auteurs venus se montrer à leur fan-club de lecteurs et lectrices qui leur tendent, tremblants d’émotion, un exemplaire à fin de dédicace. Seuls des happy few, qui partagent avec moi le souci de faire partie d’une élite du goût et d’une aristocratie des comportements, s’étaient donc efforcés d’atteindre le fin fond le plus improbable de la capitale belge, les anciens entrepôts Tour et Taxis, zone portuaire qui se veut l’équivalent bruxellois du nouveau quartier parisien de la Villette. Disons, pour être charitable, que ce n’est pas tout à fait gagné.

La présence d’Elie Barnavi dans cette enceinte ne doit pas être mal interprétée. Si cet historien brillant et médiatique était là, c’est que son bureau est situé dans le même immeuble. Cela fait quelques années que cet Israélien vit à Bruxelles et travaille d’arrache-pied à persuader les Européens que l’Histoire rapproche les peuples de ce continent plutôt qu’elle ne les sépare. Il semblerait pourtant que ces mêmes peuples manifestent quelques réticences à adopter ce point de vue scientifiquement irréfutable, et se délectent toujours des récits de leurs romans nationaux respectifs ainsi que des préjugés xénophobes qu’ils véhiculent. Sa persévérance, digne de la célèbre maxime de Guillaume d’Orange « Il ne suffit pas d’espérer, etc. ». lui a valu, tout récemment, la reconnaissance de Bernard Kouchner, sous la forme de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, ce qui n’est pas rien[1. La rédaction de Causeur.fr, dont les liens d’amitiés avec Elie Barnavi sont solides et anciens, félicite chaleureusement ce dernier.].

Ce salon, donc, avait pour lui d’être belge de chez belge, avec des auteurs belges parlant de tout et de rien, comme Pierre Mertens, Alain Berenboom (pour le tout) ou Amélie Nothomb (pour le rien), ainsi que quelques auteurs français s’étant récemment intéressés à la question belge.

Car il y bien, Mesdames et Messieurs, une « question belge », comme il existait jadis une question d’Orient ou une question des Balkans. Comme elle ne provoque ni massacres, ni viols de masse, ni famines abominables, elle n’intéresse ni les ONG, ni les baroudeurs de l’info à gilet multipoches et écharpes de méharistes. Et pourtant, à une heure de train de Paris, un Etat est en train d’expirer, dans une longue agonie dont les râles sont si discrets qu’ils n’émeuvent pas des voisins accaparés par leurs problèmes de fin de mois.

On arrive, dans le conflit qui oppose Flamands et francophones au bout du bout du banc de la réforme de l’Etat. Lassés de devoir se traîner le boulet d’une Wallonie en longue maladie économique, les Flamands veulent divorcer, si possible à l’amiable, et sans payer de pension alimentaire. Leur préférence irait au maintien d’une fiction d’Etat belge et d’une monarchie d’opérette, mais si cela n’est pas possible, ils quitteront le Royaume, laissant Wallons et Bruxellois francophones le soin de se débrouiller par eux-mêmes dans ce monde cruel.

Un pays a beau être de taille réduite, proche de chez nous par la langue et par les mœurs, la compréhension des ressorts intimes de cette crise relève d’une science, mettons la belgologie, dont la complexité n’est pas moindre que ne l’était naguère la kremlinologie qui prétendait décrypter les mystères du pouvoir en URSS.

Un exemple ? D’accord, un exemple. L’un des principaux points de discorde entre les deux communautés est la scission de l’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde. C’est le seul, de tout le royaume, qui rassemble, dans une même circonscription des francophones et des Flamands. Cela permet aux partis francophones de présenter des listes pour lesquelles voteront les locuteurs français vivant sur le territoire de la Flandre (environ 200.000) et aux Flamands de Bruxelles de voter pour des partis de leur communauté linguistique. Les dirigeants flamands, qui veulent bétonner comme future frontière d’Etat la limite linguistique tracée en 1962 veulent mettre fin à cette exception. Les francophones y sont farouchement opposés, car elle ne obligerait leurs ressortissants des communes de la périphérie de Bruxelles à voter pour des formations flamandes lors des élections législatives. Elémentaire, cher M. Beulemans !

Comme tout est à l’avenant, et que l’empilement institutionnel des « compromis à la Belge » ayant permis au royaume d’éviter l’éclatement au cours du dernier demi-siècle constitue aujourd’hui un brol[2. Brol : mot bruxellois signifiant bric-à-brac. Est devenu historique quand le régent Charles s’est exclamé « Il faut sauver le brol ! » au moment de la crise monarchique de 1950.] où une chatte ne retrouverait pas ses petits, un peu de lecture est nécessaire à ceux qui souhaitent être en mesure de comprendre ce qui ne va pas tarder à survenir. Quelques ouvrages récemment parus offrent une description tout à fait convenable de l’agonie du royaume, même s’ils divergent sur la voie que devraient choisir les francophones lorsque les Flamands auront pris la poudre d’escampette. Le titre de celui que signe José-Alain Fralon La Belgique est morte. Vive la Belgique ! (Fayard) est explicite. L’ancien correspondant du Monde à Bruxelles fait le deuil douloureux de cette « Belgique de papa » qu’il a tant aimée, et où, français pied-noir déraciné, il avait retrouvé une petite patrie de rechange, française, certes, mais pas hexagonale. Il veut croire au maintien d’une « petite Belgique » limitée à la Wallonie et à Bruxelles qui conserverait les valeurs, les symboles, et le mode de vie du royaume mutilé.

Cette perspective est repoussée par deux Belges, des vrais, qui ont cru longtemps à la devise nationale « L’union fait la force ».

Le premier, Claude Javeau, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, essaie de répondre en 125 pages à cette question La France doit-elle annexer la Wallonie ? (Larousse). La position de l’auteur sur le sujet arrive en toute fin d’ouvrage, et ce serait casser le suspense que de la révéler ici. Le cheminement descriptif dans la société et l’âme des Wallons est mené avec un réel souci de pédagogie, car Javeau s’adresse en priorité à ces Français susceptibles d’accueillir de nouveaux compatriotes. Le journaliste Claude Demelenne, qui fut proche du PS francophone publie, lui, au Cherche-Midi un livre bizarrement intitulé Pour ou contre la Belgique française (sans point d’interrogation). Dès les premières pages de l’essai la cause est entendue : Demelenne est pour, tout pour comme Guitry était contre les femmes, tout contre. Et il dresse un catalogue implacable des maux dont souffrent la Wallonie et Bruxelles: corruption, clientélisme politique, inefficacité de l’administration, que seule une intégration dans la République française serait à même de soigner, sinon de guérir. Ne rions pas de la Belgique, car elle pourrait bientôt nous faire pleurer. D’émotion patriotique de retrouvailles si longtemps différées. Ce sera peut-être ringard, mais tant pis.

La Belgique est morte, vive la Belgique !

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