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La longue nuit du mort-vivant

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Ayant passé plus d’une année, entre 2004 et 2006 à étudier l’itinéraire militaire et politique d’Ariel Sharon pour les besoins d’une biographie écrite, puis filmée, je suis régulièrement interpellé par mes amis et connaissances : « Au fait, il en est où ? »

Ma présence fait ressurgir dans leur esprit la figure d’un dirigeant politique dont ils ne savent plus bien dans quelle case de leur mémoire ils doivent le ranger, celle des morts ou celle des vivants. Cela fait maintenant trois ans et neuf mois qu’une hémorragie cérébrale frappait le premier ministre d’Israël, le plongeant dans un coma dont il n’est pas encore sorti. Cette situation n’est pas exceptionnelle : on a vu des comas se prolonger pendant des dizaines d’années, et même, il y a deux ans, un Polonais recouvrer la conscience après dix-neuf années de vie végétative.

Mais c’est la première fois, dans l’Histoire qu’un dirigeant politique de première importance se trouve dans cette situation : politiquement mort mais physiologiquement vivant. On discute de son héritage, en le glorifiant ou en le critiquant, mais il n’est pas possible de lui accorder le statut de ses prédécesseurs disparus : il n’est pas question de baptiser de son nom des rues ou des établissements publics, ou d’organiser des colloques universitaires sur son action.

Ariel Sharon poireaute donc dans l’antichambre de la gloire posthume, tombant peu à peu dans l’oubli de ses concitoyens, qui ont eu d’autres sujets de préoccupation que le sort de leur ancien Premier ministre. La guerre du Liban, celle de Gaza, et la menace nucléaire iranienne suffisent à alimenter les conversations et les colonnes des journaux, qui ont cessé de se préoccuper d’un homme de 81 ans, pensionnaire du centre spécialisé pour victimes d’AVC tombés dans le coma de l’hôpital Tel Hashomer de Tel Aviv.

S’agit-il, en l’occurrence d’une forme d’acharnement thérapeutique dont la famille et les médecins porteraient la responsabilité ? Non, si l’on en croit la journaliste médicale du Figaro, Martine Perez, elle même médecin, qui a eu des contacts avec ses collègues israéliens en charge du cas Sharon. En effet, s’il a bien perdu conscience, l’illustre patient respire sans avoir besoin d’un appareillage spécial. Il répondrait également à des stimulations, et les membres sa famille estiment qu’il est sensible à leur présence, notamment lors de la visite de ses petits-enfants. Les mêmes médecins estiment néanmoins que l’hypothèse d’une sortie du coma d’un patient de cet âge, ayant subi de lésions du cerveau de cette ampleur est hautement improbable, et que même si elle devait survenir, elle laisserait Sharon dans un état proche du légume…

On comprend dès lors que la mort ne peut survenir, pour autant qu’une autre maladie ne se charge pas d’écrire le mot fin, que par un processus d’euthanasie active, qui n’est pas plus autorisé par la loi israélienne que par la loi française.

On sait parler des vivants et des morts illustres. On écrit soit un portrait, soit une nécrologie. Mais on n’a pas encore trouvé la manière de traiter le cas de ceux qui se trouvent dans l’entre-deux. Lorsqu’elle surviendra, la mort d’Ariel Sharon ne fera guère lever que la moitié d’un sourcil d’un rédacteur en chef de permanence…

Quant au peuple, il s’est déjà manifesté par une blague qui circule en Israël. Un beau matin, Ariel Sharon ouvre les yeux et découvre son environnement hospitalier. Il hèle une infirmière, et lui demande de lui expliquer pour quelle raison il se trouve là, et de lui raconter ce qui s’est passé depuis sa perte de conscience. L’infirmière s’exécute, soucieuse de ne pas brusquer un patient fragile. Elle lui raconte d’une voix douce les événements politiques qui sont survenus depuis son accident cérébral : l’ascension, puis la chute de son protégé Ehoud Olmert, les ratés de la guerre du Liban en 2006, le pilonnage de la région de son ranch par les roquettes du Hamas, la victoire électorale de son vieux rival Netanyahou…

Sharon, les yeux mi-clos, médite quelques instants, puis dit à l’infirmière : « Remettez-moi dans le coma ! »

ARIEL SHARON

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Idée fisc

Cet été, alors que je prenais un petit déjeuner à la terrasse d’un café face à la Méditerranée (car je ne vais plus à la mer en Normandie depuis que je n’ai plus de parapluie assorti à mon maillot de bain), j’écoutais d’une oreille le son d’une télé sorti de derrière le bar.

Une chaîne régionale avec un journaliste à accent qui vous confirme que vous êtes en vacances quelle que soit la période de l’année et qu’on a du mal à prendre au sérieux même s’il vous annonce un génocide au Kosovo diffusait un reportage sur les économies d’énergie.

Ça ne se passait pas en Corse où les indigènes ont, de réputation, dépassé en la matière toutes les normes, non pas environnementales mais comportementales, mais dans une autre province où la misère est moins pénible au soleil.
Pourtant, le reportage racontait l’histoire d’un type, un pauvre décrit par la voix off comme étant en rupture avec le monde du travail, le pauvre, qui habitait une maison mal isolée et dont les revenus allocatifs étaient sérieusement entamés par ses dépenses de chauffage.

Je n’avais que le son de l’histoire et l’image de la mer d’un bleu qui me demandait pourquoi j’avais foutu un jour les pieds en Normandie. J’appris donc en l’entendant mais sans le voir que ce monsieur, qui avait obtenu tout ce qu’on peut obtenir d’aides à l’économie d’énergie sous forme de subventions de la commune, du département, de la région, de l’Etat et de l’Europe, mais à qui l’ONU avait peut être dit : « Va te faire foutre, OK ? », était désormais (et là, la phrase est authentique) « condamné à se débrouiller tout seul » pour finir ses travaux d’isolation.

Là, j’ai du m’immobiliser un instant pour savoir si j’avais bien entendu parce que ma madeleine en a profité pour disparaître dans mon café au lait. Mon esprit est parti explorer la quatrième dimension et je me suis vu comme je vous vois ouvrir un courrier du centre des impôts qui m’informait que dorénavant, mon nom ne figurait plus sur les listes de contribuables, qu’ils n’avaient plus rien à attendre de moi et que j’étais condamné à me débrouiller tout seul.

Comme dans les films à effets spéciaux, J’ai vu le décor changer autour de moi à toute vitesse et je me suis retrouvé devant un huissier, signant une ordonnance de justice à la requête des caisses de cotisations diverses et variées m’annonçant qu’à ce jour, jusqu’à nouvel ordre et sans autre forme de procès, j’étais dispensé de prélèvements et condamné à me débrouiller tout seul.

Puis je suis revenu dans le monde réel et j’ai du repêcher ma madeleine tout seul.
Le pauvre est retourné à son anonymat, condamné à affronter les rigueurs d’un hiver mal subventionné et un autre a pris le relais pour un quart d’heure de célébrité.

Le deuxième sujet du reportage parlait d’usine en grève je ne sais où, depuis je ne sais quand et je ne sais pas pour quoi, (c’est pas du boulot, je sais mais j’étais en vacances alors ça va !). J’ai juste retenu la phrase d’un syndicaliste qui réclamait ou avait obtenu « dix ans de salaire pour pouvoir se retourner ».

Ces mots qui auraient pu sortir de la bouche d’un vulgaire patron du CAC 40 ont sérieusement ébranlés mes illusions sur la dignité de la classe ouvrière. J’ai trouvé que ça faisait cher la volte-face. Je me suis dit qu’avec dix ans de salaire, je ne me contenterais pas de tourner les talons. Je commencerai par écrire au centre des impôts et aux caisses d’artisans pour les condamner à se débrouiller tout seuls – en tout cas sans moi. Et je disparaîtrai.
Peut être qu’avec le pognon me viendront des goûts de nouveau riche et que je me retirerai dans une ile avec des gardes du corps et des putes, quoique je n’ai aucune idée des tarifs.

Peut être qu’après m’être renseigné, je m’achèterai plutôt un chapeau et une sacoche en cuir comme Kwaï Chang Ken et que j’irai de ville en ville pour réparer les injustices.

En tout cas, j’ai sérieusement envisagé de rester en vacances et de ne pas me remettre au boulot.

Primaires ? Complètement primaires !

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L’idée d’organiser des primaires à l’américaine pour sélectionner un candidat dont on ne sait pas encore s’il représentera seulement les socialistes ou un ensemble plus vaste aux contours incertains semble bien faire son chemin. Accompagnée par Libération, pour qui tout ce qui singe la gauche américaine est marqué par un sceau sexy, relayé dans les autres médias, débattu à la radio et à la télé, cette idée, pourtant, est une idée idiote et dangereuse.

Idiote parce que, d’abord, nous ne sommes pas des Américains. D’ailleurs, l’expérience de la gauche italienne, elle aussi ensorcelée par le modèle étatsunien, ne devrait pas nous encourager. En 2006, cela aboutit à sélectionner Romano Prodi, le Bayrou de la Botte, qui remporta l’élection. Bonjour la Gauche ! Et la dernière fois, cela s’est terminé par le retour de Berlusconi.

Idiote, aussi, parce que, lorsque Charles Pasqua lança l’idée en 1993 pour éviter un nouveau duel Chirac-VGE, il pensait surtout à lui-même. Tout le monde faisait semblant d’approuver parce que personne ne voulait apparaître comme un briseur d’union mais en fait, tout le monde s’en fichait et savait que, dès qu’on passerait au détail, le projet exploserait en vol. De ce fait, il n’y eut pas de primaires, et un duel qui opposa Chirac à ….Balladur, finalement soutenu par Charles Pasqua.

Idiote, enfin, parce qu’il existe déjà un système de primaires. Cela s’appelle exactement « Premier tour de l’élection présidentielle ». Rappelons en effet que les Américains ont un scrutin à un tour seulement. Les primaires américaines ainsi que le bipartisme du système politique sont nés de cette situation. C’est là que de l’idiotie, on passe allègrement à la dangerosité.

Car en effet, si on organise des primaires dans un bloc, puis dans le second lorsqu’il faudra en 2017 pour régler la guerre de succession sarkozienne, les apprenti-sorciers comme Jean-Pierre Raffarin qui proposent l’adoption du scrutin majoritaire à un tour pourraient sauter de joie. Il s’agirait, ni plus ni moins, d’une privatisation du premier tour des élections [1. Car, dans ce cas, on voit mal comment l’élection présidentielle demeurerait la seule concernée par cette évolution]. On délèguerait aux partis politiques, en tous cas aux deux principaux, le soin de sélectionner des candidats qui s’affronteraient dans un tour unique.

Evidemment, ces primaires mobiliseraient beaucoup moins les électeurs qu’un premier tour d’élection présidentielle. Elles donneraient davantage encore la prime aux candidats pouvant lever du pognon, comme Obama [2. Après Valls, le Catalan, qui se voyait en Obama français promu par un tel système, on nous apprend que c’est au tour de Christiane Taubira de rêver à son tour.] a su le faire. Le bipartisme remplacerait le multipartisme bipolarisé. Cette évolution serait catastrophique car contraire à la culture politique française.

Il faut donc espérer que rien ne sortira de tout cela et que cette idée folle et dangereuse ne verra pas le début d’une application. Pour la France. Et pour la Gauche, aussi. Celle-ci gagnerait davantage à hâter sa recomposition, aussitôt après son échec programmé aux prochaines régionales. Marchant sur deux pieds, l’un allant du MoDem à l’écologie en passant par les sociaux-démocrates et l’autre englobant Front de Gauche, Hamonistes et Chevènementistes, elle pourrait avoir deux candidats ratissant large avant un rassemblement au second tour. C’est la seule manière pour elle de faire tomber Nicolas Sarkozy.

Et vous trouvez ça drôle ?

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J’ai reçu par mail le communiqué suivant. Par déontologie, et par paresse, je vous en livre le début in extenso :

« Ce dimanche 30 août, des centaines de personnes partageront un éclat de rire (presque) improvisé à l’occasion d’une immense FLASHMOB qui aura lieu à 16h30 en plein cœur de Paris. Le principe : Rassembler un maximum de personnes dans un lieu très fréquenté de Paris afin qu’elles rient ensemble pendant 1 minute pour faire taire le racisme. Comment ça se passe ? Après une séance d’explication et d’organisation, les participants se retrouvent sur le lieu de performance. Chacun se promène l’air de rien.
Au premier signal sonore, tout le monde se « freeze » dans sa position et plus personne ne bouge pendant 30 secondes. Puis, au second signal, tout le monde se met à rire passionnément, convulsivement, exagérément… et ce pendant 30 secondes.
Des comédiens se cacheront parmi la foule et aideront les participants à extérioriser leur rire le plus sonore. Le but du jeu : surprendre les passants grâce à l’effet de masse et délivrer un message positif. Pourquoi cette Flashmob ? Cette performance est organisée dans le cadre de la soirée « Rire Ensemble : un spectacle contre le racisme ». » Fin de citation.

Et, si vous voulez mon avis, c’est vrai qu’il y a de quoi rigoler…

Faisons l’amour avant de nous dire adieu

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Le film des frères Larrieu, Les Derniers jours du monde, est adapté d’un roman de Dominique Noguez, qui porte le même titre. Autant le roman de Noguez avait été pour nous en son temps une révélation poignante qui convoquait toutes nos obsessions, nos peurs et nos plaisirs, autant les frères Larrieu, c’était très moyennement notre came. Leur film précédent Peindre et faire l’amour, avec Auteuil et Azéma, avait été encensé par la critique du « Bloc central » (Télérama, les Inrocks) pour son audace et son intelligence du désir. Nous, nous avions été assez peu convaincus par cette histoire de deux bobos pur jus issus de la génération lyrique et qui, dans la belle maison de campagne où ils s’étaient retirés après avoir sans doute fait de bonnes affaires (mais on ne parle pas de ça dans ce genre de film car c’est vulgaire), pratiquaient à l’occasion un échangisme bon chic bon genre et déculpabilisé. Autant dire typiquement le film pour petit-bourgeois qui préfèrent se libérer au pieu que dans les urnes ou la rue.

Donc, a priori, la rencontre entre l’univers polyphonique et apocalyptique de Noguez et celui somme toute très conformiste des frères Larrieu nous laissait sceptique.

Nous avions tort. Le film est une réussite. Jamais, pour commencer, la fin du monde n’aura été représentée avec une telle distance apaisée dans l’horreur et en même temps une telle évidence, un tel naturel. Les hyperboles pyrotechniques des blockbusters hollywoodiens, les caméras hystérisées, les successions tachycardes de plans épileptiques, enfin tout cet arsenal pour adolescents qui ne connaissent que la grammaire énervée des jeux vidéos avaient fini par rendre les films sur la fin du monde aussi crédibles qu’un dessin animé.

Les frères Larrieu ont choisi un parti pris inverse. La fin du monde, c’est bien ici la fin de notre monde. Celui où l’on allait à la plage, où l’on draguait des filles, où l’on déjeunait dans des restaurants au bord de la rivière, où l’on écoutait les infos à 20 heures. Seulement, chez les frères Larrieu, la plage est régulièrement couverte de pluies de cendres, l’ensemble des convives de la petite auberge s’est suicidé après une dernière bouteille de Chinon pour ne pas voir arriver la pluie de bombes nucléaires, la rivière est remontée par des zodiacs chargés d’hommes en tenue NBC et les infos annoncent que le gouvernement se replie à Toulouse.

Dans ce chaos qui nous semble tristement possible, le héros incarné par Matthieu Amalric, marié avec Karine Viard, en vacances à Biarritz, va tomber amoureux d’une mystérieuse jeune femme espagnole incarnée par une très belle actrice au physique surprenant, androgyne et troublant, Omahyra Mota.

On a beau vivre les temps de la fin, bientôt, il n’y a plus que cet amour pour une fille qui n’est même pas son genre qui compte pour le héros. Et après qu’elle a disparu, son seul but sera de la retrouver dans un road-movie qui le mène en Espagne, sur fond d’attentats multiples, de routes encombrées, de réfugiés ou d’orgies désespérées dans des châteaux du Lot où la haute société se consume dans une manière de stoïcisme hédoniste qui ne manque pas d’une certaine grandeur. On aperçoit d’ailleurs Dominique Noguez dans cette ultime soirée, mais rassurons ses lecteurs, il garde tout le temps de la scène un smoking qu’il porte avec une élégance de diplomate. Pendant sa quête monomaniaque, Robinson (c’est le nom de naufragé que porte Amalric dans le film) sera un temps en compagnie d’une libraire jouée par la délicieuse Catherine Frot et croisera un vieil ami bisexuel chanteur d’opéra joué par Sergi Lopez.

Pour saisir toute l’originalité des Derniers jours du monde, il faudrait donc imaginer Swann et ses souffrances amoureuses, Swann et sa quête désespérée d’Odette dans la nuit de Paris, alors que les sirènes résonneraient dans le salon de madame Verdurin et que le baron de Charlus serait obligé d’évacuer une zone contaminée par un virus émergent dans l’hélicoptère d’une armée en déroute.

Finalement, pour reprendre le titre du précédent film des frères Larrieu que nous allons revoir pour réviser notre jugement, pendant l’apocalypse, on continue à peindre et faire l’amour.

Et c’est aussi joyeux que poignant, cette noblesse dérisoire, cette faculté de l’inutile, qui survit, malgré tout, dans la fin de toute chose.

Les derniers jours du monde - NE 2009

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La jeune fille et la mer

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« Je veux simplement découvrir le monde et vivre libre. » Ce n’est pas une déclaration du jeune Rimbaud mais celle de Laura Dekker, une Hollandaise de treize ans. Naviguant sur son huit mètres Guppy depuis l’âge de dix ans, elle avait conçu le projet d’un tour du monde en solitaire de deux ans avec l’accord de ses parents, eux-mêmes navigateurs expérimentés. Elle a vu son rêve brisé par trois juges d’Utrecht. Ils l’ont mise sous tutelle de la DASS batave et obligé ses parents à ne plus prendre aucune décision importante la concernant sans passer par leurs services. Ils ont également interdit à Laura la moindre sortie en mer pour deux mois avant qu’une commission composée de psychologues et autres agents du quadrillage de l’imaginaire ne statue sur le sort de la Lolita marine. La Hollande permet l’usage des drogues et la prostitution. Laura Dekker, on le voit, est une dangereuse subversive : à treize ans, elle ne fume pas de shit et ne fait pas la pute. Elle veut juste voir ce qu’il y a derrière la ligne d’horizon. Les jeunes, parfois, c’est vraiment du n’importe quoi.

Lettre à un futur camarade

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Tu as décidé d’adhérer au PCF, c’est bien. Je tiens néanmoins à ce que tu saches qui si l’on ne nous emprisonne plus, si l’on ne nous fusille plus, si l’on ne nous torture plus (ce qui fut le cas pendant la guerre d’Algérie) et si l’on ne nous balance pas des bancs publics sur la tronche dans une station de métro fermée jusqu’à ce que l’on ramasse sept morts sur le pavés (remember Charonne !), il faut que tu saches néanmoins que de nombreuses petites humiliations t’attendent et ton petit cœur rouge va devoir se bronzer ou se briser. Ce n’est pas de Marx, c’est de Chamfort. Alors, apprête-toi à affronter :

– Les gens qui vont te demander, avec une douceur compatissante : « Mais tu y crois vraiment ? », chose qu’ils n’oseraient jamais faire avec un prêtre.

– Les gens qui vont recycler des plaisanteries éculées jadis réservées aux très improbables radicaux-valoisiens : « Alors le prochain congrès, c’est dans une cabine téléphonique ? » En plus, des cabines téléphoniques, on en voit de moins en moins, ce qui est doublement cruel.

– Les gens de mauvaise foi qui vont te dire : « T’es con, les meufs sont mieux au NPA. » D’abord, c’est faux, comme tu le verras lors de ta première fête de l’Huma. Ensuite, sache qu’on a toujours eu des problèmes avec les trotskystes. Une histoire obscure d’accident de montagne. Leur lideure nettoyait son piolet et le coup est parti tout seul.

– Les gens qui vont te citer Le livre noir du communisme en voulant que tu aies honte, honte, tellement honte. Comme si tu étais un potentiel gardien de goulag dès que tu ouvres L’Huma et que tu fais remarquer que par les temps qui courent les richesses sont quand même très moyennement réparties…

– Les gens qui sont des anciens du Parti. Il y en a beaucoup. Tu en croiseras dans les écoles, les universités, les usines, les maisons d’édition, si ça se trouve, tu en croiseras peut-être même sur Causeur. Il y a les gentils un peu tristes et il y a ceux qui ont le syndrome de la pute repentie devenue dame chaisière. Ceux-là, ils ne se pardonnent pas d’avoir rêvé d’un monde meilleur alors ils défendent le pire avec la même ardeur. Mais les deux, au bout du compte, te diront la même chose : « Comment peux-tu être au Parti après Budapest, Prague, la rupture de l’union de la Gauche à cause de Marchais en 1977, l’invasion soviétique à Kaboul ? » Pour Kaboul, tu pourras toujours faire remarquer que, bon, il faudrait peut-être demander à la quinqua afghane la seule période de sa vie où elle a pu faire des études, fumer, soigner des gens, donner des cours, conduire. Les gens te répondront que ce n’est pas la même chose. Et tu apprendras que le capitalisme, quand il fait des erreurs meurtrières, ce n’est jamais la même chose.

– Et pour finir, les gens avec qui tu passes tes vacances et qui arrivent hilares, du bout du jardin, les mots croisés du Monde à la main et qui hurlent : « Jérôme, Jérôme, attends, tu vas rigoler, écoute cette définition : « Ses cellules sont vides, en deux lettres. » »

Et tu ne rigoleras pas. Même si c’est drôle.

Et c’est comme ça que tu apprendras que si tous tes camarades vont devenir des copains, eh bien tous tes copains ne sont pas forcément des camarades.

Ménages de scène

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Si vous avez 8 millions de dollars en poche, et un mariage en vue, voilà une idée de cadeau qui épatera vos amis, et probablement aussi, votre futur conjoint : louez les Rolling Stones pour la surboum postnuptiale. D’après une enquête très fouillée menée par un expert financier pour le compte de la chaîne britannique LivingTV, c’est le prix que Mick, Keith, Charlie et Ron, auraient exigé – et obtenu – en 2002 pour faire tourner les serviettes après une noce. Toujours d’après la même enquête, on peut louer pour deux fois moins cher Kylie Minogue ou Elton John et pour encore moins cher – un million de Livres Sterling, c’est donné – Amy Winehouse. En bas du classement, on retrouve les Duran Duran, disponibles pour 500 000 £ seulement, un choix qu’on ne fera qu’en cas de totale impécuniosité ou d’extrême mauvais goût.

Le sous-préfet aux chiens

D’accord, j’ai l’esprit de l’escalier mais cette affaire de préfet raciste me chiffonne. Quand l’info est sortie, je roulais dans un vieux cabriolet sur une route de la Drôme avec un ami de gauche sous tous rapports. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie mais pour vous expliquer qu’on rigolait bien et que je n’avais aucune envie de plomber l’ambiance, ça a peut-être joué.

Qu’il est doux de s’indigner. Qu’il est bon d’être dans le bon camp. « Trop de Noirs ici ! » Nous voilà revenus au bon vieux temps des colonies et du racisme d’Etat. Je ne lésine pas sur la bonne conscience. « Qu’un représentant de la République puisse proférer de pareilles choses, c’est inouï, il faut vraiment qu’il ait la certitude de l’impunité », dis-je avec les trémolos qui vont bien. La réaction nette et sans bavure de la place Beauvau me fait carrément plaisir : « Tu vois, ces gens de droite ont beau être d’affreux chasseurs de sans-papiers, il leur arrive d’avoir du courage. » Je l’avoue, l’idée qu’il aurait été civil et même juste d’entendre la version du préfet ne me traverse pas l’esprit. Le salaud de raciste n’a droit ni à la présomption, d’innocence, ni à la justice contradictoire. La « petite guillotine » intérieure dont parle Vassili Grossman dans Tout passe et qui, en chacun de nous, veut condamner et exécuter au nom du Bien, s’abat sur le fonctionnaire indigne. Inqualifiable ! Intolérable ! – je me contente de me répéter en boucle ces mots qui empêchent de réfléchir.

Quelques heures plus tard, entre deux trempettes et un pingpong, je trouve un message de l’honorable François-Xavier Ajavon me proposant un article sur le lynchage odieux du « préfet raciste ». Là, il charrie, je me dis dans mon petto, à force d’aimer le contrepied, on finit par défendre n’importe quoi. Je décide de laisse filer. Et plonge derechef.

Au cours des jours suivants, je suis mollement l’affaire. Pour une fois que je suis d’accord avec tout le monde, je trouve inutile de la ramener. Les dénégations du présumé coupable me passent au dessus de la tête : on ne me la fait pas, à moi. Même chose lorsque je lis qu’une hôtesse d’Air France a pris la défense du délinquant d’Etat, s’excusant au nom de la compagnie de l’agressivité des agents de sécurité. Comme pas mal de voyageurs sommés sur un ton rogue d’enlever leur ceinture tandis qu’ils clopinent en chaussettes, j’en ai déjà fait les frais. Mais j’ai tranché. Comme tous mes confrères et comme une bonne partie de la France avec eux.

Si vous suivez, peut-être vous demandez-vous ce qui m’a fait changer d’avis. Non, je n’ai eu accès à aucun rapport préliminaire, à aucun dossier secret. Je n’ai pas entendu de récit nouveau qui confirmerait la version du fonctionnaire. Au contraire, c’est la convergence des témoignages qui a fini par allumer en moi la lumière du doute. En effet, on apprend rapidement que ce n’est plus un seul agent qui accuse le préfet mais trois. Cette fois, son compte est bon. Et pourtant, je me sens mal à l’aise. Soudain, je pense à ce que doit ressentir le type s’il n’a rien à se reprocher. Je pense à mon ami Alain Finkielkraut, accusé de racisme sans même être entendu pour une blague innocente et mal traduite. Je pense à Coleman, le héros de La tache. Un incident remontant à plusieurs années me revient en mémoire. Je dînais avec François Taillandier dans un – mauvais – restaurant de mon quartier du Marais (remplacé depuis par un autre mauvais restaurant, ce doit être l’emplacement). Je ne me rappelle pas du tout de ce qui a déclenché les hostilités mais le repas s’est terminé en pugilat. Dans l’agitation générale, la serveuse s’est plantée devant moi et s’est mis à glapir : « Raciste ! Tu m’as traitée de sale arabe ! » J’ai alors découvert qu’il s’agissait d’une beurette, détail qui ne m’avait pas frappée. Je me rappelle surtout avoir ressenti un froid glacial – en quelques secondes, j’avais réalisé que j’étais à la merci de la calomnie, surtout de celle-là.

Je me souviens de ce que dit la tradition talmudique : quand un prévenu est condamné à l’unanimité par les 70 juges du sanhédrin (tribunal rabbinique), il doit être acquitté. Et mon cerveau se remet à fonctionner. Qu’un haut fonctionnaire pète les plombs au point de proférer les horreurs prêtées au préfet, c’est possible (surtout après 20 heures d’avion) quoique surprenant quand on a déjà pratiqué l’engeance, en général ils sont plutôt boutonnés. Mais qu’il perde la maîtrise de lui-même trois fois de suite et dans les mêmes termes, c’est, au minimum, bizarre. Et si, au nom de nos valeurs intangibles, nous étions collectivement en train d’entériner une injustice ?

On m’objectera que si le préfet a dit ce qu’on dit qu’il a dit, c’est très grave. Certes. Mais il est au moins aussi grave que le doute profite à l’accusateur et non à l’accusé – au motif que l’accusateur fait partie des exploités et l’accusé des exploiteurs. Il faut dire que le type a pas de chance, avec son nom d’aristo, Girot de Langlade, tu parles. Ces gens-là, on les connaît, ils n’ont toujours pas admis que l’esclavage était aboli.

Il y a quelques années, pendant la polémique sur le Kosovo, un confrère à qui je faisais remarquer que personne n’avait cru bon de revenir sur les allégations de génocide me fit cette réponse : « Voir un génocide qui n’existe pas, ce n’est pas très grave, en tout cas beaucoup moins que de ne pas voir celui qui a lieu. » Sans doute. Sauf que cette version médiatique du principe de précaution fabrique une société du soupçon et, au bout du compte, de la calomnie. Si j’ai un conflit avec mon percepteur ou mon banquier, me suffira-t-il de prétendre qu’ils m’ont traitée de « sale juive » voire de « salope » pour m’en débarrasser ? Verra-t-on demain des parents furieux des notes infligées à leur bambin accuser les profs de haine raciale ? Sera-t-il permis de salir l’honneur de n’importe quel « puissant » ou supposé tel sans qu’il ait même le droit de se défendre ?

L’accusation de racisme devrait être maniée d’autant plus prudemment qu’elle est infâmante et porteuse d’exclusion sociale. C’est l’arme nucléaire. Le raciste se met volontairement en dehors du monde commun et je suis tout-à-fait d’accord pour considérer que l’appartenance à la haute fonction publique est, dans ce domaine, une circonstance aggravante. Mais sauf à décréter que les victimes d’hier ne sauraient être coupables de quoi que ce soit, un minimum de circonspection s’impose lorsque la nouvelle marque écarlate est gravée, sans la moindre forme de procès, au front d’un personnage public. Même s’il est préfet et même s’il a un nom à rallonge qui fleure la vieille droite pas cool que l’on aime d’autant plus détester qu’elle est plutôt en voie d’extinction.

Or, c’est tout le contraire qui se passe. Tout le monde est suspect et, en la matière, le soupçon a force de preuve. Il y a quelques années, à la suite d’une émission sur France Culture qui avait eu malheur de déplaire, ma photo, barrée de la mention « négrophobe » (je ne rigole pas enfin si mais c’est parfaitement véridique), était apparue en « une » d’un site dieudonniste. En clair, pour un certain nombre de gens, un raciste, c’est quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord. À ce compte-là, on va être pas mal dans les mines de sel.

Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé à Orly ce jour-là. Si c’est « parole contre parole », on ne voit pas pourquoi on déciderait d’emblée que l’une est plus crédible que l’autre. Ou plutôt on le voit trop bien – le sanglot de l’homme blanc et tout le reste. On ne me fera pas croire, cependant, qu’il est impossible de retrouver des témoins de la scène.

En attendant que le Préfet soit innocenté ou condamné, il y a déjà un coupable dans cette affaire, et même de très nombreux coupables : nous. Vous et moi qui guillotinons en toute bonne conscience, sans jamais laisser la parole à la défense.

Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis pas très fière.

PS. À Vienne où je suis de passage, je découvre, en écoutant France Inter qui est l’une des quarante chaînes accessibles dans ce charmant hôtel où Mozart, dit-on, a écrit la fin de Cosi fan Tutte, que le Préfet attaque Brice Hortefeux dans Le Parisien (et peut-être au tribunal). Ayant projeté d’aller visiter la maison de Freud et disposant d’une connexion erratique, je vous laisse chercher.

Le problème du PS est darwinien

Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.

La longue nuit du mort-vivant

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Ayant passé plus d’une année, entre 2004 et 2006 à étudier l’itinéraire militaire et politique d’Ariel Sharon pour les besoins d’une biographie écrite, puis filmée, je suis régulièrement interpellé par mes amis et connaissances : « Au fait, il en est où ? »

Ma présence fait ressurgir dans leur esprit la figure d’un dirigeant politique dont ils ne savent plus bien dans quelle case de leur mémoire ils doivent le ranger, celle des morts ou celle des vivants. Cela fait maintenant trois ans et neuf mois qu’une hémorragie cérébrale frappait le premier ministre d’Israël, le plongeant dans un coma dont il n’est pas encore sorti. Cette situation n’est pas exceptionnelle : on a vu des comas se prolonger pendant des dizaines d’années, et même, il y a deux ans, un Polonais recouvrer la conscience après dix-neuf années de vie végétative.

Mais c’est la première fois, dans l’Histoire qu’un dirigeant politique de première importance se trouve dans cette situation : politiquement mort mais physiologiquement vivant. On discute de son héritage, en le glorifiant ou en le critiquant, mais il n’est pas possible de lui accorder le statut de ses prédécesseurs disparus : il n’est pas question de baptiser de son nom des rues ou des établissements publics, ou d’organiser des colloques universitaires sur son action.

Ariel Sharon poireaute donc dans l’antichambre de la gloire posthume, tombant peu à peu dans l’oubli de ses concitoyens, qui ont eu d’autres sujets de préoccupation que le sort de leur ancien Premier ministre. La guerre du Liban, celle de Gaza, et la menace nucléaire iranienne suffisent à alimenter les conversations et les colonnes des journaux, qui ont cessé de se préoccuper d’un homme de 81 ans, pensionnaire du centre spécialisé pour victimes d’AVC tombés dans le coma de l’hôpital Tel Hashomer de Tel Aviv.

S’agit-il, en l’occurrence d’une forme d’acharnement thérapeutique dont la famille et les médecins porteraient la responsabilité ? Non, si l’on en croit la journaliste médicale du Figaro, Martine Perez, elle même médecin, qui a eu des contacts avec ses collègues israéliens en charge du cas Sharon. En effet, s’il a bien perdu conscience, l’illustre patient respire sans avoir besoin d’un appareillage spécial. Il répondrait également à des stimulations, et les membres sa famille estiment qu’il est sensible à leur présence, notamment lors de la visite de ses petits-enfants. Les mêmes médecins estiment néanmoins que l’hypothèse d’une sortie du coma d’un patient de cet âge, ayant subi de lésions du cerveau de cette ampleur est hautement improbable, et que même si elle devait survenir, elle laisserait Sharon dans un état proche du légume…

On comprend dès lors que la mort ne peut survenir, pour autant qu’une autre maladie ne se charge pas d’écrire le mot fin, que par un processus d’euthanasie active, qui n’est pas plus autorisé par la loi israélienne que par la loi française.

On sait parler des vivants et des morts illustres. On écrit soit un portrait, soit une nécrologie. Mais on n’a pas encore trouvé la manière de traiter le cas de ceux qui se trouvent dans l’entre-deux. Lorsqu’elle surviendra, la mort d’Ariel Sharon ne fera guère lever que la moitié d’un sourcil d’un rédacteur en chef de permanence…

Quant au peuple, il s’est déjà manifesté par une blague qui circule en Israël. Un beau matin, Ariel Sharon ouvre les yeux et découvre son environnement hospitalier. Il hèle une infirmière, et lui demande de lui expliquer pour quelle raison il se trouve là, et de lui raconter ce qui s’est passé depuis sa perte de conscience. L’infirmière s’exécute, soucieuse de ne pas brusquer un patient fragile. Elle lui raconte d’une voix douce les événements politiques qui sont survenus depuis son accident cérébral : l’ascension, puis la chute de son protégé Ehoud Olmert, les ratés de la guerre du Liban en 2006, le pilonnage de la région de son ranch par les roquettes du Hamas, la victoire électorale de son vieux rival Netanyahou…

Sharon, les yeux mi-clos, médite quelques instants, puis dit à l’infirmière : « Remettez-moi dans le coma ! »

ARIEL SHARON

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Idée fisc

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Cet été, alors que je prenais un petit déjeuner à la terrasse d’un café face à la Méditerranée (car je ne vais plus à la mer en Normandie depuis que je n’ai plus de parapluie assorti à mon maillot de bain), j’écoutais d’une oreille le son d’une télé sorti de derrière le bar.

Une chaîne régionale avec un journaliste à accent qui vous confirme que vous êtes en vacances quelle que soit la période de l’année et qu’on a du mal à prendre au sérieux même s’il vous annonce un génocide au Kosovo diffusait un reportage sur les économies d’énergie.

Ça ne se passait pas en Corse où les indigènes ont, de réputation, dépassé en la matière toutes les normes, non pas environnementales mais comportementales, mais dans une autre province où la misère est moins pénible au soleil.
Pourtant, le reportage racontait l’histoire d’un type, un pauvre décrit par la voix off comme étant en rupture avec le monde du travail, le pauvre, qui habitait une maison mal isolée et dont les revenus allocatifs étaient sérieusement entamés par ses dépenses de chauffage.

Je n’avais que le son de l’histoire et l’image de la mer d’un bleu qui me demandait pourquoi j’avais foutu un jour les pieds en Normandie. J’appris donc en l’entendant mais sans le voir que ce monsieur, qui avait obtenu tout ce qu’on peut obtenir d’aides à l’économie d’énergie sous forme de subventions de la commune, du département, de la région, de l’Etat et de l’Europe, mais à qui l’ONU avait peut être dit : « Va te faire foutre, OK ? », était désormais (et là, la phrase est authentique) « condamné à se débrouiller tout seul » pour finir ses travaux d’isolation.

Là, j’ai du m’immobiliser un instant pour savoir si j’avais bien entendu parce que ma madeleine en a profité pour disparaître dans mon café au lait. Mon esprit est parti explorer la quatrième dimension et je me suis vu comme je vous vois ouvrir un courrier du centre des impôts qui m’informait que dorénavant, mon nom ne figurait plus sur les listes de contribuables, qu’ils n’avaient plus rien à attendre de moi et que j’étais condamné à me débrouiller tout seul.

Comme dans les films à effets spéciaux, J’ai vu le décor changer autour de moi à toute vitesse et je me suis retrouvé devant un huissier, signant une ordonnance de justice à la requête des caisses de cotisations diverses et variées m’annonçant qu’à ce jour, jusqu’à nouvel ordre et sans autre forme de procès, j’étais dispensé de prélèvements et condamné à me débrouiller tout seul.

Puis je suis revenu dans le monde réel et j’ai du repêcher ma madeleine tout seul.
Le pauvre est retourné à son anonymat, condamné à affronter les rigueurs d’un hiver mal subventionné et un autre a pris le relais pour un quart d’heure de célébrité.

Le deuxième sujet du reportage parlait d’usine en grève je ne sais où, depuis je ne sais quand et je ne sais pas pour quoi, (c’est pas du boulot, je sais mais j’étais en vacances alors ça va !). J’ai juste retenu la phrase d’un syndicaliste qui réclamait ou avait obtenu « dix ans de salaire pour pouvoir se retourner ».

Ces mots qui auraient pu sortir de la bouche d’un vulgaire patron du CAC 40 ont sérieusement ébranlés mes illusions sur la dignité de la classe ouvrière. J’ai trouvé que ça faisait cher la volte-face. Je me suis dit qu’avec dix ans de salaire, je ne me contenterais pas de tourner les talons. Je commencerai par écrire au centre des impôts et aux caisses d’artisans pour les condamner à se débrouiller tout seuls – en tout cas sans moi. Et je disparaîtrai.
Peut être qu’avec le pognon me viendront des goûts de nouveau riche et que je me retirerai dans une ile avec des gardes du corps et des putes, quoique je n’ai aucune idée des tarifs.

Peut être qu’après m’être renseigné, je m’achèterai plutôt un chapeau et une sacoche en cuir comme Kwaï Chang Ken et que j’irai de ville en ville pour réparer les injustices.

En tout cas, j’ai sérieusement envisagé de rester en vacances et de ne pas me remettre au boulot.

Primaires ? Complètement primaires !

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L’idée d’organiser des primaires à l’américaine pour sélectionner un candidat dont on ne sait pas encore s’il représentera seulement les socialistes ou un ensemble plus vaste aux contours incertains semble bien faire son chemin. Accompagnée par Libération, pour qui tout ce qui singe la gauche américaine est marqué par un sceau sexy, relayé dans les autres médias, débattu à la radio et à la télé, cette idée, pourtant, est une idée idiote et dangereuse.

Idiote parce que, d’abord, nous ne sommes pas des Américains. D’ailleurs, l’expérience de la gauche italienne, elle aussi ensorcelée par le modèle étatsunien, ne devrait pas nous encourager. En 2006, cela aboutit à sélectionner Romano Prodi, le Bayrou de la Botte, qui remporta l’élection. Bonjour la Gauche ! Et la dernière fois, cela s’est terminé par le retour de Berlusconi.

Idiote, aussi, parce que, lorsque Charles Pasqua lança l’idée en 1993 pour éviter un nouveau duel Chirac-VGE, il pensait surtout à lui-même. Tout le monde faisait semblant d’approuver parce que personne ne voulait apparaître comme un briseur d’union mais en fait, tout le monde s’en fichait et savait que, dès qu’on passerait au détail, le projet exploserait en vol. De ce fait, il n’y eut pas de primaires, et un duel qui opposa Chirac à ….Balladur, finalement soutenu par Charles Pasqua.

Idiote, enfin, parce qu’il existe déjà un système de primaires. Cela s’appelle exactement « Premier tour de l’élection présidentielle ». Rappelons en effet que les Américains ont un scrutin à un tour seulement. Les primaires américaines ainsi que le bipartisme du système politique sont nés de cette situation. C’est là que de l’idiotie, on passe allègrement à la dangerosité.

Car en effet, si on organise des primaires dans un bloc, puis dans le second lorsqu’il faudra en 2017 pour régler la guerre de succession sarkozienne, les apprenti-sorciers comme Jean-Pierre Raffarin qui proposent l’adoption du scrutin majoritaire à un tour pourraient sauter de joie. Il s’agirait, ni plus ni moins, d’une privatisation du premier tour des élections [1. Car, dans ce cas, on voit mal comment l’élection présidentielle demeurerait la seule concernée par cette évolution]. On délèguerait aux partis politiques, en tous cas aux deux principaux, le soin de sélectionner des candidats qui s’affronteraient dans un tour unique.

Evidemment, ces primaires mobiliseraient beaucoup moins les électeurs qu’un premier tour d’élection présidentielle. Elles donneraient davantage encore la prime aux candidats pouvant lever du pognon, comme Obama [2. Après Valls, le Catalan, qui se voyait en Obama français promu par un tel système, on nous apprend que c’est au tour de Christiane Taubira de rêver à son tour.] a su le faire. Le bipartisme remplacerait le multipartisme bipolarisé. Cette évolution serait catastrophique car contraire à la culture politique française.

Il faut donc espérer que rien ne sortira de tout cela et que cette idée folle et dangereuse ne verra pas le début d’une application. Pour la France. Et pour la Gauche, aussi. Celle-ci gagnerait davantage à hâter sa recomposition, aussitôt après son échec programmé aux prochaines régionales. Marchant sur deux pieds, l’un allant du MoDem à l’écologie en passant par les sociaux-démocrates et l’autre englobant Front de Gauche, Hamonistes et Chevènementistes, elle pourrait avoir deux candidats ratissant large avant un rassemblement au second tour. C’est la seule manière pour elle de faire tomber Nicolas Sarkozy.

Et vous trouvez ça drôle ?

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J’ai reçu par mail le communiqué suivant. Par déontologie, et par paresse, je vous en livre le début in extenso :

« Ce dimanche 30 août, des centaines de personnes partageront un éclat de rire (presque) improvisé à l’occasion d’une immense FLASHMOB qui aura lieu à 16h30 en plein cœur de Paris. Le principe : Rassembler un maximum de personnes dans un lieu très fréquenté de Paris afin qu’elles rient ensemble pendant 1 minute pour faire taire le racisme. Comment ça se passe ? Après une séance d’explication et d’organisation, les participants se retrouvent sur le lieu de performance. Chacun se promène l’air de rien.
Au premier signal sonore, tout le monde se « freeze » dans sa position et plus personne ne bouge pendant 30 secondes. Puis, au second signal, tout le monde se met à rire passionnément, convulsivement, exagérément… et ce pendant 30 secondes.
Des comédiens se cacheront parmi la foule et aideront les participants à extérioriser leur rire le plus sonore. Le but du jeu : surprendre les passants grâce à l’effet de masse et délivrer un message positif. Pourquoi cette Flashmob ? Cette performance est organisée dans le cadre de la soirée « Rire Ensemble : un spectacle contre le racisme ». » Fin de citation.

Et, si vous voulez mon avis, c’est vrai qu’il y a de quoi rigoler…

Faisons l’amour avant de nous dire adieu

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Le film des frères Larrieu, Les Derniers jours du monde, est adapté d’un roman de Dominique Noguez, qui porte le même titre. Autant le roman de Noguez avait été pour nous en son temps une révélation poignante qui convoquait toutes nos obsessions, nos peurs et nos plaisirs, autant les frères Larrieu, c’était très moyennement notre came. Leur film précédent Peindre et faire l’amour, avec Auteuil et Azéma, avait été encensé par la critique du « Bloc central » (Télérama, les Inrocks) pour son audace et son intelligence du désir. Nous, nous avions été assez peu convaincus par cette histoire de deux bobos pur jus issus de la génération lyrique et qui, dans la belle maison de campagne où ils s’étaient retirés après avoir sans doute fait de bonnes affaires (mais on ne parle pas de ça dans ce genre de film car c’est vulgaire), pratiquaient à l’occasion un échangisme bon chic bon genre et déculpabilisé. Autant dire typiquement le film pour petit-bourgeois qui préfèrent se libérer au pieu que dans les urnes ou la rue.

Donc, a priori, la rencontre entre l’univers polyphonique et apocalyptique de Noguez et celui somme toute très conformiste des frères Larrieu nous laissait sceptique.

Nous avions tort. Le film est une réussite. Jamais, pour commencer, la fin du monde n’aura été représentée avec une telle distance apaisée dans l’horreur et en même temps une telle évidence, un tel naturel. Les hyperboles pyrotechniques des blockbusters hollywoodiens, les caméras hystérisées, les successions tachycardes de plans épileptiques, enfin tout cet arsenal pour adolescents qui ne connaissent que la grammaire énervée des jeux vidéos avaient fini par rendre les films sur la fin du monde aussi crédibles qu’un dessin animé.

Les frères Larrieu ont choisi un parti pris inverse. La fin du monde, c’est bien ici la fin de notre monde. Celui où l’on allait à la plage, où l’on draguait des filles, où l’on déjeunait dans des restaurants au bord de la rivière, où l’on écoutait les infos à 20 heures. Seulement, chez les frères Larrieu, la plage est régulièrement couverte de pluies de cendres, l’ensemble des convives de la petite auberge s’est suicidé après une dernière bouteille de Chinon pour ne pas voir arriver la pluie de bombes nucléaires, la rivière est remontée par des zodiacs chargés d’hommes en tenue NBC et les infos annoncent que le gouvernement se replie à Toulouse.

Dans ce chaos qui nous semble tristement possible, le héros incarné par Matthieu Amalric, marié avec Karine Viard, en vacances à Biarritz, va tomber amoureux d’une mystérieuse jeune femme espagnole incarnée par une très belle actrice au physique surprenant, androgyne et troublant, Omahyra Mota.

On a beau vivre les temps de la fin, bientôt, il n’y a plus que cet amour pour une fille qui n’est même pas son genre qui compte pour le héros. Et après qu’elle a disparu, son seul but sera de la retrouver dans un road-movie qui le mène en Espagne, sur fond d’attentats multiples, de routes encombrées, de réfugiés ou d’orgies désespérées dans des châteaux du Lot où la haute société se consume dans une manière de stoïcisme hédoniste qui ne manque pas d’une certaine grandeur. On aperçoit d’ailleurs Dominique Noguez dans cette ultime soirée, mais rassurons ses lecteurs, il garde tout le temps de la scène un smoking qu’il porte avec une élégance de diplomate. Pendant sa quête monomaniaque, Robinson (c’est le nom de naufragé que porte Amalric dans le film) sera un temps en compagnie d’une libraire jouée par la délicieuse Catherine Frot et croisera un vieil ami bisexuel chanteur d’opéra joué par Sergi Lopez.

Pour saisir toute l’originalité des Derniers jours du monde, il faudrait donc imaginer Swann et ses souffrances amoureuses, Swann et sa quête désespérée d’Odette dans la nuit de Paris, alors que les sirènes résonneraient dans le salon de madame Verdurin et que le baron de Charlus serait obligé d’évacuer une zone contaminée par un virus émergent dans l’hélicoptère d’une armée en déroute.

Finalement, pour reprendre le titre du précédent film des frères Larrieu que nous allons revoir pour réviser notre jugement, pendant l’apocalypse, on continue à peindre et faire l’amour.

Et c’est aussi joyeux que poignant, cette noblesse dérisoire, cette faculté de l’inutile, qui survit, malgré tout, dans la fin de toute chose.

Les derniers jours du monde - NE 2009

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La jeune fille et la mer

42

« Je veux simplement découvrir le monde et vivre libre. » Ce n’est pas une déclaration du jeune Rimbaud mais celle de Laura Dekker, une Hollandaise de treize ans. Naviguant sur son huit mètres Guppy depuis l’âge de dix ans, elle avait conçu le projet d’un tour du monde en solitaire de deux ans avec l’accord de ses parents, eux-mêmes navigateurs expérimentés. Elle a vu son rêve brisé par trois juges d’Utrecht. Ils l’ont mise sous tutelle de la DASS batave et obligé ses parents à ne plus prendre aucune décision importante la concernant sans passer par leurs services. Ils ont également interdit à Laura la moindre sortie en mer pour deux mois avant qu’une commission composée de psychologues et autres agents du quadrillage de l’imaginaire ne statue sur le sort de la Lolita marine. La Hollande permet l’usage des drogues et la prostitution. Laura Dekker, on le voit, est une dangereuse subversive : à treize ans, elle ne fume pas de shit et ne fait pas la pute. Elle veut juste voir ce qu’il y a derrière la ligne d’horizon. Les jeunes, parfois, c’est vraiment du n’importe quoi.

Lettre à un futur camarade

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Tu as décidé d’adhérer au PCF, c’est bien. Je tiens néanmoins à ce que tu saches qui si l’on ne nous emprisonne plus, si l’on ne nous fusille plus, si l’on ne nous torture plus (ce qui fut le cas pendant la guerre d’Algérie) et si l’on ne nous balance pas des bancs publics sur la tronche dans une station de métro fermée jusqu’à ce que l’on ramasse sept morts sur le pavés (remember Charonne !), il faut que tu saches néanmoins que de nombreuses petites humiliations t’attendent et ton petit cœur rouge va devoir se bronzer ou se briser. Ce n’est pas de Marx, c’est de Chamfort. Alors, apprête-toi à affronter :

– Les gens qui vont te demander, avec une douceur compatissante : « Mais tu y crois vraiment ? », chose qu’ils n’oseraient jamais faire avec un prêtre.

– Les gens qui vont recycler des plaisanteries éculées jadis réservées aux très improbables radicaux-valoisiens : « Alors le prochain congrès, c’est dans une cabine téléphonique ? » En plus, des cabines téléphoniques, on en voit de moins en moins, ce qui est doublement cruel.

– Les gens de mauvaise foi qui vont te dire : « T’es con, les meufs sont mieux au NPA. » D’abord, c’est faux, comme tu le verras lors de ta première fête de l’Huma. Ensuite, sache qu’on a toujours eu des problèmes avec les trotskystes. Une histoire obscure d’accident de montagne. Leur lideure nettoyait son piolet et le coup est parti tout seul.

– Les gens qui vont te citer Le livre noir du communisme en voulant que tu aies honte, honte, tellement honte. Comme si tu étais un potentiel gardien de goulag dès que tu ouvres L’Huma et que tu fais remarquer que par les temps qui courent les richesses sont quand même très moyennement réparties…

– Les gens qui sont des anciens du Parti. Il y en a beaucoup. Tu en croiseras dans les écoles, les universités, les usines, les maisons d’édition, si ça se trouve, tu en croiseras peut-être même sur Causeur. Il y a les gentils un peu tristes et il y a ceux qui ont le syndrome de la pute repentie devenue dame chaisière. Ceux-là, ils ne se pardonnent pas d’avoir rêvé d’un monde meilleur alors ils défendent le pire avec la même ardeur. Mais les deux, au bout du compte, te diront la même chose : « Comment peux-tu être au Parti après Budapest, Prague, la rupture de l’union de la Gauche à cause de Marchais en 1977, l’invasion soviétique à Kaboul ? » Pour Kaboul, tu pourras toujours faire remarquer que, bon, il faudrait peut-être demander à la quinqua afghane la seule période de sa vie où elle a pu faire des études, fumer, soigner des gens, donner des cours, conduire. Les gens te répondront que ce n’est pas la même chose. Et tu apprendras que le capitalisme, quand il fait des erreurs meurtrières, ce n’est jamais la même chose.

– Et pour finir, les gens avec qui tu passes tes vacances et qui arrivent hilares, du bout du jardin, les mots croisés du Monde à la main et qui hurlent : « Jérôme, Jérôme, attends, tu vas rigoler, écoute cette définition : « Ses cellules sont vides, en deux lettres. » »

Et tu ne rigoleras pas. Même si c’est drôle.

Et c’est comme ça que tu apprendras que si tous tes camarades vont devenir des copains, eh bien tous tes copains ne sont pas forcément des camarades.

Ménages de scène

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Si vous avez 8 millions de dollars en poche, et un mariage en vue, voilà une idée de cadeau qui épatera vos amis, et probablement aussi, votre futur conjoint : louez les Rolling Stones pour la surboum postnuptiale. D’après une enquête très fouillée menée par un expert financier pour le compte de la chaîne britannique LivingTV, c’est le prix que Mick, Keith, Charlie et Ron, auraient exigé – et obtenu – en 2002 pour faire tourner les serviettes après une noce. Toujours d’après la même enquête, on peut louer pour deux fois moins cher Kylie Minogue ou Elton John et pour encore moins cher – un million de Livres Sterling, c’est donné – Amy Winehouse. En bas du classement, on retrouve les Duran Duran, disponibles pour 500 000 £ seulement, un choix qu’on ne fera qu’en cas de totale impécuniosité ou d’extrême mauvais goût.

Le sous-préfet aux chiens

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D’accord, j’ai l’esprit de l’escalier mais cette affaire de préfet raciste me chiffonne. Quand l’info est sortie, je roulais dans un vieux cabriolet sur une route de la Drôme avec un ami de gauche sous tous rapports. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie mais pour vous expliquer qu’on rigolait bien et que je n’avais aucune envie de plomber l’ambiance, ça a peut-être joué.

Qu’il est doux de s’indigner. Qu’il est bon d’être dans le bon camp. « Trop de Noirs ici ! » Nous voilà revenus au bon vieux temps des colonies et du racisme d’Etat. Je ne lésine pas sur la bonne conscience. « Qu’un représentant de la République puisse proférer de pareilles choses, c’est inouï, il faut vraiment qu’il ait la certitude de l’impunité », dis-je avec les trémolos qui vont bien. La réaction nette et sans bavure de la place Beauvau me fait carrément plaisir : « Tu vois, ces gens de droite ont beau être d’affreux chasseurs de sans-papiers, il leur arrive d’avoir du courage. » Je l’avoue, l’idée qu’il aurait été civil et même juste d’entendre la version du préfet ne me traverse pas l’esprit. Le salaud de raciste n’a droit ni à la présomption, d’innocence, ni à la justice contradictoire. La « petite guillotine » intérieure dont parle Vassili Grossman dans Tout passe et qui, en chacun de nous, veut condamner et exécuter au nom du Bien, s’abat sur le fonctionnaire indigne. Inqualifiable ! Intolérable ! – je me contente de me répéter en boucle ces mots qui empêchent de réfléchir.

Quelques heures plus tard, entre deux trempettes et un pingpong, je trouve un message de l’honorable François-Xavier Ajavon me proposant un article sur le lynchage odieux du « préfet raciste ». Là, il charrie, je me dis dans mon petto, à force d’aimer le contrepied, on finit par défendre n’importe quoi. Je décide de laisse filer. Et plonge derechef.

Au cours des jours suivants, je suis mollement l’affaire. Pour une fois que je suis d’accord avec tout le monde, je trouve inutile de la ramener. Les dénégations du présumé coupable me passent au dessus de la tête : on ne me la fait pas, à moi. Même chose lorsque je lis qu’une hôtesse d’Air France a pris la défense du délinquant d’Etat, s’excusant au nom de la compagnie de l’agressivité des agents de sécurité. Comme pas mal de voyageurs sommés sur un ton rogue d’enlever leur ceinture tandis qu’ils clopinent en chaussettes, j’en ai déjà fait les frais. Mais j’ai tranché. Comme tous mes confrères et comme une bonne partie de la France avec eux.

Si vous suivez, peut-être vous demandez-vous ce qui m’a fait changer d’avis. Non, je n’ai eu accès à aucun rapport préliminaire, à aucun dossier secret. Je n’ai pas entendu de récit nouveau qui confirmerait la version du fonctionnaire. Au contraire, c’est la convergence des témoignages qui a fini par allumer en moi la lumière du doute. En effet, on apprend rapidement que ce n’est plus un seul agent qui accuse le préfet mais trois. Cette fois, son compte est bon. Et pourtant, je me sens mal à l’aise. Soudain, je pense à ce que doit ressentir le type s’il n’a rien à se reprocher. Je pense à mon ami Alain Finkielkraut, accusé de racisme sans même être entendu pour une blague innocente et mal traduite. Je pense à Coleman, le héros de La tache. Un incident remontant à plusieurs années me revient en mémoire. Je dînais avec François Taillandier dans un – mauvais – restaurant de mon quartier du Marais (remplacé depuis par un autre mauvais restaurant, ce doit être l’emplacement). Je ne me rappelle pas du tout de ce qui a déclenché les hostilités mais le repas s’est terminé en pugilat. Dans l’agitation générale, la serveuse s’est plantée devant moi et s’est mis à glapir : « Raciste ! Tu m’as traitée de sale arabe ! » J’ai alors découvert qu’il s’agissait d’une beurette, détail qui ne m’avait pas frappée. Je me rappelle surtout avoir ressenti un froid glacial – en quelques secondes, j’avais réalisé que j’étais à la merci de la calomnie, surtout de celle-là.

Je me souviens de ce que dit la tradition talmudique : quand un prévenu est condamné à l’unanimité par les 70 juges du sanhédrin (tribunal rabbinique), il doit être acquitté. Et mon cerveau se remet à fonctionner. Qu’un haut fonctionnaire pète les plombs au point de proférer les horreurs prêtées au préfet, c’est possible (surtout après 20 heures d’avion) quoique surprenant quand on a déjà pratiqué l’engeance, en général ils sont plutôt boutonnés. Mais qu’il perde la maîtrise de lui-même trois fois de suite et dans les mêmes termes, c’est, au minimum, bizarre. Et si, au nom de nos valeurs intangibles, nous étions collectivement en train d’entériner une injustice ?

On m’objectera que si le préfet a dit ce qu’on dit qu’il a dit, c’est très grave. Certes. Mais il est au moins aussi grave que le doute profite à l’accusateur et non à l’accusé – au motif que l’accusateur fait partie des exploités et l’accusé des exploiteurs. Il faut dire que le type a pas de chance, avec son nom d’aristo, Girot de Langlade, tu parles. Ces gens-là, on les connaît, ils n’ont toujours pas admis que l’esclavage était aboli.

Il y a quelques années, pendant la polémique sur le Kosovo, un confrère à qui je faisais remarquer que personne n’avait cru bon de revenir sur les allégations de génocide me fit cette réponse : « Voir un génocide qui n’existe pas, ce n’est pas très grave, en tout cas beaucoup moins que de ne pas voir celui qui a lieu. » Sans doute. Sauf que cette version médiatique du principe de précaution fabrique une société du soupçon et, au bout du compte, de la calomnie. Si j’ai un conflit avec mon percepteur ou mon banquier, me suffira-t-il de prétendre qu’ils m’ont traitée de « sale juive » voire de « salope » pour m’en débarrasser ? Verra-t-on demain des parents furieux des notes infligées à leur bambin accuser les profs de haine raciale ? Sera-t-il permis de salir l’honneur de n’importe quel « puissant » ou supposé tel sans qu’il ait même le droit de se défendre ?

L’accusation de racisme devrait être maniée d’autant plus prudemment qu’elle est infâmante et porteuse d’exclusion sociale. C’est l’arme nucléaire. Le raciste se met volontairement en dehors du monde commun et je suis tout-à-fait d’accord pour considérer que l’appartenance à la haute fonction publique est, dans ce domaine, une circonstance aggravante. Mais sauf à décréter que les victimes d’hier ne sauraient être coupables de quoi que ce soit, un minimum de circonspection s’impose lorsque la nouvelle marque écarlate est gravée, sans la moindre forme de procès, au front d’un personnage public. Même s’il est préfet et même s’il a un nom à rallonge qui fleure la vieille droite pas cool que l’on aime d’autant plus détester qu’elle est plutôt en voie d’extinction.

Or, c’est tout le contraire qui se passe. Tout le monde est suspect et, en la matière, le soupçon a force de preuve. Il y a quelques années, à la suite d’une émission sur France Culture qui avait eu malheur de déplaire, ma photo, barrée de la mention « négrophobe » (je ne rigole pas enfin si mais c’est parfaitement véridique), était apparue en « une » d’un site dieudonniste. En clair, pour un certain nombre de gens, un raciste, c’est quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord. À ce compte-là, on va être pas mal dans les mines de sel.

Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé à Orly ce jour-là. Si c’est « parole contre parole », on ne voit pas pourquoi on déciderait d’emblée que l’une est plus crédible que l’autre. Ou plutôt on le voit trop bien – le sanglot de l’homme blanc et tout le reste. On ne me fera pas croire, cependant, qu’il est impossible de retrouver des témoins de la scène.

En attendant que le Préfet soit innocenté ou condamné, il y a déjà un coupable dans cette affaire, et même de très nombreux coupables : nous. Vous et moi qui guillotinons en toute bonne conscience, sans jamais laisser la parole à la défense.

Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis pas très fière.

PS. À Vienne où je suis de passage, je découvre, en écoutant France Inter qui est l’une des quarante chaînes accessibles dans ce charmant hôtel où Mozart, dit-on, a écrit la fin de Cosi fan Tutte, que le Préfet attaque Brice Hortefeux dans Le Parisien (et peut-être au tribunal). Ayant projeté d’aller visiter la maison de Freud et disposant d’une connexion erratique, je vous laisse chercher.

Le problème du PS est darwinien

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Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.