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Suisse : l’Etat larbin


Suisse : l’Etat larbin

La Suisse a des petits problèmes de sous. Qui n’en a pas ? Elle a aussi un problème arabe ce qui, en l’occurrence, revient au même. Le mois dernier, une ambulance a été appelée au de secours d’un touriste saoudien à Genève, près de la gare. Le malheureux gisait, inconscient, sur le bitume. Une agression, en plein centre-ville ! Le consul saoudien, Nabil Al-Saleh, a vu rouge. Il a alerté ses collègues et la chaîne Al-Arabyia, qui a fait un reportage dans cette banlieue excentrée du royaume : Genève coupe-gorge, à éviter. Panique au bout du lac Léman. Les hôteliers avaient déjà d’horribles visions d’étages entièrement vidés de clients. Ils ont appelé leurs amis politiques. Le responsable de la police, Laurent Moutinot, un socialiste, a été sommé de présenter des excuses. (On a appris peu après que le touriste saoudien sortait en fait d’une boîte de nuit, un peu titubant, et qu’il avait provoqué une bagarre. Mais ce détail n’a aucune incidence économique.) L’affaire, en fait, tombait très mal.

Motassim Bilal Kadhafi avait jusqu’à l’an passé ses habitudes dans un palace du même quartier genevois. Il n’y remettra plus les pieds : service si lamentable qu’il devait y amener ses propres domestiques, un couple de Marocains, qu’il pouvait ainsi rosser en paix. Ne supportant plus d’être giflée, griffée, battue à coups de cintre, tirée par les cheveux, pincée aux seins, la Marocaine avait appelé la police pour montrer ses blessures.

Mais Hannibal, comme se fait appeler le fils cadet du président libyen, n’aime pas les cognes. A Rome, à peu près dans les mêmes circonstances, il s’était battu contre des carabinieri en les aveuglant au moyen d’un extincteur. Un peu plus tard, à Paris, il avait fait donner sa garde rapprochée contre des gendarmes qui voulaient contrôler son permis de conduire : il roulait à 140 kilomètres à l’heure sur les Champs-Elysées, à contresens, au volant de sa Porsche noire, ivre.

Les policiers genevois, devant la résistance que leur opposait, de nouveau, Hannibal, l’ont emmené au poste, avec sa femme enceinte qui hurlait. Il y est resté deux nuits, les deux domestiques marocains ayant déposé plainte.

Le père Kadhafi a décidé de laver l’affront, jusqu’à la dernière minuscule tache : il voulait des excuses, la punition des flics, une indemnité massive. Le gouvernement genevois, sûr de son droit, n’a pas répondu. Puis les Marocains ont été persuadés de renoncer à leur plainte. Des fonds libyens ont été retirés des banques suisses. Les portes ont commencé à claquer au nez des ingénieurs et des financiers suisses qui travaillaient à Tripoli et Benghazi. Berne a été informé que le pétrole et le gaz allaient se raréfier dans ses tuyaux. Deux employés d’entreprises helvétiques ont été arrêtés en Libye.

La crise a duré un an. Mouammar Kadhafi faisait monter la pression au fil des mois. La ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui en a perdu ses cheveux gris, est allée à Canossa-Tripoli et elle en est revenue avec une marque de semelle sur le derrière. Finalement, la semaine passée, le président de la Confédération lui-même, Hans Rudolf Merz, a pris un petit avion (il n’y a plus de vol régulier entre la Suisse et la Libye) pour aller présenter ses excuses au guide sévère.

Kadhafi ne l’a pas reçu. Encore heureux. C’eût été affreux ! L’homme sombre du désert aurait sorti sa cravache de sous son bisht brun (vêtement traditionnel), pour relever d’un geste lent le visage effondré de cet ancien cadre d’UBS afin de voir s’il a vraiment les yeux bleus. Et il lui aurait souri.

Merz a dû se contenter du menu fretin et, devant les caméras de la télévision libyenne, il a récité ses excuses, sans aucune réticence, avec cette précision qui fera date dans l’histoire des négociations internationales : la Suisse accepte la constitution d’un tribunal arbitral pour juger l’action de la police genevoise, tout en admettant par avance que son intervention était dans sa forme « injustifiée et inutile ». Les juges n’ont même pas besoin de se réunir : l’arrêt est déjà rédigé.

En quittant Tripoli, le Suisse a croisé l’avion qui ramenait d’Ecosse l’ancien officier, mourant, des services secrets libyens, Abdelbaset Al Magrah, condamné pour l’attentat de Lockerbie (1988), dont Mouammar Kadhafi a assumé la responsabilité, comme celle de la destruction en vol du DC-10 français d’UTA (1989), en faisant verser aux familles des victimes des centaines de millions de dollars. Mais ces petits détails sont hors-sujet, d’un autre temps, quand le colonel faisait parler la poudre.

Reste ce mystère. Aucun Etat au monde, sauf la Suisse, ne pouvait accepter de s’humilier comme elle vient de le faire, et pour un motif – apparemment – aussi futile. Pourquoi ? Pour un citoyen de ce pays, c’est une question d’autant plus troublante qu’il en soupçonne, comme tous les autres, la réponse. En un peu plus d’un demi-siècle, les Suisses, en tant qu’ils font partie de cette nation et sont représentés par cet Etat, ont eu si souvent l’occasion de présenter des excuses ou des regrets, ou d’entendre qu’on présentait des excuses ou des regrets en leur nom, que c’est devenu une seconde nature. Il faut demander pardon ? C’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons de le faire ; et si nous-mêmes les ignorons, d’autres doivent les connaître. Kadhafi sous son bisht, par exemple.

Cette tournure d’esprit masochiste n’est pas née d’un microclimat très spécial entre le Jura et les Alpes. Elle vient de l’histoire. Pas de l’histoire longue. Quand il y a deux millénaires les Helvètes émigraient le long du Rhône sans prévoir que César les arrêterait, ils rêvaient : ils voulaient voir la mer. Quand il y a deux siècles – même pas : un siècle -, les Suisses des vallées partaient la faim au ventre chercher des lieux de survie, ils ne se rongeaient pas les ongles comme les Merz d’aujourd’hui ; ils étaient industrieux et mobiles. Ils n’auraient pas su à qui demander pardon, ni pourquoi. Non, ce penchant vient de l’histoire récente, quand l’être neutre s’est vraiment emparé de l’âme des Suisses, autrement dit quand le nazisme broyait l’Europe dans le sang. Ils ont été saisis de terreur intéressée, ils ont bu de ce sang en douce, ils savent que c’était le mal.

Quelques jours avant le voyage à Tripoli, Hans Rudolf Merz, Micheline Calmy-Rey et la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, tenaient conférence de presse à Berne. Ils avaient des mines longues, comme si Mouammar Kadhafi leur avait supprimé le pain sec et l’eau. Mais la Libye n’y était pour rien. Le gouvernement annonçait, la mort dans l’âme, la fin possible d’une autre crise. Avec les Etats-Unis cette fois.

Après des mois de résistance, les Suisses avaient décidé de mettre un genou en terre, dans l’espoir que Barack Obama leur pardonnerait l’affront fait au Trésor américain. Qu’avaient-ils fait de mal, les ministres ? Rien. Mais c’est la même histoire : il y a toujours une bonne raison de s’excuser. La raison c’était UBS. Car la grande banque est dans la Suisse récente ce que General Motors était dans l’ancienne Amérique : ce qui est bon…

Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose de bon dans UBS. Après avoir signé un engagement de bonne conduite leur donnant accès au marché américain, les banquiers s’étaient empressés de trahir la promesse donnée, constituant de véritables commandos en tenue de combat costume-cravate-mallette à double fond pour aller convaincre les très riches Américains qu’UBS avait le moyen de leur faire gagner d’autres fortunes à la barbe de l’IRS, le fisc local. Ça s’est su. Un directeur de la banque a dû à deux reprises, ce printemps et l’été dernier, présenter des excuses devant une commission du Sénat, dans un ahurissant spectacle de pleurnicherie hypocrite. Les banquiers ont pourtant des principes, et des secrets, garantis par la loi. Le gouvernement suisse a donc dû se joindre à la pénitence, en promettant de livrer au fisc US un paquet de noms de voleurs que protégeait UBS.

Cette affaire en rappelle bien sûr d’autres. Naguère, c’était cependant plus simple. Il n’y avait pas besoin de violer ou de tourner des lois fiscales : les clients des banques – Mobutu, Duvalier, Marcos, Hussein, Abacha & Co – étaient eux-mêmes la loi.

Mais il faut aller plus au fond, jusqu’au noyau dur, jusqu’au sang. Le couple gouvernement-UBS (avec Crédit Suisse pour faire bon poids) s’était déjà produit sur la scène américaine, dans un registre voisin, un peu plus grave. Il s’agissait alors d’amener les Suisses à rendre des biens mal acquis pendant la deuxième guerre mondiale. Cet argent que des clients juifs, vraiment trop distraits, avaient omis de venir récupérer quand les armes se furent tues. Les banquiers, perdant patience, avaient vidé les comptes dans leur propre coffre.

C’était à la fin du siècle passé. Un terrible poids dans la mémoire. Il aurait à peine été allégé par un geste du cœur et du corps, comme celui de Willy Brandt tombant à genoux à Varsovie devant le plateau un peu surélevé où se trouvait le ghetto. Il y a eu quelques regrets quand même, réticents. Et surtout une bouffée d’antiaméricanisme : tuez le messager ! Pour le reste, toujours la même explication. Le petit neutre, au centre du continent en guerre, n’avait pas le choix des moyens de sa survie, pardon. Il commerçait avec tout le monde, pardon. Il faisait tourner la machine de guerre qui avait étendu sa marée noire sur l’Europe. Pardon.

Aujourd’hui, il n’y a plus de guerre. Mais écoutez bien : c’est la même musique de fond. Ecoutez, écoutez bien ! « Ne parlez pas de ces histoires de bombes dans les avions, dans les discothèques ! Ne parlez pas de la disparition de l’imam Musa Sadr ! Ne parlez pas de ceux qu’on manipule, qu’on bat, qu’on torture et qu’on tue ! Ne parlez pas de… Quoi ? Le frère du domestique marocain d’Hannibal a été arrêté à Tripoli et on n’a plus de nouvelles de lui ? Assez de ces histoires ! Nous sommes des hôteliers, des banquiers, des hommes qui savent, qui ont toujours su comment les affaires se traitent.»

Tendez encore l’oreille. Tout le monde parle ainsi en Suisse aujourd’hui. Vous voulez des exemples, dans la masse ?

Yves Nidegger est le ténor des nationalistes à Genève, probable candidat au gouvernement cantonal. Il a fait une pesée d’intérêts : Hannibal d’un côté, les richesses arabo-libyennes de l’autre. Et il en a tiré sa conclusion : « Si Mouammar Kadhafi souhaite la tête de Laurent Moutinot, peut-être avec un peu de persil dans les oreilles, cela semble un sacrifice tout à fait supportable pour Genève. » Moutinot est donc l’élu en charge de la police.

Charles Poncet est un peu moins vulgaire. C’est une star du barreau genevois. Il adore les tribunes, les caméras et les micros. Il fut, à droite, parlementaire fédéral. Un avocat public donc, comme on dit fille publique. Peu importe les spécialités du client tant qu’il connaît le tarif. La famille Kadhafi lui a proposé une passe, et là le tarif n’est vraiment pas un problème. Depuis un an, Poncet a été l’inlassable promoteur d’excuses au Guide, aussi promptes et complètes que possible. Les frasques libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas nos affaires. Nous n’avons que des intérêts.

Jean Ziegler est aussi un homme public. Encore plus public, puisque son audience est universelle. Il a d’innombrables amis parmi les prolétaires du sud. Mais comme il ne peut pas les aimer individuellement, il adore ceux qui les gouvernent, à la trique, les Castro, Chavez, aujourd’hui. Et Mouammar Kadhafi. Enfin, Kadhafi, c’est devenu un peu compliqué. Ziegler a – presque – coparrainé la fondation Kadhafi qui attribue un prix des droits de l’homme que le Genevois a – presque – reçu en 2002. Etant donné que le sociologue occupe sa retraite dans les droits de l’homme sous vernis onusien, ce compagnonnage était devenu embarrassant, et il a pris des distances. Mais Kadhafi est de son cercle, et Jean Ziegler est devenu dans la crise Hannibal un conseiller à l’ombre de la ministre qui a perdu ses cheveux gris, promoteur, comme tous les autres, d’un compromis profitable.

Chacun a sa méthode, des excuses aux regrets, en passant par le persil dans les oreilles. Mais la motivation, si suisse, est toujours la même : il y a de l’or sous le sable libyen. Vendredi, son verbe courant plus vite que sa pensée, Ziegler a cassé le morceau devant un micro de la radio suisse romande. Vous vous rendez compte, disait celui qui est pour le monde entier le pourfendeur de l’oligarchie suisse et impérialiste, ils sortent 2,2 millions de barils par jour, et il n’y a quel 3,5 millions d’habitants en Libye : rien du tout ! Il y a 18 milliards de dollars à prendre, c’est immense pour l’économie de la Suisse !

Exploités de tous les pays, vous avez vraiment de drôles d’amis, de droite à gauche, au pays du grand pardon. La philosophie des excuses intéressées et des arrangements sonnants et trébuchants s’est infiltrée partout. La décence et la justice se sont fait la malle, depuis un bout de temps. Depuis que les hommes d’Etat acceptent d’aller s’humilier pour du pétrole, pour des dollars, et pour que les hôtels ne se vident pas. Les flics genevois n’iront plus voir dans les palaces si les domestiques se font rosser à coup de cintre.

Septembre 2009 · N°15

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste suisse. A vécu ailleurs : Chine, Etats-Unis, Proche-Orient.

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