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Passion bouillante aux Philippines

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Voilà un film authentiquement féministe, au sens que prenait le mot avant sa mise à sac par les Amazones du woke.
Rejeton de la classe moyenne philippine, Bona, une cruche de bonne famille, se brouille avec son paternel, vieux con colérique qui traite sa fille de pute parce qu’elle a découché avec Gardo, un adipeux « jeune premier » qui, aux heures où il ne traîne pas entre quatre murs sa nudité paresseuse, à peine vêtu d’un éternel slip rouge, cachetonne comme figurant sur des navets, en se rêvant star du grand écran. Chassée du domicile familial, Bona élit domicile dans le gourbi de Gardo, tout en croyant au grand amour. Sauf que Gardo est un coureur, et ne tarde pas à la traiter comme sa bonniche.
Dans le rôle de Bona, une star du cinéma philippin, Nora Aunor, actrice fétiche du grand réalisateur Lino Brocka, également productrice du film, vénérée des classes populaires dont elle est elle-même issue. Comme le souligne Carlotta (le distributeur de ce petit joyau de 1980 restauré en 4K, que Cannes Classics puis l’Etrange festival de Paris, présentaient en avant-premières), par un singulier renversement de situation, Lino Brocka désacralise le statut de Nora Aunor en lui offrant le rôle d’une fille qui, aveuglée par l’amour, sacrifie tout ce qu’elle a (sa famille, sa classe sociale) pour se rapprocher de sa piteuse idole.

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Comme dans Insiang ou Manille, le cinéaste excelle à ancrer son mélodrame dans le décor bien réel d’un bidonville philippin, filmé en quasi- huis clos sans jamais verser dans le misérabilisme, et de façon presque documentaire. Dans Bona, il est beaucoup question d’ablutions : les gosses barbotent dans les flaques ; il n’y a pas d’eau courante ; on se lave comme on peut, avec des brocs. Mais tout le monde n’aime pas l’eau froide. À commencer par Gardo, qui exige de son esclave qu’elle lui chauffe d’abord son bain, le frictionne, etc. Ayant mis en cloque une adolescente, il ira jusqu’à rançonner Bona pour payer l’avorteuse, laquelle, ponction accomplie, recommande des lavements tièdes à la mioche vacillante sur ses guibolles.


Jusqu’au bout, Bona subit – révolte rentrée, qui explose parfois, se reportant sur les salopes que s’envoie le raté, veule au point de s’apitoyer sur lui-même à chaudes larmes. Mais quand in fine il prétend la chasser, mettre en vente son taudis et, flanqué de sa dernière pouliche, s’exiler aux States, la bouilloire chauffée au gaz fait des bulles… Le dénouement, soudain, abrupt, tragique, sans phrases, laisse pantois.


Bona. Film de Lino Brocka. Avec Nora Aunor.  Philippines, couleur, 1980.
Durée: 1h37. En salles le 25 septembre 2024

Le triton est une sirène comme une autre!

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La radio publique a bien changé en cinquante ans. Si France Musique continue de proposer de belles émissions sur la musique classique mais aussi sur le jazz, la musique contemporaine, l’opéra, etc., et de superbes concerts dirigés par de grands chefs d’orchestre, France Inter est devenue une station politiquement et exclusivement « progressiste », selon le propre aveu de sa directrice Adèle Van Reeth. France Info, quant à elle, dégoise en continu une information plus ou moins subtilement orientée, comme sa consœur précédemment citée, à gauche. Mouv est une radio essentiellement à « destination des jeunes » – ce qui avertit instantanément sur le niveau intellectuel et culturel attendu. Mais le changement le plus important concerne la radio culturelle du service public, France Culture. Il fut un temps où il était impossible de se tromper : il y avait un ton et un esprit qui distinguaient France Culture de toutes les autres radios, publiques ou privées – on peut encore les découvrir ou se les remémorer en écoutant les Nuits de France Culture, lesquelles proposent la rediffusion d’anciens, voire très anciens enregistrements d’émissions littéraires (dernièrement sur Pessoa), de fictions radiophoniques, de lectures de romans, de conférences savantes (dernièrement sur Péguy), d’entretiens passionnants, etc.

Les pieds sur terre…

Dans la journée, en revanche, c’est de plus en plus souvent le grand n’importe quoi. Nombre d’émissions, portant sur des sujets dans « l’air du temps » et entrelardées de « respirations » musicales consternantes, ne se distinguent plus de celles de n’importe quelle autre station de radio moderne. L’idéologie progressiste y a bien sûr fait son nid, comme presque partout. France Culture propose par exemple en ce moment de découvrir les podcasts de l’écolo-féministe Salomé Saqué nous expliquant « comment s’indigner » en prenant pour modèles… Christiane Taubira, Adèle Haenel ou Greta Thunberg, ou d’écouter un reportage sur le mermaiding, cette activité aquatique venue des États-Unis et consistant à nager avec une queue de sirène en guise de palme. Coincé dans les embouteillages, nous avons trente minutes à perdre – nous écoutons par conséquent ce reportage sur… les Sirènes et les Tritons.

Marie-Ange confie à France Culture avoir voulu être danseuse étoile lorsqu’elle était plus jeune. Mais la discipline de la danse classique lui est apparue trop dure, trop exigeante. Après avoir travaillé quinze ans à Disneyland Paris, elle a décidé de devenir une sirène et de pratiquer ce fameux mermaiding. Redoutant les profondeurs marines, elle se contente pour le moment des piscines pour secouer sa « jolie queue de sirène » dans tous les sens. Marie-Ange a sans doute instinctivement compris qu’on ne saurait se contenter, sur France Culture, de cette simple description. Sachant que l’époque est au déballage de « valeurs », quelles qu’elles soient, notre sirène d’eau douce évoque soudain des « valeurs de liberté et de solidarité avec ses amies sirènes et ses amis tritons » sorties d’on ne sait où. Mais, glougloute-t-elle emportée par son élan, « j’écoute d’abord ce qui est important pour moi et j’ose dire non. Je ne dis pas oui alors que j’ai envie de dire non ». Nous ne saurons jamais de quoi il retourne. Après une ultime plongée en apnée dans les eaux chlorées, notre sardine des piscines assure qu’il y aura « peut-être un jour des sirènes avec des tatouages et le crâne rasé » et que ce sera « ok en fait, car être sirène, ça permet d’affirmer cette authenticité et de pouvoir l’affirmer au grand jour ». Un corps de poiscaille, un QI de bigorneau, une éloquence de palourde… tout se tient !

Idées vaseuses

Après les sirènes, les tritons. Au micro de France Culture – nous disons bien et répétons : France Culture – Kewin explique qu’il a participé au premier concours Mister Triton en 2019 où il s’est présenté revêtu d’une nageoire composée d’écailles bleues et dorées. Il l’a emporté haut la queue et a reçu en guise de trophées un trident de deux mètres et une couronne de coquillages. Timide, il affirmait à l’époque que « l’avantage, quand on est sous l’eau, c’est qu’on n’a pas trop besoin d’interagir ». Aujourd’hui, il nage avec sa fille, lui en triton, elle en sirène, pour la plus grande joie des autres nageurs qui s’extasient devant la performance familiale. Quant à Romuald, Mister Triton en 2023, il confie au même micro s’être « toujours senti comme un poisson dans l’eau ». Monsieur La Sirène – c’est, dit-il, son nom officiel de triton – ondule de la nageoire dès qu’il a un moment à lui. Il aime les colliers de perles, les nageoires qui en jettent et les bracelets dorés. Il recherche le « côté glamour », ajoute-t-il avec une voix fluette. Son rêve ? Nager dans un aquarium avec des poissons. « Ça fait forcément rêver les gens. » Nous ignorons où il est allé chercher ça.

Ce calamiteux reportage nous a permis au moins de découvrir une nouvelle espèce de mutants, celle des triples buses aquatiques, scindée en deux branches, la femme-buse-sirène et l’homme-buse-triton – en attendant les sous-branches, les rameaux trans : la femme-buse-triton et l’homme-buse-sirène, Romuald, alias Monsieur La Sirène, nous ayant déjà donné un petit aperçu de ce dernier. La fluidité aqueuse dans laquelle s’ébrouent ces nouveaux spécimens correspond assez exactement à la fluidité intellectuelle qui règne dans certaines mares universitaires ou médiatiques. Ici et là, on clapote gentiment en gargouillant des âneries sur la promesse narcissique d’être « soi-même » ou de découvrir « son être authentique ». On patauge dans la fluidité de genre et dans l’indistinction totale – moteurs d’un nombrilisme autorisant toutes les manipulations, toutes les mutilations, toutes les aberrations. Ce retour à l’amphibien est symptomatique – il présage un retour à la case départ, c’est-à-dire dans la vase. Notons enfin que, comme un fait exprès, ou comme un signe, le reportage sur ces batraciens d’un nouveau genre a été supervisé par une dénommée… Lucie Tétard.

Les Gobeurs ne se reposent jamais

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Wagner échappe au pire

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Étalée sur deux saisons, la Tétralogie wagnérienne confiée à Roberto Castellucci a bouleversé le public du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. Mais le Siegfried monté par Pierre Audi, malgré le talent de ses interprètes, s’avère décevant.


Faute de grives…

Las ! Après les mises-en-scène brillantes de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, les projets scéniques pensés par Roberto Castellucci pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux ont paru à ce point irréalisables qu’il a fallu renoncer à achever cette entreprise titanesque qui aurait dû couronner la dernière saison de la longue et belle direction de Peter de Caluwe, à la tête du Théâtre royal de la Monnaie. Comme dit le proverbe : « Faute de grives, on mange des merles. » Soyons cruel ! Requis au pied levé pour assurer la seconde moitié de la Tétralogie, Pierre Audi, l’actuel directeur du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, lui qui naguère avait déjà porté à la scène l’ensemble des quatre ouvrages alors qu’il était directeur de l’Opéra national des Pays-Bas à Amsterdam, Pierre Audi, en volant au secours du Théâtre de la Monnaie, n’en sort pas grandi. Mais bien plus que sa mise en scène de Siegfried, insignifiante certes, mais pas déshonorante, c’est la scénographie qui se révèle surtout d’une accablante insuffisance. Débutant sur des images d’univers enfantin, ou plus exactement infantile, pour évoquer benoîtement l’extrême jeunesse de Siegfried, encombrée d’éléments inutiles et laids, peuplée de gadgets proprement consternants et d’une parfaite gratuité, (le scalp de Sieglinde qu’agite Mime, la dépouille desséchée et noircie de Fasolt que Fafner, son assassin de frère, traîne avec lui comme un remords tardif au moment de mourir, un nounours, la dînette bleuasse sur laquelle Mime prépare une drogue pour supprimer Siegfried…), la production est d’acte en acte sommée d’une sphère omniprésente, sorte de boule d’Atomium froissée, broyée par quelque main gigantesque, mais d’une modernité si vieillie qu’elle rappelle une scénographie sans génie des années 1970-1980. Bref des « trouvailles » typiques de ceux qui n’ont rien à dire d’essentiel, mais le disent tout de même, comme pour justifier leurs émoluments. Comment, avec une partition aussi puissante, un récit aussi épique, est-il encore possible d’accoucher d’éléments si médiocres ?

Seul le troisième acte, avec de belles lumières, et un semblant de dépouillement qui ramène tout de même à des conceptions datant de Wieland Wagner, échappe à ce ridicule. Et une honorable direction d’acteurs sauve l’honneur du metteur-en-scène. On ne peut s’empêcher cependant de penser qu’une version de concert eut en définitive été largement préférable à une production qui se révèle peu digne de La Monnaie et, surtout, de la Tétralogie.

Une distribution remarquablement homogène

Sans être toutefois bouleversante, la distribution, heureusement, est remarquable par l’homogénéité des qualités vocales et du jeu théâtral des interprètes, grâce aussi au travail dramatique mené avec les chanteurs. À commencer par le personnage de Mime, arrangé comme un vieux travelo et recouvert d’un court manteau qui fait songer à une peau de crapaud : sans faillir un instant, Peter Hoare, se révèle aussi bon acteur que vaillant chanteur dans le rôle du nain dont il dessine remarquablement la lâche ignominie.

Magnus Vigilius et Peter Hoare

Siegfried, lui, n’est pas l’aryen blond et musclé des gravures de jadis. D’apparence très juvénile, le Heldentenor délié qu’est Magnus Vigilius et qui fait ses heureux débuts à la Monnaie, en donne au premier acte une image de galopin déluré en culotte courte, avant qu’on ne le retrouve en tenue de randonneur aux actes suivants. Lui aussi défend son rôle avec une vaillance et une luminosité qui ne se démentent jamais d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Et même si l’on pourrait parfois rêver d’une puissance vocale plus ample encore, il assume son rôle écrasant avec une constance remarquable. 

Magnus Vigilius et Ingela Brimberg

Plus noble qu’imposant, plus beau que majestueux, drapé dans un manteau noir de grande allure et qui est bien le seul beau costume de cette production, le Wanderer/Wotan de Gabor Bretz apparaît ici en grand seigneur dédaigneux. Avec l’Alberich haineux, violent et sombre de Scott Hendricks, il mène un duel d’une superbe théâtralité qui est l’un des moments saisissants du spectacle. À la voix de l’Oiseau de la Forêt qu’enchante littéralement la belle Liv Redpath répond la grave, la tragique apparition, d’Erda (Nora Gubish). Elle donne lieu subitement à une scène d’un romantisme exacerbé, surprenante et pas malvenue dans cette mise-en-scène sans grand caractère, et où la déesse est victime de la violence inouïe exercée sur elle par le dieu bientôt démissionnaire.      

Brünnhilde enfin, incarnée par Ingela Brimberg, une fois dissipés les nuages de vapeur qui l’entourent, apparaît debout comme une statue d’airain à un Siegfried triomphant, mais terriblement intimidé. Ensemble ils vont porter leur rencontre attendue de tout temps avec une héroïque ferveur. Il manque toutefois une puissance dramatique que la mise en scène n’a su exprimer avec éloquence

Pourtant, de bout en bout, la direction musicale d’Alain Altinoglu a été superbe. Puissante sans être écrasante, lyrique sans grandiloquence, emportant l’ouvrage dans un souffle inspiré, elle constitue le plus beau de cette réalisation née dans des conditions si périlleuses. Il n’est qu’à voir combien les seules apparitions du chef dans la fosse d’orchestre déchaînent des applaudissements nourris et combien sont vibrantes les acclamations au moment du salut pour comprendre l’attachement que lui porte le public international de la Monnaie.  


Prochaines représentations : 22 septembre à 15h, 25 et 28 septembre, 1er et 4 octobre à 17h.

Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be

États-Unis: qui menace vraiment la démocratie?

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Dans la campagne présidentielle américaine, les radicaux des deux camps sont persuadés qu’une victoire de l’adversaire signera la fin de la démocratie. Avec les outrances et les fake news de Trump, ou le fameux « projet 2025 », les progressistes se persuadent qu’il y a effectivement un grand péril. Mais de leur côté, les Républicains ne manquent pas non plus d’arguments… L’analyse d’Alain Destexhe


La récente lettre de Mark Zuckerberg au Congrès, où il admet avoir cédé à la pression de l’administration Biden en 2021 pour censurer des contenus sur la pandémie de Covid-19, illustre les enjeux de la liberté d’expression aux États-Unis et dans le monde., Dans un contexte où le rôle des réseaux sociaux est vivement critiqué, ce coup de théâtre ébranle l’image de défenseurs de la démocratie et de la liberté d’expression que le tandem Biden et Harris a tenté de forger.

Rideau de fumée

Retour en 2020. À quelques semaines de l’élection, alors que Donald Trump est toujours président et que le FBI est en possession de l’ordinateur portable de Hunter Biden, prouvant que ce dernier aurait usé de son influence politique pour obtenir des avantages financiers, notamment en Ukraine et en Chine, pendant la vice-présidence de son père, l’agence ment délibérément à Facebook en prétendant que l’existence de cet ordinateur et des courriels qu’il contient, aujourd’hui largement confirmée, est un produit de la désinformation russe.

Cette thèse sera reprise dans une déclaration de 51 (!) anciens responsables des services de sécurité, ce qui poussera les principales plateformes de réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter, à censurer toute information sur le sujet, étouffant ainsi la polémique naissante. En conséquence, la plupart des Américains n’entendront jamais parler de cette affaire ou l’assimileront à un « coup des Russes », dans le contexte d’une élection serrée qui s’est finalement jouée à seulement 44 000 voix réparties dans trois États.

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Comment expliquer autrement que par l’existence d’un « Deep State » que le FBI et autant de hauts fonctionnaires se soient laissés instrumentalisés par la campagne démocrate à un moment aussi crucial ? Pour beaucoup de citoyens américains, cette question est au cœur du débat sur l’intégrité du processus démocratique américain.

Les démocrates, le camp du bien ?

La thèse démocrate affirme que Joe Biden a sauvé la démocratie américaine menacée par Donald Trump, et confie désormais à Kamala Harris la mission de la préserver – un point de vue largement relayé par les médias mainstream américains et européens. Cependant, pour nombre de Républicains, ce sont plutôt les Démocrates, soutenus par la majorité des médias traditionnels et les grandes plateformes technologiques (Google, Facebook, Instagram ou YouTube), qui sapent les fondements mêmes de la démocratie aux États-Unis en manipulant les algorithmes et en censurant des voix conservatrices.

À la fin de l’année 2022, les Twitter Files, issus, entre autres, du travail d’investigation du journaliste indépendant Matt Taibbi, avaient déjà révélé la censure pratiquée par la direction de Twitter ainsi que les interférences du FBI et du ministère de la Sécurité intérieure (DHS). Cette divergence de perspectives alimente une querelle intense sur la neutralité des institutions et des médias, ainsi que sur l’existence possible d’un « État profond » qui influencerait discrètement la politique américaine, faussant le débat démocratique.

L’Etat profond, une réalité ?

Des dizaines de puissantes agences gouvernementales opèrent en effet sans véritable contrôle, constituant le cœur de ce Deep State où se nicherait le véritable pouvoir échappant ainsi aux élus et au peuple. Ces agences sont souvent investies d’une triple autorité — législative, exécutive et judiciaire —  dans leur domaine de compétences, autorité qu’elles ne cessent d’ailleurs d’étendre. Par exemple, le Centre pour le contrôle des maladies (CDC), une agence fédérale de santé, s’est octroyé le pouvoir d’interdire l’éviction des locataires en défaut de paiement pendant la pandémie de Covid-19, une mesure sans aucun lien avec son mandat initial.

A lire aussi, Harold Hyman: États-Unis: une campagne entre cris et chuchotements

Du point de vue des Républicains, le pouvoir démocrate sape également l’indépendance du troisième pouvoir et mènerait désormais une guerre juridique contre ses opposants. Selon eux, les poursuites intentées contre Donald Trump n’auraient pas eu lieu s’il n’avait été à nouveau candidat à la présidence, suggérant que la justice serait devenue une arme politique. De fait, la gestion des procès contre l’ancien président soulève de vives inquiétudes quant à l’intégrité et à l’impartialité du système judiciaire.

De même, la répression de l’attaque contre le Capitole du 6 janvier 2021, avec des poursuites qui se prolongent quatre ans plus tard et qui ont visé plus de 1 400 personnes, dont certaines n’avaient fait que se promener dans les couloirs du Capitole, contraste fortement avec la faible répression des émeutes violentes qui ont suivi la mort de George Floyd. Cette disparité donne l’impression d’une justice à deux vitesses.

Un nouveau paysage électoral pro-Démocrates

Les craintes des Républicains sont particulièrement vives dans le domaine électoral. Ils estiment que la décision d’ouvrir la frontière sud des États-Unis, permettant l’entrée de plus de 10 millions de migrants en quatre ans, fait partie d’une stratégie visant à modifier en profondeur la carte électorale américaine pour garantir l’hégémonie du parti démocrate dans le futur. En effet, le nombre de sièges par État à la Chambre des représentants est déterminé par sa population totale. Les immigrés s’installent principalement dans les grands États dominés par le parti démocrate et votent majoritairement pour ce dernier. Elon Musk, soutien de Trump, a même suggéré qu’une vingtaine de sièges pourraient ainsi basculer en faveur des démocrates, assurant à ce parti une majorité au Congrès pour des décennies…

De plus, les secrétaires d’État démocrates ont profité de la crise du Covid pour modifier les lois électorales dans plusieurs États sans passer par les parlements locaux. Ils ont élargi le vote par correspondance, réduit les contrôles d’identité des électeurs et largement utilisé des urnes mobiles (drop boxes), ce qui pourrait avoir eu un impact sur les résultats des élections. Ces mesures ont été maintenues après la fin de l’épidémie. Donald Trump et les Républicains souhaitent quant à eux, à l’image de ce qui se fait en France, imposer une carte d’identité obligatoire pour voter, restreindre le vote par correspondance, privilégier les bulletins papier (plus fiables selon eux et faciles à comptabiliser) et limiter la période de vote, qui commence dès début septembre dans certains États. Bien que ces mesures soient conformes aux recommandations de l’OSCE, elles rencontrent naturellement une forte opposition des Démocrates…

On le voit, le débat sur l’avenir de la démocratie américaine mérite une discussion plus approfondie que la caricature manichéenne entre le camp du bien (Harris) et du mal (Trump).

Allons enfants de la cantine!

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En jouant sur la corde sensible de la nostalgie et du patriotisme, la dernière publicité du Slip Français et de Duralex semble avoir tout bon. Mais le consommateur doit-il se résoudre à acheter un produit Made In France comme il donne à une ONG ?


« Allons enfants de la cantine ! » : ainsi s’intitule la campagne marketing[1] lancée en pleine rentrée scolaire par l’entreprise de verrerie Duralex et le fabriquant de sous-vêtements Le Slip Français pour le lancement de leur pack 100 % Made in France constitué de six verres et de boxers masculins.

Question patriotisme, tout y est : la concorde tricolore, la référence à la Marseillaise, sans oublier ce très étrange appel à participer à une « Commande nationale de soutien ». Le mot « Révolution » apparaît même sur la bannière. Pour un peu, je me serais attendue à un « Citoyen, Citoyenne ! » qui, heureusement, ne retentit pas à l’ouverture du site marchand de la marque. Ouf.

Industrie française à l’agonie

De prime abord, cette alliance improbable et décalée entre une entreprise de verrerie et un fabricant de sous-vêtements pourrait prêter à sourire. L’humour fait vendre et il n’y a pas de mal à cela. Notons d’ailleurs combien les marques françaises en raffolent et surenchérissent dans ce domaine jusqu’à parfois frôler le ridicule pour attirer l’attention d’éventuels consommateurs.

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De toute évidence, ces deux entreprises souhaitaient toucher une corde sensible et jouer la carte de la nostalgie en rappelant aux Français leurs souvenirs de cantines scolaires, quand chacun s’amusait à demander son âge à son voisin avant de soulever son verre et de s’esclaffer à la lecture du numéro de série qui y figurait. Mission accomplie : cette campagne publicitaire m’a bel et bien rendue nostalgique non de mes années d’école primaire, mais hélas d’une époque où l’industrie française n’était pas à l’agonie au point de renoncer à être compétitive et réduite à tout miser sur de la communication tapageuse.

La compétitivité pourrait se résumer ainsi : vendre le bon produit, au bon prix et dans le bon endroit. Que ce soit à cause des normes, de la concurrence internationale ou du coût du travail, les entreprises françaises peinent à rester compétitives, sur le marché national comme à l’international. Lorsque l’on appelle au soutien et non à l’achat, lorsque l’on fait passer celui-ci pour un acte militant, c’est que l’on a abandonné l’idée d’être compétitif. Le consommateur ne devrait pas acheter un produit Made In France comme il donnerait à une ONG.

Le chant du cygne ?

J’aurais, en effet, jugé cette alliance différemment si elle émanait d’entreprises en parfaite santé financière, fleurons de l’industrie française. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le Slip Français, depuis sa création en 2011, a souvent été brandi par le gouvernement comme exemple et symbole de la réindustrialisation textile de la France, mais l’entreprise peine à être rentable et perd chaque année environ 10 % de son chiffre d’affaires depuis 2021. La décision de son PDG Guillaume Gibault, en avril 2024, de lancer un produit à prix cassé, compensé par de grandes quantités de production, avait d’ailleurs été qualifiée par le journal Les Échos de « combat au bord du précipice[2] ».  Si cette marque est représentative de la tourmente du Made In France, elle est loin d’être un cas isolé. En 2015, l’industrie textile française comptait 103 000 salariés. En 2021, ils n’étaient déjà plus que 62 000[3].

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Quant à l’entreprise Duralex, même si la sénatrice parisienne Antoinette Guhl se réjouissait sur X de sa transformation en coopérative de production (SCOP), lui souhaitant de « réussir là où le capitalisme a échoué », sa situation réelle est bien loin du storytelling relayé sur les réseaux et dans la presse grand public. Après des années de difficultés, un prêt à l’État de 15 millions d’euros fin 2022 et son placement en redressement judiciaire début 2024, l’entreprise vient de tourner une nouvelle page de son histoire. Le tribunal de commerce d’Orléans a décidé fin juillet de retenir la proposition de SCOP pour maintenir les 228 emplois et sauver l’entreprise de la liquidation judiciaire[4]. Ce n’est pas la première fois qu’un tel scénario se produit. En 2011, les couturières de l’entreprise de lingerie Lejaby s’étaient organisées en SCOP pour racheter leur entreprise en liquidation judiciaire. Déjà à l’époque, le grand public s’était ému de leur initiative mais l’entreprise rebaptisée Les Atelières fut placée en liquidation judiciaire moins de deux ans après.

Non, je n’arrive décidément pas à voir dans cette Marseillaise revisitée autre chose qu’un chant du cygne de l’industrie française. Certains diront que je vois le verre à moitié vide. Ce qui est certain, c’est que je ne prends plus la peine de le retourner : je sais que je n’ai plus l’âge d’y croire.


[1]  Clip promotionnel Le Slip Français – https://www.youtube.com/watch?v=xuelBxgZ944

[2]   https://start.lesechos.fr/societe/economie/un-combat-au-bord-du-precipice-le-slip-francais-oblige-de-casser-ses-prix-pour-se-relancer-2089661

[3]  Chiffres de l’Union des Industries Textiles – [rapport

[4]     https://www.larep.fr/orleans-45000/actualites/le-tribunal-de-commerce-a-tranche-pour-la-reprise-de-la-verrerie-duralex-pres-d-orleans_14541719/

Derrière la barbe de l’abbé Pierre

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Affaire Abbé Pierre : et si, au lieu d’écouter les sermons des médias, on prenait le temps de relire le texte qu’en 1954 Roland Barthes consacra à l’« iconographie » de cet abbé ?


Dix-sept ans après sa mort, l’abbé Pierre défraie la chronique. Les plaintes qui s’accumulent nous révèlent qu’il fut un prédateur sexuel. Cela fait tout de même une trentaine d’années que certaines personnes avaient tenté de lever le voile. La télévision suisse nous apprend ces jours-ci qu’il aurait eu aussi ses habitudes dans un hôtel proche d’un quartier chaud de Genève. Des mineurs auraient été également ses victimes. Devant l’ampleur du scandale, la fondation qui porte son nom s’est empressée de se débaptiser. Sur les plateaux de télévision et dans les gazettes, l’homme vertueux a un commentaire à faire, une indignation à partager, une imposture à dénoncer, un retard à déplorer dans la révélation de ce que l’on savait. D’autres sautent sur l’occasion et leur crayon pour illustrer avec une cruelle gourmandise ce combat que l’esprit perdit contre la chair.

Signes

Et si, au lieu d’écouter les sermons des médias, on prenait le temps de relire le texte qu’en 1954 Roland Barthes consacra à l’« iconographie » de cet abbé ?

« Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité. La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la coupe : il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pourtant être quelque chose. La coupe de l’abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l’archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté.

« Mais où les choses se compliquent – à l’insu de l’abbé, il faut le souhaiter – c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l’abbé en saint François. D’où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffira à l’acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l’abbé).

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« Même circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle être simplement l’attribut d’un homme libre, détaché des conventions quotidiennes de notre monde et qui répugne à perdre le temps de se raser : la fascination de la charité peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n’est point barbu au hasard, parmi les prêtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques : l’horrible Frollo était rasé, le bon Père de Foucauld barbu ; derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l’Eglise politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des fondateurs du monachisme, dépositaires de l’esprit contre la lettre (…).

« Evidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l’abbé Pierre (…). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation ; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Terrible pécheur

« Frollo était rasé ». Pas l’abbé Pierre… Frollo est l’un des principaux personnages de Notre-Dame de Paris. L’une des figures de la chute la plus saisissante de la littérature. Promis à l’état ecclésiastique dès son enfance, il incarne la raison, le sérieux de l’étude, la droiture. C’en sera fait de tout cela avec la rencontre d’Esmeralda. La voyant sur le parvis de la cathédrale, il en tombe fou amoureux : autour de ses jambes virevolte sa robe de tsigane. « Oh ! aimer une femme ! être prêtre ! être haï ! l’aimer de toutes les fureurs de son âme, sentir qu’on donnerait pour le moindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renommée, son salut, l’immortalité et l’éternité, cette vie et l’autre ; regretter de ne pas être roi, génie, empereur, archange, dieu, pour lui mettre un plus grand esclave sous les pieds ; l’étreindre nuit et jour de ses rêves et de ses pensées ; et la voir amoureuse d’une livrée de soldat ! et n’avoir à lui offrir qu’une sale soutane de prêtre dont elle aura peur et dégoût ! » Incomparable Hugo ! Frollo tentera d’enlever la jeune bohémienne avec l’aide de Quasimodo, puis essayera de la violer à plusieurs reprises. N’arrivant pas à ses fins, il l’accusera de sorcellerie et la fera pendre. « Horrible Frolo », écrit Roland Barthes. « Terrible pécheur », déclare le Pape François en évoquant les inavouables tourments de l’abbé Pierre.

Plus que l’abbé, c’est la bêtise du public qu’interroge l’auteur des Mythologies. Comment celui-ci peut-il se laisser sans cesse enrôler par tous ces signes qui prennent la pose de l’évidence ? Comment peut-il préférer au questionnement et au doute l’adhésion ? Aussi la conclusion de Roland Barthes est-elle politique : avoir l’ouïe suffisamment fine pour être attentif aux différents pouvoirs qui rôdent autour de nos vies et les amènent insidieusement sur le chemin de la servitude.

Comme n’importe quel dimanche…

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Le jour même de la nouvelle tentative d’assassinat contre Donald Trump en Floride, une fusillade faisait deux morts à Detroit après un match de football américain.


Le réalisateur Oliver Stone n’a eu de cesse de malmener les mythes américains dans sa filmographie. Avec L’Enfer du dimanche sorti en 1999, il s’attaquait au football américain, entre amour et haine du sport préféré de ses compatriotes. Le film s’intitule en anglais Any given Sunday, extrait d’un dialogue à la fin du film dans lequel l’entraîneur explique à son joueur que « N’importe quel dimanche tu vas gagner ou perdre, peu importe. La vraie question est… Sauras-tu gagner ou perdre comme un homme ? ».

Detroit espère toujours des temps meilleurs

Ce dimanche 15 septembre, comme n’importe quel dimanche aux États-Unis, la violence esthétisée des terrains de football américain est entrée en collision avec la violence réelle de la société américaine. Alors que l’équipe des Lions de Détroit venait de perdre à domicile contre l’équipe des Buccaneers de Tampa Bay, deux hommes étaient tués par balles en pleine journée, lors de la « fête » d’après-match se déroulant aux abords du stade de la ville, le « Ford Field ». L’enquête est en cours, mais c’est une altercation qui aurait dégénéré au sein de l’Eastern Market, l’historique et magnifique marché fermier urbain, le plus grand des États-Unis, situé juste à côté du stade des Lions. Comme n’importe quel dimanche, les États-Unis ont rappelé au monde leur folie meurtrière, leur culture des armes à feux, leur violence inconsidérée dans une scène digne d’un western moderne.

Les vieux démons de la ville de Détroit ressurgissent. Après avoir été frappée par la désindustrialisation brutale, Détroit a connu en 1967 des émeutes raciales parmi les plus sanglantes de l’histoire du pays, la perte de deux tiers de sa population, une criminalité record inspirant le décor du film Robocop de Paul Verhoeven en 1987, la corruption municipale avec un maire incarcéré et la mise en faillite de la ville en 2013…

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Pourtant, la ville fondée en 1701 par le Français Antoine Laumet, dit Antoine de Lamothe-Cadillac, connaît depuis quelques années une renaissance spectaculaire servant de modèle pour le renouvellement urbain par une gentrification positive et redistributrice. Ce qui remet en avant sa devise depuis l’incendie qui l’a ravagée en 1805 : « Nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra de ses cendres. » Que la fusillade de dimanche se soit tenue en plein lieu gentrifié, voire hipster, de la ville, est une ironique et cruelle confrontation de son passé de ville la plus dangereuse du pays et de ville en plein renouveau. Comme si l’ancien Détroit montrait à la meilleure version d’elle-même qu’elle survivait encore dans ses ténèbres intérieures.

Une scène vue mille fois au cinéma

Les images de la fusillade en plein rassemblement dominical et festif ont un quelque chose d’irréel. Les cris de la foule, les sirènes de la police, les corps des deux victimes étendus sur le sol derrière le cordon de sécurité, l’une des deux touchée à la tête et vêtue de son maillot des Lions ensanglanté… Tout ceci nous semble tiré d’une série policière de Netflix. Ces images nous sont devenues tellement familières par le biais de l’imaginaire imposé et globalisé d’Hollywood, que cela ne semble même plus réel…

Comme n’importe quel dimanche, ce même dimanche, la violence singulière des États-Unis s’est montrée sous un jour toujours plus spectaculaire, au-delà des plus improbables scénarios de films ou de séries, quand en Floride l’ancien président américain et candidat aux prochaines élections, Donald Trump, a été victime d’une seconde tentative d’assassinat en à peine deux mois alors qu’il jouait au golf.

Comme l’écrivait déjà Luigi Pirandello en 1920 : « L’américanisme nous submerge », et c’est encore plus vrai de nos jours à l’ère de la domination sans partage du rouleau compresseur hollywoodien, des géants du net et des commerces franchisés… La France a une fascination américaine particulière jusqu’à risquer de reprendre à son compte la fragmentation sociétale états-unienne née du clivage entre blocs sans tolérance ni aucun sens de la nuance, schématiquement l’utraconservatisme et le wokisme, ces deux délires qui s’opposent sur tout, qui dénient la réalité et le sens commun, et qui conduisent à semer les germes d’une guerre civile.

La violence XXL aux États-Unis, larger than life, plus grande que nature, incite donc à la prudence tant l’américanisme parfois pour le meilleur, mais souvent pour le pire, s’exporte trop facilement de notre côté de l’Atlantique.

Touchdown: Journal de guerre

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La flemmardise, une longue tradition française

D’Épicure à Céline en passant par Montaigne et Lafargue, une longue tradition philosophique et littéraire invite l’honnête homme français au farniente. Difficile de lutter contre tant de beaux esprits…


L’affaire est entendue. Le travail est un châtiment divin. Pour avoir croqué le fruit défendu, Adam ne fut pas seulement condamné à porter des peaux de bête jusqu’à son dernier souffle, puis à devenir poussière une fois celui-ci rendu. Comme le rapporte la Bible, le compagnon d’Ève fut aussi, ce jour-là, banni du jardin d’Éden, ce pays de cocagne où il suffisait de se baisser pour manger à sa faim. Les mots de Yahvé sont à cet égard sans appel : « À cause de toi, le sol est maudit. C’est avec beaucoup de peine que tu en tireras ta nourriture tout au long de ta vie. […] Tu tireras ton pain à la sueur de ton front. » Aux dernières nouvelles, la sanction n’a toujours pas été levée. Frappant l’entièreté de l’humanité, elle est toutefois assortie, comme le rapporte la Genèse, d’une journée de repos qui nous est consentie une fois par semaine ; bien avant Léon Blum et Martine Aubry, le sabbat constitue en somme la première réduction du temps de travail.

Voilà pour notre lourd héritage judéo-chrétien. Auquel nombre d’auteurs ont été, et on peut les comprendre, tentés de préférer le legs culturel grec. Car à Athènes, du temps de Périclès, on préférait, du moins dans les hautes sphères de la société, s’interroger sur la nécessité de perdre sa vie à la gagner. En temps de paix, passer son temps à réfléchir, à discuter et à prendre soin de soi, aux bains ou ailleurs, fait alors pleinement partie des activités recommandées à qui veut mener son existence de façon belle et bonne, en Kalos Kagathos. À Rome, la scholè débouche sur la notion d’otium, que l’on peut traduire par « loisir » ou par « oisiveté ». Un disciple d’Épicure peut ainsi déclarer, sans passer pour un fauteur de troubles : « Il vaut mieux s’étendre sur le sol nu et être à l’aise, que d’avoir un carrosse doré et une table riche et d’être inquiet. » Chez les penseurs latins, la possibilité de se retirer à la campagne, de s’éloigner du tumulte de la vie publique, de se consacrer aux activités savantes trotte toujours dans un coin de la tête.

À l’époque, une hypothétique « villa Otium », aux abords de Naples, fait même saliver tout ce que l’Empire compte de poètes : ce lieu sublime offrirait « une sécurité paisible, une vie de plaisir, où l’on n’a aucun problème pour se reposer et dormir ». Un poil plus prévoyant, Plaute encourage tout de même son public, dans sa pièce Mercator, à anticiper ses vieux jours et incite le jeune patricien, tant que son sang est encore frais, « à acquérir sa fortune », car « quand on est enfin vieux, on peut se mettre à l’aise, boire et être amoureux ». Les prémices de la retraite par capitalisation.

Mille ans plus tard, l’élite française ressuscite les valeurs antiques de l’otium. Parmi les précurseurs, Charles d’Orléans, neveu du roi de France Charles VI, qui est fait prisonnier au lendemain d’Azincourt et restera vingt-cinq ans en détention dans une geôle dorée anglaise. Tandis que les poètes de son temps flagornent les princes pour obtenir leur protection, le noble captif est au-dessus de cela puisqu’il est lui-même prince. Avant d’être écroué, il a essayé de relancer l’ordre du Porc-Espic, de récupérer ses terres en Italie, mais comme rien n’a marché politiquement, il a fini par s’installer au château de Blois où il s’est consacré à l’otium cum litteris : le repos, avec les livres à la main. Plus tard, lors de sa détention outre-Manche, il a tout loisir d’écrire les aventures de son personnage Nonchaloir, qui le tiennent éloigné des turpitudes épuisantes de l’amour. Pour son plus grand bonheur, personne, à la cour de France, ne se précipite pour payer sa rançon.

Un siècle plus tard, en Aquitaine, Michel de Montaigne, conseiller au parlement de Bordeaux, choisit lui aussi l’otium. Alors qu’il était bien parti pour être un glorieux ancêtre de Jacques Chaban-Delmas et d’Alain Juppé, il se cloître à l’âge de seulement 38 ans dans sa bibliothèque et dicte à ses domestiques Les Essais : « Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré, autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi. »

Le génie du protestantisme

Sans aller jusqu’à l’emmurement intellectuel de Charles d’Orléans et de Montaigne, les règles de la noblesse n’encouragent guère à se mêler des travaux des champs ou des manufactures. Qu’un seigneur soit attrapé une faucille ou un marteau à la main, et c’est la menace de la dérogeance – c’est-à-dire la perte de noblesse – qui guette. La pratique des métiers du commerce est tout autant découragée. Colbert aimerait pourtant que l’aristocratie française investisse dans le développement économique des colonies. Lorsqu’il crée en 1664 les Compagnies des Indes orientales et des Indes occidentales, il prend soin de préciser dans la charte de fondation que les gentilshommes qui y placeraient leur bas de laine ne perdraient ni leurs titres ni privilèges. L’incitation a des effets modestes malgré toute la bonne volonté mise par la monarchie. Pendant ce temps-là, Anglais et Bataves prennent de l’avance sur les mers.

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Il faut dire que le Royaume-Uni et la Hollande communient dans le protestantisme et ont des rapports plus décomplexés à l’argent et au travail. Dans un univers mental où la grâce divine a été répartie très inégalement et aléatoirement, la réussite matérielle est devenue un indice de la prédestination des uns, de la damnation des autres. Valorisant les notions d’épargne et d’ascèse, la Réforme allait être, à en lire Max Weber, le marchepied du capitalisme. On pourra rétorquer que le capitalisme avait commencé à apparaître en Italie au XIVe siècle ou aux abords des monastères cisterciens, il n’empêche que l’Europe occidentale se coupe en deux : une au Nord, où il fait nuit à 14 heures six mois sur douze, et pionnière dans le domaine de l’industrie ; et une au Sud, plus en retard et plus bucolique. La France, à demi-catholique et à demi-laïque, à demi-rurale et à demi-industrieuse, fait figure d’entre-deux. Est-ce un complet hasard si plusieurs nations protestantes (Royaume-Uni, Suède, Danemark) sont restées à l’écart de la monnaie unique au début des années 2000 (et ne l’ont pas adoptée depuis), n’allant pas compromettre leur avenir avec les destinées incertaines des États membres du Club Méditerranée papiste ?

Avec les Lumières toutefois, une pensée bourgeoise favorable à l’huile de coude se développe en France à partir du xviiie siècle. La morale proposée par Voltaire en conclusion de son Candide ou l’Optimisme annonce la couleur : « il faut cultiver notre jardin » car « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Dans cette lignée, les révolutionnaires de 1789, 1830 et 1848 considèrent le travail comme un formidable instrument de transformation du monde, même s’ils observent bientôt les premiers effets du capitalisme mancunien (de Manchester), l’aliénation qu’il entraîne sur les masses ouvrières. Certains socialistes, en particulier français, deviennent ainsi allergiques à l’effort. Parmi eux, le propre gendre de Karl Marx : Paul Lafargue. Natif de Cuba d’une mère indigène jamaïcaine, mais ayant des origines juives, et d’un père chrétien bordelais dont la propre mère était une mulâtresse de Saint-Domingue, il respecte son illustre beau-père, mais le contredit frontalement dans son bref essai Le Droit à la paresse, où il renvoie dos à dos collectivistes et capitalistes, qui se retrouvent à ses yeux sur un point au moins : le culte de la productivité.

Alors que tout matérialiste orthodoxe se réjouit de voir un pays avancer dans l’industrialisation, accélérant ainsi l’émergence de la société sans classe, Lafargue est un drôle de paroissien, qui ne voit beau que par les nations à la traîne : « L’Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes. » Un archaïsme qui le rapproche de Nietzsche, lequel s’est désolé, quelques années plus tôt, de voir l’Europe se convertir à « la manie américaine »de gagner de l’argent. Entre la gauche de la paresse et la droite par-delà le bien et le mal, des passerelles sont possibles… En 1911, un peu par volonté de s’éteindre en bonne santé, un peu par lassitude que la révolution ne vienne pas (à six ans près !), Lafargue et son épouse mettent fin à leurs jours. Lénine, de séjour à Paris, se rend aux obsèques.

Au même moment, à l’Ouest, faute de révolution réussie, on s’adapte. En Angleterre, l’exode rural a rempli de bras les villes et les usines. Le travail des champs et des bêtes réclamait une attention constante. La manufacture, elle, ferme de temps en temps, et la classe ouvrière peut s’adonner aux vertus du work hard, play hard ; une société de divertissements se dessine, et en 1901, plus de 110 000 spectateurs assistent à la finale de la Coupe d’Angleterre de football, qui a définitivement échappé à l’entre-soi de la gentry. Le loisir de masse, auquel aspirait également un baron Pierre de Coubertin pétri de références grecques, n’est pas toujours une rupture avec le travail, mais parfois son prolongement.

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En France, la réduction du temps de travail scande l’histoire du xxe siècle. En 1941, Louis-Ferdinand Céline, dans Les Beaux Draps, propose bien avant Lionel Jospin le passage aux 35 heures : « Bien sûr on peut pas supprimer, l’usine dès lors étant admise, combien d’heures faut-il y passer dans votre baratin tourbillant pour que le boulot soye accompli ? toutes les goupilles dans leurs trous, que vous emmerdiez plus personne ? et que le tâcheron pourtant crève pas, que ça tourne pas à sa torture, au broye-homme, au vide-moelle ?… Ah ! C’est la question si ardue… toute délicate au possible. S’il m’est permis de risquer un mot d’expérience, sur le tas, et puis comme médecin, des années, un peu partout sous les latitudes, il me semble à tout bien peser que 35 heures c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines, sans tourner complètement bourrique. »

Un vice à la mode

Étrange conversion que celle de tous ces esprits modernes. Les voilà qui se tournent vers des idéaux des temps anciens. Après-guerre, de plus en plus de consciences de gauche affirment qu’il est digne de flemmarder : en 1974, Georges Moustaki avec sa chanson intitulée Le Droit à la paresse ; en 1981, François Mitterrand avec son ministère du Temps libre.  L’an dernier, Ersilia Soudais (députée LFI) prétendant curieusement, à l’Assemblée nationale, au bord des larmes et contre toute vérité historique, que Stakhanov (qui est mort dans son lit) aurait succombé d’épuisement au travail – elle l’avait confondu avec Malabar, le cheval dans La Ferme des animaux de George Orwell… Problème : ces vibrantes convictions percutent de plein fouet une autre utopie progressiste, celle de l’ouverture généralisée des frontières. Un rêve qui porte un autre nom en économie : la division internationale du travail ! À l’instar des sociétés antiques qui reposaient sur l’esclavage, notre prospérité dépend toujours davantage de l’importation de produits à bas coût fabriqués par des populations quasi serviles du Xinjiang ou d’ailleurs – et de la livraison à domicile de pizzas par des immigrés pakistanais. En 1994, alors qu’étaient signés les accords du GATT qui allaient faire sauter les barrières douanières dans le monde entier, le milliardaire franco-britannique Jimmy Goldsmith anticipait, dans un essai publié à Paris, Le Piège (Fixot), les contours d’une société dans laquelle des chômeurs des pays riches consommeraient des biens produits par les travailleurs surexploités des pays pauvres. Un petit coup de revenu universel par-dessus tout ça et nous serons arrivés au bout de la logique.

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L’indésirable général

La municipalité de Toul (54) parviendra-t-elle à ériger la fameuse statue en mémoire du général Bigeard ?


Ce qui aurait dû être un simple hommage à un enfant du pays s’est transformé en une guerre des mémoires. Depuis 2018, sa ville natale de Toul (Meurthe-et-Moselle) caresse le projet d’ériger une statue à la mémoire du général Marcel Bigeard, figure marquante de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, la statue de bronze, haute de 2,5 mètres, est prête à rejoindre son socle. Pourtant, l’opposition, notamment à gauche et en Algérie, s’est mobilisée.

En avril, le quotidien algérien El Watan a dénoncé un cas de « révisionnisme historique ». Le 1er mai, à Nancy, le chapitre lorrain de la Ligue des droits de l’homme a manifesté contre l’idée d’honorer un officier si controversé, et le 25 mai dans la même ville, des manifestants ont défilé de nouveau, exhibant une fausse statue en carton-pâte. En juillet, le centre culturel France-Algérie a adressé une lettre au sous-préfet exigeant l’interdiction pure et simple du monument et rappelant que le nom du général est « associé à une technique d’assassinat (« crevette-Bigeard ») ». Il s’agit de prisonniers, les pieds coulés dans du ciment, jetés dans la Méditerranée depuis un hélicoptère. Le général a toujours nié toute implication dans de telles pratiques, ainsi que dans l’usage de la torture. Lors de sa mort en 2010, un projet pour transférer ses cendres aux Invalides a dû être abandonné face à une levée de boucliers. Malgré tout, la Fondation Général Bigeard, qui finance la statue, ne lâche rien. Pour elle, comme pour le maire (PS) de Toul, Alde Harmand, il est hors de question de se laisser intimider par ceux qui voudraient réécrire l’histoire à leur sauce ou stigmatiser un héros qui a pourtant fait ses preuves durant la Seconde Guerre mondiale et en Indochine.

La statue sera installée, dit-on. Mais quand ? L’inauguration, initialement prévue le 18 juin, date de la mort de Bigeard mais aussi date hautement symbolique, a été reportée. En somme, la statue a été déboulonnée avant d’avoir vu le jour.

Le cinéma est mort

La mort d’Alain Delon tourne l’ultime page du cinéma français. Sa disparition emporte le mystère et les secrets des grands maîtres qu’il admirait tant, et révèle combien notre nouveau monde de la culture a répudié l’art. Les jeunes acteurs et leurs amis wokes peuvent se réjouir : les géants ne sont plus.


Il est mort le vieux monstre sacré, reclus depuis longtemps derrière les hautes grilles de sa propriété de Douchy. Les grilles, puis les arbres, puis plus loin caché, le mystère. Chacune de ses apparitions était crépusculaire. Ses yeux de vieux lion, menaçant de se fermer à jamais, promettaient d’emporter avec eux au royaume des morts la dernière grande page de l’histoire du cinéma. On se souvient de ce numéro de l’émission « Stupéfiant ! » dans lequel Léa Salamé faisait revenir Delon sur les traces du tournage du Guépard. Il déambulait au bras de la présentatrice – honneur suprême qu’elle ne boudait pas – dans les rues de Palerme, jusqu’aux portes du palais Valguarnera-Gangi. Ils y pénétraient. Tout était passé. Faste fantomatique. Tout était fini. Les princes et princesses du xviiie, le cinéma aussi. Sans cesse durant cette promenade Delon évoquait le passé avec des yeux pleins de fascination, pleins de joie, puis le présent avec mépris souvent, dégoût parfois. Delon se fichait de passer pour un vieux con puisqu’il avait raison et qu’il était homme d’honneur. Et maintenant, lui non plus n’est plus là. Lui aussi, c’est le passé. Même en retrait, tel Alceste fuyant le monde dans un « endroit écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté », le cinéma restait vivant à travers lui. Aujourd’hui, c’est terminé. Définitivement. Point final. La dernière page se tourne, le livre se referme. Le cinéma est mort à Douchy le dimanche 18 août 2024. Avec lui, dans la tombe, il emporte René Clément, Visconti, Antonioni, Melville et Joseph Losey. Il emporte aussi le mystère et les secrets de ces grands maîtres qu’il admirait tant. On le disait prétentieux. Mais quel acteur fut plus humble que lui ? À répéter sans cesse qu’il n’était que le premier violon des grands chefs d’orchestre sous la direction desquels il tournait ! Il ne cessait de répéter qu’il n’était qu’un interprète, pas un créateur. Il n’était pas modeste, car il visait haut, très haut. Il cherchait à atteindre l’excellence. Il était humble cependant. Il avait l’humilité de celui qui travaille pour y arriver. Et l’humilité de celui qui accepte la hiérarchie. Lors d’une interview accordée à la télévision à l’occasion de la pièce de Jean Cau, Les Yeux crevés, qu’il jouait dans la mise en scène de Raymond Rouleau aux côtés de Marie Bell, au journaliste qui lui demandait s’il envisageait d’aborder sur scène le grand répertoire classique, le jeune acteur déjà star de cinéma avait répondu : « Il faut une progression dans tout. Il faut se préparer et travailler. Je commence par du moderne, donc, et probablement que j’arriverai plus tard au classique. Mais on ne peut pas s’improviser acteur classique et envoyer les vers comme ça, comme Marie Bell en une fois. Ça se prépare, ça s’apprend, ça se travaille. » Quel jeune acteur star de cinéma dirait cela aujourd’hui ? Il n’y a qu’à voir les alexandrins désormais partout massacrés, les langues de Molière, de Racine ou de Corneille constamment piétinées sans respect, pour comprendre qu’Alain Delon, lui, était humble, réellement. Il se pliait à la volonté des grands metteurs en scène, au style des œuvres, des auteurs et à la tradition. Le théâtre classique – bien qu’en prose et pas en alexandrins –, il l’avait en réalité déjà abordé. En 1961, il jouait la tragédie de John Ford, Dommage qu’elle soit une putain, au Théâtre de Paris avec Romy Schneider sous la direction de Visconti. Il faut absolument regarder les quelques extraits filmés de la pièce. Le jeune Delon embrassait tout entier le style élisabéthain de l’œuvre et déclamait la prose de Ford avec un lyrisme enfiévré. Il adoptait les codes de la tragédie de manière magistrale, contrairement à nos acteurs d’aujourd’hui qui la jouent avec une banalité désinvolte, une modestie prétentieuse. Le voilà le triomphe de la modestie, et souvent de la fausse ! Alain Delon est mort, et il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Si on l’aime, si on l’admire vraiment, ce n’est pas des déclarations mielleuses et consensuelles qu’il faut faire. Non. Ce qu’il faut faire, c’est vomir notre nouveau monde comme il l’a toujours fait. C’est cracher au visage de la médiocrité ! Insulter les faiseurs ! Alain Delon est mort et je suis en colère. Son visage, partout étalé, ne nous rappelle que la grandeur passée dont nous sommes aujourd’hui amputés. Il ne nous reste plus rien. Si, bien sûr, il nous reste Depardieu. Vivant physiquement, mais socialement mort. Si ces dix dernières années Delon avait encore été en activité, sans cesse à l’affiche de films, les grands prêtres de la morale ne l’auraient pas lâché d’une semelle et l’auraient sûrement fait tomber. C’est parce qu’il s’était totalement retiré qu’on lui a foutu la paix. Les ligues de vertu ne réclament pas encore la peine capitale, elles se contentent de l’exclusion sociale, de l’isolement. Lorsqu’en 2019 il était sorti de sa retraite pour recevoir la Palme d’or d’honneur du Festival de Cannes, des associations avaient crié au scandale qualifiant l’acteur de raciste et de misogyne. Lui, l’ami de Le Pen, lui le collectionneur d’armes, lui l’anti-mariage pour tous, lui qui disait que le seul endroit où il s’était senti à sa place c’était « à l’armée, en Indochine, avec des hommes, avec des chefs, avec des responsabilités, avec la peur de la mort ». Je connais des jeunes gens qui refusent de regarder des films avec Delon parce que l’acteur est selon eux un « sale mec ». Voilà où nous en sommes. Minables petits cons ! Le Festival avait pourtant tenu bon. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Une Palme d’honneur à Depardieu dans quelques années ? Impossible ! Même s’il devait être blanchi des accusations de viol. J’en prends le pari.

Alain Delon incarne Monsieur Klein dans le film de Joseph Losey, sorti en 1976. D.R.

Les deux monstres sacrés ont bon nombre de points en commun. Mais le plus intéressant est à mon sens leur dégoût de notre sortie de l’histoire de l’art. Que faire après Visconti, Antonioni, Clément et Melville ? Que faire après Pialat, Blier, Truffaut et Ferreri ? Les deux acteurs ont refusé de se prêter au jeu du « Non, ce n’était pas mieux avant ». Depardieu a continué à tourner sans grand engouement, mais en écrivant – notamment dans ses livres – son dégoût du nouveau monde du cinéma. Delon aussi a continué un peu puis, doucement, s’est retiré. Les deux hommes se sentaient bien seuls. Il n’y avait plus Romy, ni Burt, ni Luchino. Il n’y avait plus Pialat, ni Dewaere, ni Carmet. On disait Delon méprisant, voire odieux. Beaucoup de journalistes le rapportent. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? En quelques années, Delon a tout vu, tout vécu. Il a partagé la vie et l’œuvre des plus grands génies. Après ses longues discussions avec Luchino et René Clément, supporter la conversation de Fabienne Pascaud ne devait pas être chose facile ! Vive le mépris de Delon face à la médiocrité. Vive sa férocité face à la banalité, à la bêtise. Il n’avait pas de temps à perdre avec le commun. Pardon de ne pas parler ici de son génie d’acteur. J’admire la corrida et me trouve dans l’incapacité d’en décrire une comme je le voudrais. La corrida, c’est un miracle fait de mystère, tout comme Delon. Delon, c’est le Mystère. Il attire, il fascine, il envoûte, il captive. C’est de la sorcellerie. C’est inexplicable. Je préfère donc faire ici l’éloge de ce pourquoi on l’a tant critiqué. Car tous ces imbéciles ne comprennent pas que sans ce Delon qu’ils n’aiment pas, il n’y aurait pas le Delon qu’ils aiment. Ils ne comprennent pas que la beauté qu’il offre provient en partie des ténèbres. Que dans les abymes de son regard tragique qui nous bouleverse, la mort et la violence ont fait leur nid. Et qu’il en souffre probablement ! Ils ne comprennent pas que l’art, ça se paye. Et très cher ! Lui, d’ailleurs, était très clair avec ça. « La violence est là chez moi. Mais comme beaucoup de grands violents, je suis capable de grandes émotions, et des violences les plus terribles », avait-il déclaré lors d’une interview. Mais pas d’inquiétude, avec Pierre Niney et Jean-Paul Rouve, la violence, c’est terminé. Les émotions aussi. Le cinéma est enfin débarrassé de ses noirs recoins, dépouillés de ses pulsions macabres. Les eaux troubles se sont enfin éclaircies. Les vieux requins sont partis et les poissons rouges prolifèrent. Delon est mort à Douchy et personne n’a rien compris. Non. Personne n’a rien compris. Sinon les cinémas brûleraient ! Le crépuscule longtemps a duré, et voilà maintenant que le soleil noir s’est enfin couché pour jamais. Toute sa vie durant, Delon aura poursuivi sa quête de beauté au travers de ses collections de peintures et de sculptures, du don tout entier de sa personne aux grands maîtres du septième art et à ses productions de chefs-d’œuvre comme Monsieur Klein. Il rejoint aujourd’hui Raimu, Michel Simon, Gabin, Brando et tant d’autres. Depardieu reste seul à porter sur ses épaules le poids de cette époque qui désacralise ses grands monstres, les laissant crever dans leur coin, sans comprendre qu’ils sont peut-être les seuls à pouvoir sauver le monde en l’illuminant de leur génie. Tant pis. Aujourd’hui, Delon est mort, et pas un seul homme n’est là pour incendier les cinémas qui, désormais, ne servent plus à rien.

Minotaures: Voyage au coeur de la corrida

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Passion bouillante aux Philippines

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"Bona", un film de Lino Brocka © Carlotta

Voilà un film authentiquement féministe, au sens que prenait le mot avant sa mise à sac par les Amazones du woke.
Rejeton de la classe moyenne philippine, Bona, une cruche de bonne famille, se brouille avec son paternel, vieux con colérique qui traite sa fille de pute parce qu’elle a découché avec Gardo, un adipeux « jeune premier » qui, aux heures où il ne traîne pas entre quatre murs sa nudité paresseuse, à peine vêtu d’un éternel slip rouge, cachetonne comme figurant sur des navets, en se rêvant star du grand écran. Chassée du domicile familial, Bona élit domicile dans le gourbi de Gardo, tout en croyant au grand amour. Sauf que Gardo est un coureur, et ne tarde pas à la traiter comme sa bonniche.
Dans le rôle de Bona, une star du cinéma philippin, Nora Aunor, actrice fétiche du grand réalisateur Lino Brocka, également productrice du film, vénérée des classes populaires dont elle est elle-même issue. Comme le souligne Carlotta (le distributeur de ce petit joyau de 1980 restauré en 4K, que Cannes Classics puis l’Etrange festival de Paris, présentaient en avant-premières), par un singulier renversement de situation, Lino Brocka désacralise le statut de Nora Aunor en lui offrant le rôle d’une fille qui, aveuglée par l’amour, sacrifie tout ce qu’elle a (sa famille, sa classe sociale) pour se rapprocher de sa piteuse idole.

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Comme dans Insiang ou Manille, le cinéaste excelle à ancrer son mélodrame dans le décor bien réel d’un bidonville philippin, filmé en quasi- huis clos sans jamais verser dans le misérabilisme, et de façon presque documentaire. Dans Bona, il est beaucoup question d’ablutions : les gosses barbotent dans les flaques ; il n’y a pas d’eau courante ; on se lave comme on peut, avec des brocs. Mais tout le monde n’aime pas l’eau froide. À commencer par Gardo, qui exige de son esclave qu’elle lui chauffe d’abord son bain, le frictionne, etc. Ayant mis en cloque une adolescente, il ira jusqu’à rançonner Bona pour payer l’avorteuse, laquelle, ponction accomplie, recommande des lavements tièdes à la mioche vacillante sur ses guibolles.


Jusqu’au bout, Bona subit – révolte rentrée, qui explose parfois, se reportant sur les salopes que s’envoie le raté, veule au point de s’apitoyer sur lui-même à chaudes larmes. Mais quand in fine il prétend la chasser, mettre en vente son taudis et, flanqué de sa dernière pouliche, s’exiler aux States, la bouilloire chauffée au gaz fait des bulles… Le dénouement, soudain, abrupt, tragique, sans phrases, laisse pantois.


Bona. Film de Lino Brocka. Avec Nora Aunor.  Philippines, couleur, 1980.
Durée: 1h37. En salles le 25 septembre 2024

Le triton est une sirène comme une autre!

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Pratique du mermaiding dans une piscine à Dusseldorf, Allemagne, janvier 2023 © Martin Meissner/AP/SIPA

La radio publique a bien changé en cinquante ans. Si France Musique continue de proposer de belles émissions sur la musique classique mais aussi sur le jazz, la musique contemporaine, l’opéra, etc., et de superbes concerts dirigés par de grands chefs d’orchestre, France Inter est devenue une station politiquement et exclusivement « progressiste », selon le propre aveu de sa directrice Adèle Van Reeth. France Info, quant à elle, dégoise en continu une information plus ou moins subtilement orientée, comme sa consœur précédemment citée, à gauche. Mouv est une radio essentiellement à « destination des jeunes » – ce qui avertit instantanément sur le niveau intellectuel et culturel attendu. Mais le changement le plus important concerne la radio culturelle du service public, France Culture. Il fut un temps où il était impossible de se tromper : il y avait un ton et un esprit qui distinguaient France Culture de toutes les autres radios, publiques ou privées – on peut encore les découvrir ou se les remémorer en écoutant les Nuits de France Culture, lesquelles proposent la rediffusion d’anciens, voire très anciens enregistrements d’émissions littéraires (dernièrement sur Pessoa), de fictions radiophoniques, de lectures de romans, de conférences savantes (dernièrement sur Péguy), d’entretiens passionnants, etc.

Les pieds sur terre…

Dans la journée, en revanche, c’est de plus en plus souvent le grand n’importe quoi. Nombre d’émissions, portant sur des sujets dans « l’air du temps » et entrelardées de « respirations » musicales consternantes, ne se distinguent plus de celles de n’importe quelle autre station de radio moderne. L’idéologie progressiste y a bien sûr fait son nid, comme presque partout. France Culture propose par exemple en ce moment de découvrir les podcasts de l’écolo-féministe Salomé Saqué nous expliquant « comment s’indigner » en prenant pour modèles… Christiane Taubira, Adèle Haenel ou Greta Thunberg, ou d’écouter un reportage sur le mermaiding, cette activité aquatique venue des États-Unis et consistant à nager avec une queue de sirène en guise de palme. Coincé dans les embouteillages, nous avons trente minutes à perdre – nous écoutons par conséquent ce reportage sur… les Sirènes et les Tritons.

Marie-Ange confie à France Culture avoir voulu être danseuse étoile lorsqu’elle était plus jeune. Mais la discipline de la danse classique lui est apparue trop dure, trop exigeante. Après avoir travaillé quinze ans à Disneyland Paris, elle a décidé de devenir une sirène et de pratiquer ce fameux mermaiding. Redoutant les profondeurs marines, elle se contente pour le moment des piscines pour secouer sa « jolie queue de sirène » dans tous les sens. Marie-Ange a sans doute instinctivement compris qu’on ne saurait se contenter, sur France Culture, de cette simple description. Sachant que l’époque est au déballage de « valeurs », quelles qu’elles soient, notre sirène d’eau douce évoque soudain des « valeurs de liberté et de solidarité avec ses amies sirènes et ses amis tritons » sorties d’on ne sait où. Mais, glougloute-t-elle emportée par son élan, « j’écoute d’abord ce qui est important pour moi et j’ose dire non. Je ne dis pas oui alors que j’ai envie de dire non ». Nous ne saurons jamais de quoi il retourne. Après une ultime plongée en apnée dans les eaux chlorées, notre sardine des piscines assure qu’il y aura « peut-être un jour des sirènes avec des tatouages et le crâne rasé » et que ce sera « ok en fait, car être sirène, ça permet d’affirmer cette authenticité et de pouvoir l’affirmer au grand jour ». Un corps de poiscaille, un QI de bigorneau, une éloquence de palourde… tout se tient !

Idées vaseuses

Après les sirènes, les tritons. Au micro de France Culture – nous disons bien et répétons : France Culture – Kewin explique qu’il a participé au premier concours Mister Triton en 2019 où il s’est présenté revêtu d’une nageoire composée d’écailles bleues et dorées. Il l’a emporté haut la queue et a reçu en guise de trophées un trident de deux mètres et une couronne de coquillages. Timide, il affirmait à l’époque que « l’avantage, quand on est sous l’eau, c’est qu’on n’a pas trop besoin d’interagir ». Aujourd’hui, il nage avec sa fille, lui en triton, elle en sirène, pour la plus grande joie des autres nageurs qui s’extasient devant la performance familiale. Quant à Romuald, Mister Triton en 2023, il confie au même micro s’être « toujours senti comme un poisson dans l’eau ». Monsieur La Sirène – c’est, dit-il, son nom officiel de triton – ondule de la nageoire dès qu’il a un moment à lui. Il aime les colliers de perles, les nageoires qui en jettent et les bracelets dorés. Il recherche le « côté glamour », ajoute-t-il avec une voix fluette. Son rêve ? Nager dans un aquarium avec des poissons. « Ça fait forcément rêver les gens. » Nous ignorons où il est allé chercher ça.

Ce calamiteux reportage nous a permis au moins de découvrir une nouvelle espèce de mutants, celle des triples buses aquatiques, scindée en deux branches, la femme-buse-sirène et l’homme-buse-triton – en attendant les sous-branches, les rameaux trans : la femme-buse-triton et l’homme-buse-sirène, Romuald, alias Monsieur La Sirène, nous ayant déjà donné un petit aperçu de ce dernier. La fluidité aqueuse dans laquelle s’ébrouent ces nouveaux spécimens correspond assez exactement à la fluidité intellectuelle qui règne dans certaines mares universitaires ou médiatiques. Ici et là, on clapote gentiment en gargouillant des âneries sur la promesse narcissique d’être « soi-même » ou de découvrir « son être authentique ». On patauge dans la fluidité de genre et dans l’indistinction totale – moteurs d’un nombrilisme autorisant toutes les manipulations, toutes les mutilations, toutes les aberrations. Ce retour à l’amphibien est symptomatique – il présage un retour à la case départ, c’est-à-dire dans la vase. Notons enfin que, comme un fait exprès, ou comme un signe, le reportage sur ces batraciens d’un nouveau genre a été supervisé par une dénommée… Lucie Tétard.

Les Gobeurs ne se reposent jamais

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Wagner échappe au pire

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Magnus Vigilius dans "Siegfried" de Wagner © Photos Monika Rittershaus

Étalée sur deux saisons, la Tétralogie wagnérienne confiée à Roberto Castellucci a bouleversé le public du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. Mais le Siegfried monté par Pierre Audi, malgré le talent de ses interprètes, s’avère décevant.


Faute de grives…

Las ! Après les mises-en-scène brillantes de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, les projets scéniques pensés par Roberto Castellucci pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux ont paru à ce point irréalisables qu’il a fallu renoncer à achever cette entreprise titanesque qui aurait dû couronner la dernière saison de la longue et belle direction de Peter de Caluwe, à la tête du Théâtre royal de la Monnaie. Comme dit le proverbe : « Faute de grives, on mange des merles. » Soyons cruel ! Requis au pied levé pour assurer la seconde moitié de la Tétralogie, Pierre Audi, l’actuel directeur du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, lui qui naguère avait déjà porté à la scène l’ensemble des quatre ouvrages alors qu’il était directeur de l’Opéra national des Pays-Bas à Amsterdam, Pierre Audi, en volant au secours du Théâtre de la Monnaie, n’en sort pas grandi. Mais bien plus que sa mise en scène de Siegfried, insignifiante certes, mais pas déshonorante, c’est la scénographie qui se révèle surtout d’une accablante insuffisance. Débutant sur des images d’univers enfantin, ou plus exactement infantile, pour évoquer benoîtement l’extrême jeunesse de Siegfried, encombrée d’éléments inutiles et laids, peuplée de gadgets proprement consternants et d’une parfaite gratuité, (le scalp de Sieglinde qu’agite Mime, la dépouille desséchée et noircie de Fasolt que Fafner, son assassin de frère, traîne avec lui comme un remords tardif au moment de mourir, un nounours, la dînette bleuasse sur laquelle Mime prépare une drogue pour supprimer Siegfried…), la production est d’acte en acte sommée d’une sphère omniprésente, sorte de boule d’Atomium froissée, broyée par quelque main gigantesque, mais d’une modernité si vieillie qu’elle rappelle une scénographie sans génie des années 1970-1980. Bref des « trouvailles » typiques de ceux qui n’ont rien à dire d’essentiel, mais le disent tout de même, comme pour justifier leurs émoluments. Comment, avec une partition aussi puissante, un récit aussi épique, est-il encore possible d’accoucher d’éléments si médiocres ?

Seul le troisième acte, avec de belles lumières, et un semblant de dépouillement qui ramène tout de même à des conceptions datant de Wieland Wagner, échappe à ce ridicule. Et une honorable direction d’acteurs sauve l’honneur du metteur-en-scène. On ne peut s’empêcher cependant de penser qu’une version de concert eut en définitive été largement préférable à une production qui se révèle peu digne de La Monnaie et, surtout, de la Tétralogie.

Une distribution remarquablement homogène

Sans être toutefois bouleversante, la distribution, heureusement, est remarquable par l’homogénéité des qualités vocales et du jeu théâtral des interprètes, grâce aussi au travail dramatique mené avec les chanteurs. À commencer par le personnage de Mime, arrangé comme un vieux travelo et recouvert d’un court manteau qui fait songer à une peau de crapaud : sans faillir un instant, Peter Hoare, se révèle aussi bon acteur que vaillant chanteur dans le rôle du nain dont il dessine remarquablement la lâche ignominie.

Magnus Vigilius et Peter Hoare

Siegfried, lui, n’est pas l’aryen blond et musclé des gravures de jadis. D’apparence très juvénile, le Heldentenor délié qu’est Magnus Vigilius et qui fait ses heureux débuts à la Monnaie, en donne au premier acte une image de galopin déluré en culotte courte, avant qu’on ne le retrouve en tenue de randonneur aux actes suivants. Lui aussi défend son rôle avec une vaillance et une luminosité qui ne se démentent jamais d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Et même si l’on pourrait parfois rêver d’une puissance vocale plus ample encore, il assume son rôle écrasant avec une constance remarquable. 

Magnus Vigilius et Ingela Brimberg

Plus noble qu’imposant, plus beau que majestueux, drapé dans un manteau noir de grande allure et qui est bien le seul beau costume de cette production, le Wanderer/Wotan de Gabor Bretz apparaît ici en grand seigneur dédaigneux. Avec l’Alberich haineux, violent et sombre de Scott Hendricks, il mène un duel d’une superbe théâtralité qui est l’un des moments saisissants du spectacle. À la voix de l’Oiseau de la Forêt qu’enchante littéralement la belle Liv Redpath répond la grave, la tragique apparition, d’Erda (Nora Gubish). Elle donne lieu subitement à une scène d’un romantisme exacerbé, surprenante et pas malvenue dans cette mise-en-scène sans grand caractère, et où la déesse est victime de la violence inouïe exercée sur elle par le dieu bientôt démissionnaire.      

Brünnhilde enfin, incarnée par Ingela Brimberg, une fois dissipés les nuages de vapeur qui l’entourent, apparaît debout comme une statue d’airain à un Siegfried triomphant, mais terriblement intimidé. Ensemble ils vont porter leur rencontre attendue de tout temps avec une héroïque ferveur. Il manque toutefois une puissance dramatique que la mise en scène n’a su exprimer avec éloquence

Pourtant, de bout en bout, la direction musicale d’Alain Altinoglu a été superbe. Puissante sans être écrasante, lyrique sans grandiloquence, emportant l’ouvrage dans un souffle inspiré, elle constitue le plus beau de cette réalisation née dans des conditions si périlleuses. Il n’est qu’à voir combien les seules apparitions du chef dans la fosse d’orchestre déchaînent des applaudissements nourris et combien sont vibrantes les acclamations au moment du salut pour comprendre l’attachement que lui porte le public international de la Monnaie.  


Prochaines représentations : 22 septembre à 15h, 25 et 28 septembre, 1er et 4 octobre à 17h.

Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be

États-Unis: qui menace vraiment la démocratie?

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Un jeune supporter de Trump regarde le débat télévisé à West Greenwich, Rhode Island, 10 septembre 2024 © David Goldman/AP/SIPA

Dans la campagne présidentielle américaine, les radicaux des deux camps sont persuadés qu’une victoire de l’adversaire signera la fin de la démocratie. Avec les outrances et les fake news de Trump, ou le fameux « projet 2025 », les progressistes se persuadent qu’il y a effectivement un grand péril. Mais de leur côté, les Républicains ne manquent pas non plus d’arguments… L’analyse d’Alain Destexhe


La récente lettre de Mark Zuckerberg au Congrès, où il admet avoir cédé à la pression de l’administration Biden en 2021 pour censurer des contenus sur la pandémie de Covid-19, illustre les enjeux de la liberté d’expression aux États-Unis et dans le monde., Dans un contexte où le rôle des réseaux sociaux est vivement critiqué, ce coup de théâtre ébranle l’image de défenseurs de la démocratie et de la liberté d’expression que le tandem Biden et Harris a tenté de forger.

Rideau de fumée

Retour en 2020. À quelques semaines de l’élection, alors que Donald Trump est toujours président et que le FBI est en possession de l’ordinateur portable de Hunter Biden, prouvant que ce dernier aurait usé de son influence politique pour obtenir des avantages financiers, notamment en Ukraine et en Chine, pendant la vice-présidence de son père, l’agence ment délibérément à Facebook en prétendant que l’existence de cet ordinateur et des courriels qu’il contient, aujourd’hui largement confirmée, est un produit de la désinformation russe.

Cette thèse sera reprise dans une déclaration de 51 (!) anciens responsables des services de sécurité, ce qui poussera les principales plateformes de réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter, à censurer toute information sur le sujet, étouffant ainsi la polémique naissante. En conséquence, la plupart des Américains n’entendront jamais parler de cette affaire ou l’assimileront à un « coup des Russes », dans le contexte d’une élection serrée qui s’est finalement jouée à seulement 44 000 voix réparties dans trois États.

A lire aussi, Alexandre Mendel: Le «Projet 2025»: les démocrates l’adorent, les républicains l’ignorent

Comment expliquer autrement que par l’existence d’un « Deep State » que le FBI et autant de hauts fonctionnaires se soient laissés instrumentalisés par la campagne démocrate à un moment aussi crucial ? Pour beaucoup de citoyens américains, cette question est au cœur du débat sur l’intégrité du processus démocratique américain.

Les démocrates, le camp du bien ?

La thèse démocrate affirme que Joe Biden a sauvé la démocratie américaine menacée par Donald Trump, et confie désormais à Kamala Harris la mission de la préserver – un point de vue largement relayé par les médias mainstream américains et européens. Cependant, pour nombre de Républicains, ce sont plutôt les Démocrates, soutenus par la majorité des médias traditionnels et les grandes plateformes technologiques (Google, Facebook, Instagram ou YouTube), qui sapent les fondements mêmes de la démocratie aux États-Unis en manipulant les algorithmes et en censurant des voix conservatrices.

À la fin de l’année 2022, les Twitter Files, issus, entre autres, du travail d’investigation du journaliste indépendant Matt Taibbi, avaient déjà révélé la censure pratiquée par la direction de Twitter ainsi que les interférences du FBI et du ministère de la Sécurité intérieure (DHS). Cette divergence de perspectives alimente une querelle intense sur la neutralité des institutions et des médias, ainsi que sur l’existence possible d’un « État profond » qui influencerait discrètement la politique américaine, faussant le débat démocratique.

L’Etat profond, une réalité ?

Des dizaines de puissantes agences gouvernementales opèrent en effet sans véritable contrôle, constituant le cœur de ce Deep State où se nicherait le véritable pouvoir échappant ainsi aux élus et au peuple. Ces agences sont souvent investies d’une triple autorité — législative, exécutive et judiciaire —  dans leur domaine de compétences, autorité qu’elles ne cessent d’ailleurs d’étendre. Par exemple, le Centre pour le contrôle des maladies (CDC), une agence fédérale de santé, s’est octroyé le pouvoir d’interdire l’éviction des locataires en défaut de paiement pendant la pandémie de Covid-19, une mesure sans aucun lien avec son mandat initial.

A lire aussi, Harold Hyman: États-Unis: une campagne entre cris et chuchotements

Du point de vue des Républicains, le pouvoir démocrate sape également l’indépendance du troisième pouvoir et mènerait désormais une guerre juridique contre ses opposants. Selon eux, les poursuites intentées contre Donald Trump n’auraient pas eu lieu s’il n’avait été à nouveau candidat à la présidence, suggérant que la justice serait devenue une arme politique. De fait, la gestion des procès contre l’ancien président soulève de vives inquiétudes quant à l’intégrité et à l’impartialité du système judiciaire.

De même, la répression de l’attaque contre le Capitole du 6 janvier 2021, avec des poursuites qui se prolongent quatre ans plus tard et qui ont visé plus de 1 400 personnes, dont certaines n’avaient fait que se promener dans les couloirs du Capitole, contraste fortement avec la faible répression des émeutes violentes qui ont suivi la mort de George Floyd. Cette disparité donne l’impression d’une justice à deux vitesses.

Un nouveau paysage électoral pro-Démocrates

Les craintes des Républicains sont particulièrement vives dans le domaine électoral. Ils estiment que la décision d’ouvrir la frontière sud des États-Unis, permettant l’entrée de plus de 10 millions de migrants en quatre ans, fait partie d’une stratégie visant à modifier en profondeur la carte électorale américaine pour garantir l’hégémonie du parti démocrate dans le futur. En effet, le nombre de sièges par État à la Chambre des représentants est déterminé par sa population totale. Les immigrés s’installent principalement dans les grands États dominés par le parti démocrate et votent majoritairement pour ce dernier. Elon Musk, soutien de Trump, a même suggéré qu’une vingtaine de sièges pourraient ainsi basculer en faveur des démocrates, assurant à ce parti une majorité au Congrès pour des décennies…

De plus, les secrétaires d’État démocrates ont profité de la crise du Covid pour modifier les lois électorales dans plusieurs États sans passer par les parlements locaux. Ils ont élargi le vote par correspondance, réduit les contrôles d’identité des électeurs et largement utilisé des urnes mobiles (drop boxes), ce qui pourrait avoir eu un impact sur les résultats des élections. Ces mesures ont été maintenues après la fin de l’épidémie. Donald Trump et les Républicains souhaitent quant à eux, à l’image de ce qui se fait en France, imposer une carte d’identité obligatoire pour voter, restreindre le vote par correspondance, privilégier les bulletins papier (plus fiables selon eux et faciles à comptabiliser) et limiter la période de vote, qui commence dès début septembre dans certains États. Bien que ces mesures soient conformes aux recommandations de l’OSCE, elles rencontrent naturellement une forte opposition des Démocrates…

On le voit, le débat sur l’avenir de la démocratie américaine mérite une discussion plus approfondie que la caricature manichéenne entre le camp du bien (Harris) et du mal (Trump).

Allons enfants de la cantine!

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© ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

En jouant sur la corde sensible de la nostalgie et du patriotisme, la dernière publicité du Slip Français et de Duralex semble avoir tout bon. Mais le consommateur doit-il se résoudre à acheter un produit Made In France comme il donne à une ONG ?


« Allons enfants de la cantine ! » : ainsi s’intitule la campagne marketing[1] lancée en pleine rentrée scolaire par l’entreprise de verrerie Duralex et le fabriquant de sous-vêtements Le Slip Français pour le lancement de leur pack 100 % Made in France constitué de six verres et de boxers masculins.

Question patriotisme, tout y est : la concorde tricolore, la référence à la Marseillaise, sans oublier ce très étrange appel à participer à une « Commande nationale de soutien ». Le mot « Révolution » apparaît même sur la bannière. Pour un peu, je me serais attendue à un « Citoyen, Citoyenne ! » qui, heureusement, ne retentit pas à l’ouverture du site marchand de la marque. Ouf.

Industrie française à l’agonie

De prime abord, cette alliance improbable et décalée entre une entreprise de verrerie et un fabricant de sous-vêtements pourrait prêter à sourire. L’humour fait vendre et il n’y a pas de mal à cela. Notons d’ailleurs combien les marques françaises en raffolent et surenchérissent dans ce domaine jusqu’à parfois frôler le ridicule pour attirer l’attention d’éventuels consommateurs.

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De toute évidence, ces deux entreprises souhaitaient toucher une corde sensible et jouer la carte de la nostalgie en rappelant aux Français leurs souvenirs de cantines scolaires, quand chacun s’amusait à demander son âge à son voisin avant de soulever son verre et de s’esclaffer à la lecture du numéro de série qui y figurait. Mission accomplie : cette campagne publicitaire m’a bel et bien rendue nostalgique non de mes années d’école primaire, mais hélas d’une époque où l’industrie française n’était pas à l’agonie au point de renoncer à être compétitive et réduite à tout miser sur de la communication tapageuse.

La compétitivité pourrait se résumer ainsi : vendre le bon produit, au bon prix et dans le bon endroit. Que ce soit à cause des normes, de la concurrence internationale ou du coût du travail, les entreprises françaises peinent à rester compétitives, sur le marché national comme à l’international. Lorsque l’on appelle au soutien et non à l’achat, lorsque l’on fait passer celui-ci pour un acte militant, c’est que l’on a abandonné l’idée d’être compétitif. Le consommateur ne devrait pas acheter un produit Made In France comme il donnerait à une ONG.

Le chant du cygne ?

J’aurais, en effet, jugé cette alliance différemment si elle émanait d’entreprises en parfaite santé financière, fleurons de l’industrie française. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le Slip Français, depuis sa création en 2011, a souvent été brandi par le gouvernement comme exemple et symbole de la réindustrialisation textile de la France, mais l’entreprise peine à être rentable et perd chaque année environ 10 % de son chiffre d’affaires depuis 2021. La décision de son PDG Guillaume Gibault, en avril 2024, de lancer un produit à prix cassé, compensé par de grandes quantités de production, avait d’ailleurs été qualifiée par le journal Les Échos de « combat au bord du précipice[2] ».  Si cette marque est représentative de la tourmente du Made In France, elle est loin d’être un cas isolé. En 2015, l’industrie textile française comptait 103 000 salariés. En 2021, ils n’étaient déjà plus que 62 000[3].

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Quant à l’entreprise Duralex, même si la sénatrice parisienne Antoinette Guhl se réjouissait sur X de sa transformation en coopérative de production (SCOP), lui souhaitant de « réussir là où le capitalisme a échoué », sa situation réelle est bien loin du storytelling relayé sur les réseaux et dans la presse grand public. Après des années de difficultés, un prêt à l’État de 15 millions d’euros fin 2022 et son placement en redressement judiciaire début 2024, l’entreprise vient de tourner une nouvelle page de son histoire. Le tribunal de commerce d’Orléans a décidé fin juillet de retenir la proposition de SCOP pour maintenir les 228 emplois et sauver l’entreprise de la liquidation judiciaire[4]. Ce n’est pas la première fois qu’un tel scénario se produit. En 2011, les couturières de l’entreprise de lingerie Lejaby s’étaient organisées en SCOP pour racheter leur entreprise en liquidation judiciaire. Déjà à l’époque, le grand public s’était ému de leur initiative mais l’entreprise rebaptisée Les Atelières fut placée en liquidation judiciaire moins de deux ans après.

Non, je n’arrive décidément pas à voir dans cette Marseillaise revisitée autre chose qu’un chant du cygne de l’industrie française. Certains diront que je vois le verre à moitié vide. Ce qui est certain, c’est que je ne prends plus la peine de le retourner : je sais que je n’ai plus l’âge d’y croire.


[1]  Clip promotionnel Le Slip Français – https://www.youtube.com/watch?v=xuelBxgZ944

[2]   https://start.lesechos.fr/societe/economie/un-combat-au-bord-du-precipice-le-slip-francais-oblige-de-casser-ses-prix-pour-se-relancer-2089661

[3]  Chiffres de l’Union des Industries Textiles – [rapport

[4]     https://www.larep.fr/orleans-45000/actualites/le-tribunal-de-commerce-a-tranche-pour-la-reprise-de-la-verrerie-duralex-pres-d-orleans_14541719/

Derrière la barbe de l’abbé Pierre

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1954 © UNIVERSAL PHOTO/SIPA

Affaire Abbé Pierre : et si, au lieu d’écouter les sermons des médias, on prenait le temps de relire le texte qu’en 1954 Roland Barthes consacra à l’« iconographie » de cet abbé ?


Dix-sept ans après sa mort, l’abbé Pierre défraie la chronique. Les plaintes qui s’accumulent nous révèlent qu’il fut un prédateur sexuel. Cela fait tout de même une trentaine d’années que certaines personnes avaient tenté de lever le voile. La télévision suisse nous apprend ces jours-ci qu’il aurait eu aussi ses habitudes dans un hôtel proche d’un quartier chaud de Genève. Des mineurs auraient été également ses victimes. Devant l’ampleur du scandale, la fondation qui porte son nom s’est empressée de se débaptiser. Sur les plateaux de télévision et dans les gazettes, l’homme vertueux a un commentaire à faire, une indignation à partager, une imposture à dénoncer, un retard à déplorer dans la révélation de ce que l’on savait. D’autres sautent sur l’occasion et leur crayon pour illustrer avec une cruelle gourmandise ce combat que l’esprit perdit contre la chair.

Signes

Et si, au lieu d’écouter les sermons des médias, on prenait le temps de relire le texte qu’en 1954 Roland Barthes consacra à l’« iconographie » de cet abbé ?

« Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité. La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la coupe : il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pourtant être quelque chose. La coupe de l’abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l’archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté.

« Mais où les choses se compliquent – à l’insu de l’abbé, il faut le souhaiter – c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l’abbé en saint François. D’où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffira à l’acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l’abbé).

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« Même circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle être simplement l’attribut d’un homme libre, détaché des conventions quotidiennes de notre monde et qui répugne à perdre le temps de se raser : la fascination de la charité peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n’est point barbu au hasard, parmi les prêtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques : l’horrible Frollo était rasé, le bon Père de Foucauld barbu ; derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l’Eglise politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des fondateurs du monachisme, dépositaires de l’esprit contre la lettre (…).

« Evidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l’abbé Pierre (…). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation ; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Terrible pécheur

« Frollo était rasé ». Pas l’abbé Pierre… Frollo est l’un des principaux personnages de Notre-Dame de Paris. L’une des figures de la chute la plus saisissante de la littérature. Promis à l’état ecclésiastique dès son enfance, il incarne la raison, le sérieux de l’étude, la droiture. C’en sera fait de tout cela avec la rencontre d’Esmeralda. La voyant sur le parvis de la cathédrale, il en tombe fou amoureux : autour de ses jambes virevolte sa robe de tsigane. « Oh ! aimer une femme ! être prêtre ! être haï ! l’aimer de toutes les fureurs de son âme, sentir qu’on donnerait pour le moindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renommée, son salut, l’immortalité et l’éternité, cette vie et l’autre ; regretter de ne pas être roi, génie, empereur, archange, dieu, pour lui mettre un plus grand esclave sous les pieds ; l’étreindre nuit et jour de ses rêves et de ses pensées ; et la voir amoureuse d’une livrée de soldat ! et n’avoir à lui offrir qu’une sale soutane de prêtre dont elle aura peur et dégoût ! » Incomparable Hugo ! Frollo tentera d’enlever la jeune bohémienne avec l’aide de Quasimodo, puis essayera de la violer à plusieurs reprises. N’arrivant pas à ses fins, il l’accusera de sorcellerie et la fera pendre. « Horrible Frolo », écrit Roland Barthes. « Terrible pécheur », déclare le Pape François en évoquant les inavouables tourments de l’abbé Pierre.

Plus que l’abbé, c’est la bêtise du public qu’interroge l’auteur des Mythologies. Comment celui-ci peut-il se laisser sans cesse enrôler par tous ces signes qui prennent la pose de l’évidence ? Comment peut-il préférer au questionnement et au doute l’adhésion ? Aussi la conclusion de Roland Barthes est-elle politique : avoir l’ouïe suffisamment fine pour être attentif aux différents pouvoirs qui rôdent autour de nos vies et les amènent insidieusement sur le chemin de la servitude.

Comme n’importe quel dimanche…

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Rencontre entre les Lions de Detroit et les Buccaneers de Tampa Bay, Detroit, 15 septembre 2024 © Allan Dranberg/Cal Sport Media/Sipa USA/SIPA

Le jour même de la nouvelle tentative d’assassinat contre Donald Trump en Floride, une fusillade faisait deux morts à Detroit après un match de football américain.


Le réalisateur Oliver Stone n’a eu de cesse de malmener les mythes américains dans sa filmographie. Avec L’Enfer du dimanche sorti en 1999, il s’attaquait au football américain, entre amour et haine du sport préféré de ses compatriotes. Le film s’intitule en anglais Any given Sunday, extrait d’un dialogue à la fin du film dans lequel l’entraîneur explique à son joueur que « N’importe quel dimanche tu vas gagner ou perdre, peu importe. La vraie question est… Sauras-tu gagner ou perdre comme un homme ? ».

Detroit espère toujours des temps meilleurs

Ce dimanche 15 septembre, comme n’importe quel dimanche aux États-Unis, la violence esthétisée des terrains de football américain est entrée en collision avec la violence réelle de la société américaine. Alors que l’équipe des Lions de Détroit venait de perdre à domicile contre l’équipe des Buccaneers de Tampa Bay, deux hommes étaient tués par balles en pleine journée, lors de la « fête » d’après-match se déroulant aux abords du stade de la ville, le « Ford Field ». L’enquête est en cours, mais c’est une altercation qui aurait dégénéré au sein de l’Eastern Market, l’historique et magnifique marché fermier urbain, le plus grand des États-Unis, situé juste à côté du stade des Lions. Comme n’importe quel dimanche, les États-Unis ont rappelé au monde leur folie meurtrière, leur culture des armes à feux, leur violence inconsidérée dans une scène digne d’un western moderne.

Les vieux démons de la ville de Détroit ressurgissent. Après avoir été frappée par la désindustrialisation brutale, Détroit a connu en 1967 des émeutes raciales parmi les plus sanglantes de l’histoire du pays, la perte de deux tiers de sa population, une criminalité record inspirant le décor du film Robocop de Paul Verhoeven en 1987, la corruption municipale avec un maire incarcéré et la mise en faillite de la ville en 2013…

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Pourtant, la ville fondée en 1701 par le Français Antoine Laumet, dit Antoine de Lamothe-Cadillac, connaît depuis quelques années une renaissance spectaculaire servant de modèle pour le renouvellement urbain par une gentrification positive et redistributrice. Ce qui remet en avant sa devise depuis l’incendie qui l’a ravagée en 1805 : « Nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra de ses cendres. » Que la fusillade de dimanche se soit tenue en plein lieu gentrifié, voire hipster, de la ville, est une ironique et cruelle confrontation de son passé de ville la plus dangereuse du pays et de ville en plein renouveau. Comme si l’ancien Détroit montrait à la meilleure version d’elle-même qu’elle survivait encore dans ses ténèbres intérieures.

Une scène vue mille fois au cinéma

Les images de la fusillade en plein rassemblement dominical et festif ont un quelque chose d’irréel. Les cris de la foule, les sirènes de la police, les corps des deux victimes étendus sur le sol derrière le cordon de sécurité, l’une des deux touchée à la tête et vêtue de son maillot des Lions ensanglanté… Tout ceci nous semble tiré d’une série policière de Netflix. Ces images nous sont devenues tellement familières par le biais de l’imaginaire imposé et globalisé d’Hollywood, que cela ne semble même plus réel…

Comme n’importe quel dimanche, ce même dimanche, la violence singulière des États-Unis s’est montrée sous un jour toujours plus spectaculaire, au-delà des plus improbables scénarios de films ou de séries, quand en Floride l’ancien président américain et candidat aux prochaines élections, Donald Trump, a été victime d’une seconde tentative d’assassinat en à peine deux mois alors qu’il jouait au golf.

Comme l’écrivait déjà Luigi Pirandello en 1920 : « L’américanisme nous submerge », et c’est encore plus vrai de nos jours à l’ère de la domination sans partage du rouleau compresseur hollywoodien, des géants du net et des commerces franchisés… La France a une fascination américaine particulière jusqu’à risquer de reprendre à son compte la fragmentation sociétale états-unienne née du clivage entre blocs sans tolérance ni aucun sens de la nuance, schématiquement l’utraconservatisme et le wokisme, ces deux délires qui s’opposent sur tout, qui dénient la réalité et le sens commun, et qui conduisent à semer les germes d’une guerre civile.

La violence XXL aux États-Unis, larger than life, plus grande que nature, incite donc à la prudence tant l’américanisme parfois pour le meilleur, mais souvent pour le pire, s’exporte trop facilement de notre côté de l’Atlantique.

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La flemmardise, une longue tradition française

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La Méridienne ou La Sieste, Vincent van Gogh, 1889-1890 © Wikipedia

D’Épicure à Céline en passant par Montaigne et Lafargue, une longue tradition philosophique et littéraire invite l’honnête homme français au farniente. Difficile de lutter contre tant de beaux esprits…


L’affaire est entendue. Le travail est un châtiment divin. Pour avoir croqué le fruit défendu, Adam ne fut pas seulement condamné à porter des peaux de bête jusqu’à son dernier souffle, puis à devenir poussière une fois celui-ci rendu. Comme le rapporte la Bible, le compagnon d’Ève fut aussi, ce jour-là, banni du jardin d’Éden, ce pays de cocagne où il suffisait de se baisser pour manger à sa faim. Les mots de Yahvé sont à cet égard sans appel : « À cause de toi, le sol est maudit. C’est avec beaucoup de peine que tu en tireras ta nourriture tout au long de ta vie. […] Tu tireras ton pain à la sueur de ton front. » Aux dernières nouvelles, la sanction n’a toujours pas été levée. Frappant l’entièreté de l’humanité, elle est toutefois assortie, comme le rapporte la Genèse, d’une journée de repos qui nous est consentie une fois par semaine ; bien avant Léon Blum et Martine Aubry, le sabbat constitue en somme la première réduction du temps de travail.

Voilà pour notre lourd héritage judéo-chrétien. Auquel nombre d’auteurs ont été, et on peut les comprendre, tentés de préférer le legs culturel grec. Car à Athènes, du temps de Périclès, on préférait, du moins dans les hautes sphères de la société, s’interroger sur la nécessité de perdre sa vie à la gagner. En temps de paix, passer son temps à réfléchir, à discuter et à prendre soin de soi, aux bains ou ailleurs, fait alors pleinement partie des activités recommandées à qui veut mener son existence de façon belle et bonne, en Kalos Kagathos. À Rome, la scholè débouche sur la notion d’otium, que l’on peut traduire par « loisir » ou par « oisiveté ». Un disciple d’Épicure peut ainsi déclarer, sans passer pour un fauteur de troubles : « Il vaut mieux s’étendre sur le sol nu et être à l’aise, que d’avoir un carrosse doré et une table riche et d’être inquiet. » Chez les penseurs latins, la possibilité de se retirer à la campagne, de s’éloigner du tumulte de la vie publique, de se consacrer aux activités savantes trotte toujours dans un coin de la tête.

À l’époque, une hypothétique « villa Otium », aux abords de Naples, fait même saliver tout ce que l’Empire compte de poètes : ce lieu sublime offrirait « une sécurité paisible, une vie de plaisir, où l’on n’a aucun problème pour se reposer et dormir ». Un poil plus prévoyant, Plaute encourage tout de même son public, dans sa pièce Mercator, à anticiper ses vieux jours et incite le jeune patricien, tant que son sang est encore frais, « à acquérir sa fortune », car « quand on est enfin vieux, on peut se mettre à l’aise, boire et être amoureux ». Les prémices de la retraite par capitalisation.

Mille ans plus tard, l’élite française ressuscite les valeurs antiques de l’otium. Parmi les précurseurs, Charles d’Orléans, neveu du roi de France Charles VI, qui est fait prisonnier au lendemain d’Azincourt et restera vingt-cinq ans en détention dans une geôle dorée anglaise. Tandis que les poètes de son temps flagornent les princes pour obtenir leur protection, le noble captif est au-dessus de cela puisqu’il est lui-même prince. Avant d’être écroué, il a essayé de relancer l’ordre du Porc-Espic, de récupérer ses terres en Italie, mais comme rien n’a marché politiquement, il a fini par s’installer au château de Blois où il s’est consacré à l’otium cum litteris : le repos, avec les livres à la main. Plus tard, lors de sa détention outre-Manche, il a tout loisir d’écrire les aventures de son personnage Nonchaloir, qui le tiennent éloigné des turpitudes épuisantes de l’amour. Pour son plus grand bonheur, personne, à la cour de France, ne se précipite pour payer sa rançon.

Un siècle plus tard, en Aquitaine, Michel de Montaigne, conseiller au parlement de Bordeaux, choisit lui aussi l’otium. Alors qu’il était bien parti pour être un glorieux ancêtre de Jacques Chaban-Delmas et d’Alain Juppé, il se cloître à l’âge de seulement 38 ans dans sa bibliothèque et dicte à ses domestiques Les Essais : « Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré, autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi. »

Le génie du protestantisme

Sans aller jusqu’à l’emmurement intellectuel de Charles d’Orléans et de Montaigne, les règles de la noblesse n’encouragent guère à se mêler des travaux des champs ou des manufactures. Qu’un seigneur soit attrapé une faucille ou un marteau à la main, et c’est la menace de la dérogeance – c’est-à-dire la perte de noblesse – qui guette. La pratique des métiers du commerce est tout autant découragée. Colbert aimerait pourtant que l’aristocratie française investisse dans le développement économique des colonies. Lorsqu’il crée en 1664 les Compagnies des Indes orientales et des Indes occidentales, il prend soin de préciser dans la charte de fondation que les gentilshommes qui y placeraient leur bas de laine ne perdraient ni leurs titres ni privilèges. L’incitation a des effets modestes malgré toute la bonne volonté mise par la monarchie. Pendant ce temps-là, Anglais et Bataves prennent de l’avance sur les mers.

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Il faut dire que le Royaume-Uni et la Hollande communient dans le protestantisme et ont des rapports plus décomplexés à l’argent et au travail. Dans un univers mental où la grâce divine a été répartie très inégalement et aléatoirement, la réussite matérielle est devenue un indice de la prédestination des uns, de la damnation des autres. Valorisant les notions d’épargne et d’ascèse, la Réforme allait être, à en lire Max Weber, le marchepied du capitalisme. On pourra rétorquer que le capitalisme avait commencé à apparaître en Italie au XIVe siècle ou aux abords des monastères cisterciens, il n’empêche que l’Europe occidentale se coupe en deux : une au Nord, où il fait nuit à 14 heures six mois sur douze, et pionnière dans le domaine de l’industrie ; et une au Sud, plus en retard et plus bucolique. La France, à demi-catholique et à demi-laïque, à demi-rurale et à demi-industrieuse, fait figure d’entre-deux. Est-ce un complet hasard si plusieurs nations protestantes (Royaume-Uni, Suède, Danemark) sont restées à l’écart de la monnaie unique au début des années 2000 (et ne l’ont pas adoptée depuis), n’allant pas compromettre leur avenir avec les destinées incertaines des États membres du Club Méditerranée papiste ?

Avec les Lumières toutefois, une pensée bourgeoise favorable à l’huile de coude se développe en France à partir du xviiie siècle. La morale proposée par Voltaire en conclusion de son Candide ou l’Optimisme annonce la couleur : « il faut cultiver notre jardin » car « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Dans cette lignée, les révolutionnaires de 1789, 1830 et 1848 considèrent le travail comme un formidable instrument de transformation du monde, même s’ils observent bientôt les premiers effets du capitalisme mancunien (de Manchester), l’aliénation qu’il entraîne sur les masses ouvrières. Certains socialistes, en particulier français, deviennent ainsi allergiques à l’effort. Parmi eux, le propre gendre de Karl Marx : Paul Lafargue. Natif de Cuba d’une mère indigène jamaïcaine, mais ayant des origines juives, et d’un père chrétien bordelais dont la propre mère était une mulâtresse de Saint-Domingue, il respecte son illustre beau-père, mais le contredit frontalement dans son bref essai Le Droit à la paresse, où il renvoie dos à dos collectivistes et capitalistes, qui se retrouvent à ses yeux sur un point au moins : le culte de la productivité.

Alors que tout matérialiste orthodoxe se réjouit de voir un pays avancer dans l’industrialisation, accélérant ainsi l’émergence de la société sans classe, Lafargue est un drôle de paroissien, qui ne voit beau que par les nations à la traîne : « L’Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes. » Un archaïsme qui le rapproche de Nietzsche, lequel s’est désolé, quelques années plus tôt, de voir l’Europe se convertir à « la manie américaine »de gagner de l’argent. Entre la gauche de la paresse et la droite par-delà le bien et le mal, des passerelles sont possibles… En 1911, un peu par volonté de s’éteindre en bonne santé, un peu par lassitude que la révolution ne vienne pas (à six ans près !), Lafargue et son épouse mettent fin à leurs jours. Lénine, de séjour à Paris, se rend aux obsèques.

Au même moment, à l’Ouest, faute de révolution réussie, on s’adapte. En Angleterre, l’exode rural a rempli de bras les villes et les usines. Le travail des champs et des bêtes réclamait une attention constante. La manufacture, elle, ferme de temps en temps, et la classe ouvrière peut s’adonner aux vertus du work hard, play hard ; une société de divertissements se dessine, et en 1901, plus de 110 000 spectateurs assistent à la finale de la Coupe d’Angleterre de football, qui a définitivement échappé à l’entre-soi de la gentry. Le loisir de masse, auquel aspirait également un baron Pierre de Coubertin pétri de références grecques, n’est pas toujours une rupture avec le travail, mais parfois son prolongement.

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En France, la réduction du temps de travail scande l’histoire du xxe siècle. En 1941, Louis-Ferdinand Céline, dans Les Beaux Draps, propose bien avant Lionel Jospin le passage aux 35 heures : « Bien sûr on peut pas supprimer, l’usine dès lors étant admise, combien d’heures faut-il y passer dans votre baratin tourbillant pour que le boulot soye accompli ? toutes les goupilles dans leurs trous, que vous emmerdiez plus personne ? et que le tâcheron pourtant crève pas, que ça tourne pas à sa torture, au broye-homme, au vide-moelle ?… Ah ! C’est la question si ardue… toute délicate au possible. S’il m’est permis de risquer un mot d’expérience, sur le tas, et puis comme médecin, des années, un peu partout sous les latitudes, il me semble à tout bien peser que 35 heures c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines, sans tourner complètement bourrique. »

Un vice à la mode

Étrange conversion que celle de tous ces esprits modernes. Les voilà qui se tournent vers des idéaux des temps anciens. Après-guerre, de plus en plus de consciences de gauche affirment qu’il est digne de flemmarder : en 1974, Georges Moustaki avec sa chanson intitulée Le Droit à la paresse ; en 1981, François Mitterrand avec son ministère du Temps libre.  L’an dernier, Ersilia Soudais (députée LFI) prétendant curieusement, à l’Assemblée nationale, au bord des larmes et contre toute vérité historique, que Stakhanov (qui est mort dans son lit) aurait succombé d’épuisement au travail – elle l’avait confondu avec Malabar, le cheval dans La Ferme des animaux de George Orwell… Problème : ces vibrantes convictions percutent de plein fouet une autre utopie progressiste, celle de l’ouverture généralisée des frontières. Un rêve qui porte un autre nom en économie : la division internationale du travail ! À l’instar des sociétés antiques qui reposaient sur l’esclavage, notre prospérité dépend toujours davantage de l’importation de produits à bas coût fabriqués par des populations quasi serviles du Xinjiang ou d’ailleurs – et de la livraison à domicile de pizzas par des immigrés pakistanais. En 1994, alors qu’étaient signés les accords du GATT qui allaient faire sauter les barrières douanières dans le monde entier, le milliardaire franco-britannique Jimmy Goldsmith anticipait, dans un essai publié à Paris, Le Piège (Fixot), les contours d’une société dans laquelle des chômeurs des pays riches consommeraient des biens produits par les travailleurs surexploités des pays pauvres. Un petit coup de revenu universel par-dessus tout ça et nous serons arrivés au bout de la logique.

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L’indésirable général

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DR.

La municipalité de Toul (54) parviendra-t-elle à ériger la fameuse statue en mémoire du général Bigeard ?


Ce qui aurait dû être un simple hommage à un enfant du pays s’est transformé en une guerre des mémoires. Depuis 2018, sa ville natale de Toul (Meurthe-et-Moselle) caresse le projet d’ériger une statue à la mémoire du général Marcel Bigeard, figure marquante de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, la statue de bronze, haute de 2,5 mètres, est prête à rejoindre son socle. Pourtant, l’opposition, notamment à gauche et en Algérie, s’est mobilisée.

En avril, le quotidien algérien El Watan a dénoncé un cas de « révisionnisme historique ». Le 1er mai, à Nancy, le chapitre lorrain de la Ligue des droits de l’homme a manifesté contre l’idée d’honorer un officier si controversé, et le 25 mai dans la même ville, des manifestants ont défilé de nouveau, exhibant une fausse statue en carton-pâte. En juillet, le centre culturel France-Algérie a adressé une lettre au sous-préfet exigeant l’interdiction pure et simple du monument et rappelant que le nom du général est « associé à une technique d’assassinat (« crevette-Bigeard ») ». Il s’agit de prisonniers, les pieds coulés dans du ciment, jetés dans la Méditerranée depuis un hélicoptère. Le général a toujours nié toute implication dans de telles pratiques, ainsi que dans l’usage de la torture. Lors de sa mort en 2010, un projet pour transférer ses cendres aux Invalides a dû être abandonné face à une levée de boucliers. Malgré tout, la Fondation Général Bigeard, qui finance la statue, ne lâche rien. Pour elle, comme pour le maire (PS) de Toul, Alde Harmand, il est hors de question de se laisser intimider par ceux qui voudraient réécrire l’histoire à leur sauce ou stigmatiser un héros qui a pourtant fait ses preuves durant la Seconde Guerre mondiale et en Indochine.

La statue sera installée, dit-on. Mais quand ? L’inauguration, initialement prévue le 18 juin, date de la mort de Bigeard mais aussi date hautement symbolique, a été reportée. En somme, la statue a été déboulonnée avant d’avoir vu le jour.

Le cinéma est mort

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Alain Delon © Éric Dessons/JDD/SIPA

La mort d’Alain Delon tourne l’ultime page du cinéma français. Sa disparition emporte le mystère et les secrets des grands maîtres qu’il admirait tant, et révèle combien notre nouveau monde de la culture a répudié l’art. Les jeunes acteurs et leurs amis wokes peuvent se réjouir : les géants ne sont plus.


Il est mort le vieux monstre sacré, reclus depuis longtemps derrière les hautes grilles de sa propriété de Douchy. Les grilles, puis les arbres, puis plus loin caché, le mystère. Chacune de ses apparitions était crépusculaire. Ses yeux de vieux lion, menaçant de se fermer à jamais, promettaient d’emporter avec eux au royaume des morts la dernière grande page de l’histoire du cinéma. On se souvient de ce numéro de l’émission « Stupéfiant ! » dans lequel Léa Salamé faisait revenir Delon sur les traces du tournage du Guépard. Il déambulait au bras de la présentatrice – honneur suprême qu’elle ne boudait pas – dans les rues de Palerme, jusqu’aux portes du palais Valguarnera-Gangi. Ils y pénétraient. Tout était passé. Faste fantomatique. Tout était fini. Les princes et princesses du xviiie, le cinéma aussi. Sans cesse durant cette promenade Delon évoquait le passé avec des yeux pleins de fascination, pleins de joie, puis le présent avec mépris souvent, dégoût parfois. Delon se fichait de passer pour un vieux con puisqu’il avait raison et qu’il était homme d’honneur. Et maintenant, lui non plus n’est plus là. Lui aussi, c’est le passé. Même en retrait, tel Alceste fuyant le monde dans un « endroit écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté », le cinéma restait vivant à travers lui. Aujourd’hui, c’est terminé. Définitivement. Point final. La dernière page se tourne, le livre se referme. Le cinéma est mort à Douchy le dimanche 18 août 2024. Avec lui, dans la tombe, il emporte René Clément, Visconti, Antonioni, Melville et Joseph Losey. Il emporte aussi le mystère et les secrets de ces grands maîtres qu’il admirait tant. On le disait prétentieux. Mais quel acteur fut plus humble que lui ? À répéter sans cesse qu’il n’était que le premier violon des grands chefs d’orchestre sous la direction desquels il tournait ! Il ne cessait de répéter qu’il n’était qu’un interprète, pas un créateur. Il n’était pas modeste, car il visait haut, très haut. Il cherchait à atteindre l’excellence. Il était humble cependant. Il avait l’humilité de celui qui travaille pour y arriver. Et l’humilité de celui qui accepte la hiérarchie. Lors d’une interview accordée à la télévision à l’occasion de la pièce de Jean Cau, Les Yeux crevés, qu’il jouait dans la mise en scène de Raymond Rouleau aux côtés de Marie Bell, au journaliste qui lui demandait s’il envisageait d’aborder sur scène le grand répertoire classique, le jeune acteur déjà star de cinéma avait répondu : « Il faut une progression dans tout. Il faut se préparer et travailler. Je commence par du moderne, donc, et probablement que j’arriverai plus tard au classique. Mais on ne peut pas s’improviser acteur classique et envoyer les vers comme ça, comme Marie Bell en une fois. Ça se prépare, ça s’apprend, ça se travaille. » Quel jeune acteur star de cinéma dirait cela aujourd’hui ? Il n’y a qu’à voir les alexandrins désormais partout massacrés, les langues de Molière, de Racine ou de Corneille constamment piétinées sans respect, pour comprendre qu’Alain Delon, lui, était humble, réellement. Il se pliait à la volonté des grands metteurs en scène, au style des œuvres, des auteurs et à la tradition. Le théâtre classique – bien qu’en prose et pas en alexandrins –, il l’avait en réalité déjà abordé. En 1961, il jouait la tragédie de John Ford, Dommage qu’elle soit une putain, au Théâtre de Paris avec Romy Schneider sous la direction de Visconti. Il faut absolument regarder les quelques extraits filmés de la pièce. Le jeune Delon embrassait tout entier le style élisabéthain de l’œuvre et déclamait la prose de Ford avec un lyrisme enfiévré. Il adoptait les codes de la tragédie de manière magistrale, contrairement à nos acteurs d’aujourd’hui qui la jouent avec une banalité désinvolte, une modestie prétentieuse. Le voilà le triomphe de la modestie, et souvent de la fausse ! Alain Delon est mort, et il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Si on l’aime, si on l’admire vraiment, ce n’est pas des déclarations mielleuses et consensuelles qu’il faut faire. Non. Ce qu’il faut faire, c’est vomir notre nouveau monde comme il l’a toujours fait. C’est cracher au visage de la médiocrité ! Insulter les faiseurs ! Alain Delon est mort et je suis en colère. Son visage, partout étalé, ne nous rappelle que la grandeur passée dont nous sommes aujourd’hui amputés. Il ne nous reste plus rien. Si, bien sûr, il nous reste Depardieu. Vivant physiquement, mais socialement mort. Si ces dix dernières années Delon avait encore été en activité, sans cesse à l’affiche de films, les grands prêtres de la morale ne l’auraient pas lâché d’une semelle et l’auraient sûrement fait tomber. C’est parce qu’il s’était totalement retiré qu’on lui a foutu la paix. Les ligues de vertu ne réclament pas encore la peine capitale, elles se contentent de l’exclusion sociale, de l’isolement. Lorsqu’en 2019 il était sorti de sa retraite pour recevoir la Palme d’or d’honneur du Festival de Cannes, des associations avaient crié au scandale qualifiant l’acteur de raciste et de misogyne. Lui, l’ami de Le Pen, lui le collectionneur d’armes, lui l’anti-mariage pour tous, lui qui disait que le seul endroit où il s’était senti à sa place c’était « à l’armée, en Indochine, avec des hommes, avec des chefs, avec des responsabilités, avec la peur de la mort ». Je connais des jeunes gens qui refusent de regarder des films avec Delon parce que l’acteur est selon eux un « sale mec ». Voilà où nous en sommes. Minables petits cons ! Le Festival avait pourtant tenu bon. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Une Palme d’honneur à Depardieu dans quelques années ? Impossible ! Même s’il devait être blanchi des accusations de viol. J’en prends le pari.

Alain Delon incarne Monsieur Klein dans le film de Joseph Losey, sorti en 1976. D.R.

Les deux monstres sacrés ont bon nombre de points en commun. Mais le plus intéressant est à mon sens leur dégoût de notre sortie de l’histoire de l’art. Que faire après Visconti, Antonioni, Clément et Melville ? Que faire après Pialat, Blier, Truffaut et Ferreri ? Les deux acteurs ont refusé de se prêter au jeu du « Non, ce n’était pas mieux avant ». Depardieu a continué à tourner sans grand engouement, mais en écrivant – notamment dans ses livres – son dégoût du nouveau monde du cinéma. Delon aussi a continué un peu puis, doucement, s’est retiré. Les deux hommes se sentaient bien seuls. Il n’y avait plus Romy, ni Burt, ni Luchino. Il n’y avait plus Pialat, ni Dewaere, ni Carmet. On disait Delon méprisant, voire odieux. Beaucoup de journalistes le rapportent. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? En quelques années, Delon a tout vu, tout vécu. Il a partagé la vie et l’œuvre des plus grands génies. Après ses longues discussions avec Luchino et René Clément, supporter la conversation de Fabienne Pascaud ne devait pas être chose facile ! Vive le mépris de Delon face à la médiocrité. Vive sa férocité face à la banalité, à la bêtise. Il n’avait pas de temps à perdre avec le commun. Pardon de ne pas parler ici de son génie d’acteur. J’admire la corrida et me trouve dans l’incapacité d’en décrire une comme je le voudrais. La corrida, c’est un miracle fait de mystère, tout comme Delon. Delon, c’est le Mystère. Il attire, il fascine, il envoûte, il captive. C’est de la sorcellerie. C’est inexplicable. Je préfère donc faire ici l’éloge de ce pourquoi on l’a tant critiqué. Car tous ces imbéciles ne comprennent pas que sans ce Delon qu’ils n’aiment pas, il n’y aurait pas le Delon qu’ils aiment. Ils ne comprennent pas que la beauté qu’il offre provient en partie des ténèbres. Que dans les abymes de son regard tragique qui nous bouleverse, la mort et la violence ont fait leur nid. Et qu’il en souffre probablement ! Ils ne comprennent pas que l’art, ça se paye. Et très cher ! Lui, d’ailleurs, était très clair avec ça. « La violence est là chez moi. Mais comme beaucoup de grands violents, je suis capable de grandes émotions, et des violences les plus terribles », avait-il déclaré lors d’une interview. Mais pas d’inquiétude, avec Pierre Niney et Jean-Paul Rouve, la violence, c’est terminé. Les émotions aussi. Le cinéma est enfin débarrassé de ses noirs recoins, dépouillés de ses pulsions macabres. Les eaux troubles se sont enfin éclaircies. Les vieux requins sont partis et les poissons rouges prolifèrent. Delon est mort à Douchy et personne n’a rien compris. Non. Personne n’a rien compris. Sinon les cinémas brûleraient ! Le crépuscule longtemps a duré, et voilà maintenant que le soleil noir s’est enfin couché pour jamais. Toute sa vie durant, Delon aura poursuivi sa quête de beauté au travers de ses collections de peintures et de sculptures, du don tout entier de sa personne aux grands maîtres du septième art et à ses productions de chefs-d’œuvre comme Monsieur Klein. Il rejoint aujourd’hui Raimu, Michel Simon, Gabin, Brando et tant d’autres. Depardieu reste seul à porter sur ses épaules le poids de cette époque qui désacralise ses grands monstres, les laissant crever dans leur coin, sans comprendre qu’ils sont peut-être les seuls à pouvoir sauver le monde en l’illuminant de leur génie. Tant pis. Aujourd’hui, Delon est mort, et pas un seul homme n’est là pour incendier les cinémas qui, désormais, ne servent plus à rien.

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