Déjà, ils ne votent pas aux élections. Mais en plus l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui vient de rendre public les résultats de son enquête annuelle, les accable. On y apprend que la consommation des poppers (des espèces de vasodilatateurs habituellement utilisés par les gays pour leur faciliter la vie) est en forte progression dans la jeunesse et donne un pourcentage qui s’approche de celui d’une liste Europe écologie (13,7 %), tandis que le crack, lui aussi, est en hausse, mais, en passant de 0,5 % à 1 %, il rappelle davantage les performances d’une liste antisioniste ou de Lutte Ouvrière. Cependant le vrai drame révélé par cette enquête est ailleurs : ces petits boutonneux boivent moins d’alcool. 59,8 % seulement d’entre eux ont été ivres au moins une fois dans l’année qui vient de s’écouler, ce qui nous ramène à des chiffres d’avant 2000, brisant ainsi l’honnête et joyeuse progression de cette dernière décennie. Les résultats sont similaires pour le cannabis, mais on peut faire confiance à la vogue médiatique et sociétale du libéral-libertaire Cohn-Bendit pour endiguer cette baisse, tandis que l’alcool, lui, reste tragiquement privé de leader charismatique pour l’incarner.
Ça me déprime tellement que je vais aller m’en jeter un de ce pas.
Les jeunes sont des cons…
Coupat : billet de sortie

À l’heure où nous mettons sous presse, Julien Coupat vient d’être libéré et placé sous contrôle judiciaire, après six mois de détention à la prison de la Santé. Cette libération, qui intervient deux jours après la publication dans Le Monde de sa charge véhémente contre l’antiterrorisme et le gouvernement, constitue un ultime désaveu de la procédure. Julien Coupat et ses amis ont été accusés d’être à l’origine des perturbations du trafic des TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 et de constituer une « cellule à visée terroriste ».
Avec ce mélange de mauvaise foi et de sincérité qui fait son charme, Causeur peut se targuer d’avoir réagi très vite, puisque nous avons écrit nos premiers articles sur cette affaire dans les jours, voire les heures, qui suivirent le rocambolesque assaut du village de Tarnac (Corrèze) le 11 novembre 2008. On vit ce jour-là, dans une opération comiquement nommée « Taïga », les troupes cagoulées de la SDAT arrêter les membres d’une communauté de jeunes gens après avoir fouillé et saccagé les lieux, sans rien trouver de probant – sinon des livres.
[access capability= »lire_inedits »]Très vite, le pouvoir, suivi par des médias pavloviens, désigna en Julien Coupat le chef suprême d’une hasardeuse « mouvance anarcho-autonome » prête à renverser le monde ancien. On avait surtout besoin d’un rideau de fumée ou d’une diversion. La crise financière forçait les plus libéraux des éditorialistes à des mea culpa keynésiens pendant que les licenciements massifs dévastaient l’économie réelle et que les universités en grève ne se résignaient pas à devenir des entreprises.
Sur un scénario d’Alain Bauer, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy et criminologue autoproclamé, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, produisit, avec l’aide de Bernard Squarcini, chef de la DCRI, la fiction ridicule d’un groupe omnipotent tour à tour responsable des retards de la SNCF ou des révoltes insurrectionnelles des étudiants grecs. Alain Bauer, en effet, avait acheté L’Insurrection qui vient, livre publié par La Fabrique et « signé » par un Comité invisible, derrière lequel on voulut voir à tout prix Julien Coupat. Le livre fut distribué par Bauer au gratin des responsables de la sécurité, qui placèrent sous surveillance le groupe de Tarnac et ses amis rouennais. Enfin, le prétexte arriva avec les incidents de novembre sur les voies TGV.
Sur cette « ténébreuse affaire » comme aurait dit Balzac, des points de vue contradictoires se sont exprimés au sein de Causeur – et c’est très bien comme ça.
Pour nous, en qui certains lecteurs ont finement deviné l’aile coupiste de Causeur, elle a surtout ridiculisé un pouvoir que l’on n’imaginait pas à ce point aux abois. L’embastillement arbitraire et pire, illogique, d’un penseur radical de notre temps ne peut que nous inquiéter sur la rapidité avec laquelle une démocratie peut perdre ses nerfs.
Cette libération constitue une double victoire pour la « bande à Tarnac », comme ils se surnomment plaisamment. Une victoire à plate couture, d’abord, sur les journalistes, et notamment ceux de télévision, qui ont été incapables de filmer le moindre ongle de leur « Julien Coupat ». Les dégoûtantes images des « retrouvailles du père et du fils », ils ne les auront jamais ! Il était délectable d’entendre le reporter d’une chaîne, planté devant la prison de la Santé depuis le matin, déclarer, au comble de la déconfiture : « Ils ne laissent pas les journalistes faire leur travail ! » Mais Julien Coupat et ses amis ont surtout gagné contre le dispositif antiterroriste. Pour la première fois, celui-ci a été décrédibilisé aux yeux d’une grande partie des Français. Espérons que le débat public en vue de l’abrogation de la loi Perben II ne fait que commencer. Les faits n’ont toujours pas été requalifiés, les mises sous contrôle judiciaire injustifiées continuent. La menace antiterroriste pèse encore sur nous. Mais elle a esquissé son premier pas en arrière.[/access]
Empaillons-nous, Folleville !

« À tort et à raison. » En relisant les articles consacrés à Julien Coupat, ce beau titre d’Henri Atlan m’est revenu en mémoire. Il ne décrit pas seulement l’idéal scientifique, mais l’idéal de la pensée tout court. Sur le papier, c’est facile : nous savons tous qu’il n’existe pas de vérité simple. L’amour du débat est universel. Dans la vraie vie, c’est une autre affaire. Comment douter quand on est convaincu ? Comment faire sienne, serait-ce fugitivement, la voix de son adversaire, voire celle de son ennemi ? Notre maître en déontologie, Edwy Plenel, appelait cela « penser contre soi-même », mais l’émission qu’il anima quelques saisons sur une filiale de TF1 aurait pu s’appeler « Débattre avec soi-même ». Sport largement pratiqué aujourd’hui par les professionnels de la tolérance, qui tolèrent surtout qu’on pense comme eux.
[access capability= »lire_inedits »]D’accord, sauf que nous ne sommes pas des saints. Même à Causeur. Il est bien agréable de s’autoproclamer, avec une pointe de complaisance lyrique, héritiers de la pensée des Lumières, il n’est pas si facile de penser une chose et son contraire. Mais on peut s’imposer d’entendre tout et son contraire. Ou presque. On peut s’obliger à écouter l’autre, se forcer à réprimer son agacement devant sa naïveté ou son cynisme. Les bons jours, on peut même bouger à son contact – ou à celui du réel. Bref, on peut s’empailler entre gens de bonne compagnie. C’était, me semble-t-il, le principe des Salons, dont nous tentons de nous inspirer.
Des amis nous reprochent parfois d’être arc-boutés sur nos convictions (mais lesquelles ?) ou d’être systématiquement dans le contre-pied (mais de quoi ?). Dans le paysage idéologique, les habitués de Causeur se situent entre l’atlanto-libéralisme et le communisme à tendance situ, en passant par des nuances aussi nombreuses que les individus eux-mêmes. Allez faire prévaloir la ligne du Parti dans un tel chaudron de sorcières. Le plus souvent, la seule ligne qui s’impose est de ne pas en avoir. Chacun a sa petite idée, mais nous ne déciderons pas pour vous qui a raison, de Bennasar ou du duo Leroy-Maillé, de l’État ou de Coupat. On n’est pas confronté tous les jours à l’impératif de choisir son camp, pas plus qu’on n’assiste tous les quatre matins à l’affrontement de la Vérité et du Mensonge. Pour le reste, il nous faut nous débrouiller avec la complexité du monde. On a le droit de penser en même temps qu’il existe, chez certains, une obsession juive et, chez d’autres, une obsession antisémite. De même, il est permis de trouver grotesque que l’on ait hurlé à la bavure policière parce que deux gosses avaient passé deux heures dans un commissariat et encore plus grotesque que des policiers interviennent pour régler une bagarre de cour de récré.
Seulement, pour s’engueuler, il faut avoir un langage commun, un récit sur lequel on puisse s’entendre. Face à la dénégation du réel, on est tenté de rester sans voix et de tourner les talons. C’est une erreur. Avec ceux qui pensent que l’insécurité est un fantasme et la violence à l’école une invention sarkozyste destinée à justifier une politique répressive, il y a toujours moyen de ne pas s’entendre et c’est heureux. Avec les « obsessionnistes » (heureuse trouvaille de Hugues Hénique) et leur vision complotiste du monde, on doit admettre que l’exercice atteint ses limites. Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Langage commun ou pas, nous vivons dans le même monde que Dieudonné et sa joyeuse troupe. Il faut faire avec. Aller au contact. Ce n’est pas toujours marrant (quoique), mais quelqu’un doit s’y coller. S’il n’en reste qu’un, nous serons celui-là.[/access]
Ecce homo

Il y a des vérités qui dérangent, il y en a d’autres qui m’arrangent. Par exemple, je partage avec mes compatriotes les plus lucides l’idée que l’atlanto-libéralisme est l’avenir de l’homme. Seules quelques sectes marxistes qui se maintiennent sur les béquilles de leur mauvaise foi refusent encore de voir la lumière. Mais ce n’est qu’une question de temps.
Si, en politique, la franchise est jubilatoire, en amour la prudence s’impose. Dans la conquête des femmes, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire et la séduction exige une subtile maîtrise du mensonge ou, au moins, de la dissimulation. Il est vivement conseillé dès la première rencontre de laisser dans l’ombre ses arrière-pensées les plus arriérées et les moins pensées. On vous pardonnera d’être un hypocrite, pas d’être une brute (sauf dans le feu de l’action).
[access capability= »lire_inedits »]Il faut bien le reconnaître, le mensonge est le compagnon de route de l’homme dans sa vie sentimentalo-sexuelle. On ment pour séduire une femme, on ment pour la garder et on finit par mentir pour abréger la conversation. Evidemment, de telles pratiques finissent par faire naître dans les cerveaux mâles les plus fragiles un sentiment connu de tous : la culpabilité.
Difficile de vivre avec, deux solutions permettent de s’en délivrer : l’ablation sans anesthésie – « Même pas mal ! » – et l’expiation par le mariage. Pourtant, jusqu’à une époque assez récente, la volatilité du sentiment amoureux masculin demeurait plutôt mal vécue (par les femmes) et très peu assumée (par les hommes). Mais peut-on reprocher à l’individu le comportement de l’espèce ?
Heureusement, les progrès de la science, dont l’objectif est de nous faciliter la vie, notamment ceux de la neurobiologie, sont venus réparer une grande injustice. Les sciences les plus exactes, les expériences les plus incontestables l’affirment : nous sommes innocents des turpitudes que nous commettons. La mort prématurée du sentiment, la pratique de l’adultère, nous n’y sommes pour rien ou presque. Nous sommes programmés pour : c’est chimique, neuronal, moléculaire, et même génétique.
De la naissance du désir par les phéromones à l’amour qui dure trente mois, tout devient clair. Tout rentre dans l’ordre naturel des choses, des hommes et des femmes. Les expériences sur l’attraction des sexes sont troublantes. Dans une salle d’attente, plusieurs chaises vides. Sur l’une d’elles, une odeur mâle a été pulvérisée. Des femmes se succèdent et préfèrent invariablement la chaise mâle aux chaises asexuées. On n’est pas dans un roman de Marc Lévy : la science, elle, ne ment pas.
Pour l’amour, cette religion qui dure trente mois, l’explication est désarmante de simplicité. Lors d’une rencontre amoureuse, le corps libère je ne sais quelle molécule qui laisse des traces visibles dans le sang pendant trente mois. Quand je pense à tout ce qu’on a entendu, les uns et les autres, sur l’air de « T’as pas de cœur » ou « Tu t’es bien foutu de moi ! », les questions en avalanche au moment de rompre pour lesquelles nous n’avons pas la queue d’une réponse, je me dis que nous pouvons rendre hommage aux chercheurs pour cette issue de secours inespérée. Nous sommes esclaves de nos chairs, aux ordres de l’infiniment petit qui circule dans nos veines.
Le discours amoureux, de Julien Sorel à Julien Clerc, est renvoyé aux contes et légendes de la mythologie féminine par un cours de physique-chimie. Une fois admises par les esprits traditionnellement accrochés au mythe de l’amour-toujours, ces découvertes prodigieuses seront à l’origine d’un homme nouveau, décomplexé, déculpabilisé, qui pourra enfin vivre une sexualité libre et épanouie.
Il nous faut répandre la bonne nouvelle. Je m’y emploie.[/access]
Rien de général chez Kléber
Tout le monde peut s’abonner à la nouvelle formule du mensuel Causeur d’un simple clic, mais ces veinards de Strasbourgeois — l’Alsace bénéficie déjà de tant de dérogations aux usages nationaux — peuvent désormais acheter notre mensuel à la librairie Kléber, où, grâce à Eric Kribs et François Wolfermann, il est en vente depuis mai, au prix de 4,5 €. Si vous n’avez pas de domicile, si vous souhaitez conserver l’anonymat ou, tout simplement, payer en espèces, passez chez Kléber, 1 rue des Francs-Bourgeois à Strasbourg – ça leur fera plaisir et nous économisera un timbre. Si vous êtes libraire et intéressé par la mise en vente du mensuel Causeur chez vous, contactez-nous.
Pourquoi je défends Choc
Même quand Causeur ne partage (malheureusement) pas totalement mes opinions, il reste sans conteste, le site d’information le plus pertinent que je connaisse. Il m’a donc semblé naturel de contribuer, sur ce site, au débat qui s’est engagé sur la légitimité de la publication, par Choc, des photographies d’Ilan Halimi. Il va de soi qu’au regard de ma qualité d’avocat du magazine concerné, cette contribution est subjective mais, pour autant, il m’a semblé souhaitable d’exposer certaines observations alors qu’excepté sur ce site, les arguments que nous avons développés en défense n’ont été que bien peu évoqués.
Vendredi 22 mai 2009 à 14 h, le magazine Choc était retiré de la vente sur décision de justice. Cette mesure radicale, rarissime dans notre pays, était fondée sur l’atteinte à la dignité humaine découlant de la publication, en « une » du journal, de la photographie d’Ilan Halimi masqué par un ruban adhésif, un pistolet sur la tempe, preuve de vie terrifiante dont on peut comprendre que la diffusion ait révulsé aussi bien la famille de la victime qu’une grande partie de nos concitoyens. L’émotion était légitime, la réprobation parfaitement compréhensible, le débat sur les procédés de Choc ouvert. Néanmoins, la mesure ordonnée apparaît singulièrement préoccupante.
Préoccupante, parce que les principes en cause transcendent de très loin le seul cas du magazine Choc et de la famille Halimi. Préoccupante parce que le retrait ordonné est devenu effectif avant même que la Cour d’appel ait pu statuer sur cette mesure, ce qui permettra, à l’avenir, le prononcé d’une interdiction de publication n’importe où sur le territoire, par un juge unique, sans même qu’une Cour d’appel puisse exercer un quelconque contrôle.
En l’occurrence, la Cour d’appel de Paris a infirmé le retrait. Toutefois, elle a ordonné l’occultation des photographies litigieuses, en « une » mais aussi en pages intérieures du journal, ce qui aboutissait pratiquement au même résultat qu’une mesure de retrait. De toute façon, pour le journal, il était déjà trop tard.
Préoccupante surtout parce que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce qui, en réalité, a été sanctionné : est-ce vraiment l’image publiée ou est-ce la réputation du journal concerné ? Autrement dit, aurait-on été jusqu’à retirer des kiosques, des magazines tels que Le Nouvel Observateur ou L’Express si ces publications avaient diffusé la même photographie d’Ilan en argumentant sur la contribution de ce document à l’information du public ? À défaut, cela voudrait dire que, selon son positionnement et la considération dont il jouit, un organe de presse disposerait de plus ou moins de droits, pourrait être interdit ou autorisé. Le problème c’est que personne n’a la même appréciation des qualités intrinsèques d’un organe de presse et qu’à ce jeu-là, tous les médias risquent d’être finalement perdants.
Prenons garde, à cet égard, à ne pas considérer qu’un document est inutile à l’information sans nous poser préalablement la question de savoir si, pour d’autres que nous, plus jeunes, ayant un autre rapport aux médias et une autre culture de l’information, la publication d’un tel document serait pertinente.
Evidemment, certains répondront qu’une presse plus « convenable » n’aurait jamais publié une telle photographie et ils auraient tort. Le 18 novembre 1986, Libération consacrait sa « une » à la photographie de Georges Besse baignant dans son sang, assassiné par des membres d’Action Directe. Fallait-il interdire cette photographie au prétexte de la dignité humaine de la famille de Georges Besse ? Cette publication, aussi choquante qu’elle ait été, certainement « indécente » comme l’a retenu la Cour d’appel de Paris pour la photographie d’Ilan Halimi, n’a-t-elle pas contribué à discréditer la radicalité terroriste d’Action Directe ? Refuser d’incarner le mal, interdire de montrer la barbarie, est-ce vraiment le meilleur moyen de combattre la haine, la bêtise et la violence ?
Et les photographies d’Abou Ghraib, prises par des tortionnaires, comme celles d’Ilan Halimi ? Et celles de Daniel Pearl et celles d’Aldo Moro, mort dans le coffre de sa voiture ? Doit-on admettre qu’à chaque fois, la publication de ces photographies devait être soumise à l’accord des familles ? L’information du public n’aurait rien à y gagner, pas plus, en définitive, que la dignité humaine.
On retiendra également que, quelques jours avant Choc, le magazine Tribune Juive consacrait lui aussi sa « une » à une photographie d’Ilan Halimi souriant. Cette photographie bien qu’évidemment moins dérangeante, avait-elle une valeur informative supérieure à celle publiée par Choc ?
De quelle photographie se souviendra t-on dans quelques années, quelle photographie aura marqué les esprits, quel document incarnera la barbarie dont Ilan Halimi a été victime ? Et qu’aurait-on dit si Tribune Juive avait publié en « une » la même photographie que Choc ? Est-on vraiment sûr que le débat se serait posé dans les mêmes termes et n’aurait-on pas vu là, une volonté de marquer et de couper court au délire de l’accusé principal et aux tentations de relativiser ce crime, ce qui est déjà à l’oeuvre sur certains sites ? Est-on vraiment certain qu’il n’y avait aucune utilité à diffuser cette photographie auprès d’un public jeune dont le dernier lien avec la presse papier est peut-être constitué par le magazine poursuivi, quoi qu’on pense de celui-ci ?
Les questionnements posés par le retrait des kiosques de Choc sont d’ailleurs d’autant plus aigus que le procès du gang des barbares a lieu à huis clos, ce que l’avocat de la famille de la victime regrettait lui-même vivement. Ainsi, la presse qui n’a déjà pas le droit de parler d’un procès pourtant symbolique et qui d’ailleurs, n’en parle que très peu, se voit en plus interdite lorsqu’elle évoque, par l’image, la barbarie du crime commis. Cela aussi est préoccupant. Je note d’ailleurs que, sur six semaines de procès, la presse n’a jamais tant évoqué Ilan Halimi qu’à l’occasion de la couverture de Choc. Et c’est Choc qui doit être condamné très lourdement, coupable, peut-être, d’avoir été le vecteur d’une catharsis générale.
Quant à l’avenir, quel journal, quel éditeur prendra le risque de publier une photographie un tant soit peu dérangeante et susceptible d’être qualifiée d’atteinte à la dignité humaine ? De quelle photographie le public sera-t-il privé si, compte tenu des conséquences financières considérables d’un retrait des kiosques, outre les dommages et intérêts conséquents auxquels Choc a été condamné, personne n’ose plus publier de photographies comportant le moindre risque de ce type ?
La crainte d’un retrait sera suffisante pour dissuader toute publication d’images éventuellement choquantes comme si la photographie était le crime, comme si le journalisme, l’information du public et la société elle-même avaient quoi que ce soit à gagner à dissimuler la brutalité du monde. C’est ainsi toute la question du journalisme par l’image qui est posée.
Au demeurant, ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur l’atteinte à la dignité humaine que constituerait la description écrite des tortures subies par des victimes de crime ? Ne devrait-on pas l’épargner aux familles ? Où s’arrêtera-t-on sur ce terrain et comment hiérarchiser, à l’avenir, entre les douleurs et les souffrances des familles pour décider celles qui justifient une mesure aussi grave qu’une interdiction de publier et celles qui ne seraient pas assez aigües pour que l’on aille aussi loin ?
Encore se déduit-il de la décision de la Cour d’appel que de telles photographies seront à l’avenir interdites de publication y compris en pages intérieures des journaux, ce qui n’est pas le moins inquiétant quant aux restrictions apportées à l’information du public alors que sur ce point, l’argument du « sensationnalisme » recherché ne peut plus être invoqué.
Prendre en considération le sentiment d’affliction des familles est légitime, mais sur bien des sujets sensibles, il n’y aurait plus d’information possible si ce critère devait primer sur l’intérêt général. Alors oui, compte tenu des enjeux en cause, la défense de Choc me semble essentielle.
Sans histoire ?

Que faire d’une enfance heureuse ? Surtout pas un livre, a-t-on envie de répondre. L’étouffoir familial, les cadavres planqués de génération en génération, les haines recuites : depuis la tragédie grecque, voilà ce qui fait de la bonne littérature.
Certes, Proust fait naître le monde d’un baiser maternel qui tarde à venir mais qui, quand il arrive, charrie l’éternité. Et dans Ada ou l’ardeur, roman de l’enfance perverse et délicieuse, Nabokov a enchaîné quelque chose de la sienne dans une famille qui habitait toute la culture et les beautés d’Europe.
[access capability= »lire_inedits »]Colombe Schneck n’est pas Nabokov ni Proust. D’ailleurs, elle s’en fout, elle n’a pas lu Ada. Son problème, c’est d’être Colombe Schneck. Pas simple, quand on part avec une telle hérédité. Des parents aimants et joyeux, une maison pleine d’amis, de rires et de livres, la certitude que le monde est un cadeau qui vous est destiné – tout cela, se dit-on, devrait aider à vivre. Mais à écrire ? Pour ce qui est de vivre, ça la regarde. Ceux qui l’écoutent sur France Inter, partagés entre agacement et sympathie, penseront qu’elle cache bien son jeu. C’est son droit. En lisant Val de Grâce, on découvre, derrière le personnage d’étourdie légèrement gaffeuse, un écrivain.
Il y a une ruse. On n’est pas dans la Bibliothèque rose. Ce n’est pas le bonheur qui inspire Colombe Schneck, mais le sentiment de sa perte irréparable. Si elle revient errer, et nous à sa suite, au Val de Grâce, l’appartement biscornu et chargé de sa jeunesse qu’elle appelle ainsi comme s’il s’agissait d’un village secret connu de quelques privilégiés, c’est pour se convaincre qu’il n’est plus. Alors, elle vient une dernière fois, pour laisser courir ses doigts sur des meubles recouverts de poussière, faire jouer avec une science précise un tiroir récalcitrant, exercer l’exacte pression nécessaire pour obliger la porte d’une armoire à céder, recenser le fouillis immuable d’une commode. On voit défiler le film de l’enfance qui passe, puis la mort et son appareillage moderne.
Enfants juifs de la guerre, « jetés du monde de l’enfance », les parents de la narratrice se sont vengés. « Pour nous, leurs enfants, ils ont exigé davantage qu’une enfance. » On imagine difficilement cadeau plus empoisonné. Comment survivre quand tant de bontés et de beautés vous ont été données d’emblée ? Comment devenir adulte quand on a toujours gagné « le concours de la petite fille la plus heureuse du monde » ?
Colombe Schneck se demande si on lui pardonnera « d’avoir été aimée à ce point ». Peut-être pas. J’ai envie de dire, en paraphrasant une formule de Friedrich Dürrenmatt, que « ce n’est pas un sujet de honte ni de gloire : c’est un avertissement ». Cet avertissement qui est une invitation, résonne longtemps après qu’on a quitté Val de Grâce.[/access]
Comment peigner une girafe ?

Dans sa célèbre fable, La Grenouille, qui finira dans la poêle, que les enfants des écoles ânonnent avec entrain depuis plus de trois cents ans, Jean de La Fontaine nous dépeint, comme chacun sait, un batracien qui veut se faire aussi grand qu’une girafe. Pauvre animal, ignorant que le mammifère qu’il veut singer est l’avenir de l’Humanité – le truc de nases, pas le journal. Lorsque les prédictions d’Al Gore, de Nicolas Hulot et de Nostradamus se réaliseront et que les flots auront recouvert la surface de la Terre sans que Charles Trenet soit là pour chanter leur magie au long des golfes clairs, seule surnagera la tête cornée et fière de la girafe.
[access capability= »lire_inedits »]Et nous serons bien contents, nous autres, pauvres humains, de grimper sur ses frêles épaules, pour la caresser et la peigner, en nous exclamant, tel Mac Mahon sur les bords de la Loire : « Ah ! que d’eau, que d’eau ! ». Courts sur pattes et doutant de la puissance de la girafe, les hommes de la race suspicieuse des Claude Allègre seront vite submergés. Mais nous, qui depuis le berceau n’avons poursuivi d’autre but que de peigner la girafe par goût et par amour de la philosophie, du genre humain et de toutes choses qui persistent dans l’être, surnagerons entre tous.
S’exprimant dans un français somme toute assez approximatif pour un Onassis, Aristote écrit tout cela très bien, au livre II de son Histoire des animaux : « L’animal appelé antilope a une crinière au garrot, ainsi que l’animal sauvage qu’on nomme girafe, qui tous deux ont une légère toison, s’étendant de la tête au garrot. » Encore que l’on pourrait se fier à Heidegger qui, quant à lui, traduit ce passage par un plus élégant : « Waouh, waouh, waouh ! C’est quoi ce machin dans le jardin ? Une grosse taupe métaphysique ! Elfride, vite, le fusil ! »
La voilà donc, la belle affaire de l’humanité, la chose cachée depuis la fondation du monde. Alors que ce poids plume d’antilope ne nourrit que cent ou cent vingt types même pas affamés, la girafe, elle, en rassasie deux ou deux mille cinq cents. Son simple steak vaut pour trente. Certes, tout dépend de l’appétit de vos convives et de ce que vous leur aurez fait manger avant. Mais je suppose votre pingrerie telle que vous leur aurez servi un apéritif léger.
Et, d’ailleurs, qui parle de bouffer la girafe quand il suffit de la peigner ? De la peigner, et non de la peindre. Certains n’ont pas su faire de leur chevalet un bouclier suffisant contre l’atrocité du coup de sabot girafier. La girafe vous prend de haut, c’est là son moindre défaut. Elle ne souffre pas d’être peinte, mais tolère d’être peignée. Sous nos latitudes, il est bien hasardeux de trouver une girafe, voire même un girafon, se prêtant librement à l’exercice – le réchauffement climatique et la déforestation amazonienne ont eu raison de l’écosystème girafier dans l’Hexagone. C’est donc dans les zoos qu’il faut se rendre pour répéter inlassablement l’ancestral geste du peigneur.
Certes, un pouvoir d’achat conséquent vous donnera l’idée d’acheter votre propre girafe et de la peigner, en fonctionnaire ou en rentier, à domicile. Ah ! malheureux, cancrelat, peste noire ! N’avez-vous donc pas appris que jamais il ne faut prendre sur ses loisirs pour peigner la girafe ? La tache est rude. Elle est noble. Elle suppose une dextérité hors du lot, une maîtrise, une abnégation qui contredisent ce que ce jeanfoutre (paix à son âme) de Roger Martin du Gard écrivait dans Les Thibaut : « D’ailleurs, je m’en fous… On verra bien… Faire ça, ou peigner la girafe ! »
Eh bien, social-traître, quand on est français, la girafe, on la peigne bien. Et on y passe tout son temps. On massacre un troupeau d’éléphants pour se tailler dans leurs défenses un instrument digne de ce nom. Et on le fait. Avec entrain. Dans le sens du poil. Car, voyez-vous, Chinois, Indiens ou Brésiliens, eux, peuples tout dévoués au labeur dégradant, ne connaissent ni girafe ni peigne.[/access]
Il faut sauver l’Opinel !

Non loin de chez moi, à Cognin, près de Chambéry, se trouve une entreprise qui fait rarement parler d’elle, communique peu et n’envisage pas de se délocaliser dans quelque pays exotique. Elle appartient à la même famille depuis sa fondation, en 1890, et, dans le monde entier, son nom est connu de tous ceux qui se sentent mieux avec un bon couteau au fond de la poche : je parle d’Opinel. C’est la main couronnée, la virole, le manche en hêtre blond verni et la lame pointue fine et tranchante qui se prête à une multitude de fonctions, des plus élémentaires, comme le partage du pain, aux plus sophistiquées, comme la gravure sur bois.
[access capability= »lire_inedits »]L’hystérie sécuritaire qui s’est emparée du monde de l’éducation après quelques agressions dramatiques dans des établissements scolaires risque de bannir ce couteau aussi utile que chargé d’histoire de l’équipement des collégiens et des lycéens. Quelle erreur ! Quel manque de psychologie ! Quelle vision stupide qui veut que ce soient les couteaux qui tuent et non les gens qui les tiennent ! Au contraire, on devrait offrir un Opinel à chaque élève entrant en 6e, avec un accompagnement pédagogique indiquant ce qui se fait et ce qui ne se fait pas avec un couteau. Ne vaut-il pas mieux que l’élève frustré par une mauvaise note grave sur sa table « La prof de maths est une tepu ! », au lieu de remâcher sa rancœur jusqu’au passage à l’acte ?
Il existe un potentiel de violence chez les jeunes, particulièrement les jeunes garçons – de toutes classes sociales – devant lequel la communauté éducative d’aujourd’hui, nourrie de sciences humaines frelatées, se voile la face. Jadis, on savait la canaliser dans des exercices producteurs de plaies et de bosses strictement réglementés par les adultes : c’est ainsi que les Anglais ont inventé le rugby, et que son équivalent rustique et hexagonal, la soule, était pratiqué dans les villes et les villages. Et chacun, son Opinel en poche pouvait alors se sentir le roi du monde.[/access]
Les jeunes sont des cons…
Déjà, ils ne votent pas aux élections. Mais en plus l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui vient de rendre public les résultats de son enquête annuelle, les accable. On y apprend que la consommation des poppers (des espèces de vasodilatateurs habituellement utilisés par les gays pour leur faciliter la vie) est en forte progression dans la jeunesse et donne un pourcentage qui s’approche de celui d’une liste Europe écologie (13,7 %), tandis que le crack, lui aussi, est en hausse, mais, en passant de 0,5 % à 1 %, il rappelle davantage les performances d’une liste antisioniste ou de Lutte Ouvrière. Cependant le vrai drame révélé par cette enquête est ailleurs : ces petits boutonneux boivent moins d’alcool. 59,8 % seulement d’entre eux ont été ivres au moins une fois dans l’année qui vient de s’écouler, ce qui nous ramène à des chiffres d’avant 2000, brisant ainsi l’honnête et joyeuse progression de cette dernière décennie. Les résultats sont similaires pour le cannabis, mais on peut faire confiance à la vogue médiatique et sociétale du libéral-libertaire Cohn-Bendit pour endiguer cette baisse, tandis que l’alcool, lui, reste tragiquement privé de leader charismatique pour l’incarner.
Ça me déprime tellement que je vais aller m’en jeter un de ce pas.
Coupat : billet de sortie

À l’heure où nous mettons sous presse, Julien Coupat vient d’être libéré et placé sous contrôle judiciaire, après six mois de détention à la prison de la Santé. Cette libération, qui intervient deux jours après la publication dans Le Monde de sa charge véhémente contre l’antiterrorisme et le gouvernement, constitue un ultime désaveu de la procédure. Julien Coupat et ses amis ont été accusés d’être à l’origine des perturbations du trafic des TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 et de constituer une « cellule à visée terroriste ».
Avec ce mélange de mauvaise foi et de sincérité qui fait son charme, Causeur peut se targuer d’avoir réagi très vite, puisque nous avons écrit nos premiers articles sur cette affaire dans les jours, voire les heures, qui suivirent le rocambolesque assaut du village de Tarnac (Corrèze) le 11 novembre 2008. On vit ce jour-là, dans une opération comiquement nommée « Taïga », les troupes cagoulées de la SDAT arrêter les membres d’une communauté de jeunes gens après avoir fouillé et saccagé les lieux, sans rien trouver de probant – sinon des livres.
[access capability= »lire_inedits »]Très vite, le pouvoir, suivi par des médias pavloviens, désigna en Julien Coupat le chef suprême d’une hasardeuse « mouvance anarcho-autonome » prête à renverser le monde ancien. On avait surtout besoin d’un rideau de fumée ou d’une diversion. La crise financière forçait les plus libéraux des éditorialistes à des mea culpa keynésiens pendant que les licenciements massifs dévastaient l’économie réelle et que les universités en grève ne se résignaient pas à devenir des entreprises.
Sur un scénario d’Alain Bauer, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy et criminologue autoproclamé, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, produisit, avec l’aide de Bernard Squarcini, chef de la DCRI, la fiction ridicule d’un groupe omnipotent tour à tour responsable des retards de la SNCF ou des révoltes insurrectionnelles des étudiants grecs. Alain Bauer, en effet, avait acheté L’Insurrection qui vient, livre publié par La Fabrique et « signé » par un Comité invisible, derrière lequel on voulut voir à tout prix Julien Coupat. Le livre fut distribué par Bauer au gratin des responsables de la sécurité, qui placèrent sous surveillance le groupe de Tarnac et ses amis rouennais. Enfin, le prétexte arriva avec les incidents de novembre sur les voies TGV.
Sur cette « ténébreuse affaire » comme aurait dit Balzac, des points de vue contradictoires se sont exprimés au sein de Causeur – et c’est très bien comme ça.
Pour nous, en qui certains lecteurs ont finement deviné l’aile coupiste de Causeur, elle a surtout ridiculisé un pouvoir que l’on n’imaginait pas à ce point aux abois. L’embastillement arbitraire et pire, illogique, d’un penseur radical de notre temps ne peut que nous inquiéter sur la rapidité avec laquelle une démocratie peut perdre ses nerfs.
Cette libération constitue une double victoire pour la « bande à Tarnac », comme ils se surnomment plaisamment. Une victoire à plate couture, d’abord, sur les journalistes, et notamment ceux de télévision, qui ont été incapables de filmer le moindre ongle de leur « Julien Coupat ». Les dégoûtantes images des « retrouvailles du père et du fils », ils ne les auront jamais ! Il était délectable d’entendre le reporter d’une chaîne, planté devant la prison de la Santé depuis le matin, déclarer, au comble de la déconfiture : « Ils ne laissent pas les journalistes faire leur travail ! » Mais Julien Coupat et ses amis ont surtout gagné contre le dispositif antiterroriste. Pour la première fois, celui-ci a été décrédibilisé aux yeux d’une grande partie des Français. Espérons que le débat public en vue de l’abrogation de la loi Perben II ne fait que commencer. Les faits n’ont toujours pas été requalifiés, les mises sous contrôle judiciaire injustifiées continuent. La menace antiterroriste pèse encore sur nous. Mais elle a esquissé son premier pas en arrière.[/access]
Empaillons-nous, Folleville !

« À tort et à raison. » En relisant les articles consacrés à Julien Coupat, ce beau titre d’Henri Atlan m’est revenu en mémoire. Il ne décrit pas seulement l’idéal scientifique, mais l’idéal de la pensée tout court. Sur le papier, c’est facile : nous savons tous qu’il n’existe pas de vérité simple. L’amour du débat est universel. Dans la vraie vie, c’est une autre affaire. Comment douter quand on est convaincu ? Comment faire sienne, serait-ce fugitivement, la voix de son adversaire, voire celle de son ennemi ? Notre maître en déontologie, Edwy Plenel, appelait cela « penser contre soi-même », mais l’émission qu’il anima quelques saisons sur une filiale de TF1 aurait pu s’appeler « Débattre avec soi-même ». Sport largement pratiqué aujourd’hui par les professionnels de la tolérance, qui tolèrent surtout qu’on pense comme eux.
[access capability= »lire_inedits »]D’accord, sauf que nous ne sommes pas des saints. Même à Causeur. Il est bien agréable de s’autoproclamer, avec une pointe de complaisance lyrique, héritiers de la pensée des Lumières, il n’est pas si facile de penser une chose et son contraire. Mais on peut s’imposer d’entendre tout et son contraire. Ou presque. On peut s’obliger à écouter l’autre, se forcer à réprimer son agacement devant sa naïveté ou son cynisme. Les bons jours, on peut même bouger à son contact – ou à celui du réel. Bref, on peut s’empailler entre gens de bonne compagnie. C’était, me semble-t-il, le principe des Salons, dont nous tentons de nous inspirer.
Des amis nous reprochent parfois d’être arc-boutés sur nos convictions (mais lesquelles ?) ou d’être systématiquement dans le contre-pied (mais de quoi ?). Dans le paysage idéologique, les habitués de Causeur se situent entre l’atlanto-libéralisme et le communisme à tendance situ, en passant par des nuances aussi nombreuses que les individus eux-mêmes. Allez faire prévaloir la ligne du Parti dans un tel chaudron de sorcières. Le plus souvent, la seule ligne qui s’impose est de ne pas en avoir. Chacun a sa petite idée, mais nous ne déciderons pas pour vous qui a raison, de Bennasar ou du duo Leroy-Maillé, de l’État ou de Coupat. On n’est pas confronté tous les jours à l’impératif de choisir son camp, pas plus qu’on n’assiste tous les quatre matins à l’affrontement de la Vérité et du Mensonge. Pour le reste, il nous faut nous débrouiller avec la complexité du monde. On a le droit de penser en même temps qu’il existe, chez certains, une obsession juive et, chez d’autres, une obsession antisémite. De même, il est permis de trouver grotesque que l’on ait hurlé à la bavure policière parce que deux gosses avaient passé deux heures dans un commissariat et encore plus grotesque que des policiers interviennent pour régler une bagarre de cour de récré.
Seulement, pour s’engueuler, il faut avoir un langage commun, un récit sur lequel on puisse s’entendre. Face à la dénégation du réel, on est tenté de rester sans voix et de tourner les talons. C’est une erreur. Avec ceux qui pensent que l’insécurité est un fantasme et la violence à l’école une invention sarkozyste destinée à justifier une politique répressive, il y a toujours moyen de ne pas s’entendre et c’est heureux. Avec les « obsessionnistes » (heureuse trouvaille de Hugues Hénique) et leur vision complotiste du monde, on doit admettre que l’exercice atteint ses limites. Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Langage commun ou pas, nous vivons dans le même monde que Dieudonné et sa joyeuse troupe. Il faut faire avec. Aller au contact. Ce n’est pas toujours marrant (quoique), mais quelqu’un doit s’y coller. S’il n’en reste qu’un, nous serons celui-là.[/access]
Ecce homo

Il y a des vérités qui dérangent, il y en a d’autres qui m’arrangent. Par exemple, je partage avec mes compatriotes les plus lucides l’idée que l’atlanto-libéralisme est l’avenir de l’homme. Seules quelques sectes marxistes qui se maintiennent sur les béquilles de leur mauvaise foi refusent encore de voir la lumière. Mais ce n’est qu’une question de temps.
Si, en politique, la franchise est jubilatoire, en amour la prudence s’impose. Dans la conquête des femmes, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire et la séduction exige une subtile maîtrise du mensonge ou, au moins, de la dissimulation. Il est vivement conseillé dès la première rencontre de laisser dans l’ombre ses arrière-pensées les plus arriérées et les moins pensées. On vous pardonnera d’être un hypocrite, pas d’être une brute (sauf dans le feu de l’action).
[access capability= »lire_inedits »]Il faut bien le reconnaître, le mensonge est le compagnon de route de l’homme dans sa vie sentimentalo-sexuelle. On ment pour séduire une femme, on ment pour la garder et on finit par mentir pour abréger la conversation. Evidemment, de telles pratiques finissent par faire naître dans les cerveaux mâles les plus fragiles un sentiment connu de tous : la culpabilité.
Difficile de vivre avec, deux solutions permettent de s’en délivrer : l’ablation sans anesthésie – « Même pas mal ! » – et l’expiation par le mariage. Pourtant, jusqu’à une époque assez récente, la volatilité du sentiment amoureux masculin demeurait plutôt mal vécue (par les femmes) et très peu assumée (par les hommes). Mais peut-on reprocher à l’individu le comportement de l’espèce ?
Heureusement, les progrès de la science, dont l’objectif est de nous faciliter la vie, notamment ceux de la neurobiologie, sont venus réparer une grande injustice. Les sciences les plus exactes, les expériences les plus incontestables l’affirment : nous sommes innocents des turpitudes que nous commettons. La mort prématurée du sentiment, la pratique de l’adultère, nous n’y sommes pour rien ou presque. Nous sommes programmés pour : c’est chimique, neuronal, moléculaire, et même génétique.
De la naissance du désir par les phéromones à l’amour qui dure trente mois, tout devient clair. Tout rentre dans l’ordre naturel des choses, des hommes et des femmes. Les expériences sur l’attraction des sexes sont troublantes. Dans une salle d’attente, plusieurs chaises vides. Sur l’une d’elles, une odeur mâle a été pulvérisée. Des femmes se succèdent et préfèrent invariablement la chaise mâle aux chaises asexuées. On n’est pas dans un roman de Marc Lévy : la science, elle, ne ment pas.
Pour l’amour, cette religion qui dure trente mois, l’explication est désarmante de simplicité. Lors d’une rencontre amoureuse, le corps libère je ne sais quelle molécule qui laisse des traces visibles dans le sang pendant trente mois. Quand je pense à tout ce qu’on a entendu, les uns et les autres, sur l’air de « T’as pas de cœur » ou « Tu t’es bien foutu de moi ! », les questions en avalanche au moment de rompre pour lesquelles nous n’avons pas la queue d’une réponse, je me dis que nous pouvons rendre hommage aux chercheurs pour cette issue de secours inespérée. Nous sommes esclaves de nos chairs, aux ordres de l’infiniment petit qui circule dans nos veines.
Le discours amoureux, de Julien Sorel à Julien Clerc, est renvoyé aux contes et légendes de la mythologie féminine par un cours de physique-chimie. Une fois admises par les esprits traditionnellement accrochés au mythe de l’amour-toujours, ces découvertes prodigieuses seront à l’origine d’un homme nouveau, décomplexé, déculpabilisé, qui pourra enfin vivre une sexualité libre et épanouie.
Il nous faut répandre la bonne nouvelle. Je m’y emploie.[/access]
Rien de général chez Kléber
Tout le monde peut s’abonner à la nouvelle formule du mensuel Causeur d’un simple clic, mais ces veinards de Strasbourgeois — l’Alsace bénéficie déjà de tant de dérogations aux usages nationaux — peuvent désormais acheter notre mensuel à la librairie Kléber, où, grâce à Eric Kribs et François Wolfermann, il est en vente depuis mai, au prix de 4,5 €. Si vous n’avez pas de domicile, si vous souhaitez conserver l’anonymat ou, tout simplement, payer en espèces, passez chez Kléber, 1 rue des Francs-Bourgeois à Strasbourg – ça leur fera plaisir et nous économisera un timbre. Si vous êtes libraire et intéressé par la mise en vente du mensuel Causeur chez vous, contactez-nous.
Pourquoi je défends Choc
Même quand Causeur ne partage (malheureusement) pas totalement mes opinions, il reste sans conteste, le site d’information le plus pertinent que je connaisse. Il m’a donc semblé naturel de contribuer, sur ce site, au débat qui s’est engagé sur la légitimité de la publication, par Choc, des photographies d’Ilan Halimi. Il va de soi qu’au regard de ma qualité d’avocat du magazine concerné, cette contribution est subjective mais, pour autant, il m’a semblé souhaitable d’exposer certaines observations alors qu’excepté sur ce site, les arguments que nous avons développés en défense n’ont été que bien peu évoqués.
Vendredi 22 mai 2009 à 14 h, le magazine Choc était retiré de la vente sur décision de justice. Cette mesure radicale, rarissime dans notre pays, était fondée sur l’atteinte à la dignité humaine découlant de la publication, en « une » du journal, de la photographie d’Ilan Halimi masqué par un ruban adhésif, un pistolet sur la tempe, preuve de vie terrifiante dont on peut comprendre que la diffusion ait révulsé aussi bien la famille de la victime qu’une grande partie de nos concitoyens. L’émotion était légitime, la réprobation parfaitement compréhensible, le débat sur les procédés de Choc ouvert. Néanmoins, la mesure ordonnée apparaît singulièrement préoccupante.
Préoccupante, parce que les principes en cause transcendent de très loin le seul cas du magazine Choc et de la famille Halimi. Préoccupante parce que le retrait ordonné est devenu effectif avant même que la Cour d’appel ait pu statuer sur cette mesure, ce qui permettra, à l’avenir, le prononcé d’une interdiction de publication n’importe où sur le territoire, par un juge unique, sans même qu’une Cour d’appel puisse exercer un quelconque contrôle.
En l’occurrence, la Cour d’appel de Paris a infirmé le retrait. Toutefois, elle a ordonné l’occultation des photographies litigieuses, en « une » mais aussi en pages intérieures du journal, ce qui aboutissait pratiquement au même résultat qu’une mesure de retrait. De toute façon, pour le journal, il était déjà trop tard.
Préoccupante surtout parce que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce qui, en réalité, a été sanctionné : est-ce vraiment l’image publiée ou est-ce la réputation du journal concerné ? Autrement dit, aurait-on été jusqu’à retirer des kiosques, des magazines tels que Le Nouvel Observateur ou L’Express si ces publications avaient diffusé la même photographie d’Ilan en argumentant sur la contribution de ce document à l’information du public ? À défaut, cela voudrait dire que, selon son positionnement et la considération dont il jouit, un organe de presse disposerait de plus ou moins de droits, pourrait être interdit ou autorisé. Le problème c’est que personne n’a la même appréciation des qualités intrinsèques d’un organe de presse et qu’à ce jeu-là, tous les médias risquent d’être finalement perdants.
Prenons garde, à cet égard, à ne pas considérer qu’un document est inutile à l’information sans nous poser préalablement la question de savoir si, pour d’autres que nous, plus jeunes, ayant un autre rapport aux médias et une autre culture de l’information, la publication d’un tel document serait pertinente.
Evidemment, certains répondront qu’une presse plus « convenable » n’aurait jamais publié une telle photographie et ils auraient tort. Le 18 novembre 1986, Libération consacrait sa « une » à la photographie de Georges Besse baignant dans son sang, assassiné par des membres d’Action Directe. Fallait-il interdire cette photographie au prétexte de la dignité humaine de la famille de Georges Besse ? Cette publication, aussi choquante qu’elle ait été, certainement « indécente » comme l’a retenu la Cour d’appel de Paris pour la photographie d’Ilan Halimi, n’a-t-elle pas contribué à discréditer la radicalité terroriste d’Action Directe ? Refuser d’incarner le mal, interdire de montrer la barbarie, est-ce vraiment le meilleur moyen de combattre la haine, la bêtise et la violence ?
Et les photographies d’Abou Ghraib, prises par des tortionnaires, comme celles d’Ilan Halimi ? Et celles de Daniel Pearl et celles d’Aldo Moro, mort dans le coffre de sa voiture ? Doit-on admettre qu’à chaque fois, la publication de ces photographies devait être soumise à l’accord des familles ? L’information du public n’aurait rien à y gagner, pas plus, en définitive, que la dignité humaine.
On retiendra également que, quelques jours avant Choc, le magazine Tribune Juive consacrait lui aussi sa « une » à une photographie d’Ilan Halimi souriant. Cette photographie bien qu’évidemment moins dérangeante, avait-elle une valeur informative supérieure à celle publiée par Choc ?
De quelle photographie se souviendra t-on dans quelques années, quelle photographie aura marqué les esprits, quel document incarnera la barbarie dont Ilan Halimi a été victime ? Et qu’aurait-on dit si Tribune Juive avait publié en « une » la même photographie que Choc ? Est-on vraiment sûr que le débat se serait posé dans les mêmes termes et n’aurait-on pas vu là, une volonté de marquer et de couper court au délire de l’accusé principal et aux tentations de relativiser ce crime, ce qui est déjà à l’oeuvre sur certains sites ? Est-on vraiment certain qu’il n’y avait aucune utilité à diffuser cette photographie auprès d’un public jeune dont le dernier lien avec la presse papier est peut-être constitué par le magazine poursuivi, quoi qu’on pense de celui-ci ?
Les questionnements posés par le retrait des kiosques de Choc sont d’ailleurs d’autant plus aigus que le procès du gang des barbares a lieu à huis clos, ce que l’avocat de la famille de la victime regrettait lui-même vivement. Ainsi, la presse qui n’a déjà pas le droit de parler d’un procès pourtant symbolique et qui d’ailleurs, n’en parle que très peu, se voit en plus interdite lorsqu’elle évoque, par l’image, la barbarie du crime commis. Cela aussi est préoccupant. Je note d’ailleurs que, sur six semaines de procès, la presse n’a jamais tant évoqué Ilan Halimi qu’à l’occasion de la couverture de Choc. Et c’est Choc qui doit être condamné très lourdement, coupable, peut-être, d’avoir été le vecteur d’une catharsis générale.
Quant à l’avenir, quel journal, quel éditeur prendra le risque de publier une photographie un tant soit peu dérangeante et susceptible d’être qualifiée d’atteinte à la dignité humaine ? De quelle photographie le public sera-t-il privé si, compte tenu des conséquences financières considérables d’un retrait des kiosques, outre les dommages et intérêts conséquents auxquels Choc a été condamné, personne n’ose plus publier de photographies comportant le moindre risque de ce type ?
La crainte d’un retrait sera suffisante pour dissuader toute publication d’images éventuellement choquantes comme si la photographie était le crime, comme si le journalisme, l’information du public et la société elle-même avaient quoi que ce soit à gagner à dissimuler la brutalité du monde. C’est ainsi toute la question du journalisme par l’image qui est posée.
Au demeurant, ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur l’atteinte à la dignité humaine que constituerait la description écrite des tortures subies par des victimes de crime ? Ne devrait-on pas l’épargner aux familles ? Où s’arrêtera-t-on sur ce terrain et comment hiérarchiser, à l’avenir, entre les douleurs et les souffrances des familles pour décider celles qui justifient une mesure aussi grave qu’une interdiction de publier et celles qui ne seraient pas assez aigües pour que l’on aille aussi loin ?
Encore se déduit-il de la décision de la Cour d’appel que de telles photographies seront à l’avenir interdites de publication y compris en pages intérieures des journaux, ce qui n’est pas le moins inquiétant quant aux restrictions apportées à l’information du public alors que sur ce point, l’argument du « sensationnalisme » recherché ne peut plus être invoqué.
Prendre en considération le sentiment d’affliction des familles est légitime, mais sur bien des sujets sensibles, il n’y aurait plus d’information possible si ce critère devait primer sur l’intérêt général. Alors oui, compte tenu des enjeux en cause, la défense de Choc me semble essentielle.
Sans histoire ?

Que faire d’une enfance heureuse ? Surtout pas un livre, a-t-on envie de répondre. L’étouffoir familial, les cadavres planqués de génération en génération, les haines recuites : depuis la tragédie grecque, voilà ce qui fait de la bonne littérature.
Certes, Proust fait naître le monde d’un baiser maternel qui tarde à venir mais qui, quand il arrive, charrie l’éternité. Et dans Ada ou l’ardeur, roman de l’enfance perverse et délicieuse, Nabokov a enchaîné quelque chose de la sienne dans une famille qui habitait toute la culture et les beautés d’Europe.
[access capability= »lire_inedits »]Colombe Schneck n’est pas Nabokov ni Proust. D’ailleurs, elle s’en fout, elle n’a pas lu Ada. Son problème, c’est d’être Colombe Schneck. Pas simple, quand on part avec une telle hérédité. Des parents aimants et joyeux, une maison pleine d’amis, de rires et de livres, la certitude que le monde est un cadeau qui vous est destiné – tout cela, se dit-on, devrait aider à vivre. Mais à écrire ? Pour ce qui est de vivre, ça la regarde. Ceux qui l’écoutent sur France Inter, partagés entre agacement et sympathie, penseront qu’elle cache bien son jeu. C’est son droit. En lisant Val de Grâce, on découvre, derrière le personnage d’étourdie légèrement gaffeuse, un écrivain.
Il y a une ruse. On n’est pas dans la Bibliothèque rose. Ce n’est pas le bonheur qui inspire Colombe Schneck, mais le sentiment de sa perte irréparable. Si elle revient errer, et nous à sa suite, au Val de Grâce, l’appartement biscornu et chargé de sa jeunesse qu’elle appelle ainsi comme s’il s’agissait d’un village secret connu de quelques privilégiés, c’est pour se convaincre qu’il n’est plus. Alors, elle vient une dernière fois, pour laisser courir ses doigts sur des meubles recouverts de poussière, faire jouer avec une science précise un tiroir récalcitrant, exercer l’exacte pression nécessaire pour obliger la porte d’une armoire à céder, recenser le fouillis immuable d’une commode. On voit défiler le film de l’enfance qui passe, puis la mort et son appareillage moderne.
Enfants juifs de la guerre, « jetés du monde de l’enfance », les parents de la narratrice se sont vengés. « Pour nous, leurs enfants, ils ont exigé davantage qu’une enfance. » On imagine difficilement cadeau plus empoisonné. Comment survivre quand tant de bontés et de beautés vous ont été données d’emblée ? Comment devenir adulte quand on a toujours gagné « le concours de la petite fille la plus heureuse du monde » ?
Colombe Schneck se demande si on lui pardonnera « d’avoir été aimée à ce point ». Peut-être pas. J’ai envie de dire, en paraphrasant une formule de Friedrich Dürrenmatt, que « ce n’est pas un sujet de honte ni de gloire : c’est un avertissement ». Cet avertissement qui est une invitation, résonne longtemps après qu’on a quitté Val de Grâce.[/access]
Comment peigner une girafe ?

Dans sa célèbre fable, La Grenouille, qui finira dans la poêle, que les enfants des écoles ânonnent avec entrain depuis plus de trois cents ans, Jean de La Fontaine nous dépeint, comme chacun sait, un batracien qui veut se faire aussi grand qu’une girafe. Pauvre animal, ignorant que le mammifère qu’il veut singer est l’avenir de l’Humanité – le truc de nases, pas le journal. Lorsque les prédictions d’Al Gore, de Nicolas Hulot et de Nostradamus se réaliseront et que les flots auront recouvert la surface de la Terre sans que Charles Trenet soit là pour chanter leur magie au long des golfes clairs, seule surnagera la tête cornée et fière de la girafe.
[access capability= »lire_inedits »]Et nous serons bien contents, nous autres, pauvres humains, de grimper sur ses frêles épaules, pour la caresser et la peigner, en nous exclamant, tel Mac Mahon sur les bords de la Loire : « Ah ! que d’eau, que d’eau ! ». Courts sur pattes et doutant de la puissance de la girafe, les hommes de la race suspicieuse des Claude Allègre seront vite submergés. Mais nous, qui depuis le berceau n’avons poursuivi d’autre but que de peigner la girafe par goût et par amour de la philosophie, du genre humain et de toutes choses qui persistent dans l’être, surnagerons entre tous.
S’exprimant dans un français somme toute assez approximatif pour un Onassis, Aristote écrit tout cela très bien, au livre II de son Histoire des animaux : « L’animal appelé antilope a une crinière au garrot, ainsi que l’animal sauvage qu’on nomme girafe, qui tous deux ont une légère toison, s’étendant de la tête au garrot. » Encore que l’on pourrait se fier à Heidegger qui, quant à lui, traduit ce passage par un plus élégant : « Waouh, waouh, waouh ! C’est quoi ce machin dans le jardin ? Une grosse taupe métaphysique ! Elfride, vite, le fusil ! »
La voilà donc, la belle affaire de l’humanité, la chose cachée depuis la fondation du monde. Alors que ce poids plume d’antilope ne nourrit que cent ou cent vingt types même pas affamés, la girafe, elle, en rassasie deux ou deux mille cinq cents. Son simple steak vaut pour trente. Certes, tout dépend de l’appétit de vos convives et de ce que vous leur aurez fait manger avant. Mais je suppose votre pingrerie telle que vous leur aurez servi un apéritif léger.
Et, d’ailleurs, qui parle de bouffer la girafe quand il suffit de la peigner ? De la peigner, et non de la peindre. Certains n’ont pas su faire de leur chevalet un bouclier suffisant contre l’atrocité du coup de sabot girafier. La girafe vous prend de haut, c’est là son moindre défaut. Elle ne souffre pas d’être peinte, mais tolère d’être peignée. Sous nos latitudes, il est bien hasardeux de trouver une girafe, voire même un girafon, se prêtant librement à l’exercice – le réchauffement climatique et la déforestation amazonienne ont eu raison de l’écosystème girafier dans l’Hexagone. C’est donc dans les zoos qu’il faut se rendre pour répéter inlassablement l’ancestral geste du peigneur.
Certes, un pouvoir d’achat conséquent vous donnera l’idée d’acheter votre propre girafe et de la peigner, en fonctionnaire ou en rentier, à domicile. Ah ! malheureux, cancrelat, peste noire ! N’avez-vous donc pas appris que jamais il ne faut prendre sur ses loisirs pour peigner la girafe ? La tache est rude. Elle est noble. Elle suppose une dextérité hors du lot, une maîtrise, une abnégation qui contredisent ce que ce jeanfoutre (paix à son âme) de Roger Martin du Gard écrivait dans Les Thibaut : « D’ailleurs, je m’en fous… On verra bien… Faire ça, ou peigner la girafe ! »
Eh bien, social-traître, quand on est français, la girafe, on la peigne bien. Et on y passe tout son temps. On massacre un troupeau d’éléphants pour se tailler dans leurs défenses un instrument digne de ce nom. Et on le fait. Avec entrain. Dans le sens du poil. Car, voyez-vous, Chinois, Indiens ou Brésiliens, eux, peuples tout dévoués au labeur dégradant, ne connaissent ni girafe ni peigne.[/access]
Il faut sauver l’Opinel !

Non loin de chez moi, à Cognin, près de Chambéry, se trouve une entreprise qui fait rarement parler d’elle, communique peu et n’envisage pas de se délocaliser dans quelque pays exotique. Elle appartient à la même famille depuis sa fondation, en 1890, et, dans le monde entier, son nom est connu de tous ceux qui se sentent mieux avec un bon couteau au fond de la poche : je parle d’Opinel. C’est la main couronnée, la virole, le manche en hêtre blond verni et la lame pointue fine et tranchante qui se prête à une multitude de fonctions, des plus élémentaires, comme le partage du pain, aux plus sophistiquées, comme la gravure sur bois.
[access capability= »lire_inedits »]L’hystérie sécuritaire qui s’est emparée du monde de l’éducation après quelques agressions dramatiques dans des établissements scolaires risque de bannir ce couteau aussi utile que chargé d’histoire de l’équipement des collégiens et des lycéens. Quelle erreur ! Quel manque de psychologie ! Quelle vision stupide qui veut que ce soient les couteaux qui tuent et non les gens qui les tiennent ! Au contraire, on devrait offrir un Opinel à chaque élève entrant en 6e, avec un accompagnement pédagogique indiquant ce qui se fait et ce qui ne se fait pas avec un couteau. Ne vaut-il pas mieux que l’élève frustré par une mauvaise note grave sur sa table « La prof de maths est une tepu ! », au lieu de remâcher sa rancœur jusqu’au passage à l’acte ?
Il existe un potentiel de violence chez les jeunes, particulièrement les jeunes garçons – de toutes classes sociales – devant lequel la communauté éducative d’aujourd’hui, nourrie de sciences humaines frelatées, se voile la face. Jadis, on savait la canaliser dans des exercices producteurs de plaies et de bosses strictement réglementés par les adultes : c’est ainsi que les Anglais ont inventé le rugby, et que son équivalent rustique et hexagonal, la soule, était pratiqué dans les villes et les villages. Et chacun, son Opinel en poche pouvait alors se sentir le roi du monde.[/access]

