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Le problème du PS est darwinien

Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.

Venezuela, les filles

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Le Venezuela confirme décidément sa réputation de paradis terrestre. Non content d’être le pays de la révolution bolivarienne qui apprend dans la bonne humeur aux spéculateurs, affameurs, patrons voyous, poutchistes putatifs et bouffons médiatiques divers à marcher à l’ombre et à en rabattre un peu, il est aussi celui qui donne les plus belle filles de la Terre. Bien nourries et alphabétisées contrairement à leurs mamans qui crevaient la dalle quand la bourgeoisie confisquait la totalité de la rente pétrolière, les filles chavistes deviennent désormais Miss Univers et en font une habitude. Pour la première fois dans l’histoire de ce concours, le Venezuela avec Stefania Fernandez, 18 ans aux prunes, remporte pour la deuxième année consécutive ce titre envié. Les USA et leur agressive petite marionnette colombienne sont désormais prévenus : en cas d’attaque, Hugo Chavez saura se défendre. Avec ses canons.

Suisse : l’Etat larbin

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La Suisse a des petits problèmes de sous. Qui n’en a pas ? Elle a aussi un problème arabe ce qui, en l’occurrence, revient au même. Le mois dernier, une ambulance a été appelée au de secours d’un touriste saoudien à Genève, près de la gare. Le malheureux gisait, inconscient, sur le bitume. Une agression, en plein centre-ville ! Le consul saoudien, Nabil Al-Saleh, a vu rouge. Il a alerté ses collègues et la chaîne Al-Arabyia, qui a fait un reportage dans cette banlieue excentrée du royaume : Genève coupe-gorge, à éviter. Panique au bout du lac Léman. Les hôteliers avaient déjà d’horribles visions d’étages entièrement vidés de clients. Ils ont appelé leurs amis politiques. Le responsable de la police, Laurent Moutinot, un socialiste, a été sommé de présenter des excuses. (On a appris peu après que le touriste saoudien sortait en fait d’une boîte de nuit, un peu titubant, et qu’il avait provoqué une bagarre. Mais ce détail n’a aucune incidence économique.) L’affaire, en fait, tombait très mal.

Motassim Bilal Kadhafi avait jusqu’à l’an passé ses habitudes dans un palace du même quartier genevois. Il n’y remettra plus les pieds : service si lamentable qu’il devait y amener ses propres domestiques, un couple de Marocains, qu’il pouvait ainsi rosser en paix. Ne supportant plus d’être giflée, griffée, battue à coups de cintre, tirée par les cheveux, pincée aux seins, la Marocaine avait appelé la police pour montrer ses blessures.

Mais Hannibal, comme se fait appeler le fils cadet du président libyen, n’aime pas les cognes. A Rome, à peu près dans les mêmes circonstances, il s’était battu contre des carabinieri en les aveuglant au moyen d’un extincteur. Un peu plus tard, à Paris, il avait fait donner sa garde rapprochée contre des gendarmes qui voulaient contrôler son permis de conduire : il roulait à 140 kilomètres à l’heure sur les Champs-Elysées, à contresens, au volant de sa Porsche noire, ivre.

Les policiers genevois, devant la résistance que leur opposait, de nouveau, Hannibal, l’ont emmené au poste, avec sa femme enceinte qui hurlait. Il y est resté deux nuits, les deux domestiques marocains ayant déposé plainte.

Le père Kadhafi a décidé de laver l’affront, jusqu’à la dernière minuscule tache : il voulait des excuses, la punition des flics, une indemnité massive. Le gouvernement genevois, sûr de son droit, n’a pas répondu. Puis les Marocains ont été persuadés de renoncer à leur plainte. Des fonds libyens ont été retirés des banques suisses. Les portes ont commencé à claquer au nez des ingénieurs et des financiers suisses qui travaillaient à Tripoli et Benghazi. Berne a été informé que le pétrole et le gaz allaient se raréfier dans ses tuyaux. Deux employés d’entreprises helvétiques ont été arrêtés en Libye.

La crise a duré un an. Mouammar Kadhafi faisait monter la pression au fil des mois. La ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui en a perdu ses cheveux gris, est allée à Canossa-Tripoli et elle en est revenue avec une marque de semelle sur le derrière. Finalement, la semaine passée, le président de la Confédération lui-même, Hans Rudolf Merz, a pris un petit avion (il n’y a plus de vol régulier entre la Suisse et la Libye) pour aller présenter ses excuses au guide sévère.

Kadhafi ne l’a pas reçu. Encore heureux. C’eût été affreux ! L’homme sombre du désert aurait sorti sa cravache de sous son bisht brun (vêtement traditionnel), pour relever d’un geste lent le visage effondré de cet ancien cadre d’UBS afin de voir s’il a vraiment les yeux bleus. Et il lui aurait souri.

Merz a dû se contenter du menu fretin et, devant les caméras de la télévision libyenne, il a récité ses excuses, sans aucune réticence, avec cette précision qui fera date dans l’histoire des négociations internationales : la Suisse accepte la constitution d’un tribunal arbitral pour juger l’action de la police genevoise, tout en admettant par avance que son intervention était dans sa forme « injustifiée et inutile ». Les juges n’ont même pas besoin de se réunir : l’arrêt est déjà rédigé.

En quittant Tripoli, le Suisse a croisé l’avion qui ramenait d’Ecosse l’ancien officier, mourant, des services secrets libyens, Abdelbaset Al Magrah, condamné pour l’attentat de Lockerbie (1988), dont Mouammar Kadhafi a assumé la responsabilité, comme celle de la destruction en vol du DC-10 français d’UTA (1989), en faisant verser aux familles des victimes des centaines de millions de dollars. Mais ces petits détails sont hors-sujet, d’un autre temps, quand le colonel faisait parler la poudre.

Reste ce mystère. Aucun Etat au monde, sauf la Suisse, ne pouvait accepter de s’humilier comme elle vient de le faire, et pour un motif – apparemment – aussi futile. Pourquoi ? Pour un citoyen de ce pays, c’est une question d’autant plus troublante qu’il en soupçonne, comme tous les autres, la réponse. En un peu plus d’un demi-siècle, les Suisses, en tant qu’ils font partie de cette nation et sont représentés par cet Etat, ont eu si souvent l’occasion de présenter des excuses ou des regrets, ou d’entendre qu’on présentait des excuses ou des regrets en leur nom, que c’est devenu une seconde nature. Il faut demander pardon ? C’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons de le faire ; et si nous-mêmes les ignorons, d’autres doivent les connaître. Kadhafi sous son bisht, par exemple.

Cette tournure d’esprit masochiste n’est pas née d’un microclimat très spécial entre le Jura et les Alpes. Elle vient de l’histoire. Pas de l’histoire longue. Quand il y a deux millénaires les Helvètes émigraient le long du Rhône sans prévoir que César les arrêterait, ils rêvaient : ils voulaient voir la mer. Quand il y a deux siècles – même pas : un siècle -, les Suisses des vallées partaient la faim au ventre chercher des lieux de survie, ils ne se rongeaient pas les ongles comme les Merz d’aujourd’hui ; ils étaient industrieux et mobiles. Ils n’auraient pas su à qui demander pardon, ni pourquoi. Non, ce penchant vient de l’histoire récente, quand l’être neutre s’est vraiment emparé de l’âme des Suisses, autrement dit quand le nazisme broyait l’Europe dans le sang. Ils ont été saisis de terreur intéressée, ils ont bu de ce sang en douce, ils savent que c’était le mal.

Quelques jours avant le voyage à Tripoli, Hans Rudolf Merz, Micheline Calmy-Rey et la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, tenaient conférence de presse à Berne. Ils avaient des mines longues, comme si Mouammar Kadhafi leur avait supprimé le pain sec et l’eau. Mais la Libye n’y était pour rien. Le gouvernement annonçait, la mort dans l’âme, la fin possible d’une autre crise. Avec les Etats-Unis cette fois.

Après des mois de résistance, les Suisses avaient décidé de mettre un genou en terre, dans l’espoir que Barack Obama leur pardonnerait l’affront fait au Trésor américain. Qu’avaient-ils fait de mal, les ministres ? Rien. Mais c’est la même histoire : il y a toujours une bonne raison de s’excuser. La raison c’était UBS. Car la grande banque est dans la Suisse récente ce que General Motors était dans l’ancienne Amérique : ce qui est bon…

Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose de bon dans UBS. Après avoir signé un engagement de bonne conduite leur donnant accès au marché américain, les banquiers s’étaient empressés de trahir la promesse donnée, constituant de véritables commandos en tenue de combat costume-cravate-mallette à double fond pour aller convaincre les très riches Américains qu’UBS avait le moyen de leur faire gagner d’autres fortunes à la barbe de l’IRS, le fisc local. Ça s’est su. Un directeur de la banque a dû à deux reprises, ce printemps et l’été dernier, présenter des excuses devant une commission du Sénat, dans un ahurissant spectacle de pleurnicherie hypocrite. Les banquiers ont pourtant des principes, et des secrets, garantis par la loi. Le gouvernement suisse a donc dû se joindre à la pénitence, en promettant de livrer au fisc US un paquet de noms de voleurs que protégeait UBS.

Cette affaire en rappelle bien sûr d’autres. Naguère, c’était cependant plus simple. Il n’y avait pas besoin de violer ou de tourner des lois fiscales : les clients des banques – Mobutu, Duvalier, Marcos, Hussein, Abacha & Co – étaient eux-mêmes la loi.

Mais il faut aller plus au fond, jusqu’au noyau dur, jusqu’au sang. Le couple gouvernement-UBS (avec Crédit Suisse pour faire bon poids) s’était déjà produit sur la scène américaine, dans un registre voisin, un peu plus grave. Il s’agissait alors d’amener les Suisses à rendre des biens mal acquis pendant la deuxième guerre mondiale. Cet argent que des clients juifs, vraiment trop distraits, avaient omis de venir récupérer quand les armes se furent tues. Les banquiers, perdant patience, avaient vidé les comptes dans leur propre coffre.

C’était à la fin du siècle passé. Un terrible poids dans la mémoire. Il aurait à peine été allégé par un geste du cœur et du corps, comme celui de Willy Brandt tombant à genoux à Varsovie devant le plateau un peu surélevé où se trouvait le ghetto. Il y a eu quelques regrets quand même, réticents. Et surtout une bouffée d’antiaméricanisme : tuez le messager ! Pour le reste, toujours la même explication. Le petit neutre, au centre du continent en guerre, n’avait pas le choix des moyens de sa survie, pardon. Il commerçait avec tout le monde, pardon. Il faisait tourner la machine de guerre qui avait étendu sa marée noire sur l’Europe. Pardon.

Aujourd’hui, il n’y a plus de guerre. Mais écoutez bien : c’est la même musique de fond. Ecoutez, écoutez bien ! « Ne parlez pas de ces histoires de bombes dans les avions, dans les discothèques ! Ne parlez pas de la disparition de l’imam Musa Sadr ! Ne parlez pas de ceux qu’on manipule, qu’on bat, qu’on torture et qu’on tue ! Ne parlez pas de… Quoi ? Le frère du domestique marocain d’Hannibal a été arrêté à Tripoli et on n’a plus de nouvelles de lui ? Assez de ces histoires ! Nous sommes des hôteliers, des banquiers, des hommes qui savent, qui ont toujours su comment les affaires se traitent.»

Tendez encore l’oreille. Tout le monde parle ainsi en Suisse aujourd’hui. Vous voulez des exemples, dans la masse ?

Yves Nidegger est le ténor des nationalistes à Genève, probable candidat au gouvernement cantonal. Il a fait une pesée d’intérêts : Hannibal d’un côté, les richesses arabo-libyennes de l’autre. Et il en a tiré sa conclusion : « Si Mouammar Kadhafi souhaite la tête de Laurent Moutinot, peut-être avec un peu de persil dans les oreilles, cela semble un sacrifice tout à fait supportable pour Genève. » Moutinot est donc l’élu en charge de la police.

Charles Poncet est un peu moins vulgaire. C’est une star du barreau genevois. Il adore les tribunes, les caméras et les micros. Il fut, à droite, parlementaire fédéral. Un avocat public donc, comme on dit fille publique. Peu importe les spécialités du client tant qu’il connaît le tarif. La famille Kadhafi lui a proposé une passe, et là le tarif n’est vraiment pas un problème. Depuis un an, Poncet a été l’inlassable promoteur d’excuses au Guide, aussi promptes et complètes que possible. Les frasques libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas nos affaires. Nous n’avons que des intérêts.

Jean Ziegler est aussi un homme public. Encore plus public, puisque son audience est universelle. Il a d’innombrables amis parmi les prolétaires du sud. Mais comme il ne peut pas les aimer individuellement, il adore ceux qui les gouvernent, à la trique, les Castro, Chavez, aujourd’hui. Et Mouammar Kadhafi. Enfin, Kadhafi, c’est devenu un peu compliqué. Ziegler a – presque – coparrainé la fondation Kadhafi qui attribue un prix des droits de l’homme que le Genevois a – presque – reçu en 2002. Etant donné que le sociologue occupe sa retraite dans les droits de l’homme sous vernis onusien, ce compagnonnage était devenu embarrassant, et il a pris des distances. Mais Kadhafi est de son cercle, et Jean Ziegler est devenu dans la crise Hannibal un conseiller à l’ombre de la ministre qui a perdu ses cheveux gris, promoteur, comme tous les autres, d’un compromis profitable.

Chacun a sa méthode, des excuses aux regrets, en passant par le persil dans les oreilles. Mais la motivation, si suisse, est toujours la même : il y a de l’or sous le sable libyen. Vendredi, son verbe courant plus vite que sa pensée, Ziegler a cassé le morceau devant un micro de la radio suisse romande. Vous vous rendez compte, disait celui qui est pour le monde entier le pourfendeur de l’oligarchie suisse et impérialiste, ils sortent 2,2 millions de barils par jour, et il n’y a quel 3,5 millions d’habitants en Libye : rien du tout ! Il y a 18 milliards de dollars à prendre, c’est immense pour l’économie de la Suisse !

Exploités de tous les pays, vous avez vraiment de drôles d’amis, de droite à gauche, au pays du grand pardon. La philosophie des excuses intéressées et des arrangements sonnants et trébuchants s’est infiltrée partout. La décence et la justice se sont fait la malle, depuis un bout de temps. Depuis que les hommes d’Etat acceptent d’aller s’humilier pour du pétrole, pour des dollars, et pour que les hôtels ne se vident pas. Les flics genevois n’iront plus voir dans les palaces si les domestiques se font rosser à coup de cintre.

Trash jusqu’au dernier souffle

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Plus dure sera la chute. Doudou Topaz, superstar de la télé israélienne des années 1980-90, que les femmes avaient élu il y a 15 ans « l’homme le plus sexy du pays », s’est pendu avec le fil de sa bouilloire électrique. L’ex-roi de l’audimat qui dormait menotté après une première tentative de suicide, a profité de quelques rares moments d’intimité pendant la toilette du matin pour échapper à la vigilance des gardiens de prison. La grandeur et la décadence de cet insatiable Narcisse refusant à la fois la déchéance physique de l’âge mûr et le désamour d’un public infidèle et volage qui lui préférait d’autres héros et d’autres divertissements feraient – et feront peut-être – un excellent film ou un best-seller. Mais cette tragédie d’un homme tisse aussi un récit inédit de l’histoire d’Israël.

David Goldenberg est né à Haïfa en 1946. Mais dans l’Israël des années 1950-1960, ce prénom royal sonne trop « juif diasporique ». Quant à « Goldenberg », littéralement monticule d’or, un patronyme qui sent son Shylock – n’en parlons même pas. Celui qui allait devenir un jour le roi de l’audimat troqua donc David pour son diminutif « Doudou » – rendu populaire par un héros mythique de la guerre de 1948, le prototype de la nouvelle race de guerriers née sur la terre ancestrale – et délaissa son patronyme pour « Topaz », terme biblique évoquant une pierre précieuse. Ces choix sont parfaitement conformes à la ferveur sioniste qui, 20 ans après la naissance de l’Etat, continue de l’irriguer.

Doudou est à peine plus vieux que l’Etat. Pour lui, comme pour le pays, une page se tourne en cette fin des années 1960, même si personne n’a vraiment conscience de ce qui se joue. La création tardive de la télévision israélienne constitue assurément un tournant invisible. Les pères fondateurs du sionisme, Ben-Gourion en tête, n’en voulaient pas. Le petit écran rend bête et corrompt la jeunesse disaient-ils au début des années 1960. Ces politiques avisés avaient peut-être compris, de surcroît, que les caméras allaient bouleverser leur métier et les rendre eux-mêmes obsolètes. Ils finirent par céder à l’idée d’une télé éducative. Utiliser les technologies modernes pour diffuser le Progrès, rendre les meilleurs profs accessibles à tout les élèves du pays – pouvaient-ils tourner le dos à tant de possibilités ? Ils auraient mieux fait de lire Marshall Mc Luhan – ce n’est pas le contenu qui façonne la société mais le médium lui-même.

Rapidement le projet échappe aux décideurs politiques et, au printemps 1968, la lumière bleuâtre illumine, enfin le foyer national juif. Les images inaugurales, retransmises en « live » de Jérusalem, sont celles de l’armée défilant sous les remparts de la vieille ville conquise une année auparavant. L’ORTF n’aurait pas fait mieux.

Topaz n’assiste pas à cette naissance. Après son service militaire, il s’est envolé pour Londres pour y étudier le théâtre. À son retour, il arrondit ses fins de mois difficiles d’acteur débutant en officiant comme professeur d’anglais pour la télévision éducative. Il a acquis en Angleterre un accent impeccable, digne de la BBC. Le beau gosse accumule l’expérience, acquiert de l’assurance et se fait remarquer.

Comédien et comique de talent, Topaz comprend vite que le théâtre n’est pas la voie la plus rapide vers la fortune et la célébrité, ce qu’on n’appelle pas encore pipolisation. Il se positionne pendant les années 1970 comme auteur-interprète de sketches et devient l’invité incontournable des émissions radiophoniques du genre « grosses têtes ». Mais son heure n’est pas encore venue.

Après la guerre de 1973, la gauche au pouvoir finit par voir la télé comme une force d’opposition. Ses efforts pour la museler la rendent encore plus mordante au point que beaucoup lui attribuent un rôle décisif dans la chute des travaillistes en 1977. Une fois aux affaires, la droite populiste de Begin saura tirer les leçons de cet échec. Il comprend que la meilleure manière de neutraliser la télé est de la transformer en média de divertissement. Le peuple veut des westerns et des variétés, répète le nouveau PDG de la chaîne unique et publique. Le Likoud remercie ses électeurs en leur offrant la télé qu’ils veulent – ou dont on les persuadera qu’ils la veulent si nécessaire. L’heure de Topaz a sonné.

Ceux qui continuent à penser que le Bien est de gauche et le Mal de droite s’en étonneront : Topaz est un homme de gauche, un fidèle travailliste qui a même pris sa carte. Après tout, c’est là que sont supposées se trouver « les masses » qu’on ne désigne pas encore comme une « audience ». Pendant la campagne électorale houleuse de 1981, Topaz, chauffeur de salle, met le feu à un meeting travailliste. En traitant de « voyous primitifs » les électeurs du Likoud (dont beaucoup sont des juifs sépharades), il fait sans doute pencher la balance électorale – mais contre son camp. Mieux, il contribue à transformer la lutte entre la gauche et la droite en guerre ouverte entre ashkénazes (blancs, élitistes, souffrant d’une haine de soi, gauchistes qui aiment les Arabes) et sépharades (chaleureux, respectueux des traditions juives et qui connaissent trop les Arabes pour leur faire confiance).

Une telle gaffe pourrait être la fin de sa carrière. Mais la télé lave plus blanc que blanc. Le média fait le messager. Topaz le gaucho, l’ashkénaze arrogant se révèle surtout comme un entertainer particulièrement doué pour faire jaillir de l’émotion à jets continus. Il devient une star de la télé, puis, après 1991, quand Israël entre dans l’ère de la télé commerciale, le roi de l’audimat, en clair une pompe à fric.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, « Rishon ba-Bidour » (littéralement « numéro un du divertissement), son émission de divertissement diffusée en direct tous les dimanche soir, bat tous les records d’audience avec un pic à 51% de parts de marché le soir où il promet l’interview d’un extraterrestre… Topaz est alors une sorte d’hybride de Drucker et Delarue. « À ce rythme là, dit-il au cours d’une interview télévisée donnée au sommet de sa gloire, pour garder mon public, je serai obligé de me suicider en direct. … ». Une remarque parfaitement prémonitoire.

Seulement, la télé broie encore plus vite ses enfants que la révolution. Las du gendre parfait, le public se tourne vers la téléréalité dont l’énorme succès sonne le glas de la star du divertissement et de jeux. L’audience chute, les projets de ce Midas du petit écran ne trouvent plus preneur et son dernier spectacle comique, Le goût de la vie, fait un flop. Il devient un has been gênant et ridicule. Persuadé d’être la victime d’un complot orchestré par la nouvelle génération des décideurs de la télé, Topaz décide de se venger. Il transforme les derniers mois de sa vie en une sorte de reality show. Aux lettres de menaces accompagnées de balles succèdent des tabassages commandités. Parfois il se cache près du lieu de l’embuscade pour voir ses« ennemis » terrifiés, battus et humiliés. Quand il juge le « traitement » trop clément, il en redemande. Mais l’ancienne télé-star est un mafieux de pacotille. Confondant fiction et réalité il joue le parrain avec autant de bon sens – et de succès – qu’un enfant qui saute du toit en se prenant pour Superman. Son arrestation en mai dernier plonge le pays dans la stupeur. L’Israélien le plus célèbre de la fin du XXe siècle devient l’ennemi public numéro 1. Finalement confronté à la réalité, Topaz a préféré la mort.

On s’refait pas !

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C’est l’un des événements radio de la rentrée : Christophe Hondelatte reprend les rênes de On refait le monde, l’émission de débats et de polémiques qu’il avait créée en 2003 et animé pendant un an sur RTL, avant de laisser sa place à Pascale Clarke. Pour la première, le plateau de tchacheurs réunissait Joseph Macé-Scaron, Jean-Luc Mano, Alain Duhamel, et… Elisabeth Lévy. Et devinez qui a obtenu la « Langue du vipère » traditionnellement attribuée au persifleur le plus impénitent ? Résultat, la lauréate se voit proposer trois minutes de tribune libre antenne, ce soir à 18 h 55. Et comme décidément notre rédac’ chef bien aimée a du mal à faire les choses comme tout le monde, devinez de qui elle a décidé de dire du mal ? Eh bien d’Elisabeth Lévy. Je n’en dis pas plus. Oreilles formatées, s’abstenir.

Algues attaquent !

11

Vous aimez les films de John Carpenter, George Romero ou Dario Argento ? Voire, pour les plus pervers d’entre vous ceux de Mario Bava, Lucio Fulci, Wes Craven ou Tobe Hooper ? Vous tenez La colline a des yeux et La nuit des morts vivants pour de grands films ? Vous achetez Mad movies en cachette tous les mois ? Rassurez-vous, nous aussi. Et pourtant l’information donnée sur le blog de l’écrivain et amateur de chevaux Christophe Donner a été la plus terrifiante de l’été dans son genre et a donné le « la » d’une mobilisation écologico-politico-médiatique sans précédent au point que le premier ministre (veuillez nous excuser, on oublie toujours son nom et personne ne peut jamais nous renseigner) s’est senti obligé après plusieurs semaines de polémiques sur la dangerosité du phénomène aux allures extra terrestres, d’y aller d’une mâle déclaration, très Robert Duvall dans Apocalyse Now : « On va nettoyer les plages. »
A l’origine de tout cela, donc, l’histoire suivante : un vétérinaire qui chevauchait tranquillement sur une plage des Côtes d’Armor s’est enlisé avec sa monture dans une mare d’algues vertes parasitaires qui envahissent les côtes bretonnes depuis plusieurs années. Celles-ci, mouvantes et en décomposition, ont tué l’animal en quelques secondes alors que le cavalier s’évanouissait sous l’effet des vapeurs délétères. Il ne dut son salut qu’à la présence miraculeuse d’un tractopelle secourable. Comme le chantait un célèbre poète, véritable Rimbaud de l’évasion fiscale : « Quand mon corps sur ton corps, lourd comme un cheval mort… »

Forfaiture !

30

Soucieux de réduire mon budget téléphone portable et de relancer l’économie française avec les fonds ainsi dégagés, je me suis intéressé au contenu de la noria de mails promotionnels que je poubellise recta d’ordinaire.

Comme il y a un bon dieu pour les apprentis radins, j’ai fini par dénicher une offre réellement valable, au moins sur le papier, ce qui est une façon de parler s’agissant d’un courrier dématérialisé. Il s’agit du forfait Paradyse de Virgin Mobile, qui propose les appels illimités vers tous les opérateurs et le surf idoine, pour seulement 90 euros par mois, sans restriction de tranche horaire ou autre, genre obligation d’appeler à moins de 20 centimètres de sa box internet. Ce qui dans le paysage français n’est pas une simple nouveauté, mais une véritable bombe : jamais aucun des trois opérateurs historiques n’a osé s’aventurer – sauf par erreur vite corrigée – sur le terrain du véritable forfait illimité, exception faite des forfaits groupés d’entreprises.

Quand chez Orange, Bouygues ou SFR on parle d’ »illimité », c’est en général les restrictions qui sont illimitées. Selon les cas, vous pourrez envoyer une infinité de SMS entre minuit et huit heures du mat’, ce qui est préjudiciable au travail du lendemain au lycée. Ou bien téléphoner autant que vous voudrez à trois correspondants choisis, ce qui finira à terme par vexer tous vos autres amis. Rien de tout cela chez Virgin, si ce n’est qu’on n’a le droit d’appeler que 99 numéros différents et de surfer à hauteur de 500 Mo maximum par mois, ce qui à première vue ne relève pas du vice caché, mais du garde-fou visant à garantir une utilisation dudit forfait en bon père de famille.

Néanmoins, comme je ne suis pas expert en clauses restrictives dissimulées, tout juste un amateur éclairé par les déconvenues, j’ai pensé à aller voir ce que la presse m’en disait : compte tenu de l’ampleur de cette révolution marketing, je m’attendais à voir une flopée d’articles en googlisant « Paradyse » à la rubrique Actualités.

Résultat ? Néant. Pas de flopée mais un flop intégral ! En tout cas, rien de rien du côté de la grande presse : le Paradyse n’est pas de ce monde. Les quelques liens qui apparaissent renvoient sur des sites spécialisés en téléphonie mobile, lesquels, en général s’y contentent de signaler l’apparition du nouveau forfait, point barre.

Ce qui me plonge dans une certaine perplexité. Moi j’avais comme l’impression qu’au mois d’août, les médias étaient en manque d’infos. 95 % des Français ont un portable et 95 % de ceux-ci râlent en recevant leur facture. Comment expliquer dans ces conditions que l’apparition d’un forfait très innovant n’ait pas pu se frayer sa place dans le Sahara informatif de l’été quelque part entre les dangers de l’insolation et la renaissance des cahiers de vacances ?

La première explication est cruelle : les trois opérateurs historiques figurent tous dans la short-list des plus gros annonceurs publicitaires. Ce qui pourrait peut-être expliquer un certain manque de curiosité des médias sur leurs pratiques commerciales. Un exemple me vient en tête : en voyage à New York l’an dernier, j’ai remarqué qu’en achetant pour 20 $ chez Radio Shack un téléphone basique avec une carte SIM d’ATT (le plus gros opérateur local), j’avais droit non seulement à un numéro valable 6 mois, mais en plus d’appeler gratuitement tous les numéros ATT, fixes et mobiles, durant la même période. J’imagine donc que je dois être le seul journaliste français à m’être rendu aux USA ces dernières années. Sinon, il se serait sûrement trouvé quelqu’un pour se demander pourquoi en France une telle offre est inconcevable. Même pas en rêve.

Mais après tout, la presse écrite va mal : déjà qu’elle n’a plus des masses de lecteurs, si en plus, elle n’a plus d’annonceurs, il va y avoir du Molex en vue dans les rédactions. On pardonnera donc ce pêché véniel …

Hélas, ma deuxième explication (qui n’invalide pas la première, moi aussi je fais des offres all inclusive) est encore plus cruelle : notre presse en est encore à l’époque de la machine à vapeur, ou presque. Pas dans ces éditos, où l’on a que le mot internet au bout du bic, mais plus banalement dans les faits, dans ses centres d’intérêt.

La baguette de pain qui augmente de cinq centimes, et vous êtes sûr que tous les JT en feront leur ouverture. Orange qui profite du mois d’août pour faire passer des centaines de milliers de forfaits ADSL 512k ancienne génération de 20 à 25 euros (NB : dans ce papier tous les prix se terminant par 99 cts ont été arrondis, non mais !), voire dans certains cas de 10 à 25 euros, et là, tout le monde s’en fout. Un micro-défaut sur n’importe quelle bagnole qui vient de sortir, et la presse en fait des tonnes sur le rappel des modèles pour cause de troisième vitesse d’essuie-glaces qui déconne. En revanche, aucune de nos gazettes ne se passionne pour ces des dizaines de milliers de clients qui ont acheté au prix du caviar des abonnements pour clé 3G pour pouvoir surfer en paix depuis leur location à Trouville ou à Palavas, et qui passent leurs vacances à tenter de joindre la hotline saturée du fournisseur ou à faire le pied de grue dans l’agence Orange du coin (quand elle a le bon goût d’exister), parce que dans la vraie vie, suffit pas de la brancher et hop, comme dans la pub.

En vérité, la presse – la remarque vaut aussi pour les politiques – en est restée aux fondamentaux des Trente glorieuses: le prix de la baguette, du petit noir, de l’essence, du gaz ou de l’électricité. Quand elle parle de téléphonie mobile ou d’internet, c’est le plus souvent pour évoquer les sujets de société à la con : « Les antennes relais menacent-elles notre santé ? », « Facebook viole-t-il la vie privée ? » On pourrait d’ailleurs étendre cette réflexion aux jeux vidéos, dont le chiffre d’affaires mondial a dépassé celui du cinéma, mais qu’on n’évoque le plus souvent à chaque fois qu’un ado dézingue le reste de sa famille.

Pour que notre presse s’intéresse à ces choses-là, peut-être faudrait-il que les attachés de presse de Virgin Mobile suggèrent aux journalistes aoûtiens, qu’avec un forfait illimité, on peut surveiller ses marmots H 24, et ainsi empêcher bien des noyades et insolations, voire quelques incendies de forêts…

Communisme, pour mémoire…

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Je me suis délecté, au mois d’août, à écouter, sur France Culture, la série d’émissions « Vents d’Est », réalisée par Jean-Pierre Thibaudat et Laetitia Cordonnier. Anticipant de quelques mois la déferlante des célébrations médiatiques du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin, cette série revisitait le « socialisme réellement existant », grâce à des documents d’archives et des entretiens avec des témoins, célèbres ou non, de la période 1945-1989 en Pologne, Hongrie, République Tchèque et ex RDA.

La vie quotidienne des « vraies gens » au temps du communisme – on devrait dire, d’ailleurs, des communismes, tant les régimes qui s’en réclamaient furent divers, dans l’espace et dans le temps, fut un continuel aller-retour entre le tragique et le cocasse, l’espoir et la déprime, le repli sur soi et la quête de l’autre.

Il ne manquait à cette évocation sonore que l’âcre odeur du chou bouilli des cantines se mêlant, dans l’hiver embrumé, à la puanteur soufrée des fumées du lignite enfourné dans les chaudières par des alcooliques affectés à cette tâche pour l’éternité.

Cette mémoire du communisme réel appartient, certes, au premier chef à ceux qui ont vécu tout ou partie de leur vie dans les pays qui y furent soumis, mais pas uniquement.

Il existe, aussi, une mémoire occidentale de cette période pour ceux que les circonstances amenèrent à partager, pendant un temps significatif, le quotidien des citoyens des pays situés de « l’autre côté du rideau de fer », comme on disait à l’époque.

Il ne s’agit pas, bien sûr, des touristes ordinaires ou de luxe, ni des invités de marque choyés par les gouvernements à des fins propagandistes, ni même des diplomates contraints, par leur fonctions, d’évoluer dans des ghettos dorés étroitement surveillés. Tous ceux-là n’ont pu avoir qu’une vision furtive, ou déformée d’une réalité sociale dont ni les statistiques, ni la presse, ni la littérature officielle ne rendaient compte.

Une exception notable, cependant, à cette impossibilité consentie d’aller regarder derrière le décor planté par le pouvoir à l’intention de ses « amis » occidentaux nous été offerte par l’émouvant petit livre de Paul Thorez, le fils de Maurice, Les Enfants modèles qui raconte l’enfance et l’adolescence des rejetons du secrétaire général du PCF lors de l’exil familial à Moscou. C’est la Russie stalinienne vu du côté des enfants de la nomenklatura avec ses écoles réservées, ses camps de pionniers au bord de la Mer noire, qui conduira peu à peu, dans une démarche empreinte de culpabilité, le jeune Thorez à s’éloigner sans bruit mais dans la douleur, de l’idéal communiste incarné par ses parents.

Le « petit peuple » des Occidentaux passés à l’Est pour une période relativement longue, plusieurs mois ou plusieurs années, est composé de personnes très diverses : étudiants venus compléter leur formation linguistique, universitaires et chercheurs, techniciens et ingénieurs expatriés dans le cadre des échanges économiques et quelques exilé(e)s par amour ayant choisi de vivre leur idylle à la mode socialiste. Ceux-là, dont je fis partie comme étudiant germaniste dans un temps que les moins de quarante-cinq ans ne peuvent pas connaître, étaient lâchés, sous surveillance discrète bien sûr, dans le pays réel, partageant le sort commun de leurs homologues du cru, avec cependant, la liberté de mouvement illimitée conférée par la possession d’un passeport émis dans un pays capitaliste.

Je me dois d’avouer aujourd’hui que cette situation était plutôt confortable. Nous subissions le rationnement des denrées de base, comme le beurre ou la viande, qui était encore la règle dans la RDA des années soixante, mais en quelques heures de train (trois pour parcourir 150 km !) on se retrouvait au KDW, le grand magasin de Berlin-Ouest, au rayon gastronomie qui n’a rien à envier à celui du Bon Marché de Paris, pour dépenser le mandat en devises convertibles adressé par des parents inquiets pour la bonne santé de leur descendance dans ces pays de pénuries…

Oserais-je dire que certains de ces « sauteurs de mur » profitaient de cette absence de bonnes choses, ou même de produits banalement courants, comme le café soluble, dans les tristes supermarchés orientaux pour ramener le « petit plus » susceptible de vaincre les dernières résistances de la blonde convoitée…

Les Français bénéficiaient d’un avantage non négligeable pour leur adaptation dans une société où les codes n’étaient pas aussi simples que la propagande officielle le proclamait. Ils profitaient de la présence importante d’étudiants africains ou maghrébins francophones qui recevaient des bourses pour qu’ils deviennent les propagateurs du communisme dans leur pays d’origine. Il va sans dire que la plupart d’entre eux ont empoché leur diplôme et sont allés le monnayer dans des contrées où le communisme est un gros mot, comme les Etats-Unis, le Canada ou les pays du Golfe… Ceux-là vous mettaient bien vite au parfum des petites combines permettant de contourner la bêtise bureaucratique à front de taureau. Bientôt, comme partout dans le monde où ils sont plongés dans une culture étrangère, ex-colonisateurs et ex-colonisés se retrouvent dans une commune aversion mêlée de cynisme vis-à-vis des mœurs et comportement des gens du pays qui les a accueillis. Un communiste allemand est d’abord un Allemand, sinon que le communisme accentue quelques uns des traits les plus caricaturaux de la germanité : dogmatisme, absence d’humour, propension à pontifier sur tous les sujets, même les plus triviaux. Quant aux anticommunistes allemands restés coincés par la construction du Mur, mieux valait s’en méfier ! Leur sollicitude à votre égard ne pouvait que les conduire tôt ou tard à solliciter votre aide pour un plan foireux visant à les faire passer à l’Ouest…

Vivre à l’Est vous permettait également d’éprouver quelques émotions esthétiques à prix cassés : une mise en scène de Brecht par Benno Besson au Berliner Ensemble ou La Dame de pique de Tchaïkovski à l’opéra comique de Berlin-Est au temps où Walter Felsenstein en était le directeur…

Il fut un temps ou, pour quelques expatriés privilégiés ou peu scrupuleux, un passage par Moscou ou Varsovie vous permettait d’accumuler un petit pécule de nature à vous faciliter la vie au retour en France. Trois ans au siège de l’AFP à Moscou suffisaient pour s’acheter un appartement à Paris au temps de Brejnev et des notes de frais dépensées au cours du rouble « au noir » mais remboursées au cours officiel dix fois supérieur. Un petit tour au marché de la rue Polna, à Varsovie, avant de revenir pour les vacances payait une bonne partie du crédit, grâce au bénéfice effectué sur quelques boites de caviar revendues à ceux que l’on n’appelait pas encore les bobos.

C’était le bon temps du communisme dont profitèrent ceux qui étaient nés trop tard pour avoir pu connaître le bon temps des colonies.

Je t’Omsk, je te tue

15

Les relations entre la Russie et Israël n’ont jamais été un modèle de tendresse diplomatique. Est-ce pour cela qu’un jeune Israélien s’enticha d’une jeune Russe, espérant sans doute prouver que les méfiances géostratégiques pourraient s’effacer dans la sagesse des corps amoureux. Las, la  Russe tiqua et quitta le tendre fils de Sion. Egaré, tout entier à sa proie attaché, il décida de se venger et, les 6 et 7 août, lança deux alertes à la bombe à l’aéroport d’Omsk (Sibérie). Il les revendiqua par des mèles qu’il signa du nom de la cruelle indifférente. La police russe ayant mis hors de cause la jeune fille, l’enquête fut confiée par Interpol aux unités israéliennes spécialisées dans la traque aux cybercriminels. Elles retrouvèrent promptement le hacoeur brisé.

Billet vert, poudre blanche

78

On ne remerciera jamais assez l’association des chimistes américains. Grâce à eux, la forte addiction à l’argent qui semble être l’une des caractéristiques les plus étonnamment mortifères du néo-capitalisme en phase terminale vient d’être enfin élucidée.

Pourquoi Madoff ? Pourquoi Kerviel ? Pourquoi les parachutes dorés ? Pourquoi les staukopcheunes ? Pourquoi les annonces simultanées de plans sociaux et de profits record ? Tout cela finalement était aussi mystérieux que l’Atlantide, la part des anges dans les caves de Cognac, le charme d’une contre-rime de Toulet.

Des hommes apparemment normaux ont en effet précipité le monde dans une crise sans précédent en adoptant le cri de ralliement des ouvriers autonomes des usines Fiat pendant les grandes grèves insurrectionnelles de 69 à Turin : « Nous voulons tout ! »

Au début, on croyait que c’était de l’indécence, de la provocation, l’idée d’une lutte des classes poussée à son point d’incandescence orgasmique par une clique de financiers autistes certains de leur impunité, jouissant de leur toute-puissance tels des enchanteurs qui varient les métamorphoses.

On se disait qu’il y avait quelque chose de complètement irrationnel, tellement loin des calculs raisonnables d’Adam Smith ou de Frédéric Bastiat.

On se trompait.

Inutile de lire, désormais, L’Avare de Molière, La maison Nucingen de Balzac, La Curée de Zola, La grosse galette de Dos Passos ou même L’argent de Péguy dont nous avions naguère parlé ici. Les clés ne sont pas dans la littérature.

Ni chez Freud, ni chez Marx d’ailleurs. Vous n’allez tout de même pas croire ces absurdités sur l’équivalence entre fric et pulsion de mort, entre thésaurisation et rétention des excréments ou sur on ne sait quelle accumulation primitive du capital, plus-value, valeur d’échange, caractère fétiche la marchandise et autres billevesées communisantes ou rouges coquecigrues.

Non, l’amour de l’artiche, du flouze, des picaillons, du blé, du pognon, de la thune a une cause bien plus prosaïque comme nous l’expliquent les chimistes américains et leur association qui ne sont pas des têtes folles mais des scientifiques sérieux, des gars qui préféraient potasser la table des éléments de Mendeleïev plutôt que de perdre hâtivement leur pucelage sur la banquette arrière d’une Studebaker Hawk Gran Turismo au bal de fin d’année de leur aillescoule de Boulder (Colorado).

Pendant que leurs copains de promo devenaient tueurs en série ou intellectuels néocons, les chimistes américains, eux, palliaient leur manque de fantaisie par une certaine rigueur et remplaçaient les délires idéologiques par des expériences en laboratoire. Des types rassurants, on vous dit, les chimistes américains.

Imaginons-les, un dimanche matin, quelque part dans la chaleur de l’été louisianais où ne chantera plus le regretté et irremplaçable Mink Deville mort dans l’indifférence médiatique d’un mois d’août 2009, mais c’est une autre histoire. Nos chimistes s’accordent un mint julep, feuillettent les deux kilos de leur journal du dimanche et l’un dit soudain à l’autre :

– Sam, c’est quand même délirant, non, cette frénésie pour les dollars. Les gens sont devenus fous ou quoi ?
– Sincèrement, je ne sais pas, Jack, à croire qu’il y a quelque chose sur les biftons, du beurre de cacahuète ou du sirop d’érable.

Et là, pour rigoler, Sam et Jack passent dans leur labo et commencent à tester des réactifs sur une coupure de cinq.

C’est comme cela, pas autrement, que la vérité apparaît, nue et simple, sortant du puits des interprétations fumeuses pour se révéler dans son évidence scientifique : si les dirigeants de BNP Paribas, pour prendre un exemple parmi d’autres, ont provisionné un milliard d’euros pour verser des bonis à leurs traders, ce n’est pas parce qu’ils sont d’un égoïsme monstrueux, d’une inconséquence blessante ou d’une arrogance stupide, non, c’est tout simplement parce qu’ils sont accros, défoncés, déchirés, explosés par une substance illicite.

On dit que l’argent n’a pas d’odeur. On a bien tort. Sam et Jack, et tous leurs copains de l’association des chimistes américains viennent de publier les résultats d’une enquête très sérieuse. Cela tient en quelques chiffres : 90% des billets américains contiennent des traces de cocaïne allant de 0,006 microgrammes à 1,24 microgrammes soit l’équivalent, comme nous le signalent obligeamment les gazettes, de plus de cinquante grains de sable. Vous croyez être un banquier honnête, qui compte son argent et vous voilà, sans le savoir, à sniffer ligne sur ligne comme un romancier français jet-setter à la mode.

Il faudra s’en souvenir quand le temps de rendre des comptes sera venu. Et penser pour tous ces gens-là qui sont devenus spéculateurs malgré eux à des produits de substitution, un peu comme la méthadone pour l’héroïne.

La nationalisation, par exemple. Avec obligation de soins. Sinon, évidemment, ce sera la taule.

On veut bien être gentil, mais la culture de l’excuse, avec les drogués, c’est un peu facile.

Le problème du PS est darwinien

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Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.

Venezuela, les filles

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Le Venezuela confirme décidément sa réputation de paradis terrestre. Non content d’être le pays de la révolution bolivarienne qui apprend dans la bonne humeur aux spéculateurs, affameurs, patrons voyous, poutchistes putatifs et bouffons médiatiques divers à marcher à l’ombre et à en rabattre un peu, il est aussi celui qui donne les plus belle filles de la Terre. Bien nourries et alphabétisées contrairement à leurs mamans qui crevaient la dalle quand la bourgeoisie confisquait la totalité de la rente pétrolière, les filles chavistes deviennent désormais Miss Univers et en font une habitude. Pour la première fois dans l’histoire de ce concours, le Venezuela avec Stefania Fernandez, 18 ans aux prunes, remporte pour la deuxième année consécutive ce titre envié. Les USA et leur agressive petite marionnette colombienne sont désormais prévenus : en cas d’attaque, Hugo Chavez saura se défendre. Avec ses canons.

Suisse : l’Etat larbin

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La Suisse a des petits problèmes de sous. Qui n’en a pas ? Elle a aussi un problème arabe ce qui, en l’occurrence, revient au même. Le mois dernier, une ambulance a été appelée au de secours d’un touriste saoudien à Genève, près de la gare. Le malheureux gisait, inconscient, sur le bitume. Une agression, en plein centre-ville ! Le consul saoudien, Nabil Al-Saleh, a vu rouge. Il a alerté ses collègues et la chaîne Al-Arabyia, qui a fait un reportage dans cette banlieue excentrée du royaume : Genève coupe-gorge, à éviter. Panique au bout du lac Léman. Les hôteliers avaient déjà d’horribles visions d’étages entièrement vidés de clients. Ils ont appelé leurs amis politiques. Le responsable de la police, Laurent Moutinot, un socialiste, a été sommé de présenter des excuses. (On a appris peu après que le touriste saoudien sortait en fait d’une boîte de nuit, un peu titubant, et qu’il avait provoqué une bagarre. Mais ce détail n’a aucune incidence économique.) L’affaire, en fait, tombait très mal.

Motassim Bilal Kadhafi avait jusqu’à l’an passé ses habitudes dans un palace du même quartier genevois. Il n’y remettra plus les pieds : service si lamentable qu’il devait y amener ses propres domestiques, un couple de Marocains, qu’il pouvait ainsi rosser en paix. Ne supportant plus d’être giflée, griffée, battue à coups de cintre, tirée par les cheveux, pincée aux seins, la Marocaine avait appelé la police pour montrer ses blessures.

Mais Hannibal, comme se fait appeler le fils cadet du président libyen, n’aime pas les cognes. A Rome, à peu près dans les mêmes circonstances, il s’était battu contre des carabinieri en les aveuglant au moyen d’un extincteur. Un peu plus tard, à Paris, il avait fait donner sa garde rapprochée contre des gendarmes qui voulaient contrôler son permis de conduire : il roulait à 140 kilomètres à l’heure sur les Champs-Elysées, à contresens, au volant de sa Porsche noire, ivre.

Les policiers genevois, devant la résistance que leur opposait, de nouveau, Hannibal, l’ont emmené au poste, avec sa femme enceinte qui hurlait. Il y est resté deux nuits, les deux domestiques marocains ayant déposé plainte.

Le père Kadhafi a décidé de laver l’affront, jusqu’à la dernière minuscule tache : il voulait des excuses, la punition des flics, une indemnité massive. Le gouvernement genevois, sûr de son droit, n’a pas répondu. Puis les Marocains ont été persuadés de renoncer à leur plainte. Des fonds libyens ont été retirés des banques suisses. Les portes ont commencé à claquer au nez des ingénieurs et des financiers suisses qui travaillaient à Tripoli et Benghazi. Berne a été informé que le pétrole et le gaz allaient se raréfier dans ses tuyaux. Deux employés d’entreprises helvétiques ont été arrêtés en Libye.

La crise a duré un an. Mouammar Kadhafi faisait monter la pression au fil des mois. La ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui en a perdu ses cheveux gris, est allée à Canossa-Tripoli et elle en est revenue avec une marque de semelle sur le derrière. Finalement, la semaine passée, le président de la Confédération lui-même, Hans Rudolf Merz, a pris un petit avion (il n’y a plus de vol régulier entre la Suisse et la Libye) pour aller présenter ses excuses au guide sévère.

Kadhafi ne l’a pas reçu. Encore heureux. C’eût été affreux ! L’homme sombre du désert aurait sorti sa cravache de sous son bisht brun (vêtement traditionnel), pour relever d’un geste lent le visage effondré de cet ancien cadre d’UBS afin de voir s’il a vraiment les yeux bleus. Et il lui aurait souri.

Merz a dû se contenter du menu fretin et, devant les caméras de la télévision libyenne, il a récité ses excuses, sans aucune réticence, avec cette précision qui fera date dans l’histoire des négociations internationales : la Suisse accepte la constitution d’un tribunal arbitral pour juger l’action de la police genevoise, tout en admettant par avance que son intervention était dans sa forme « injustifiée et inutile ». Les juges n’ont même pas besoin de se réunir : l’arrêt est déjà rédigé.

En quittant Tripoli, le Suisse a croisé l’avion qui ramenait d’Ecosse l’ancien officier, mourant, des services secrets libyens, Abdelbaset Al Magrah, condamné pour l’attentat de Lockerbie (1988), dont Mouammar Kadhafi a assumé la responsabilité, comme celle de la destruction en vol du DC-10 français d’UTA (1989), en faisant verser aux familles des victimes des centaines de millions de dollars. Mais ces petits détails sont hors-sujet, d’un autre temps, quand le colonel faisait parler la poudre.

Reste ce mystère. Aucun Etat au monde, sauf la Suisse, ne pouvait accepter de s’humilier comme elle vient de le faire, et pour un motif – apparemment – aussi futile. Pourquoi ? Pour un citoyen de ce pays, c’est une question d’autant plus troublante qu’il en soupçonne, comme tous les autres, la réponse. En un peu plus d’un demi-siècle, les Suisses, en tant qu’ils font partie de cette nation et sont représentés par cet Etat, ont eu si souvent l’occasion de présenter des excuses ou des regrets, ou d’entendre qu’on présentait des excuses ou des regrets en leur nom, que c’est devenu une seconde nature. Il faut demander pardon ? C’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons de le faire ; et si nous-mêmes les ignorons, d’autres doivent les connaître. Kadhafi sous son bisht, par exemple.

Cette tournure d’esprit masochiste n’est pas née d’un microclimat très spécial entre le Jura et les Alpes. Elle vient de l’histoire. Pas de l’histoire longue. Quand il y a deux millénaires les Helvètes émigraient le long du Rhône sans prévoir que César les arrêterait, ils rêvaient : ils voulaient voir la mer. Quand il y a deux siècles – même pas : un siècle -, les Suisses des vallées partaient la faim au ventre chercher des lieux de survie, ils ne se rongeaient pas les ongles comme les Merz d’aujourd’hui ; ils étaient industrieux et mobiles. Ils n’auraient pas su à qui demander pardon, ni pourquoi. Non, ce penchant vient de l’histoire récente, quand l’être neutre s’est vraiment emparé de l’âme des Suisses, autrement dit quand le nazisme broyait l’Europe dans le sang. Ils ont été saisis de terreur intéressée, ils ont bu de ce sang en douce, ils savent que c’était le mal.

Quelques jours avant le voyage à Tripoli, Hans Rudolf Merz, Micheline Calmy-Rey et la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, tenaient conférence de presse à Berne. Ils avaient des mines longues, comme si Mouammar Kadhafi leur avait supprimé le pain sec et l’eau. Mais la Libye n’y était pour rien. Le gouvernement annonçait, la mort dans l’âme, la fin possible d’une autre crise. Avec les Etats-Unis cette fois.

Après des mois de résistance, les Suisses avaient décidé de mettre un genou en terre, dans l’espoir que Barack Obama leur pardonnerait l’affront fait au Trésor américain. Qu’avaient-ils fait de mal, les ministres ? Rien. Mais c’est la même histoire : il y a toujours une bonne raison de s’excuser. La raison c’était UBS. Car la grande banque est dans la Suisse récente ce que General Motors était dans l’ancienne Amérique : ce qui est bon…

Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose de bon dans UBS. Après avoir signé un engagement de bonne conduite leur donnant accès au marché américain, les banquiers s’étaient empressés de trahir la promesse donnée, constituant de véritables commandos en tenue de combat costume-cravate-mallette à double fond pour aller convaincre les très riches Américains qu’UBS avait le moyen de leur faire gagner d’autres fortunes à la barbe de l’IRS, le fisc local. Ça s’est su. Un directeur de la banque a dû à deux reprises, ce printemps et l’été dernier, présenter des excuses devant une commission du Sénat, dans un ahurissant spectacle de pleurnicherie hypocrite. Les banquiers ont pourtant des principes, et des secrets, garantis par la loi. Le gouvernement suisse a donc dû se joindre à la pénitence, en promettant de livrer au fisc US un paquet de noms de voleurs que protégeait UBS.

Cette affaire en rappelle bien sûr d’autres. Naguère, c’était cependant plus simple. Il n’y avait pas besoin de violer ou de tourner des lois fiscales : les clients des banques – Mobutu, Duvalier, Marcos, Hussein, Abacha & Co – étaient eux-mêmes la loi.

Mais il faut aller plus au fond, jusqu’au noyau dur, jusqu’au sang. Le couple gouvernement-UBS (avec Crédit Suisse pour faire bon poids) s’était déjà produit sur la scène américaine, dans un registre voisin, un peu plus grave. Il s’agissait alors d’amener les Suisses à rendre des biens mal acquis pendant la deuxième guerre mondiale. Cet argent que des clients juifs, vraiment trop distraits, avaient omis de venir récupérer quand les armes se furent tues. Les banquiers, perdant patience, avaient vidé les comptes dans leur propre coffre.

C’était à la fin du siècle passé. Un terrible poids dans la mémoire. Il aurait à peine été allégé par un geste du cœur et du corps, comme celui de Willy Brandt tombant à genoux à Varsovie devant le plateau un peu surélevé où se trouvait le ghetto. Il y a eu quelques regrets quand même, réticents. Et surtout une bouffée d’antiaméricanisme : tuez le messager ! Pour le reste, toujours la même explication. Le petit neutre, au centre du continent en guerre, n’avait pas le choix des moyens de sa survie, pardon. Il commerçait avec tout le monde, pardon. Il faisait tourner la machine de guerre qui avait étendu sa marée noire sur l’Europe. Pardon.

Aujourd’hui, il n’y a plus de guerre. Mais écoutez bien : c’est la même musique de fond. Ecoutez, écoutez bien ! « Ne parlez pas de ces histoires de bombes dans les avions, dans les discothèques ! Ne parlez pas de la disparition de l’imam Musa Sadr ! Ne parlez pas de ceux qu’on manipule, qu’on bat, qu’on torture et qu’on tue ! Ne parlez pas de… Quoi ? Le frère du domestique marocain d’Hannibal a été arrêté à Tripoli et on n’a plus de nouvelles de lui ? Assez de ces histoires ! Nous sommes des hôteliers, des banquiers, des hommes qui savent, qui ont toujours su comment les affaires se traitent.»

Tendez encore l’oreille. Tout le monde parle ainsi en Suisse aujourd’hui. Vous voulez des exemples, dans la masse ?

Yves Nidegger est le ténor des nationalistes à Genève, probable candidat au gouvernement cantonal. Il a fait une pesée d’intérêts : Hannibal d’un côté, les richesses arabo-libyennes de l’autre. Et il en a tiré sa conclusion : « Si Mouammar Kadhafi souhaite la tête de Laurent Moutinot, peut-être avec un peu de persil dans les oreilles, cela semble un sacrifice tout à fait supportable pour Genève. » Moutinot est donc l’élu en charge de la police.

Charles Poncet est un peu moins vulgaire. C’est une star du barreau genevois. Il adore les tribunes, les caméras et les micros. Il fut, à droite, parlementaire fédéral. Un avocat public donc, comme on dit fille publique. Peu importe les spécialités du client tant qu’il connaît le tarif. La famille Kadhafi lui a proposé une passe, et là le tarif n’est vraiment pas un problème. Depuis un an, Poncet a été l’inlassable promoteur d’excuses au Guide, aussi promptes et complètes que possible. Les frasques libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas nos affaires. Nous n’avons que des intérêts.

Jean Ziegler est aussi un homme public. Encore plus public, puisque son audience est universelle. Il a d’innombrables amis parmi les prolétaires du sud. Mais comme il ne peut pas les aimer individuellement, il adore ceux qui les gouvernent, à la trique, les Castro, Chavez, aujourd’hui. Et Mouammar Kadhafi. Enfin, Kadhafi, c’est devenu un peu compliqué. Ziegler a – presque – coparrainé la fondation Kadhafi qui attribue un prix des droits de l’homme que le Genevois a – presque – reçu en 2002. Etant donné que le sociologue occupe sa retraite dans les droits de l’homme sous vernis onusien, ce compagnonnage était devenu embarrassant, et il a pris des distances. Mais Kadhafi est de son cercle, et Jean Ziegler est devenu dans la crise Hannibal un conseiller à l’ombre de la ministre qui a perdu ses cheveux gris, promoteur, comme tous les autres, d’un compromis profitable.

Chacun a sa méthode, des excuses aux regrets, en passant par le persil dans les oreilles. Mais la motivation, si suisse, est toujours la même : il y a de l’or sous le sable libyen. Vendredi, son verbe courant plus vite que sa pensée, Ziegler a cassé le morceau devant un micro de la radio suisse romande. Vous vous rendez compte, disait celui qui est pour le monde entier le pourfendeur de l’oligarchie suisse et impérialiste, ils sortent 2,2 millions de barils par jour, et il n’y a quel 3,5 millions d’habitants en Libye : rien du tout ! Il y a 18 milliards de dollars à prendre, c’est immense pour l’économie de la Suisse !

Exploités de tous les pays, vous avez vraiment de drôles d’amis, de droite à gauche, au pays du grand pardon. La philosophie des excuses intéressées et des arrangements sonnants et trébuchants s’est infiltrée partout. La décence et la justice se sont fait la malle, depuis un bout de temps. Depuis que les hommes d’Etat acceptent d’aller s’humilier pour du pétrole, pour des dollars, et pour que les hôtels ne se vident pas. Les flics genevois n’iront plus voir dans les palaces si les domestiques se font rosser à coup de cintre.

Trash jusqu’au dernier souffle

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Plus dure sera la chute. Doudou Topaz, superstar de la télé israélienne des années 1980-90, que les femmes avaient élu il y a 15 ans « l’homme le plus sexy du pays », s’est pendu avec le fil de sa bouilloire électrique. L’ex-roi de l’audimat qui dormait menotté après une première tentative de suicide, a profité de quelques rares moments d’intimité pendant la toilette du matin pour échapper à la vigilance des gardiens de prison. La grandeur et la décadence de cet insatiable Narcisse refusant à la fois la déchéance physique de l’âge mûr et le désamour d’un public infidèle et volage qui lui préférait d’autres héros et d’autres divertissements feraient – et feront peut-être – un excellent film ou un best-seller. Mais cette tragédie d’un homme tisse aussi un récit inédit de l’histoire d’Israël.

David Goldenberg est né à Haïfa en 1946. Mais dans l’Israël des années 1950-1960, ce prénom royal sonne trop « juif diasporique ». Quant à « Goldenberg », littéralement monticule d’or, un patronyme qui sent son Shylock – n’en parlons même pas. Celui qui allait devenir un jour le roi de l’audimat troqua donc David pour son diminutif « Doudou » – rendu populaire par un héros mythique de la guerre de 1948, le prototype de la nouvelle race de guerriers née sur la terre ancestrale – et délaissa son patronyme pour « Topaz », terme biblique évoquant une pierre précieuse. Ces choix sont parfaitement conformes à la ferveur sioniste qui, 20 ans après la naissance de l’Etat, continue de l’irriguer.

Doudou est à peine plus vieux que l’Etat. Pour lui, comme pour le pays, une page se tourne en cette fin des années 1960, même si personne n’a vraiment conscience de ce qui se joue. La création tardive de la télévision israélienne constitue assurément un tournant invisible. Les pères fondateurs du sionisme, Ben-Gourion en tête, n’en voulaient pas. Le petit écran rend bête et corrompt la jeunesse disaient-ils au début des années 1960. Ces politiques avisés avaient peut-être compris, de surcroît, que les caméras allaient bouleverser leur métier et les rendre eux-mêmes obsolètes. Ils finirent par céder à l’idée d’une télé éducative. Utiliser les technologies modernes pour diffuser le Progrès, rendre les meilleurs profs accessibles à tout les élèves du pays – pouvaient-ils tourner le dos à tant de possibilités ? Ils auraient mieux fait de lire Marshall Mc Luhan – ce n’est pas le contenu qui façonne la société mais le médium lui-même.

Rapidement le projet échappe aux décideurs politiques et, au printemps 1968, la lumière bleuâtre illumine, enfin le foyer national juif. Les images inaugurales, retransmises en « live » de Jérusalem, sont celles de l’armée défilant sous les remparts de la vieille ville conquise une année auparavant. L’ORTF n’aurait pas fait mieux.

Topaz n’assiste pas à cette naissance. Après son service militaire, il s’est envolé pour Londres pour y étudier le théâtre. À son retour, il arrondit ses fins de mois difficiles d’acteur débutant en officiant comme professeur d’anglais pour la télévision éducative. Il a acquis en Angleterre un accent impeccable, digne de la BBC. Le beau gosse accumule l’expérience, acquiert de l’assurance et se fait remarquer.

Comédien et comique de talent, Topaz comprend vite que le théâtre n’est pas la voie la plus rapide vers la fortune et la célébrité, ce qu’on n’appelle pas encore pipolisation. Il se positionne pendant les années 1970 comme auteur-interprète de sketches et devient l’invité incontournable des émissions radiophoniques du genre « grosses têtes ». Mais son heure n’est pas encore venue.

Après la guerre de 1973, la gauche au pouvoir finit par voir la télé comme une force d’opposition. Ses efforts pour la museler la rendent encore plus mordante au point que beaucoup lui attribuent un rôle décisif dans la chute des travaillistes en 1977. Une fois aux affaires, la droite populiste de Begin saura tirer les leçons de cet échec. Il comprend que la meilleure manière de neutraliser la télé est de la transformer en média de divertissement. Le peuple veut des westerns et des variétés, répète le nouveau PDG de la chaîne unique et publique. Le Likoud remercie ses électeurs en leur offrant la télé qu’ils veulent – ou dont on les persuadera qu’ils la veulent si nécessaire. L’heure de Topaz a sonné.

Ceux qui continuent à penser que le Bien est de gauche et le Mal de droite s’en étonneront : Topaz est un homme de gauche, un fidèle travailliste qui a même pris sa carte. Après tout, c’est là que sont supposées se trouver « les masses » qu’on ne désigne pas encore comme une « audience ». Pendant la campagne électorale houleuse de 1981, Topaz, chauffeur de salle, met le feu à un meeting travailliste. En traitant de « voyous primitifs » les électeurs du Likoud (dont beaucoup sont des juifs sépharades), il fait sans doute pencher la balance électorale – mais contre son camp. Mieux, il contribue à transformer la lutte entre la gauche et la droite en guerre ouverte entre ashkénazes (blancs, élitistes, souffrant d’une haine de soi, gauchistes qui aiment les Arabes) et sépharades (chaleureux, respectueux des traditions juives et qui connaissent trop les Arabes pour leur faire confiance).

Une telle gaffe pourrait être la fin de sa carrière. Mais la télé lave plus blanc que blanc. Le média fait le messager. Topaz le gaucho, l’ashkénaze arrogant se révèle surtout comme un entertainer particulièrement doué pour faire jaillir de l’émotion à jets continus. Il devient une star de la télé, puis, après 1991, quand Israël entre dans l’ère de la télé commerciale, le roi de l’audimat, en clair une pompe à fric.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, « Rishon ba-Bidour » (littéralement « numéro un du divertissement), son émission de divertissement diffusée en direct tous les dimanche soir, bat tous les records d’audience avec un pic à 51% de parts de marché le soir où il promet l’interview d’un extraterrestre… Topaz est alors une sorte d’hybride de Drucker et Delarue. « À ce rythme là, dit-il au cours d’une interview télévisée donnée au sommet de sa gloire, pour garder mon public, je serai obligé de me suicider en direct. … ». Une remarque parfaitement prémonitoire.

Seulement, la télé broie encore plus vite ses enfants que la révolution. Las du gendre parfait, le public se tourne vers la téléréalité dont l’énorme succès sonne le glas de la star du divertissement et de jeux. L’audience chute, les projets de ce Midas du petit écran ne trouvent plus preneur et son dernier spectacle comique, Le goût de la vie, fait un flop. Il devient un has been gênant et ridicule. Persuadé d’être la victime d’un complot orchestré par la nouvelle génération des décideurs de la télé, Topaz décide de se venger. Il transforme les derniers mois de sa vie en une sorte de reality show. Aux lettres de menaces accompagnées de balles succèdent des tabassages commandités. Parfois il se cache près du lieu de l’embuscade pour voir ses« ennemis » terrifiés, battus et humiliés. Quand il juge le « traitement » trop clément, il en redemande. Mais l’ancienne télé-star est un mafieux de pacotille. Confondant fiction et réalité il joue le parrain avec autant de bon sens – et de succès – qu’un enfant qui saute du toit en se prenant pour Superman. Son arrestation en mai dernier plonge le pays dans la stupeur. L’Israélien le plus célèbre de la fin du XXe siècle devient l’ennemi public numéro 1. Finalement confronté à la réalité, Topaz a préféré la mort.

On s’refait pas !

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C’est l’un des événements radio de la rentrée : Christophe Hondelatte reprend les rênes de On refait le monde, l’émission de débats et de polémiques qu’il avait créée en 2003 et animé pendant un an sur RTL, avant de laisser sa place à Pascale Clarke. Pour la première, le plateau de tchacheurs réunissait Joseph Macé-Scaron, Jean-Luc Mano, Alain Duhamel, et… Elisabeth Lévy. Et devinez qui a obtenu la « Langue du vipère » traditionnellement attribuée au persifleur le plus impénitent ? Résultat, la lauréate se voit proposer trois minutes de tribune libre antenne, ce soir à 18 h 55. Et comme décidément notre rédac’ chef bien aimée a du mal à faire les choses comme tout le monde, devinez de qui elle a décidé de dire du mal ? Eh bien d’Elisabeth Lévy. Je n’en dis pas plus. Oreilles formatées, s’abstenir.

Algues attaquent !

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Vous aimez les films de John Carpenter, George Romero ou Dario Argento ? Voire, pour les plus pervers d’entre vous ceux de Mario Bava, Lucio Fulci, Wes Craven ou Tobe Hooper ? Vous tenez La colline a des yeux et La nuit des morts vivants pour de grands films ? Vous achetez Mad movies en cachette tous les mois ? Rassurez-vous, nous aussi. Et pourtant l’information donnée sur le blog de l’écrivain et amateur de chevaux Christophe Donner a été la plus terrifiante de l’été dans son genre et a donné le « la » d’une mobilisation écologico-politico-médiatique sans précédent au point que le premier ministre (veuillez nous excuser, on oublie toujours son nom et personne ne peut jamais nous renseigner) s’est senti obligé après plusieurs semaines de polémiques sur la dangerosité du phénomène aux allures extra terrestres, d’y aller d’une mâle déclaration, très Robert Duvall dans Apocalyse Now : « On va nettoyer les plages. »
A l’origine de tout cela, donc, l’histoire suivante : un vétérinaire qui chevauchait tranquillement sur une plage des Côtes d’Armor s’est enlisé avec sa monture dans une mare d’algues vertes parasitaires qui envahissent les côtes bretonnes depuis plusieurs années. Celles-ci, mouvantes et en décomposition, ont tué l’animal en quelques secondes alors que le cavalier s’évanouissait sous l’effet des vapeurs délétères. Il ne dut son salut qu’à la présence miraculeuse d’un tractopelle secourable. Comme le chantait un célèbre poète, véritable Rimbaud de l’évasion fiscale : « Quand mon corps sur ton corps, lourd comme un cheval mort… »

Forfaiture !

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Soucieux de réduire mon budget téléphone portable et de relancer l’économie française avec les fonds ainsi dégagés, je me suis intéressé au contenu de la noria de mails promotionnels que je poubellise recta d’ordinaire.

Comme il y a un bon dieu pour les apprentis radins, j’ai fini par dénicher une offre réellement valable, au moins sur le papier, ce qui est une façon de parler s’agissant d’un courrier dématérialisé. Il s’agit du forfait Paradyse de Virgin Mobile, qui propose les appels illimités vers tous les opérateurs et le surf idoine, pour seulement 90 euros par mois, sans restriction de tranche horaire ou autre, genre obligation d’appeler à moins de 20 centimètres de sa box internet. Ce qui dans le paysage français n’est pas une simple nouveauté, mais une véritable bombe : jamais aucun des trois opérateurs historiques n’a osé s’aventurer – sauf par erreur vite corrigée – sur le terrain du véritable forfait illimité, exception faite des forfaits groupés d’entreprises.

Quand chez Orange, Bouygues ou SFR on parle d’ »illimité », c’est en général les restrictions qui sont illimitées. Selon les cas, vous pourrez envoyer une infinité de SMS entre minuit et huit heures du mat’, ce qui est préjudiciable au travail du lendemain au lycée. Ou bien téléphoner autant que vous voudrez à trois correspondants choisis, ce qui finira à terme par vexer tous vos autres amis. Rien de tout cela chez Virgin, si ce n’est qu’on n’a le droit d’appeler que 99 numéros différents et de surfer à hauteur de 500 Mo maximum par mois, ce qui à première vue ne relève pas du vice caché, mais du garde-fou visant à garantir une utilisation dudit forfait en bon père de famille.

Néanmoins, comme je ne suis pas expert en clauses restrictives dissimulées, tout juste un amateur éclairé par les déconvenues, j’ai pensé à aller voir ce que la presse m’en disait : compte tenu de l’ampleur de cette révolution marketing, je m’attendais à voir une flopée d’articles en googlisant « Paradyse » à la rubrique Actualités.

Résultat ? Néant. Pas de flopée mais un flop intégral ! En tout cas, rien de rien du côté de la grande presse : le Paradyse n’est pas de ce monde. Les quelques liens qui apparaissent renvoient sur des sites spécialisés en téléphonie mobile, lesquels, en général s’y contentent de signaler l’apparition du nouveau forfait, point barre.

Ce qui me plonge dans une certaine perplexité. Moi j’avais comme l’impression qu’au mois d’août, les médias étaient en manque d’infos. 95 % des Français ont un portable et 95 % de ceux-ci râlent en recevant leur facture. Comment expliquer dans ces conditions que l’apparition d’un forfait très innovant n’ait pas pu se frayer sa place dans le Sahara informatif de l’été quelque part entre les dangers de l’insolation et la renaissance des cahiers de vacances ?

La première explication est cruelle : les trois opérateurs historiques figurent tous dans la short-list des plus gros annonceurs publicitaires. Ce qui pourrait peut-être expliquer un certain manque de curiosité des médias sur leurs pratiques commerciales. Un exemple me vient en tête : en voyage à New York l’an dernier, j’ai remarqué qu’en achetant pour 20 $ chez Radio Shack un téléphone basique avec une carte SIM d’ATT (le plus gros opérateur local), j’avais droit non seulement à un numéro valable 6 mois, mais en plus d’appeler gratuitement tous les numéros ATT, fixes et mobiles, durant la même période. J’imagine donc que je dois être le seul journaliste français à m’être rendu aux USA ces dernières années. Sinon, il se serait sûrement trouvé quelqu’un pour se demander pourquoi en France une telle offre est inconcevable. Même pas en rêve.

Mais après tout, la presse écrite va mal : déjà qu’elle n’a plus des masses de lecteurs, si en plus, elle n’a plus d’annonceurs, il va y avoir du Molex en vue dans les rédactions. On pardonnera donc ce pêché véniel …

Hélas, ma deuxième explication (qui n’invalide pas la première, moi aussi je fais des offres all inclusive) est encore plus cruelle : notre presse en est encore à l’époque de la machine à vapeur, ou presque. Pas dans ces éditos, où l’on a que le mot internet au bout du bic, mais plus banalement dans les faits, dans ses centres d’intérêt.

La baguette de pain qui augmente de cinq centimes, et vous êtes sûr que tous les JT en feront leur ouverture. Orange qui profite du mois d’août pour faire passer des centaines de milliers de forfaits ADSL 512k ancienne génération de 20 à 25 euros (NB : dans ce papier tous les prix se terminant par 99 cts ont été arrondis, non mais !), voire dans certains cas de 10 à 25 euros, et là, tout le monde s’en fout. Un micro-défaut sur n’importe quelle bagnole qui vient de sortir, et la presse en fait des tonnes sur le rappel des modèles pour cause de troisième vitesse d’essuie-glaces qui déconne. En revanche, aucune de nos gazettes ne se passionne pour ces des dizaines de milliers de clients qui ont acheté au prix du caviar des abonnements pour clé 3G pour pouvoir surfer en paix depuis leur location à Trouville ou à Palavas, et qui passent leurs vacances à tenter de joindre la hotline saturée du fournisseur ou à faire le pied de grue dans l’agence Orange du coin (quand elle a le bon goût d’exister), parce que dans la vraie vie, suffit pas de la brancher et hop, comme dans la pub.

En vérité, la presse – la remarque vaut aussi pour les politiques – en est restée aux fondamentaux des Trente glorieuses: le prix de la baguette, du petit noir, de l’essence, du gaz ou de l’électricité. Quand elle parle de téléphonie mobile ou d’internet, c’est le plus souvent pour évoquer les sujets de société à la con : « Les antennes relais menacent-elles notre santé ? », « Facebook viole-t-il la vie privée ? » On pourrait d’ailleurs étendre cette réflexion aux jeux vidéos, dont le chiffre d’affaires mondial a dépassé celui du cinéma, mais qu’on n’évoque le plus souvent à chaque fois qu’un ado dézingue le reste de sa famille.

Pour que notre presse s’intéresse à ces choses-là, peut-être faudrait-il que les attachés de presse de Virgin Mobile suggèrent aux journalistes aoûtiens, qu’avec un forfait illimité, on peut surveiller ses marmots H 24, et ainsi empêcher bien des noyades et insolations, voire quelques incendies de forêts…

Communisme, pour mémoire…

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Je me suis délecté, au mois d’août, à écouter, sur France Culture, la série d’émissions « Vents d’Est », réalisée par Jean-Pierre Thibaudat et Laetitia Cordonnier. Anticipant de quelques mois la déferlante des célébrations médiatiques du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin, cette série revisitait le « socialisme réellement existant », grâce à des documents d’archives et des entretiens avec des témoins, célèbres ou non, de la période 1945-1989 en Pologne, Hongrie, République Tchèque et ex RDA.

La vie quotidienne des « vraies gens » au temps du communisme – on devrait dire, d’ailleurs, des communismes, tant les régimes qui s’en réclamaient furent divers, dans l’espace et dans le temps, fut un continuel aller-retour entre le tragique et le cocasse, l’espoir et la déprime, le repli sur soi et la quête de l’autre.

Il ne manquait à cette évocation sonore que l’âcre odeur du chou bouilli des cantines se mêlant, dans l’hiver embrumé, à la puanteur soufrée des fumées du lignite enfourné dans les chaudières par des alcooliques affectés à cette tâche pour l’éternité.

Cette mémoire du communisme réel appartient, certes, au premier chef à ceux qui ont vécu tout ou partie de leur vie dans les pays qui y furent soumis, mais pas uniquement.

Il existe, aussi, une mémoire occidentale de cette période pour ceux que les circonstances amenèrent à partager, pendant un temps significatif, le quotidien des citoyens des pays situés de « l’autre côté du rideau de fer », comme on disait à l’époque.

Il ne s’agit pas, bien sûr, des touristes ordinaires ou de luxe, ni des invités de marque choyés par les gouvernements à des fins propagandistes, ni même des diplomates contraints, par leur fonctions, d’évoluer dans des ghettos dorés étroitement surveillés. Tous ceux-là n’ont pu avoir qu’une vision furtive, ou déformée d’une réalité sociale dont ni les statistiques, ni la presse, ni la littérature officielle ne rendaient compte.

Une exception notable, cependant, à cette impossibilité consentie d’aller regarder derrière le décor planté par le pouvoir à l’intention de ses « amis » occidentaux nous été offerte par l’émouvant petit livre de Paul Thorez, le fils de Maurice, Les Enfants modèles qui raconte l’enfance et l’adolescence des rejetons du secrétaire général du PCF lors de l’exil familial à Moscou. C’est la Russie stalinienne vu du côté des enfants de la nomenklatura avec ses écoles réservées, ses camps de pionniers au bord de la Mer noire, qui conduira peu à peu, dans une démarche empreinte de culpabilité, le jeune Thorez à s’éloigner sans bruit mais dans la douleur, de l’idéal communiste incarné par ses parents.

Le « petit peuple » des Occidentaux passés à l’Est pour une période relativement longue, plusieurs mois ou plusieurs années, est composé de personnes très diverses : étudiants venus compléter leur formation linguistique, universitaires et chercheurs, techniciens et ingénieurs expatriés dans le cadre des échanges économiques et quelques exilé(e)s par amour ayant choisi de vivre leur idylle à la mode socialiste. Ceux-là, dont je fis partie comme étudiant germaniste dans un temps que les moins de quarante-cinq ans ne peuvent pas connaître, étaient lâchés, sous surveillance discrète bien sûr, dans le pays réel, partageant le sort commun de leurs homologues du cru, avec cependant, la liberté de mouvement illimitée conférée par la possession d’un passeport émis dans un pays capitaliste.

Je me dois d’avouer aujourd’hui que cette situation était plutôt confortable. Nous subissions le rationnement des denrées de base, comme le beurre ou la viande, qui était encore la règle dans la RDA des années soixante, mais en quelques heures de train (trois pour parcourir 150 km !) on se retrouvait au KDW, le grand magasin de Berlin-Ouest, au rayon gastronomie qui n’a rien à envier à celui du Bon Marché de Paris, pour dépenser le mandat en devises convertibles adressé par des parents inquiets pour la bonne santé de leur descendance dans ces pays de pénuries…

Oserais-je dire que certains de ces « sauteurs de mur » profitaient de cette absence de bonnes choses, ou même de produits banalement courants, comme le café soluble, dans les tristes supermarchés orientaux pour ramener le « petit plus » susceptible de vaincre les dernières résistances de la blonde convoitée…

Les Français bénéficiaient d’un avantage non négligeable pour leur adaptation dans une société où les codes n’étaient pas aussi simples que la propagande officielle le proclamait. Ils profitaient de la présence importante d’étudiants africains ou maghrébins francophones qui recevaient des bourses pour qu’ils deviennent les propagateurs du communisme dans leur pays d’origine. Il va sans dire que la plupart d’entre eux ont empoché leur diplôme et sont allés le monnayer dans des contrées où le communisme est un gros mot, comme les Etats-Unis, le Canada ou les pays du Golfe… Ceux-là vous mettaient bien vite au parfum des petites combines permettant de contourner la bêtise bureaucratique à front de taureau. Bientôt, comme partout dans le monde où ils sont plongés dans une culture étrangère, ex-colonisateurs et ex-colonisés se retrouvent dans une commune aversion mêlée de cynisme vis-à-vis des mœurs et comportement des gens du pays qui les a accueillis. Un communiste allemand est d’abord un Allemand, sinon que le communisme accentue quelques uns des traits les plus caricaturaux de la germanité : dogmatisme, absence d’humour, propension à pontifier sur tous les sujets, même les plus triviaux. Quant aux anticommunistes allemands restés coincés par la construction du Mur, mieux valait s’en méfier ! Leur sollicitude à votre égard ne pouvait que les conduire tôt ou tard à solliciter votre aide pour un plan foireux visant à les faire passer à l’Ouest…

Vivre à l’Est vous permettait également d’éprouver quelques émotions esthétiques à prix cassés : une mise en scène de Brecht par Benno Besson au Berliner Ensemble ou La Dame de pique de Tchaïkovski à l’opéra comique de Berlin-Est au temps où Walter Felsenstein en était le directeur…

Il fut un temps ou, pour quelques expatriés privilégiés ou peu scrupuleux, un passage par Moscou ou Varsovie vous permettait d’accumuler un petit pécule de nature à vous faciliter la vie au retour en France. Trois ans au siège de l’AFP à Moscou suffisaient pour s’acheter un appartement à Paris au temps de Brejnev et des notes de frais dépensées au cours du rouble « au noir » mais remboursées au cours officiel dix fois supérieur. Un petit tour au marché de la rue Polna, à Varsovie, avant de revenir pour les vacances payait une bonne partie du crédit, grâce au bénéfice effectué sur quelques boites de caviar revendues à ceux que l’on n’appelait pas encore les bobos.

C’était le bon temps du communisme dont profitèrent ceux qui étaient nés trop tard pour avoir pu connaître le bon temps des colonies.

Je t’Omsk, je te tue

15

Les relations entre la Russie et Israël n’ont jamais été un modèle de tendresse diplomatique. Est-ce pour cela qu’un jeune Israélien s’enticha d’une jeune Russe, espérant sans doute prouver que les méfiances géostratégiques pourraient s’effacer dans la sagesse des corps amoureux. Las, la  Russe tiqua et quitta le tendre fils de Sion. Egaré, tout entier à sa proie attaché, il décida de se venger et, les 6 et 7 août, lança deux alertes à la bombe à l’aéroport d’Omsk (Sibérie). Il les revendiqua par des mèles qu’il signa du nom de la cruelle indifférente. La police russe ayant mis hors de cause la jeune fille, l’enquête fut confiée par Interpol aux unités israéliennes spécialisées dans la traque aux cybercriminels. Elles retrouvèrent promptement le hacoeur brisé.

Billet vert, poudre blanche

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On ne remerciera jamais assez l’association des chimistes américains. Grâce à eux, la forte addiction à l’argent qui semble être l’une des caractéristiques les plus étonnamment mortifères du néo-capitalisme en phase terminale vient d’être enfin élucidée.

Pourquoi Madoff ? Pourquoi Kerviel ? Pourquoi les parachutes dorés ? Pourquoi les staukopcheunes ? Pourquoi les annonces simultanées de plans sociaux et de profits record ? Tout cela finalement était aussi mystérieux que l’Atlantide, la part des anges dans les caves de Cognac, le charme d’une contre-rime de Toulet.

Des hommes apparemment normaux ont en effet précipité le monde dans une crise sans précédent en adoptant le cri de ralliement des ouvriers autonomes des usines Fiat pendant les grandes grèves insurrectionnelles de 69 à Turin : « Nous voulons tout ! »

Au début, on croyait que c’était de l’indécence, de la provocation, l’idée d’une lutte des classes poussée à son point d’incandescence orgasmique par une clique de financiers autistes certains de leur impunité, jouissant de leur toute-puissance tels des enchanteurs qui varient les métamorphoses.

On se disait qu’il y avait quelque chose de complètement irrationnel, tellement loin des calculs raisonnables d’Adam Smith ou de Frédéric Bastiat.

On se trompait.

Inutile de lire, désormais, L’Avare de Molière, La maison Nucingen de Balzac, La Curée de Zola, La grosse galette de Dos Passos ou même L’argent de Péguy dont nous avions naguère parlé ici. Les clés ne sont pas dans la littérature.

Ni chez Freud, ni chez Marx d’ailleurs. Vous n’allez tout de même pas croire ces absurdités sur l’équivalence entre fric et pulsion de mort, entre thésaurisation et rétention des excréments ou sur on ne sait quelle accumulation primitive du capital, plus-value, valeur d’échange, caractère fétiche la marchandise et autres billevesées communisantes ou rouges coquecigrues.

Non, l’amour de l’artiche, du flouze, des picaillons, du blé, du pognon, de la thune a une cause bien plus prosaïque comme nous l’expliquent les chimistes américains et leur association qui ne sont pas des têtes folles mais des scientifiques sérieux, des gars qui préféraient potasser la table des éléments de Mendeleïev plutôt que de perdre hâtivement leur pucelage sur la banquette arrière d’une Studebaker Hawk Gran Turismo au bal de fin d’année de leur aillescoule de Boulder (Colorado).

Pendant que leurs copains de promo devenaient tueurs en série ou intellectuels néocons, les chimistes américains, eux, palliaient leur manque de fantaisie par une certaine rigueur et remplaçaient les délires idéologiques par des expériences en laboratoire. Des types rassurants, on vous dit, les chimistes américains.

Imaginons-les, un dimanche matin, quelque part dans la chaleur de l’été louisianais où ne chantera plus le regretté et irremplaçable Mink Deville mort dans l’indifférence médiatique d’un mois d’août 2009, mais c’est une autre histoire. Nos chimistes s’accordent un mint julep, feuillettent les deux kilos de leur journal du dimanche et l’un dit soudain à l’autre :

– Sam, c’est quand même délirant, non, cette frénésie pour les dollars. Les gens sont devenus fous ou quoi ?
– Sincèrement, je ne sais pas, Jack, à croire qu’il y a quelque chose sur les biftons, du beurre de cacahuète ou du sirop d’érable.

Et là, pour rigoler, Sam et Jack passent dans leur labo et commencent à tester des réactifs sur une coupure de cinq.

C’est comme cela, pas autrement, que la vérité apparaît, nue et simple, sortant du puits des interprétations fumeuses pour se révéler dans son évidence scientifique : si les dirigeants de BNP Paribas, pour prendre un exemple parmi d’autres, ont provisionné un milliard d’euros pour verser des bonis à leurs traders, ce n’est pas parce qu’ils sont d’un égoïsme monstrueux, d’une inconséquence blessante ou d’une arrogance stupide, non, c’est tout simplement parce qu’ils sont accros, défoncés, déchirés, explosés par une substance illicite.

On dit que l’argent n’a pas d’odeur. On a bien tort. Sam et Jack, et tous leurs copains de l’association des chimistes américains viennent de publier les résultats d’une enquête très sérieuse. Cela tient en quelques chiffres : 90% des billets américains contiennent des traces de cocaïne allant de 0,006 microgrammes à 1,24 microgrammes soit l’équivalent, comme nous le signalent obligeamment les gazettes, de plus de cinquante grains de sable. Vous croyez être un banquier honnête, qui compte son argent et vous voilà, sans le savoir, à sniffer ligne sur ligne comme un romancier français jet-setter à la mode.

Il faudra s’en souvenir quand le temps de rendre des comptes sera venu. Et penser pour tous ces gens-là qui sont devenus spéculateurs malgré eux à des produits de substitution, un peu comme la méthadone pour l’héroïne.

La nationalisation, par exemple. Avec obligation de soins. Sinon, évidemment, ce sera la taule.

On veut bien être gentil, mais la culture de l’excuse, avec les drogués, c’est un peu facile.