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Trash jusqu’au dernier souffle


Plus dure sera la chute. Doudou Topaz, superstar de la télé israélienne des années 1980-90, que les femmes avaient élu il y a 15 ans « l’homme le plus sexy du pays », s’est pendu avec le fil de sa bouilloire électrique. L’ex-roi de l’audimat qui dormait menotté après une première tentative de suicide, a profité de quelques rares moments d’intimité pendant la toilette du matin pour échapper à la vigilance des gardiens de prison. La grandeur et la décadence de cet insatiable Narcisse refusant à la fois la déchéance physique de l’âge mûr et le désamour d’un public infidèle et volage qui lui préférait d’autres héros et d’autres divertissements feraient – et feront peut-être – un excellent film ou un best-seller. Mais cette tragédie d’un homme tisse aussi un récit inédit de l’histoire d’Israël.

David Goldenberg est né à Haïfa en 1946. Mais dans l’Israël des années 1950-1960, ce prénom royal sonne trop « juif diasporique ». Quant à « Goldenberg », littéralement monticule d’or, un patronyme qui sent son Shylock – n’en parlons même pas. Celui qui allait devenir un jour le roi de l’audimat troqua donc David pour son diminutif « Doudou » – rendu populaire par un héros mythique de la guerre de 1948, le prototype de la nouvelle race de guerriers née sur la terre ancestrale – et délaissa son patronyme pour « Topaz », terme biblique évoquant une pierre précieuse. Ces choix sont parfaitement conformes à la ferveur sioniste qui, 20 ans après la naissance de l’Etat, continue de l’irriguer.

Doudou est à peine plus vieux que l’Etat. Pour lui, comme pour le pays, une page se tourne en cette fin des années 1960, même si personne n’a vraiment conscience de ce qui se joue. La création tardive de la télévision israélienne constitue assurément un tournant invisible. Les pères fondateurs du sionisme, Ben-Gourion en tête, n’en voulaient pas. Le petit écran rend bête et corrompt la jeunesse disaient-ils au début des années 1960. Ces politiques avisés avaient peut-être compris, de surcroît, que les caméras allaient bouleverser leur métier et les rendre eux-mêmes obsolètes. Ils finirent par céder à l’idée d’une télé éducative. Utiliser les technologies modernes pour diffuser le Progrès, rendre les meilleurs profs accessibles à tout les élèves du pays – pouvaient-ils tourner le dos à tant de possibilités ? Ils auraient mieux fait de lire Marshall Mc Luhan – ce n’est pas le contenu qui façonne la société mais le médium lui-même.

Rapidement le projet échappe aux décideurs politiques et, au printemps 1968, la lumière bleuâtre illumine, enfin le foyer national juif. Les images inaugurales, retransmises en « live » de Jérusalem, sont celles de l’armée défilant sous les remparts de la vieille ville conquise une année auparavant. L’ORTF n’aurait pas fait mieux.

Topaz n’assiste pas à cette naissance. Après son service militaire, il s’est envolé pour Londres pour y étudier le théâtre. À son retour, il arrondit ses fins de mois difficiles d’acteur débutant en officiant comme professeur d’anglais pour la télévision éducative. Il a acquis en Angleterre un accent impeccable, digne de la BBC. Le beau gosse accumule l’expérience, acquiert de l’assurance et se fait remarquer.

Comédien et comique de talent, Topaz comprend vite que le théâtre n’est pas la voie la plus rapide vers la fortune et la célébrité, ce qu’on n’appelle pas encore pipolisation. Il se positionne pendant les années 1970 comme auteur-interprète de sketches et devient l’invité incontournable des émissions radiophoniques du genre « grosses têtes ». Mais son heure n’est pas encore venue.

Après la guerre de 1973, la gauche au pouvoir finit par voir la télé comme une force d’opposition. Ses efforts pour la museler la rendent encore plus mordante au point que beaucoup lui attribuent un rôle décisif dans la chute des travaillistes en 1977. Une fois aux affaires, la droite populiste de Begin saura tirer les leçons de cet échec. Il comprend que la meilleure manière de neutraliser la télé est de la transformer en média de divertissement. Le peuple veut des westerns et des variétés, répète le nouveau PDG de la chaîne unique et publique. Le Likoud remercie ses électeurs en leur offrant la télé qu’ils veulent – ou dont on les persuadera qu’ils la veulent si nécessaire. L’heure de Topaz a sonné.

Ceux qui continuent à penser que le Bien est de gauche et le Mal de droite s’en étonneront : Topaz est un homme de gauche, un fidèle travailliste qui a même pris sa carte. Après tout, c’est là que sont supposées se trouver « les masses » qu’on ne désigne pas encore comme une « audience ». Pendant la campagne électorale houleuse de 1981, Topaz, chauffeur de salle, met le feu à un meeting travailliste. En traitant de « voyous primitifs » les électeurs du Likoud (dont beaucoup sont des juifs sépharades), il fait sans doute pencher la balance électorale – mais contre son camp. Mieux, il contribue à transformer la lutte entre la gauche et la droite en guerre ouverte entre ashkénazes (blancs, élitistes, souffrant d’une haine de soi, gauchistes qui aiment les Arabes) et sépharades (chaleureux, respectueux des traditions juives et qui connaissent trop les Arabes pour leur faire confiance).

Une telle gaffe pourrait être la fin de sa carrière. Mais la télé lave plus blanc que blanc. Le média fait le messager. Topaz le gaucho, l’ashkénaze arrogant se révèle surtout comme un entertainer particulièrement doué pour faire jaillir de l’émotion à jets continus. Il devient une star de la télé, puis, après 1991, quand Israël entre dans l’ère de la télé commerciale, le roi de l’audimat, en clair une pompe à fric.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, « Rishon ba-Bidour » (littéralement « numéro un du divertissement), son émission de divertissement diffusée en direct tous les dimanche soir, bat tous les records d’audience avec un pic à 51% de parts de marché le soir où il promet l’interview d’un extraterrestre… Topaz est alors une sorte d’hybride de Drucker et Delarue. « À ce rythme là, dit-il au cours d’une interview télévisée donnée au sommet de sa gloire, pour garder mon public, je serai obligé de me suicider en direct. … ». Une remarque parfaitement prémonitoire.

Seulement, la télé broie encore plus vite ses enfants que la révolution. Las du gendre parfait, le public se tourne vers la téléréalité dont l’énorme succès sonne le glas de la star du divertissement et de jeux. L’audience chute, les projets de ce Midas du petit écran ne trouvent plus preneur et son dernier spectacle comique, Le goût de la vie, fait un flop. Il devient un has been gênant et ridicule. Persuadé d’être la victime d’un complot orchestré par la nouvelle génération des décideurs de la télé, Topaz décide de se venger. Il transforme les derniers mois de sa vie en une sorte de reality show. Aux lettres de menaces accompagnées de balles succèdent des tabassages commandités. Parfois il se cache près du lieu de l’embuscade pour voir ses« ennemis » terrifiés, battus et humiliés. Quand il juge le « traitement » trop clément, il en redemande. Mais l’ancienne télé-star est un mafieux de pacotille. Confondant fiction et réalité il joue le parrain avec autant de bon sens – et de succès – qu’un enfant qui saute du toit en se prenant pour Superman. Son arrestation en mai dernier plonge le pays dans la stupeur. L’Israélien le plus célèbre de la fin du XXe siècle devient l’ennemi public numéro 1. Finalement confronté à la réalité, Topaz a préféré la mort.

Septembre 2009 · N°15

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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