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Au mariage de la petite Lévy

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J’étais assise à la table de la cuisine en train de ferrailler avec des carottes et des navets, lorsque mon regard tomba en même temps qu’une épluchure sur un article du Monde[1. Contrairement à ce qu’affirment les mauvaises langues, la presse ne sert pas qu’à emballer le poisson.] étalé devant moi : « Julien Coupat va épouser Elisabeth Lévy ». Et ma consœur Raphaëlle Bacqué explique que, le juge interdisant au plus grand terroriste de tous les temps de rencontrer sa douce et tendre, les deux tourtereaux ont décidé de convoler, sacrifiant ainsi « à l’une des plus anciennes institutions bourgeoises, tout en faisant un pied de nez à la justice française ».

Ma première réaction fut de pousser un grand cri. Il me fallait quelqu’un à insulter. Willy rappliqua.

– Non, je ne m’énerve pas, triple buse. Je suis même très calme, sauf qu’Elisabeth Lévy se marie ! Et tu sais quoi ? J’apprends ça dans le journal. Même pas un faire-part. Elle aurait pu me prévenir ! Pas certain que j’aurais fait un cadeau, mais je me serais déplacée pour boire un coup à la santé des jeunes mariés. Et j’aurais pu danser toute la nuit, ivre morte, avec Gil Mihaely, picoler du rhum direct au goulot de la bouteille de Marc Cohen, négocier avec François Miclo le retour de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Tout cela se serait fini très tôt le matin, à regarder partir dans Paris endormi les jeunes mariés, montés sur leur Vélib de noces, auquel nous aurions pris soin d’accrocher auparavant des casseroles, des parcmètres ou d’autres Vélib. Et nous aurions vomi en chœur dans le caniveau. Un bien beau mariage.

J’aurais dû me douter de ce qui se tramait à Causeur. Jérôme Leroy et Bruno Maillé avaient préparé leur coup en douce : ils avaient commis quelques articles pour vendre la marchandise à la petite Lévy. Au début, elle s’était montrée récalcitrante. Puis, le temps passant, elle avait fini par s’en convaincre : Julien Coupat est bien mignon. Il est un peu branquignole côté bricolage – il faut le voir la nuit sur les voies ferrées ne pas distinguer une pince monseigneur et une clé de douze –, mais c’est un bien gentil garçon. Et serviable avec ça. Et la petite Lévy a craqué : elle n’a même pas attendu l’été pour aller flirter avec lui à Paris Plage. La corde au cou, sans les sommations d’usage.

Elle allait voir ce qu’elle allait voir. J’étais en train de lui expédier un mail, dans lequel, après avoir dressé le catalogue exhaustif des injures que je connais en français et dans d’autres langues, je lui disais mes quatre vérités. Willy stoppa d’un geste brusque ma main au moment où je m’apprêtais à cliquer sur le bouton « envoi ».

Quoique ne parlant pas un mot de français, il avait déchiffré l’article du Monde et il me le mettait à présent sous les yeux.

– En français Elisabeth, ça s’écrit « Yldune » ?

Voilà, voilà, voilà. Donc, Julien Coupat se marie. On peut s’attendre au pire : le type est résolu. Il aurait pu, à la manière romantique, aller voir sa fiancée à l’abri des regards des policiers et des juges, se faufiler, dès la nuit tombée, dans des venelles obscures, gravir les marches d’un hôtel borgne, pousser une vieille porte en bois et la découvrir, dans cette petite chambre au papier défraichi, nue, belle et offerte comme le prolétariat à la Révolution, et il lui aurait fait l’amour. Vingt, dix, trente fois de suite. Sans trêve ni repos. Chaque soir, le Grand Soir.

Pensez-vous. La clandestinité est d’un conformisme petit-bourgeois. Julien Coupat préfère passer devant Monsieur le Maire. Il y aura les parents, les amis, des témoins. Deux par époux. L’officier d’état-civil récitera les articles de la Loi. On s’échangera les consentements. À la sortie, des amis maos jetteront du riz, criant « Vive la mariée ! » et prenant garde à ne pas viser les yeux. Un accident est si vite arrivé. Mais pas un jour comme ça ! Et l’on se retrouvera dans une arrière-salle de bistrot. À la fin du banquet, les jeunes mariés n’attendront pas que soit découpée la pièce montée. Ils s’éclipseront, pressés d’emmieler la lune.

– J’ai une de ces migraines. Je crois que j’ai trop pris de mousseux.
– Moi aussi. On dort ?
– Oui, on dort.

Et le lendemain, ils se lèveront. Ils auront des enfants. Ils vieilliront. Le dimanche, le vieux Julien racontera au cercle de famille sa Bataille du Rail. Comme il l’aura déjà racontée plus de cent fois, on n’y prêtera plus guère attention. Un jour, il ira rejoindre Yldune, au cimetière, là-haut. Ses enfants viendront fleurir sa tombe vingt ans durant. Puis, les visites s’espaceront et on l’oubliera.

Tout cela donne le vertige. Je serais Alain Bauer que je m’inquièterais. Julien Coupat vient d’entrer en possession de l’arme de destruction massive la plus ravageuse : la vie conjugale.

Petites misères de la vie conjugale

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Pas de miracle au Proche-Orient

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Les linguistes appellent cela un discours « performatif », où le langage ne se contente pas de décrire une situation, mais est en lui-même un élément de modification de cette situation. En principe, tous les propos tenus par des détenteurs du pouvoir, à quelque niveau qu’ils se trouvent, sont réputés avoir un bon niveau de performativité. Ainsi, le speech de Marc Liévremont dans les vestiaires du stade de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, avant le match contre les All Blacks, n’a pas été pour rien dans la victoire inattendue remportée aux antipodes par le XV de France.

En est-il de même pour ce discours de Barack Obama prononcé le 4 juin au Caire et que nos commentateurs hexagonaux ont porté aux nues, avant même qu’il ne soit prononcé, à l’exception de quelques grincheux dans mon genre ?

Une nouvelle ère des relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman s’est-elle ouverte après que le président des Etats-Unis eut éteint son prompteur à l’université du Caire ? Le silence qui suit un discours de Barack Obama est-il encore du Obama ? À toutes ces questions, des réponses seront apportées à court, moyen et long terme. Pour l’instant, il faut nous contenter d’évaluer la séquence qui a suivi immédiatement ce discours, séquence rythmée par les élections libanaises, l’élection présidentielle iranienne et le discours programmatique de Benyamin Netanyahou devant l’université Bar-Ilan de Tel Aviv.

La conception de « l’alliance des civilisations » développée par Obama peut paraître séduisante au premier abord : les religions, notamment les trois grands monothéismes, doivent se respecter, dialoguer et reconnaître l’apport de chacune d’entre elles au patrimoine éthique commun. Tout cela est fort bien, sauf que les places respectives du religieux et du séculier dans les sociétés concernées sont, pour le moins, fort différentes. Où va-t-on alors ? Vers une reconquête, en Occident, par les clercs, du pouvoir perdu au profit d’un Etat laïc et areligieux ? Ou au contraire vers l’instauration, en Orient, d’une organisation sociale et politique, dans laquelle la religion serait limitée à la sphère privée ? Pour être mesuré, on dira que les propos présidentiels sont pour le moins ambigus dans ce domaine et que les quelques courageuses féministes maghrébines qui ont commenté ce discours ont de bonnes raisons d’être inquiètes. La critique des pays occidentaux (suivez mon regard !) qui interdisent, dans certaines circonstances, le port du voile islamique aux femmes et aux jeunes filles n’a pas été contrebalancée par une invitation à ce que cessent les pressions de toutes sortes, dans les pays musulmans, sur celles qui ne le portent pas ou voudraient s’en défaire…

Le Quai d’Orsay a fait celui qui n’avait rien entendu dans un brillant exercice de surdité diplomatique et Nicolas Sarkozy, que l’on sait peu regardant sur la défense et l’illustration de la laïcité, ne va pas monter au créneau sur cette affaire. Il se pourrait, en revanche, que cet aspect du discours obamesque soit de nature à raviver les tensions entre laïcs et islamistes en Turquie.

Un autre non-dit a été reçu cinq sur cinq par les dirigeants des pays concernés : personne n’a été fermement invité à cesser de voler son peuple et d’accaparer la rente nationale, pétrolière ou autre, au profit d’une fraction plus ou moins réduite de la population, au choix : tribu élargie, famille royale, caste militaro-bureaucratique, minorité religieuse. Obama a omis de signifier à ces dirigeants, mêmes réputés « modérés », qu’exercer le pouvoir consiste d’abord à servir le peuple avant de se servir. Même ravalée à l’aide de quelques oripeaux « démocratiques » pour faire plaisir aux gogos de Washington ou de Bruxelles, une kleptocratie reste une calamité pour les citoyens qui la subissent.

Bref, la captatio benevolentiae tentée par le président des Etats-Unis d’Amérique auprès d’un monde musulman considéré comme un tout homogène – ce qui est loin d’être le cas – n’est pas de nature à améliorer le sort quotidien des gens soumis à des pouvoirs arbitraires et corrompus.

On rétorquera, et on n’aura pas tort, que la méthode inverse, celle consistant à faire la leçon à ces dirigeants et, au besoin, à utiliser le gros bâton pour les faire devenir tels que nous voudrions qu’ils soient, n’a pas fonctionné. Soit. L’idéalisme botté de l’administration Bush fils n’a pas donné les résultats escomptés, justement parce qu’il s’était fixé des objectifs inatteignables et imaginés par des idéologues peu au fait de la lenteur de l’Histoire dans ces régions. Le passage du tribalisme à la démocratie est nettement moins simple à réaliser que la transition du fascisme ou du communisme vers un régime politique et social auquel les peuples concernés aspiraient depuis longtemps. Mais d’un point de vue « réaliste », la politique de l’administration républicaine, telle qu’elle a été mise en œuvre en fin de mandat, n’est pas si stupide, sinon Obama n’aurait pas gardé auprès de lui un Robert Gates, qui en fut le promoteur sous George W. Bush…

Faut-il pour autant revêtir ce retour au réalisme traditionnel de la diplomatie américaine de considérations de nature à satisfaire les tenants du statu quo politique, religieux et sociétal dans les pays musulmans, même les plus rétrogrades, et à désespérer les quelques démocrates et intellectuels laïcs qui n’ont pas encore choisi l’émigration ?

En ce qui concerne les effets politiques immédiats du discours du Caire, je ne tomberai pas dans le travers de certains commentateurs qui se sont, par exemple, risqués à interpréter la victoire du camp dit « pro occidental » lors des élections libanaises du 7 juin comme l’un de ses effets directs. Cette victoire est due essentiellement à deux facteurs. Tout d’abord, le Hezbollah n’avait nullement l’intention de s’emparer des leviers de commande à Beyrouth. Sa rapidité à reconnaître la victoire de ses adversaires du « courant du 14 mars » n’est pas due au fair-play bien connu des barbus enturbannés. La prise de pouvoir à Beyrouth n’entre pas – pas encore ? – dans les plans du Hezbollah, qui observe à travers l’expérience du Hamas à Gaza combien il est difficile de répondre aux attentes d’une population tout en se voulant le fer de lance de la « résistance ». Ensuite, cette victoire doit beaucoup à la mobilisation des chrétiens pro-occidentaux des Forces libanaises et des Phalanges, qui ont réussi à s’imposer face au alliés chrétiens du Hezbollah conduits par le général Michel Aoun. Il n’est pas certain que l’appel aux musulmans de Barack Obama ait été pour grand-chose dans cette mobilisation…

Dans le même esprit, il faut se garder de voir dans la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne une réponse directe et négative aux « ouvertures » de la nouvelle administration de Washington en direction du régime des mollahs. Il faut être aussi naïf que certains de nos plus brillants éditorialistes (ils se reconnaîtront…) pour mordre à l’hameçon d’une évolution « à la soviétique » du régime des mollahs, dont Moussavi serait le Gorbatchev et Ali Larijani le Andreï Gratchev. Contrairement à l’URSS des années 1980, l’Iran n’est pas en phase de repli stratégique, mais au contraire dans un mouvement d’avancée sur plusieurs fronts : son influence, directe ou par l’intermédiaire de ses clients locaux (Hezbollah, Hamas, milices chiites irakiennes), est loin de décliner et la contestation dont le régime est l’objet de la part de la bourgeoisie intellectuelle urbaine peut être aisément circonscrite, pour autant qu’elle ne rallie pas à elle une partie des piliers du régime : clergé, armée, gardiens de la révolution et Bassidjis. L’exaltation suscitée chez les modernistes iraniens par la campagne électorale devrait être suivie par une profonde dépression, comme ce fut le cas après la révolte étudiante de 1999. Ahmadinejad, qui sait ce que parler veut dire et qui ne se prive pas de communiquer à la planète le fond de sa pensée, a tiré des propos de Barack Obama la conclusion que sa politique est la bonne : c’est grâce à elle que l’on fait reculer le Grand Satan. Il est approuvé en cela par le Guide de la Révolution, l’ayatollah Khameneï.

Il appartenait à Benyamin Netanyahou de conclure cette séquence par une réponse aux appels plutôt musclés de Barack Obama à reconnaître le droit des Palestiniens à un Etat viable à côté d’Israël et à cesser toute constructions dans les implantations juives de Cisjordanie. La réélection d’Ahmadinejad lui a rendu la chose plus facile. Obama ayant eu l’imprudence d’établir un lien (encore un linkage !) entre son intervention contre le nucléaire militaire iranien et son engagement dans la résolution du conflit israélo-palestinien, Netanyahou a pu se permettre de faire le service minimum sans encourir immédiatement les foudres de Washington : reconnaissance, du bout des lèvres, de la doctrine « deux Etats pour deux peuples », assortie de conditions qui rendent, dans la situation actuelle, quasiment impossible la reprise des négociations avec les Palestiniens. On voit mal, aujourd’hui, l’Administration américaine refuser du matériel militaire à un Etat juif directement menacé par un Iran inflexible…

Comme on ne corrige pas un discours historique par un autre discours historique prononcé deux semaines plus tard, c’est donc aux actes que l’on attend maintenant l’icône de la multiculturalité et du métissage, et on lui souhaite bien du courage.

Le Vélib en fin de cycle ?

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A la fin de son fort intéressant article « Pourquoi les velib, fétiches des bobos, sont vandalisés » paru dans Le Monde, Bertrand Le Gendre donne cette petite info savoureuse : l’usine de Toszeg, en Hongrie, où Decaux fait fabriquer les Vélib, paie ses ouvriers à peine 2 euros de l’heure, soit 352 euros par mois. Même pour un Magyar, c’est une misère, le salaire mensuel moyen du pays étant de 743 euros. Si l’on ajoute à ce constat détestable que Jean-Claude Decaux assure l’exploitation des Vélib en échange de la concession de panneaux publicitaires assez généralement hideux et que les Vélib créent des bouchons dans les couloirs de bus et donc des émissions supplémentaires de gaz mortifères… Nous sommes impatients de voir Europe Ecologie et toute la gauche morale tirer les conclusions qui s’imposent : poser ses fesses sur un Vélib est éthiquement indéfendable. Boycott total et immédiat !

Salauds de riches

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D’après ses organisateurs, le Salon du chien, qui se tient en ce moment à la porte de Versailles, affiche depuis son ouverture des chiffres de fréquentation extrêmement positifs. On en déduira donc que la crise n’affecte guère le meilleur ami de l’homme, notamment l’homme du peuple, qu’on aurait pu imaginer restreindre brutalement ses budgets croquettes ou véto. Cela n’aurait rien eu de très surprenant : c’est à la même crise qu’on impute, par exemple, la baisse de fréquentation spectaculaire des magasins de bricolage, qui était en croissance continue ces dix dernières années. Entre son home sweet home et la niche d’Azor, le banlieusard lambda semble avoir arbitré en faveur du toutou. Dont acte. C’est aussi à cause de la crise, nous dit-on, qu’on a assisté du côté de la jet-set à une vague sans précédent de licenciements chez les petites femmes entretenues et les gigolos. De là à en déduire que le prolétaire pavillonnaire est plus altruiste que le milliardaire adultère…

Quand les homos étaient gais

Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Journal, 1940-1950

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Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.

1984

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Crime contre les Humanités

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Une fosse commune contenant le corps de quarante-cinq Celtes a été découverte en Angleterre, lors de travaux sur un site prévu pour les épreuves de voiles des JO de Londres, en 2012. Il y aurait parmi eux des femmes et des enfants. On pense qu’ils auraient été massacrés par les légions romaines de l’empereur Claude, en 43 après Jésus-Christ, lors des ultimes combats sur cette côte du Dorset, aux alentours de Weymouth. Gordon Brown, actuellement en grande difficulté dans les sondages, envisagerait de demander l’extradition de certains responsables, notamment des centurions et des décurions, qui vivraient encore à Rome sous la protection de Berlusconi. Pour les autorités britanniques, il n’est hélas pas exclu de découvrir d’autres charniers du même genre. On espère simplement que la Cour Pénale Internationale de la Haye sera saisie et saura se montrer aussi prompte et efficace que lors de l’affaire yougoslave.

Ni brute ni soumis

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Lutter contre le tabassage des femmes par leurs maris (ou vice versa), c’est bien mais c’est classique. Le secrétariat d’Etat à la Solidarité a dans sa ligne de mire un ennemi autrement plus perfide : la violence invisible. Vous serez donc bientôt soumis à une rafale de spots télé dénonçant la violence psychologique dans le couple. Parce que, c’est bien connu, on commence par être désagréable, on finit par cogner. Contrairement à la précédente campagne, semée de plaies et bosses, voire de meurtres, il s’agit cette fois-ci de faire la guerre aux propos désobligeants voire injurieux qui sapent la confiance en soi et minent l’équilibre psychologique de celui, en l’occurrence de celle, qui en est victime. Dans l’exposé des motifs et des bons sentiments qui accompagne le clip, tourné par Jacques Audiard, on nous promet une description si exacte de cet enfer oppressant et invisible qu’elle crée un malaise insupportable pour le téléspectateur. Mais, assure le metteur en scène dans les colonnes du Parisien, « à la fin l’espoir est là, notre femme réagit ». Diable ! Elle sort un flingue ? Elle met un pain au goujat ? Non, au risque de gâcher le suspense, sachez que sa réaction consiste à appeler le 3619.

A priori, il est difficile d’être contre cette belle cause – personne ne soutient la violence conjugale ni même le harcèlement psychologique. Sauf que contrairement à la bonne vieille violence visible (gifles, uppercuts, etc..), l’ennemi est impalpable, invisible mais aussi silencieux. Nous sommes, je vous le rappelle, dans le domaine de la violence psychique. Prenons la scène du spot. L’homme ne dit rien mais, en pensée, il traite sa femme de « boudin », « traînée » et autres « conne » : la loi va-t-elle punir ces insultes – non prononcées – de prison ? Pourra-t-on se retrouver en garde à vue parce qu’on a pensé « quelle conne ! » ? Il y a le contexte, me direz-vous. Certes, mais un juge harassé ne pourra pas plus distinguer les pensées criminelles des autres qu’il ne saura faire le partage entre l’insulte (verbale) sans conséquence et celle qui mène au pire. Les mots et les gestes ne sont pas seuls à avoir des conséquences dramatiques : le silence, le mépris, la froideur sont des armes aussi redoutables sinon plus que l’antienne « tu ne sais pas t’occuper des enfants » (exemple tiré du même article).

Le message, c’est le casting : la femme est la victime et l’homme le bourreau. Or, si on peut admettre que la violence physique « visible » est un phénomène majoritairement masculin, on ne voit pas pourquoi le harcèlement psychologique le serait aussi. Dans mon propre milieu socio-familial, je connais autant de femmes que d’hommes qui pratiquent ce sport de démolition systématique de leurs conjoints. Lequel d’entre nous ne s’est jamais trouvé désarmé face à une harpie ? Peu importe : il s’agit de confondre Mal et Mâle. Ce qui revient, au nom de la défense de la femme, à ressusciter, en les inversant, les vieux stéréotypes dont le féminisme prétendait nous avoir délivrés.

Autant dire que cette campagne et la logique qui la guide desservent complètement la cause qu’elles prétendent défendre. Oui la pente est glissante et pas seulement des mots aux actes : de la dénonciation légitime de la violence, on est passé à celle de toute forme de pouvoir : comme on disait autrefois que tout est politique, on veut désormais nous faire avaler que tout est violence. Ne pas aimer une femme, occuper une position dominante, construire des tours, posséder une voiture et parfois le simple fait d’être un homme constituent autant de formes de violence. Et c’est là qu’on atteint l’absurde. Il y a quelques années, un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Jérusalem – et qui fut honoré d’une récompense – prétendait que si les soldats israéliens ne violaient jamais les Palestiniennes ni les Palestiniens c’est parce qu’ils étaient racistes ! Le non-viol, n’est-ce pas une terrible violence symbolique, ça ? Le piège se referme sur les moralisateurs : si tout est violence, rien ne l’est vraiment. Laissons les hommes, les femmes et les psychanalystes se débrouiller avec la « violence invisible » et occupons nous de celle qui fait des bleus – sans distinction de sexes. Je ne sais pas pourquoi, mais si j’étais une femme, je préfèrerais mille regards qui tuent à un direct du droit !

Geisser, Redeker, même combat !

Nous voilà de nouveau avec une de ces affaires dont le landerneau intellectuel français raffole : le politologue Vincent Geisser est, paraît-il, « sommé » de se présenter devant le conseil de discipline du CNRS pour y répondre de « manquement à l’obligation de réserve ».

Que reproche-t-on à Vincent Geisser ? D’avoir, dans un courriel de soutien à une jeune femme privée d’allocation-recherche pour cause de voile islamique, mis en cause le fonctionnaire du ministère de la Défense détaché au CNRS, chargé de veiller à ce que les chercheurs ne mettent pas en danger la sécurité nationale.

Selon Geisser, la jeune femme sanctionnée, Sabrina Trojet, chercheuse en microbiologie, serait victime de ce fonctionnaire, Joseph Illand, qui se livrerait de surcroît à un harcèlement incessant de sa propre personne, en raison de ses prises de positions favorables aux musulmans. Il concluait son courriel en affirmant que Sabrina et lui-même étaient l’objet d’une persécution semblable à celle subie par « les Juifs et les Justes » pendant l’occupation nazie. Ce courriel s’est retrouvé, à l’insu de Vincent Geisser, sur le blog de Sabrina et quelques sites pro-islamistes.

Il n’en fallait pas plus pour que les signataires habituels de pétitions « progressistes » (entendez par-là les Etienne Balibar, Esther Benbassa et consorts à la compassion unilatérale) montent au créneau pour dénoncer cette atteinte intolérable à la liberté d’expression.

Vincent Geisser est l’auteur, entre autres, d’un livre paru en 2003 La nouvelle islamophobie, une riposte à La nouvelle judéophobie de Pierre-André Taguieff, qui prétend démontrer que les seules vraies victimes du racisme dans notre beau pays sont les musulmans en général et les Arabes en particulier. Vincent Geisser est un représentant de cette gauche universitaire islamophile qui a parfois du mal à distinguer clairement islamisme et islam. L’auteur de La nouvelle islamophobie expose une thèse aussi erronée qu’insupportable : la France, en raison du traumatisme hérité de son histoire coloniale, n’arriverait pas à appréhender le fait musulman comme un fait religieux national. Le discours islamophobe emprunterait de manière privilégiée au registre républicain ses arguments d’un islam incompatible avec l’universalisme issu des Lumières. Dans le prolongement du racisme néo-colonial, les « républicains » ne seraient toujours pas sortis d’un rapport civilisateur à l’islam et verraient l’identité française comme exclusive de l’identité musulmane, d’où l’hostilité des républicains au port du voile islamique à l’école !

Geisser ne se contente pas, d’ailleurs, de défendre ses positions dans de savants écrits destinés à ses pairs, mais il descend sur le terrain, à savoir dans les cités HLM où les immigrés maghrébins sont nombreux, pour les appeler à la révolte contre la situation injuste qui leur serait faite. Ainsi, il est arrivé jusqu’au pied des montagnes où je demeure, dans la petite ville industrielle de Scionzier, en Haute-Savoie, pour prêcher la bonne parole aux musulmans y résidant en compagnie d’Hani Ramadan, le frère de Tarik. Hani, responsable du Centre islamique de Genève a connu son quart d’heure de notoriété grâce à une tribune publiée dans Le Monde où il justifiait la lapidation des femmes adultères. Vincent Geisser est un compagnon de route des Frères musulmans, qui, en France, contrôlent l’UOIF, comme on était jadis compagnon de route du PCF et admirateur des réalisations grandioses de l’URSS.

Dès lors que Geisser ne se contente pas de faire de la politologie dans le silence studieux de son bureau, il est naturel que les « services » surveillent du coin de l’œil ses activités. Les Frères musulmans ont parfois quelque attirance pour des méthodes brutales pour faire progresser leurs idées, et ne se contentent pas de la rhétorique policée d’un Tarik Ramadan destinée à séduire les belles âmes occidentales.

Faut-il pour autant rappeler Geisser à ce « devoir de réserve », dont tout fonctionnaire ne devrait jamais se départir ? Robert Redeker se vit, en 2006, lâché par les collègues du lycée où il enseignait à Toulouse pour avoir écrit une tribune violemment anti-islamique dans Le Figaro. Soutenu mollement par sa hiérarchie après qu’il eut reçu des menaces de mort, il finit par se retrouver chercheur au CNRS, comme Vincent Geisser.

Même fonctionnaire, un intellectuel, un enseignant, un chercheur, doit bénéficier de la même liberté d’expression que celle de tous les autres citoyens de la République, y compris celui de dire et d’écrire des bêtises, pour autant qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. A la différence des fonctionnaires d’autorité, comme les préfets, sous-préfets, ambassadeurs, etc., qui incarnent l’Etat dans les lieux où ils sont affectés, le discours des chercheurs n’engage qu’eux-mêmes. Le limogeage, en 2007 du sous-préfet Bruno Guigue, pour cause de publication d’une tribune violemment anti-israélienne sur le site islamiste Oumma.com était donc parfaitement justifié, comme l’a tranché le conseil d’Etat. Il l’aurait été tout autant, d’ailleurs, s’il avait publié un texte violemment anti-islamiste dans Tribune Juive[1. Il est cependant savoureux de constater que parmi les pétitionnaires si attachés à la liberté d’expression de Vincent Geisser emmenés par Esther Benbassa, un bon nombre avait réclamé que l’on réduise au silence – et si possible au chômage – Sylvain Gouguenheim. EL.]. Qu’on lâche donc les babouches de Vincent Geisser, qui n’en pourrait plus de satisfaction narcissique d’être, enfin, une « victime » de l’arbitraire étatique à l’image de ceux qu’il s’efforce de faire passer pour tels.

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Appellations d’origine incontrôlée

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Il faut lire le cahier spécial du Monde qui donne les résultats des principales listes dans tous les pays européens. C’est, aurait dit l’abbé Brémond, remarquable critique littéraire des années 20 du siècle dernier, un vrai moment de « poésie pure ». C’est même parfois franchement surréaliste, sans qu’on sache si le « grand quotidien de référence » fait preuve de cette délicieuse mauvaise foi des membres actifs du « Bloc central », genre Arlette Chabot faisant des mamours à Besancenot, l’opposant gentiment décoratif, ou de désorientation pure et simple devant l’exotisme charmant et les Chimères politiques inclassables dont certains pays des 27 se font une délicieuse spécialité. Savez-vous ainsi qu’il existe, pour Le Monde, une liste qui représente « un centre-gauche eurosceptique » en Estonie, la liste KE, arrivée d’ailleurs en tête avec trois élus ? Ça en jette, on trouve. On sent tout de suite la réflexion politique approfondie, la nuance tellement nuancée qu’on ne voit plus trop la couleur :

– Tu te situes comment, toi, politiquement ?

Il faut prendre à ce moment-là un air pénétré, regarder dans le vague comme si vous aviez traversé de véritables affres idéologiques et que, comme Dante à la fin de la Divine Comédie, vous retrouviez la lumière du jour après la forêt obscure, et dire enfin d’une voix douloureuse mais décidée :

– Oh moi, tu sais, je suis du centre-gauche eurosceptique.

Effet garanti auprès des jolies filles de la rue Saint-Guillaume qui voudront panser vos blessures en vous lisant, nues après l’amour, du Pascal Perrineau, ce qui est malgré tout très moyennement consolant et vous donnerait presque envie de retourner en Estonie, c’est dire…

Le Monde, toujours, nous apprend que la liste NDSV en Bulgarie est constituée de « libéraux royalistes ». Ils ont tout de même deux élus, les « libéraux royalistes ». Libéraux royalistes bulgares, on ne peut s’empêcher de se représenter des types habillés comme dans Sissi Impératrice spéculant sur la baisse du yaourt dans une salle des marchés ou signant les décrets de privatisation des cliniques de rajeunissement du regretté Dimitrov, héros du Komintern. Et puis « libéraux royalistes », toujours dans une perspective poétique, ça sent bon l’oxymore. Et pourquoi pas « trotskistes cohérents » ou « sarkozystes de gauche » ?

Le Monde, encore, est franchement affolé par les deux listes grecques de la gauche de la gauche et ne sait plus trop comment les qualifier, alors qu’il s’agit tout simplement de l’émanation historique des deux partis communistes hellènes. Ainsi le KKE, deux sièges, se voit qualifier d’ »extrême gauche » tandis que le Syriza, un siège, est désigné comme « gauche radicale ». J’aimerais bien que Le Monde m’explique la différence qu’il y a entre « extrême gauche » et « gauche radicale ». Il y en a une des deux qui prévient avant de mettre un bourre-pif en pleine poire au patron délocalisateur ? Ou qui ne dit pas de gros mots et ne casse pas tout quand elle occupe les locaux du MEDEF local ?

Ou alors, dernière hypothèse, mais on n’ose le croire, « communiste », pour le journal du soir, ce serait un gros mot ? Ainsi, la liste Akel que soutenait le président communiste de Chypre, Dimitris Christofias, et qui est arrivée au coude à coude avec la droite, est-elle qualifiée pudiquement d’ »ex-communiste », comme si tous ces gens-là avaient eu une maladie grave mais s’en étaient sortis de justesse et que l’on s’interrogeait sur la durée de la rémission. Sinon, oui, je sais, un des chefs d’Etat des 27 est communiste et on n’a pas encore envoyé des troupes envahir l’île d’Aphrodite… C’est à se demander ce que fait l’OTAN, alors qu’un rideau de fer se reconstitue en pleine Méditerranée, sur de jolies plages de sable fin.

Heureusement que Chypre ne produit pas de cigares, sinon ce serait le blocus et on aurait vite fait de confondre Larnaca et La Havane.

Au mariage de la petite Lévy

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J’étais assise à la table de la cuisine en train de ferrailler avec des carottes et des navets, lorsque mon regard tomba en même temps qu’une épluchure sur un article du Monde[1. Contrairement à ce qu’affirment les mauvaises langues, la presse ne sert pas qu’à emballer le poisson.] étalé devant moi : « Julien Coupat va épouser Elisabeth Lévy ». Et ma consœur Raphaëlle Bacqué explique que, le juge interdisant au plus grand terroriste de tous les temps de rencontrer sa douce et tendre, les deux tourtereaux ont décidé de convoler, sacrifiant ainsi « à l’une des plus anciennes institutions bourgeoises, tout en faisant un pied de nez à la justice française ».

Ma première réaction fut de pousser un grand cri. Il me fallait quelqu’un à insulter. Willy rappliqua.

– Non, je ne m’énerve pas, triple buse. Je suis même très calme, sauf qu’Elisabeth Lévy se marie ! Et tu sais quoi ? J’apprends ça dans le journal. Même pas un faire-part. Elle aurait pu me prévenir ! Pas certain que j’aurais fait un cadeau, mais je me serais déplacée pour boire un coup à la santé des jeunes mariés. Et j’aurais pu danser toute la nuit, ivre morte, avec Gil Mihaely, picoler du rhum direct au goulot de la bouteille de Marc Cohen, négocier avec François Miclo le retour de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Tout cela se serait fini très tôt le matin, à regarder partir dans Paris endormi les jeunes mariés, montés sur leur Vélib de noces, auquel nous aurions pris soin d’accrocher auparavant des casseroles, des parcmètres ou d’autres Vélib. Et nous aurions vomi en chœur dans le caniveau. Un bien beau mariage.

J’aurais dû me douter de ce qui se tramait à Causeur. Jérôme Leroy et Bruno Maillé avaient préparé leur coup en douce : ils avaient commis quelques articles pour vendre la marchandise à la petite Lévy. Au début, elle s’était montrée récalcitrante. Puis, le temps passant, elle avait fini par s’en convaincre : Julien Coupat est bien mignon. Il est un peu branquignole côté bricolage – il faut le voir la nuit sur les voies ferrées ne pas distinguer une pince monseigneur et une clé de douze –, mais c’est un bien gentil garçon. Et serviable avec ça. Et la petite Lévy a craqué : elle n’a même pas attendu l’été pour aller flirter avec lui à Paris Plage. La corde au cou, sans les sommations d’usage.

Elle allait voir ce qu’elle allait voir. J’étais en train de lui expédier un mail, dans lequel, après avoir dressé le catalogue exhaustif des injures que je connais en français et dans d’autres langues, je lui disais mes quatre vérités. Willy stoppa d’un geste brusque ma main au moment où je m’apprêtais à cliquer sur le bouton « envoi ».

Quoique ne parlant pas un mot de français, il avait déchiffré l’article du Monde et il me le mettait à présent sous les yeux.

– En français Elisabeth, ça s’écrit « Yldune » ?

Voilà, voilà, voilà. Donc, Julien Coupat se marie. On peut s’attendre au pire : le type est résolu. Il aurait pu, à la manière romantique, aller voir sa fiancée à l’abri des regards des policiers et des juges, se faufiler, dès la nuit tombée, dans des venelles obscures, gravir les marches d’un hôtel borgne, pousser une vieille porte en bois et la découvrir, dans cette petite chambre au papier défraichi, nue, belle et offerte comme le prolétariat à la Révolution, et il lui aurait fait l’amour. Vingt, dix, trente fois de suite. Sans trêve ni repos. Chaque soir, le Grand Soir.

Pensez-vous. La clandestinité est d’un conformisme petit-bourgeois. Julien Coupat préfère passer devant Monsieur le Maire. Il y aura les parents, les amis, des témoins. Deux par époux. L’officier d’état-civil récitera les articles de la Loi. On s’échangera les consentements. À la sortie, des amis maos jetteront du riz, criant « Vive la mariée ! » et prenant garde à ne pas viser les yeux. Un accident est si vite arrivé. Mais pas un jour comme ça ! Et l’on se retrouvera dans une arrière-salle de bistrot. À la fin du banquet, les jeunes mariés n’attendront pas que soit découpée la pièce montée. Ils s’éclipseront, pressés d’emmieler la lune.

– J’ai une de ces migraines. Je crois que j’ai trop pris de mousseux.
– Moi aussi. On dort ?
– Oui, on dort.

Et le lendemain, ils se lèveront. Ils auront des enfants. Ils vieilliront. Le dimanche, le vieux Julien racontera au cercle de famille sa Bataille du Rail. Comme il l’aura déjà racontée plus de cent fois, on n’y prêtera plus guère attention. Un jour, il ira rejoindre Yldune, au cimetière, là-haut. Ses enfants viendront fleurir sa tombe vingt ans durant. Puis, les visites s’espaceront et on l’oubliera.

Tout cela donne le vertige. Je serais Alain Bauer que je m’inquièterais. Julien Coupat vient d’entrer en possession de l’arme de destruction massive la plus ravageuse : la vie conjugale.

Petites misères de la vie conjugale

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Pas de miracle au Proche-Orient

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Les linguistes appellent cela un discours « performatif », où le langage ne se contente pas de décrire une situation, mais est en lui-même un élément de modification de cette situation. En principe, tous les propos tenus par des détenteurs du pouvoir, à quelque niveau qu’ils se trouvent, sont réputés avoir un bon niveau de performativité. Ainsi, le speech de Marc Liévremont dans les vestiaires du stade de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, avant le match contre les All Blacks, n’a pas été pour rien dans la victoire inattendue remportée aux antipodes par le XV de France.

En est-il de même pour ce discours de Barack Obama prononcé le 4 juin au Caire et que nos commentateurs hexagonaux ont porté aux nues, avant même qu’il ne soit prononcé, à l’exception de quelques grincheux dans mon genre ?

Une nouvelle ère des relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman s’est-elle ouverte après que le président des Etats-Unis eut éteint son prompteur à l’université du Caire ? Le silence qui suit un discours de Barack Obama est-il encore du Obama ? À toutes ces questions, des réponses seront apportées à court, moyen et long terme. Pour l’instant, il faut nous contenter d’évaluer la séquence qui a suivi immédiatement ce discours, séquence rythmée par les élections libanaises, l’élection présidentielle iranienne et le discours programmatique de Benyamin Netanyahou devant l’université Bar-Ilan de Tel Aviv.

La conception de « l’alliance des civilisations » développée par Obama peut paraître séduisante au premier abord : les religions, notamment les trois grands monothéismes, doivent se respecter, dialoguer et reconnaître l’apport de chacune d’entre elles au patrimoine éthique commun. Tout cela est fort bien, sauf que les places respectives du religieux et du séculier dans les sociétés concernées sont, pour le moins, fort différentes. Où va-t-on alors ? Vers une reconquête, en Occident, par les clercs, du pouvoir perdu au profit d’un Etat laïc et areligieux ? Ou au contraire vers l’instauration, en Orient, d’une organisation sociale et politique, dans laquelle la religion serait limitée à la sphère privée ? Pour être mesuré, on dira que les propos présidentiels sont pour le moins ambigus dans ce domaine et que les quelques courageuses féministes maghrébines qui ont commenté ce discours ont de bonnes raisons d’être inquiètes. La critique des pays occidentaux (suivez mon regard !) qui interdisent, dans certaines circonstances, le port du voile islamique aux femmes et aux jeunes filles n’a pas été contrebalancée par une invitation à ce que cessent les pressions de toutes sortes, dans les pays musulmans, sur celles qui ne le portent pas ou voudraient s’en défaire…

Le Quai d’Orsay a fait celui qui n’avait rien entendu dans un brillant exercice de surdité diplomatique et Nicolas Sarkozy, que l’on sait peu regardant sur la défense et l’illustration de la laïcité, ne va pas monter au créneau sur cette affaire. Il se pourrait, en revanche, que cet aspect du discours obamesque soit de nature à raviver les tensions entre laïcs et islamistes en Turquie.

Un autre non-dit a été reçu cinq sur cinq par les dirigeants des pays concernés : personne n’a été fermement invité à cesser de voler son peuple et d’accaparer la rente nationale, pétrolière ou autre, au profit d’une fraction plus ou moins réduite de la population, au choix : tribu élargie, famille royale, caste militaro-bureaucratique, minorité religieuse. Obama a omis de signifier à ces dirigeants, mêmes réputés « modérés », qu’exercer le pouvoir consiste d’abord à servir le peuple avant de se servir. Même ravalée à l’aide de quelques oripeaux « démocratiques » pour faire plaisir aux gogos de Washington ou de Bruxelles, une kleptocratie reste une calamité pour les citoyens qui la subissent.

Bref, la captatio benevolentiae tentée par le président des Etats-Unis d’Amérique auprès d’un monde musulman considéré comme un tout homogène – ce qui est loin d’être le cas – n’est pas de nature à améliorer le sort quotidien des gens soumis à des pouvoirs arbitraires et corrompus.

On rétorquera, et on n’aura pas tort, que la méthode inverse, celle consistant à faire la leçon à ces dirigeants et, au besoin, à utiliser le gros bâton pour les faire devenir tels que nous voudrions qu’ils soient, n’a pas fonctionné. Soit. L’idéalisme botté de l’administration Bush fils n’a pas donné les résultats escomptés, justement parce qu’il s’était fixé des objectifs inatteignables et imaginés par des idéologues peu au fait de la lenteur de l’Histoire dans ces régions. Le passage du tribalisme à la démocratie est nettement moins simple à réaliser que la transition du fascisme ou du communisme vers un régime politique et social auquel les peuples concernés aspiraient depuis longtemps. Mais d’un point de vue « réaliste », la politique de l’administration républicaine, telle qu’elle a été mise en œuvre en fin de mandat, n’est pas si stupide, sinon Obama n’aurait pas gardé auprès de lui un Robert Gates, qui en fut le promoteur sous George W. Bush…

Faut-il pour autant revêtir ce retour au réalisme traditionnel de la diplomatie américaine de considérations de nature à satisfaire les tenants du statu quo politique, religieux et sociétal dans les pays musulmans, même les plus rétrogrades, et à désespérer les quelques démocrates et intellectuels laïcs qui n’ont pas encore choisi l’émigration ?

En ce qui concerne les effets politiques immédiats du discours du Caire, je ne tomberai pas dans le travers de certains commentateurs qui se sont, par exemple, risqués à interpréter la victoire du camp dit « pro occidental » lors des élections libanaises du 7 juin comme l’un de ses effets directs. Cette victoire est due essentiellement à deux facteurs. Tout d’abord, le Hezbollah n’avait nullement l’intention de s’emparer des leviers de commande à Beyrouth. Sa rapidité à reconnaître la victoire de ses adversaires du « courant du 14 mars » n’est pas due au fair-play bien connu des barbus enturbannés. La prise de pouvoir à Beyrouth n’entre pas – pas encore ? – dans les plans du Hezbollah, qui observe à travers l’expérience du Hamas à Gaza combien il est difficile de répondre aux attentes d’une population tout en se voulant le fer de lance de la « résistance ». Ensuite, cette victoire doit beaucoup à la mobilisation des chrétiens pro-occidentaux des Forces libanaises et des Phalanges, qui ont réussi à s’imposer face au alliés chrétiens du Hezbollah conduits par le général Michel Aoun. Il n’est pas certain que l’appel aux musulmans de Barack Obama ait été pour grand-chose dans cette mobilisation…

Dans le même esprit, il faut se garder de voir dans la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne une réponse directe et négative aux « ouvertures » de la nouvelle administration de Washington en direction du régime des mollahs. Il faut être aussi naïf que certains de nos plus brillants éditorialistes (ils se reconnaîtront…) pour mordre à l’hameçon d’une évolution « à la soviétique » du régime des mollahs, dont Moussavi serait le Gorbatchev et Ali Larijani le Andreï Gratchev. Contrairement à l’URSS des années 1980, l’Iran n’est pas en phase de repli stratégique, mais au contraire dans un mouvement d’avancée sur plusieurs fronts : son influence, directe ou par l’intermédiaire de ses clients locaux (Hezbollah, Hamas, milices chiites irakiennes), est loin de décliner et la contestation dont le régime est l’objet de la part de la bourgeoisie intellectuelle urbaine peut être aisément circonscrite, pour autant qu’elle ne rallie pas à elle une partie des piliers du régime : clergé, armée, gardiens de la révolution et Bassidjis. L’exaltation suscitée chez les modernistes iraniens par la campagne électorale devrait être suivie par une profonde dépression, comme ce fut le cas après la révolte étudiante de 1999. Ahmadinejad, qui sait ce que parler veut dire et qui ne se prive pas de communiquer à la planète le fond de sa pensée, a tiré des propos de Barack Obama la conclusion que sa politique est la bonne : c’est grâce à elle que l’on fait reculer le Grand Satan. Il est approuvé en cela par le Guide de la Révolution, l’ayatollah Khameneï.

Il appartenait à Benyamin Netanyahou de conclure cette séquence par une réponse aux appels plutôt musclés de Barack Obama à reconnaître le droit des Palestiniens à un Etat viable à côté d’Israël et à cesser toute constructions dans les implantations juives de Cisjordanie. La réélection d’Ahmadinejad lui a rendu la chose plus facile. Obama ayant eu l’imprudence d’établir un lien (encore un linkage !) entre son intervention contre le nucléaire militaire iranien et son engagement dans la résolution du conflit israélo-palestinien, Netanyahou a pu se permettre de faire le service minimum sans encourir immédiatement les foudres de Washington : reconnaissance, du bout des lèvres, de la doctrine « deux Etats pour deux peuples », assortie de conditions qui rendent, dans la situation actuelle, quasiment impossible la reprise des négociations avec les Palestiniens. On voit mal, aujourd’hui, l’Administration américaine refuser du matériel militaire à un Etat juif directement menacé par un Iran inflexible…

Comme on ne corrige pas un discours historique par un autre discours historique prononcé deux semaines plus tard, c’est donc aux actes que l’on attend maintenant l’icône de la multiculturalité et du métissage, et on lui souhaite bien du courage.

Le Vélib en fin de cycle ?

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A la fin de son fort intéressant article « Pourquoi les velib, fétiches des bobos, sont vandalisés » paru dans Le Monde, Bertrand Le Gendre donne cette petite info savoureuse : l’usine de Toszeg, en Hongrie, où Decaux fait fabriquer les Vélib, paie ses ouvriers à peine 2 euros de l’heure, soit 352 euros par mois. Même pour un Magyar, c’est une misère, le salaire mensuel moyen du pays étant de 743 euros. Si l’on ajoute à ce constat détestable que Jean-Claude Decaux assure l’exploitation des Vélib en échange de la concession de panneaux publicitaires assez généralement hideux et que les Vélib créent des bouchons dans les couloirs de bus et donc des émissions supplémentaires de gaz mortifères… Nous sommes impatients de voir Europe Ecologie et toute la gauche morale tirer les conclusions qui s’imposent : poser ses fesses sur un Vélib est éthiquement indéfendable. Boycott total et immédiat !

Salauds de riches

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D’après ses organisateurs, le Salon du chien, qui se tient en ce moment à la porte de Versailles, affiche depuis son ouverture des chiffres de fréquentation extrêmement positifs. On en déduira donc que la crise n’affecte guère le meilleur ami de l’homme, notamment l’homme du peuple, qu’on aurait pu imaginer restreindre brutalement ses budgets croquettes ou véto. Cela n’aurait rien eu de très surprenant : c’est à la même crise qu’on impute, par exemple, la baisse de fréquentation spectaculaire des magasins de bricolage, qui était en croissance continue ces dix dernières années. Entre son home sweet home et la niche d’Azor, le banlieusard lambda semble avoir arbitré en faveur du toutou. Dont acte. C’est aussi à cause de la crise, nous dit-on, qu’on a assisté du côté de la jet-set à une vague sans précédent de licenciements chez les petites femmes entretenues et les gigolos. De là à en déduire que le prolétaire pavillonnaire est plus altruiste que le milliardaire adultère…

Quand les homos étaient gais

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Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Journal, 1940-1950

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Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

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On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.

1984

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Crime contre les Humanités

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Une fosse commune contenant le corps de quarante-cinq Celtes a été découverte en Angleterre, lors de travaux sur un site prévu pour les épreuves de voiles des JO de Londres, en 2012. Il y aurait parmi eux des femmes et des enfants. On pense qu’ils auraient été massacrés par les légions romaines de l’empereur Claude, en 43 après Jésus-Christ, lors des ultimes combats sur cette côte du Dorset, aux alentours de Weymouth. Gordon Brown, actuellement en grande difficulté dans les sondages, envisagerait de demander l’extradition de certains responsables, notamment des centurions et des décurions, qui vivraient encore à Rome sous la protection de Berlusconi. Pour les autorités britanniques, il n’est hélas pas exclu de découvrir d’autres charniers du même genre. On espère simplement que la Cour Pénale Internationale de la Haye sera saisie et saura se montrer aussi prompte et efficace que lors de l’affaire yougoslave.

Ni brute ni soumis

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Lutter contre le tabassage des femmes par leurs maris (ou vice versa), c’est bien mais c’est classique. Le secrétariat d’Etat à la Solidarité a dans sa ligne de mire un ennemi autrement plus perfide : la violence invisible. Vous serez donc bientôt soumis à une rafale de spots télé dénonçant la violence psychologique dans le couple. Parce que, c’est bien connu, on commence par être désagréable, on finit par cogner. Contrairement à la précédente campagne, semée de plaies et bosses, voire de meurtres, il s’agit cette fois-ci de faire la guerre aux propos désobligeants voire injurieux qui sapent la confiance en soi et minent l’équilibre psychologique de celui, en l’occurrence de celle, qui en est victime. Dans l’exposé des motifs et des bons sentiments qui accompagne le clip, tourné par Jacques Audiard, on nous promet une description si exacte de cet enfer oppressant et invisible qu’elle crée un malaise insupportable pour le téléspectateur. Mais, assure le metteur en scène dans les colonnes du Parisien, « à la fin l’espoir est là, notre femme réagit ». Diable ! Elle sort un flingue ? Elle met un pain au goujat ? Non, au risque de gâcher le suspense, sachez que sa réaction consiste à appeler le 3619.

A priori, il est difficile d’être contre cette belle cause – personne ne soutient la violence conjugale ni même le harcèlement psychologique. Sauf que contrairement à la bonne vieille violence visible (gifles, uppercuts, etc..), l’ennemi est impalpable, invisible mais aussi silencieux. Nous sommes, je vous le rappelle, dans le domaine de la violence psychique. Prenons la scène du spot. L’homme ne dit rien mais, en pensée, il traite sa femme de « boudin », « traînée » et autres « conne » : la loi va-t-elle punir ces insultes – non prononcées – de prison ? Pourra-t-on se retrouver en garde à vue parce qu’on a pensé « quelle conne ! » ? Il y a le contexte, me direz-vous. Certes, mais un juge harassé ne pourra pas plus distinguer les pensées criminelles des autres qu’il ne saura faire le partage entre l’insulte (verbale) sans conséquence et celle qui mène au pire. Les mots et les gestes ne sont pas seuls à avoir des conséquences dramatiques : le silence, le mépris, la froideur sont des armes aussi redoutables sinon plus que l’antienne « tu ne sais pas t’occuper des enfants » (exemple tiré du même article).

Le message, c’est le casting : la femme est la victime et l’homme le bourreau. Or, si on peut admettre que la violence physique « visible » est un phénomène majoritairement masculin, on ne voit pas pourquoi le harcèlement psychologique le serait aussi. Dans mon propre milieu socio-familial, je connais autant de femmes que d’hommes qui pratiquent ce sport de démolition systématique de leurs conjoints. Lequel d’entre nous ne s’est jamais trouvé désarmé face à une harpie ? Peu importe : il s’agit de confondre Mal et Mâle. Ce qui revient, au nom de la défense de la femme, à ressusciter, en les inversant, les vieux stéréotypes dont le féminisme prétendait nous avoir délivrés.

Autant dire que cette campagne et la logique qui la guide desservent complètement la cause qu’elles prétendent défendre. Oui la pente est glissante et pas seulement des mots aux actes : de la dénonciation légitime de la violence, on est passé à celle de toute forme de pouvoir : comme on disait autrefois que tout est politique, on veut désormais nous faire avaler que tout est violence. Ne pas aimer une femme, occuper une position dominante, construire des tours, posséder une voiture et parfois le simple fait d’être un homme constituent autant de formes de violence. Et c’est là qu’on atteint l’absurde. Il y a quelques années, un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Jérusalem – et qui fut honoré d’une récompense – prétendait que si les soldats israéliens ne violaient jamais les Palestiniennes ni les Palestiniens c’est parce qu’ils étaient racistes ! Le non-viol, n’est-ce pas une terrible violence symbolique, ça ? Le piège se referme sur les moralisateurs : si tout est violence, rien ne l’est vraiment. Laissons les hommes, les femmes et les psychanalystes se débrouiller avec la « violence invisible » et occupons nous de celle qui fait des bleus – sans distinction de sexes. Je ne sais pas pourquoi, mais si j’étais une femme, je préfèrerais mille regards qui tuent à un direct du droit !

Geisser, Redeker, même combat !

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Nous voilà de nouveau avec une de ces affaires dont le landerneau intellectuel français raffole : le politologue Vincent Geisser est, paraît-il, « sommé » de se présenter devant le conseil de discipline du CNRS pour y répondre de « manquement à l’obligation de réserve ».

Que reproche-t-on à Vincent Geisser ? D’avoir, dans un courriel de soutien à une jeune femme privée d’allocation-recherche pour cause de voile islamique, mis en cause le fonctionnaire du ministère de la Défense détaché au CNRS, chargé de veiller à ce que les chercheurs ne mettent pas en danger la sécurité nationale.

Selon Geisser, la jeune femme sanctionnée, Sabrina Trojet, chercheuse en microbiologie, serait victime de ce fonctionnaire, Joseph Illand, qui se livrerait de surcroît à un harcèlement incessant de sa propre personne, en raison de ses prises de positions favorables aux musulmans. Il concluait son courriel en affirmant que Sabrina et lui-même étaient l’objet d’une persécution semblable à celle subie par « les Juifs et les Justes » pendant l’occupation nazie. Ce courriel s’est retrouvé, à l’insu de Vincent Geisser, sur le blog de Sabrina et quelques sites pro-islamistes.

Il n’en fallait pas plus pour que les signataires habituels de pétitions « progressistes » (entendez par-là les Etienne Balibar, Esther Benbassa et consorts à la compassion unilatérale) montent au créneau pour dénoncer cette atteinte intolérable à la liberté d’expression.

Vincent Geisser est l’auteur, entre autres, d’un livre paru en 2003 La nouvelle islamophobie, une riposte à La nouvelle judéophobie de Pierre-André Taguieff, qui prétend démontrer que les seules vraies victimes du racisme dans notre beau pays sont les musulmans en général et les Arabes en particulier. Vincent Geisser est un représentant de cette gauche universitaire islamophile qui a parfois du mal à distinguer clairement islamisme et islam. L’auteur de La nouvelle islamophobie expose une thèse aussi erronée qu’insupportable : la France, en raison du traumatisme hérité de son histoire coloniale, n’arriverait pas à appréhender le fait musulman comme un fait religieux national. Le discours islamophobe emprunterait de manière privilégiée au registre républicain ses arguments d’un islam incompatible avec l’universalisme issu des Lumières. Dans le prolongement du racisme néo-colonial, les « républicains » ne seraient toujours pas sortis d’un rapport civilisateur à l’islam et verraient l’identité française comme exclusive de l’identité musulmane, d’où l’hostilité des républicains au port du voile islamique à l’école !

Geisser ne se contente pas, d’ailleurs, de défendre ses positions dans de savants écrits destinés à ses pairs, mais il descend sur le terrain, à savoir dans les cités HLM où les immigrés maghrébins sont nombreux, pour les appeler à la révolte contre la situation injuste qui leur serait faite. Ainsi, il est arrivé jusqu’au pied des montagnes où je demeure, dans la petite ville industrielle de Scionzier, en Haute-Savoie, pour prêcher la bonne parole aux musulmans y résidant en compagnie d’Hani Ramadan, le frère de Tarik. Hani, responsable du Centre islamique de Genève a connu son quart d’heure de notoriété grâce à une tribune publiée dans Le Monde où il justifiait la lapidation des femmes adultères. Vincent Geisser est un compagnon de route des Frères musulmans, qui, en France, contrôlent l’UOIF, comme on était jadis compagnon de route du PCF et admirateur des réalisations grandioses de l’URSS.

Dès lors que Geisser ne se contente pas de faire de la politologie dans le silence studieux de son bureau, il est naturel que les « services » surveillent du coin de l’œil ses activités. Les Frères musulmans ont parfois quelque attirance pour des méthodes brutales pour faire progresser leurs idées, et ne se contentent pas de la rhétorique policée d’un Tarik Ramadan destinée à séduire les belles âmes occidentales.

Faut-il pour autant rappeler Geisser à ce « devoir de réserve », dont tout fonctionnaire ne devrait jamais se départir ? Robert Redeker se vit, en 2006, lâché par les collègues du lycée où il enseignait à Toulouse pour avoir écrit une tribune violemment anti-islamique dans Le Figaro. Soutenu mollement par sa hiérarchie après qu’il eut reçu des menaces de mort, il finit par se retrouver chercheur au CNRS, comme Vincent Geisser.

Même fonctionnaire, un intellectuel, un enseignant, un chercheur, doit bénéficier de la même liberté d’expression que celle de tous les autres citoyens de la République, y compris celui de dire et d’écrire des bêtises, pour autant qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. A la différence des fonctionnaires d’autorité, comme les préfets, sous-préfets, ambassadeurs, etc., qui incarnent l’Etat dans les lieux où ils sont affectés, le discours des chercheurs n’engage qu’eux-mêmes. Le limogeage, en 2007 du sous-préfet Bruno Guigue, pour cause de publication d’une tribune violemment anti-israélienne sur le site islamiste Oumma.com était donc parfaitement justifié, comme l’a tranché le conseil d’Etat. Il l’aurait été tout autant, d’ailleurs, s’il avait publié un texte violemment anti-islamiste dans Tribune Juive[1. Il est cependant savoureux de constater que parmi les pétitionnaires si attachés à la liberté d’expression de Vincent Geisser emmenés par Esther Benbassa, un bon nombre avait réclamé que l’on réduise au silence – et si possible au chômage – Sylvain Gouguenheim. EL.]. Qu’on lâche donc les babouches de Vincent Geisser, qui n’en pourrait plus de satisfaction narcissique d’être, enfin, une « victime » de l’arbitraire étatique à l’image de ceux qu’il s’efforce de faire passer pour tels.

La nouvelle islamophobie

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Appellations d’origine incontrôlée

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Il faut lire le cahier spécial du Monde qui donne les résultats des principales listes dans tous les pays européens. C’est, aurait dit l’abbé Brémond, remarquable critique littéraire des années 20 du siècle dernier, un vrai moment de « poésie pure ». C’est même parfois franchement surréaliste, sans qu’on sache si le « grand quotidien de référence » fait preuve de cette délicieuse mauvaise foi des membres actifs du « Bloc central », genre Arlette Chabot faisant des mamours à Besancenot, l’opposant gentiment décoratif, ou de désorientation pure et simple devant l’exotisme charmant et les Chimères politiques inclassables dont certains pays des 27 se font une délicieuse spécialité. Savez-vous ainsi qu’il existe, pour Le Monde, une liste qui représente « un centre-gauche eurosceptique » en Estonie, la liste KE, arrivée d’ailleurs en tête avec trois élus ? Ça en jette, on trouve. On sent tout de suite la réflexion politique approfondie, la nuance tellement nuancée qu’on ne voit plus trop la couleur :

– Tu te situes comment, toi, politiquement ?

Il faut prendre à ce moment-là un air pénétré, regarder dans le vague comme si vous aviez traversé de véritables affres idéologiques et que, comme Dante à la fin de la Divine Comédie, vous retrouviez la lumière du jour après la forêt obscure, et dire enfin d’une voix douloureuse mais décidée :

– Oh moi, tu sais, je suis du centre-gauche eurosceptique.

Effet garanti auprès des jolies filles de la rue Saint-Guillaume qui voudront panser vos blessures en vous lisant, nues après l’amour, du Pascal Perrineau, ce qui est malgré tout très moyennement consolant et vous donnerait presque envie de retourner en Estonie, c’est dire…

Le Monde, toujours, nous apprend que la liste NDSV en Bulgarie est constituée de « libéraux royalistes ». Ils ont tout de même deux élus, les « libéraux royalistes ». Libéraux royalistes bulgares, on ne peut s’empêcher de se représenter des types habillés comme dans Sissi Impératrice spéculant sur la baisse du yaourt dans une salle des marchés ou signant les décrets de privatisation des cliniques de rajeunissement du regretté Dimitrov, héros du Komintern. Et puis « libéraux royalistes », toujours dans une perspective poétique, ça sent bon l’oxymore. Et pourquoi pas « trotskistes cohérents » ou « sarkozystes de gauche » ?

Le Monde, encore, est franchement affolé par les deux listes grecques de la gauche de la gauche et ne sait plus trop comment les qualifier, alors qu’il s’agit tout simplement de l’émanation historique des deux partis communistes hellènes. Ainsi le KKE, deux sièges, se voit qualifier d’ »extrême gauche » tandis que le Syriza, un siège, est désigné comme « gauche radicale ». J’aimerais bien que Le Monde m’explique la différence qu’il y a entre « extrême gauche » et « gauche radicale ». Il y en a une des deux qui prévient avant de mettre un bourre-pif en pleine poire au patron délocalisateur ? Ou qui ne dit pas de gros mots et ne casse pas tout quand elle occupe les locaux du MEDEF local ?

Ou alors, dernière hypothèse, mais on n’ose le croire, « communiste », pour le journal du soir, ce serait un gros mot ? Ainsi, la liste Akel que soutenait le président communiste de Chypre, Dimitris Christofias, et qui est arrivée au coude à coude avec la droite, est-elle qualifiée pudiquement d’ »ex-communiste », comme si tous ces gens-là avaient eu une maladie grave mais s’en étaient sortis de justesse et que l’on s’interrogeait sur la durée de la rémission. Sinon, oui, je sais, un des chefs d’Etat des 27 est communiste et on n’a pas encore envoyé des troupes envahir l’île d’Aphrodite… C’est à se demander ce que fait l’OTAN, alors qu’un rideau de fer se reconstitue en pleine Méditerranée, sur de jolies plages de sable fin.

Heureusement que Chypre ne produit pas de cigares, sinon ce serait le blocus et on aurait vite fait de confondre Larnaca et La Havane.