Obsession, le supplément « mode, tendances et culture » (les trois étant probablement synonymes) du Nouvel Obs se plait à dégoter de petites initiatives citoyennes pas trop coûteuses pour les femmes libérées CSP+. Logique qu’on s’y soit cru obligé d’y diligenter une enquête sans concessions sur Vanessa Paradis, « égérie engagée d’H&M conscious ».
Les faits ? La star sert de porte-manteau à la nouvelle collection « green-conscious » (conscience verte : comprend qui peut) du groupe H&M, qui tente de combiner dans des T-shirt en coton biologique « tendance et matières recyclées », consumérisme et éco-citoyenneté, mode et responsabilité. Bref, de surfer sur la vague éthique et verte, car la bonne conscience s’affiche comme autrefois les bonnes mœurs. Le bonheur des dames comme il faut passe désormais dans un shopping « eco-responsable », qui permet de s’acheter à bas prix une âme en polyester recyclé.
« L’ambassadrice de charme » se dit « très concernée » par le développement durable, et ravie de joindre l’utile à l’agréable en conciliant son « goût pour le vintage » avec un engagement citoyen. Elle avoue son enthousiasme dans Elle : « Ça me plaît de représenter une marque populaire, accessible, et une collection qui tente d’éveiller les consciences à l’avenir de notre planète »
Sans douter de la bonne foi de la chanteuse engagée, on peut raisonnablement regretter qu’elle ne se soit pas un peu renseignée avant de nous donner des leçons de morale : en servant de femme-sandwich à l’entreprise suédoise, elle devient la caution éthiquable du système d’exploitation (oui-oui) dont se sert l’industrie de la mode sous la forme du doux euphémisme de « division internationale du travail ».
En effet, si on se penche de plus près sur l’étiquette, on s’aperçoit souvent que le 100% coton est « made in Cambodia » (ou autres pays anciennement tiers-mondistes et désormais « en développement »). On apprend sur le site de peuples-solidaires que H&M, avec d’autres gentilles entreprises comme Zara et Gap, fait fabriquer sa gamme green conscious au Cambodge, où l’on recense près de 2900 cas d’évanouissements par épuisements dans les usines textiles depuis 2011, et où le salaire est passé récemment de 47 à 57 euros par mois (soit le prix de trois t-shirts « conscients » en jersey).
La moderne dame patronnesse vend les nouvelles indulgences du capitalisme mondialisé. Le Paradis est plus que jamais un truc de riches.
Vanessa Paradis, star verte et vertueuse
Extension du domaine de la foi
« Le médium, c’est le message. » La maxime de Marshall McLuhan nous enseigne que les médias créent la réalité qu’ils montrent. Elle s’applique tout aussi bien au mouvement de contestation contre la loi Taubira. Davantage que le refus du mariage et de l’adoption pour les couples de même sexe, c’est le choix de la rue qui, par la logique propre de cette forme particulière de mobilisation, a façonné un véritable phénomène social, un mouvement de masse à la fois très catholique et foncièrement contemporain, dépassant la cause qui lui a donné naissance.
Après presque un an de débat passionné quoique rarement passionnant – il est opportun de rappeler qu’il y a deux ans, la question semblait être déjà réglée dans l’opinion. Il y a un an encore, après la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle et celle de la gauche aux législatives, les Français semblaient globalement favorables à l’ouverture du mariage et de l’adoption : selon l’IFOP, au début de l’été 2012, 63% des sondés soutenaient le mariage homosexuel et 53 % l’adoption pour tous. C’est dans ce contexte que le PS inscrit ces mesures dans son « Projet 2012 ». Comme avant Maastricht, comme avant le référendum sur le traité constitutionnel européen, le gouvernement, et d’ailleurs l’ensemble de la classe politique, sont convaincus que l’affaire est pliée.
Mais cette adhésion d’apparence solide est déjà à nuancer : entre 2011 et 2012, le soutien à l’adoption connaît un léger reflux à mesure que les projets du gouvernement se précisent. Sensibilisés à la question concrète de la filiation, certains ont changé d’avis.
C’est à ce moment-là, à la veille du 15 août 2012, que les évêques de France appellent les fidèles à prier pour la famille, dans un texte s’opposant au mariage homosexuel et à l’homoparentalité. La vraie bataille commence. À la rentrée 2012, quelques personnalités issues d’une quarantaine d’associations – dont certaines ne sont que des coquilles vides – adoptent une stratégie commune et décident de constituer un front aussi large que possible contre la loi Taubira. Alors que la polémique fait déjà rage dans les émissions-café du commerce des radios et des télés, Frigide Barjot rêve d’un rassemblement unitaire qui irait des associations catholiques aidées par l’Église à Lionel Jospin, son épouse Sylviane Agacinski et Jean-Pierre Chevènement, sans oublier les quelques parlementaires de gauche, souvent élus des Antilles, opposés au projet de loi. Très rapidement, la décision d’appeler à des manifestations géantes est prise ; une première date est fixée au 18 novembre et le collectif adopte le nom qui restera le label du mouvement : la Manif pour tous.
Pendant ce temps, le débat cathodique continue et fixe les lignes de clivage. Selon une enquête d’opinion IFOP réalisée pour Le Monde, début novembre, si 61% du panel interrogé se déclare toujours favorable au mariage gay, les partisans de l’adoption ne sont plus que 48%. L’équilibre des forces ne bougera plus. En d’autres termes, avant même la première manifestation, chacun a choisi sa religion. Les manifestations n’auront pas d’impact durable sur l’opinion générale. Mais peu à peu, la grosse machine de la Manif pour tous commence à dicter sa propre logique : radicalisation du message, rétrécissement de la base de la mobilisation.
Pourquoi ?.[access capability= »lire_inedits »] Si le débat médiatique donne l’occasion de mettre aux prises des personnes et des points de vue contradictoires – encore que dans un dispositif qui s’avère souvent être un piège –, seuls les plus motivés et les plus organisés ont l’énergie de battre le pavé. Par ailleurs, si quelques électrons libres de gauche se sont opposés au « mariage pour tous » dans les médias, ils ne sont pas prêts à descendre dans la rue pour se mêler à une foule catholique et de droite. En outre, T-Shirts, banderoles et slogans ne favorisent pas les messages les plus subtils et nuancés. Les formules doivent être courtes et claires. Voilà comment le mouvement se réduit, sociologiquement et idéologiquement, à sa base la plus étroite et la plus radicale : les catholiques plus ou moins pratiquants. Entre novembre 2012 et fin mai 2013, grâce à la mobilisation, les cathos ont graduellement pris conscience d’exister en tant que groupe social soudé par l’expérience et la joie de se retrouver ensemble. Souvent minoritaires dans leur vie quotidienne, des centaines de milliers de catholiques qui ont participé à au moins une manifestation se sont sentis, au moins pour un après-midi, majoritaires. Et la couverture médiatique globalement hostile au mouvement a renforcé le sentiment de solidarité et d’appartenance des sympathisants de la Manif pour tous.
Ce processus a abouti à un curieux épisode : le succès de la mobilisation et la cristallisation d’un noyau dur catholique en son sein ont entraîné la marginalisation puis l’éviction pure et simple de sa figure de proue. Le talent médiatique de Frigide Barjot, précieux lorsque le débat se cantonnait aux plateaux de télévision et de radio, n’a pas pu empêcher son exclusion du mouvement lorsque celui-ci, se recentrant autour de son noyau dur catholique, a souhaité avoir un leader à son image. Frigide Barjot a progressivement cessé de représenter les centaines de milliers de personnes qu’elle avait largement contribué à mobiliser pendant l’hiver 2012-2013. À cette évolution sociologique s’est ajouté un changement de stratégie. Tandis que le mouvement créé par la mobilisation dépassait sa cause initiale, c’est-à-dire l’opposition au mariage gay, Frigide Barjot campait sur ses positions de septembre 2012 : rassembler large et lutter exclusivement contre la loi Taubira en avançant, si besoin était, des contre-propositions comme l’union civile. Mais le gros des troupes avait pris conscience de sa force et compris que la vague soulevée dépassait la question du « mariage pour tous ».
Les manifestations de l’hiver ont joué le rôle d’une « Catho Pride ». L’amertume ancienne créée par une laïcité faite pour des athées qui consentaient tout juste à tolérer ces croyants arriérés nourrit un désir inconscient de revanche. Si on ajoute les tentatives répétées visant à marginaliser voire à évacuer la dimension chrétienne de l’histoire et de l’identité françaises, on voit se dessiner un profond « ras-le-bol ». Cette laïcité-là, cette vision-là du passé, des centaines de milliers voire des millions de catholiques français l’avaient en travers de la gorge depuis longtemps.
Au sujet de la nouvelle génération de catholiques, on parle souvent de l’« effet JMJ », ces rassemblements de la jeunesse catholique qui ont créé un sentiment d’appartenance à un groupe puissant. Mais ce phénomène est plus large. D’une manière plus générale, le pontificat de Jean Paul II a beaucoup contribué à redonner aux catholiques la fierté d’appartenir à l’Église. Mais c’est surtout le bouleversement radical des rapports entre les fidèles et l’Église qui a changé la donne : les laïques ne sont plus des ouailles passives et consommatrices de sacrements. Ils ont appris à être citoyens d’une République, c’est-à-dire qu’ils ont acquis, dans leurs rapports avec l’État, le statut de participants souverains plutôt que de sujets passifs et soumis. L’Église, à son tour, les sollicite de plus en plus en tant qu’acteurs et s’emploie à élargir le champ d’action du religieux vers les autres domaines de la vie.
Aujourd’hui plus qu’auparavant, être un bon catholique en France exige des efforts dépassant largement le culte. S’impliquer dans la vie de l’entreprise, dans la vie sociale et politique fait désormais partie intégrante de l’engagement religieux des catholiques français. Dans ces conditions, la religion n’entend plus se contenter de la dimension cultuelle ni se confiner à la sphère privée. En ce sens, la loi Taubira n’a été qu’un prétexte pour investir la place publique dans une démarche qui, pour le moment, relève plus de la prise de conscience collective et de l’affirmation identitaire que d’une revendication politique concrète. Cependant, comme le montre l’exemple des juifs et des musulmans, la frontière entre les deux est loin d’être claire et tranchée.
Que cette mobilisation trouve une nouvelle cause, un ordre du jour qui lui permettrait de se structurer, de s’institutionnaliser et de perdurer ou qu’elle échoue sur les plages estivales, une chose est certaine : une nouvelle génération de catholiques vient de recevoir son baptême du feu. Ainsi, il n’est pas exagéré de conclure qu’au défi lancé par les musulmans de France à l’esprit de la loi de 1905 s’ajoute maintenant sa remise en cause par le réveil d’un nouveau catholicisme identitaire.[/access]
*Photo: Mon_Tours
14 Juillet : la Nation n’était pas à la fête
Comme chaque 14 juillet au matin, le poste de télé est allumé chez moi. J’ai pris l’habitude depuis des années de regarder le défilé militaire. N’imaginez pas que je sois au garde-à-vous devant la télévision. J’ai souvent autre chose à faire : le numéro d’été de Causeur à lire, enguirlander les enfants qui se chamaillent ou m’enquérir des cagettes dont je dispose pour allumer mon barbecue périurbain…
Cette année, des figures imposées et quelques nouveautés ont jalonné cette matinée audiovisuelle de fête nationale. On s’en serait bien passé mais nous sommes en 2013, n’en demandons pas trop. Il y a d’abord eu ces sifflets adressés au chef de l’Etat lors de son passage sur les Champs-Elysées. Renseignements pris, c’est une escouade de la Manif pour Tous qui est à l’origine de cette initiative imbécile. On fera à ce sujet deux remarques. Primo, il est complètement incohérent de traiter François Hollande de diviseur de la nation quand il accélère le processus législatif pour faire passer la loi Taubira puis de venir troubler ce grand moment d’unité nationale que sont les festivités du 14 juillet. Secundo, ce genre de bêtise n’aurait pas pu avoir lieu si Frigide Barjot dirigeait encore ce mouvement. Parce ce qu’elle connaît le poids des symboles, et qu’elle respecte profondément les institutions de notre pays. Ceux qui ont pris sa place s’avèrent extrêmement vulgaires alors même qu’ils invoquaient sa prétendue vulgarité pour lui retirer son porte-parolat. Comme si les sifflets ne suffisaient pas, on fut encore davantage consterné devant les réactions des uns et des autres, comme Pierre Lellouche, qui appuya d’un tweet ces quolibets adressés au « fossoyeur de l’armée française ». Comme si les restrictions budgétaires dans la Grande muette n’avaient pas été largement entamées sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, qui détestait les militaires et ne le cachait même pas. Réactions pavloviennes également du côté du PS, pour dénoncer les siffleurs et Pierre Lellouche. Pourtant, certains ne s’indignaient guère, voire se mettaient eux-mêmes à siffler lorsque Nicolas Sarkozy était victime d’outrages dans l’exercice de ses fonctions présidentielles. Il n’y a pas eu que Lellouche pour briller sur Twitter. Xavier Cantat, élu vert et compagnon de Cécile Duflot, logiquement invité à assister au défilé, paradait ainsi : « Fier que la chaise à mon nom reste vide au défilé de bottes des Champs-Elysées ». Monsieur Cantat n’aime pas les bottes, c’est son droit. Qu’il ait néanmoins la décence de ne pas se prévaloir d’une invitation que l’Etat -ce salaud qui entretient une armée bottée- lui a généreusement octroyée alors qu’il ne fait que vivre avec une ministre, fût-elle Cécile Duflot. Il était très facile à Madame Duflot de demander aux responsables du protocole de ne pas installer de chaise à son antimilitariste de compagnon. On aurait ainsi échappé à ce tweet, témoignage d’antimilitarisme de salon. Au fait, rappelons que c’est l’armée de la Nation qui rend hommage au pouvoir politique démocratiquement élu en défilant devant lui, et pas l’inverse comme le croient stupidement Eva Joly et certains verts.
Je passe sur la programmation musicale des chœurs de l’armée française, quelque peu fantaisiste cette année. Car la cerise, l’énorme cerise sur le gâteau se situait beaucoup plus haut. Dans le ciel de Paris. Figurez-vous que France 2 avait décidé de célébrer la famille Drucker comme si le 14 juillet ne suffisait pas en lui-même. Ainsi, Marie a pu interviewer son tonton qui avait embarqué dans un avion de la Patrouille de France. Imagine-t-on, en d’autres temps, Léon Zitrone sauter en parachute ? Ou même Jean-Claude Narcy piloter un char Leclerc ? Puisque Rémy Pfimlin a décidé de mettre ses animateurs vedettes en première ligne pour gagner la bataille de l’audimat, suggérons-lui d’autres idées. Pourquoi Nagui n’exécuterait pas un saut à l’élastique depuis le haut de la Tour Eiffel, ou David Pujadas une escalade à mains nues de la Tour Montparnasse à l’occasion des festivités célébrant la Libération de Paris ?
À part ça, le Président de la République a parlé, en ce 14 juillet. Il nous a dit que la reprise était là. Quand on vous dit qu’il y a des figures imposées dont on se passerait…
*Photo : France 2.
Comme un homard déguisé en Lou Reed
On pardonnera à Défoncé (Baked en VO) de Mark Haskell Smith son titre un rien racoleur. Car le dernier titre de ce surdoué du roman noir américain, auteur des joyaux subversifs que sont Delicious et Salty, est davantage un polar sur la drogue que les drogués, c’est-à-dire un roman violent, drôle, atroce à l’occasion, mais jamais sordide, trash ou misérabiliste. Mark Haskell Smith n’est ni moraliste ni hypocrite, il renvoie sans jamais s’appesantir, juste par la force comique de sa narration, un certain libéralisme-conservateur à ses contradictions prohibitionnistes. Car si plein de gens vont se massacrer dans Défoncé, y compris avec un gode-ceinture, ce n’est jamais parce qu’ils se droguent mais parce qu’ils sont obligés de transgresser la loi pour le faire.
D’ailleurs, le héros, complètement débordé dès les premières pages, comme d’habitude chez Mark Haskell Smith, est un jeune homme du nom de Miro Basinas qui se considère davantage comme un botaniste de génie que comme un dealer. Ce qui l’intéresse, dans son petit labo de Los Angeles, c’est de mettre au point le Château Pétrus de la weed, le Beluga de la marie-jeanne, le Belotta de la beuh.
Quand il y parvient, il décide de se rendre à Amsterdam pour la prestigieuse Cannabis Cup qui couronne chaque année la meilleure herbe. Et voilà notre Miro Basinas qui la gagne haut la main avec son Elephant Crush contre une autre drogue joliment appelée Ennemi d’Etat. Au passage, il rencontre un tenancier de coffee shop réputé, Gus van der Jipp, qui se déclare prêt à la commercialiser et il tombe amoureux d’une jolie universitaire portugaise qu’il met assez vite enceinte. Bref, nous sommes en plein success story sur fond de volutes cannabiques, de maisons à pignons et de canaux baudelairiens.
Tout va dégénérer quand Miro Basinas rentre au pays. La vieille Europe semble un paradis de douceur en comparaison de la Cité des Anges. C’est un des avantages du polar américain qui nous rappelle sans cesse que si l’Europe, ce n’est pas terrible, les USA sont un miroir aux alouettes. Des alouettes qu’on a facilement tendance à descendre à coup d’AK 47 à la moindre contrariété ethnique ou à la moindre surdose d’antidépresseurs.
À Los Angeles, comme dans toute la Californie, la vente et la consommation du cannabis sont autorisées pour des raisons médicales. Un des pontes de ce commerce légal et hypocrite a une chaîne de magasins et décide de voler la réserve et les plants d’origine de la merveilleuse Elephant Crush de Miro pour étouffer la concurrence. C’est tout de suite comme ça, dans les économies mixtes. L’Etat encadre mais il crée des rentes de situation et certains sont prêts à tout pour les préserver comme n’importe quel syndicaliste français. Mais à la différence du syndicaliste qui prend en otage l’usager, le revendeur subventionné qui cherche à préserver son monopole préfère employer des tueurs, comme l’assez effrayant irlando-salvadorien Shamus Noriega.
Miro pourra, après avoir pris une bastos dans le buffet, compter sur l’aide de son copain Gus qui va arriver d’Europe avec la belle portugaise. Gus retrouvera Miro déguisé en jeune missionnaire mormon, ce qui est une bonne idée sauf quand son compagnon de chambre, autre jeune sectateur de l’Eglise des Saints des Derniers Jours découvre un peu par hasard les plaisirs du SM avec une star de la pop qui ressemble furieusement à Madonna.
On aura compris qu’il semble assez difficile de trouver ennuyeux Défoncé de Mark Haskell Smith, même si vous n’avez jamais fumé un joint. On pourra éventuellement reprocher à l’auteur de vous en donner l’envie, tant les descriptions des séances de dégustation valent celles du beaujolais dans un roman de René Fallet.
Et puis surtout, si vous débarquez à L.A, il y a cet avertissement vestimentaire que vous ne trouverez jamais dans le guide du routard, et qui en même temps vous donnera une idée du ton typique de Mark Haskell Smith : « Vincent fixait le Hollandais assis en face de lui. Qu’est-ce qu’ils ont ces européens ? Ils débarquent à LA habillés pour l’enterrement d’un type branché : T-shirt noir, sweat gris, veste en cuir noir, jean noir, bottes noires et visage rouge luisant. Ce type avait l’air d’un homard déguisé en Lou Reed. Pourquoi les Européens ne regardent jamais la météo ? »
Défoncé de Mark Haskell Smith (traduction de Julien Guérif), Rivages/Thriller, 2013.
*Photo: shane gelinas
Une lecture de plage
Lorsqu’il mourut en 2003 à l’âge de cinquante ans, le romancier chilien Roberto Bolaño laissait derrière lui un immense chef-d’œuvre inachevé, en cinq parties, mystérieusement intitulé 2666. Avec ses 1376 pages, l’édition de poche ressemble à une brique. A cause de son contenu foisonnant, litanique et irrésumable, mais aussi de ses dimensions appropriées, je le lis à la piscine. La troisième partie, intitulée « Partie des crimes », se résume à chroniquer la découverte, aux abords de la ville de Santa Teresa au Mexique, de dizaines de cadavres de jeunes femmes violées et torturées. Cette agglomération de bars louches et de manufactures miséreuses au bord du désert de Sonora ressemble fortement à Ciudad Juárez, cité ravagée par la guerre des gangs et où des centaines de femmes ont vraiment été assassinées, impunément, depuis les années 1990. Lorsque la procession des horreurs m’hypnotise avec ses répétitions amples et obsessionnelles rappelant une Passion de Bach, je glisse le pavé sous ma nuque, me tourne vers le ciel et ferme les paupières pour laisser le soleil m’inonder les yeux comme un halo rouge.
J’entends d’ici les rombières qui s’éventent avec Marie-Claire : « Quelle idée pour une lecture de plage !» Mais l’art a cet avantage sur le toc qu’il transfigure la réalité la plus sordide et nous ouvre l’âme à des horizons inattendus. Qui reprocherait à Baudelaire d’avoir chanté une charogne dans ses Fleurs du Mal, ou à Lynch d’entamer son film culte Blue Velvet par un gros plan sur une oreille coupée ? Bolaño consacra ses dernières énergies de cancéreux à ce livre-cathédrale, ce livre-catacombe, ce réseau de destins et de correspondances entortillé comme un système neuronal. Son univers en apparence absurde respire et pense par lui-même et nous fait penser quand nous nous y abandonnons.
D’où le pavé sous la nuque, le halo rouge et la rêverie fertile qu’ils initient. Pourquoi l’auteur nous décrit-il avec tant de minutie ces personnages sans intérêt de flics suants et dépassés ? De journalistes curieux mais velléitaires ? De magistrats cyniques et d’universitaires superflus ? Parce qu’ils nous sont familiers, d’autant plus familiers qu’ils sont inconsistants, parce qu’ils ne composent pas une lointaine province mais le monde où nous vivons. Parce que ces êtres-fonctions, ces êtres de paille sont totalement démunis et anesthésiés face au mal. Au mal qui, lui, rejaillit avec une réalité aiguë et choquante. Les seuls vrais personnages, dans ce livre, sont les criminels. Le crime est toujours égal à lui-même, mais il n’y a plus de justiciers pour le contenir. Même plus un citoyen pourvu de courage, armé d’une once d’esprit de sacrifice. Le crime est seul sur le ring.
J’ouvre alors les yeux et je regarde autour de moi. Violations de la vie privée, manipulations, irresponsabilité, impunité, complaisance, hypocrisie. Nous sommes tétanisés par notre propre effondrement. La veulerie est identique, moins les cadavres de pucelles, mais ce n’est qu’une question de temps. Il n’est pas loin, le désert de Sonora : il est en nous.
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois.
Lire en regardant Gerard Courant
C’est en 1978 que Gérard Courant débute ce qui deviendra sa série la plus célèbre : Cinématon. Le concept minimaliste du film est simple mais fructueux : filmer en gros plan et le temps d’une bobine de super 8 (soit trois minutes et des poussières) une personnalité du monde des arts et du spectacle en lui laissant faire ce qu’elle veut. À ce jour, le cinéaste a tourné plus de 2700 portraits d’individus de tous horizons : des cinéastes (Godard, Pialat, Oshima, Chahine, Wenders, Garrel, Fuller, Scola…), des comédiens (Bonnaire, Jugnot, Bohringer, Stévenin, Chabat…), des écrivains (Noguez, Paucard, Sollers, Matzneff, Dutourd…), des artistes (Ben, Monory, Ernest Pignon-Ernest…), des philosophes (Faye, Lyotard…), des critiques, des politiciens, des dessinateurs et même notre bien-aimée patronne Elisabeth Lévy (qui a dit « vil flatteur » ?).
Outre l’inestimable intérêt « archéologique » de cet impressionnant tableau de la vie culturelle française de la fin du 20ème siècle et du début du 21ème, le dispositif diabolique inventé par Courant lui permet de revenir à l’essence même du cinéma : enregistrer le Réel le temps d’une bobine comme au temps des frères Lumière, s’écarter du théâtre en se concentrant sur les visages et en privant les modèles filmés de la parole.
Lorsqu’il débute la série Lire en 1986, le cinéaste adopte le même dispositif que celui de Cinématon mais y ajoute le son et une contrainte : il s’agira pour les écrivains filmés de lire les premières pages de leur dernier ouvrage publié. C’est Félix Guattari qui ouvre le bal avec un texte sur Genet. Le spectateur croisera ensuite sur son chemin les visages de Dominique Noguez et Alain Paucard (fidèles complices de Courant) puis ceux de Sollers, Teulé, Dutourd, Aron, Arrabal, Matzneff et une dizaine d’autres.
Cette fois, l’entreprise évoque moins les frères Lumière que Sacha Guitry lorsqu’il réalise Ceux de chez nous en 1915, ambitieux projet d’encyclopédie visuelle regroupant les portraits des plus grands artistes de l’époque (Renoir, Mirbeau, Degas, Rodin, Anatole France…). Dans Lire, il y a ce plaisir de voir les écrivains de notre temps et d’entendre leur voix, la musique de leurs mots. Mais l’exercice n’est pas forcément aisé : certains s’emmêlent les pinceaux et bredouillent (Jean Teulé) et si certains grands écrivains ne parviennent pas vraiment à faire entendre leur style (la lecture un peu décevante de Promenade dans un parc par Louis Calaferte), d’autres dont nous ne goûtons guère la prose se montrent fort habiles dans cet exercice (le cauteleux Philippe Sollers s’avère être un remarquable « liseur »).
De la poésie de Jean Berteault au recueil d’aphorismes (les « Euphorismes » de Grégoire Lacroix), tous les genres littéraires sont représentés. Et il faut même un certain talent de lecteur à Jean-Pierre Faye pour rendre vivant un essai philosophique plutôt ardu (La raison narrative) ou à Roger Odin pour éclaircir un traité consacré à la « sémio-pragmatique » !
Chaque film est une invitation à un voyage littéraire : on se laisse captiver par le génie du conteur Pierre Gripari, par la truculence rigolarde de l’excellent Alain Paucard et il arrive même que notre cœur se serre lorsque la pétillante comédienne Rosette lit les pages consacrées à l’agonie de son père au début du Grand méchant père.
Contrairement à Cinématon, le dispositif de Lire laisse moins de marge de manœuvre aux modèles filmés pour être originaux. Certains tentent néanmoins d’agrémenter le cadre : Arrabal lit derrière un jeu d’échec ou, dans un autre film, reproduit à l’identique un tableau placé derrière lui (avec deux mystérieuses mains posées sur ses épaules). Alain Paucard lit Les criminels du béton en extérieur, devant un beau panorama de ce Paris dont il déplore la disparation. Quant à Dominique Noguez, hasard ou préméditation, il laisse bien en évidence dans sa bibliothèque un ouvrage de Cioran et L’enfer lors de sa lecture des Derniers jours du monde.
Avec cette série Lire, Gérard Courant poursuit d’une certaine manière son travail d’archiviste et nous offre un panorama passionnant de la vie littéraire de 1986 à nos jours. Son œuvre constituera, à n’en point douter, une mine d’or pour les archéologues des temps futurs.
Lire (1-75) de Gérard Courant. 3 DVD. Editions L’Harmattan.
*Photo: Fernando Arrabal lit « Humbles paradis » (1987) par Gérard Courant – Lire #10.
De l’Orient à Venise
Ziem sera artiste ou ne sera rien ! Il prend le risque de l’aventure. Quelques jours plus tard, le voici à Marseille, où un ami de son père, « un ingénieur civil, […] le fait attacher aux travaux de Roquefavour […]. Il entremêle ses travaux de bureau, d’aquarelles qu’il exécute d’après les coins pittoresques de Marseille. Roquefavour est terminé. On attend le duc d’Orléans, qui doit venir le visiter. L’ingénieur lui demande s’il peut en faire une grande vue pittoresque. Il exécute cette vue. Le duc d’Orléans la remarque, et lui fait la commande […] de quatre vues de Marseille pour son album. La commande de l’Altesse est connue. Les Marseillais s’arrachent les aquarelles du jeune peintre, les élèves pleuvent. Il quitte son bureau, et se met à vivre de ce qu’il gagne. »[1. Jules Claretie, La vie à Paris, 1880-1910, Eugène Fasquelle éditeur.].
Avec cet événement, Félix Ziem trouve son destin. Il visite l’Italie, première et précoce étape de son « grand tour », qui le conduira, quelques années plus tard, pèlerin de la lumière, en Russie (jusqu’en Perse. «[Il] arrive à Venise. Venise, du premier coup, il la sent : ça va être la ville de sa peinture. Il y trouve tout ce qu’il aime, la coloration, la mer, le meublant pittoresque de la marine Mais avant d’en faire sa patrie pour de longues années, il veut voir […] l’école de peinture de Paris […] .». Après son apprentissage parisien, le jeune homme « repart aussitôt pour Venise, que, sauf une excursion de neuf mois en Russie, il habite jusqu’en 1848. […] Enfin […] il se retrouvait en 1848 [à Paris]. Bientôt après, il remportait, au Salon, une première médaille. Son affaire était faite. »[2. Journal des Goncourt, Mémoires de la vie littéraire, 1872-1877.].
L’examen de sa biographie ne modifie que légèrement le récit d’Edmond de Goncourt. On retrouve le voyageur inlassable, l’observateur au coup de crayon habile et rapide (ses carnets de croquis sont superbes. On le voit expérimenter, en grand dessinateur, des angles de vue, et affirmer sa « manière » : une ligne d’horizon très basse pour libérer une belle hauteur de ciel ou un fort premier plan que suscite, à l’arrière, une simple ébauche de paysage, de monuments, mais vigoureuse, Le caïque de la Sultane illustration). L’Orient « compliqué et lointain » le fascine ; il en devient un fin connaisseur et apprend l’arabe. Solitaire, farouchement indépendant, romantique et bourgeois, il échappe aux classifications et ne se soucie que de parfaire son art. Au début de son propre et passionnant Journal, il note, en 1854 : « Je commence à écrire afin de pouvoir m’édifier sur ma peinture et masser mes idées, détruire mes perplexités et suivre une marche réglée et absolue, car le vague de mes inspirations successives m’entraîne et me fait perdre le développement de la force que je sens en moi. ». En 1851, l’État acquiert son « premier » Ziem : Venise, vue du Palais des Doges. Dès lors, sans les rechercher, il accumule les honneurs et les hommages : par le legs d’Alfred Chauchard, l’un des plus passionnants homme d’affaires du XIXe siècle, collectionneur avisé, il est le premier peintre dont une œuvre entre au Louvre de son vivant (1910).
Ziem, si l’on en croit nombre de ses contemporains, fut d’un commerce très séduisant, débarrassé des attributs de l’artiste débraillé. Il s’attire de belles amitiés. Vincent Van-Gogh admire sa lumière, Rodin lui offre une sculpture : « Il a traversé les palais et le désert. Il a donné des leçons d’aquarelle à la reine Victoria, au prince Fritz, le futur empereur d’Allemagne. Il a connu le tsar de toutes les Russies, l’empereur Nicolas dont un geste autrefois faisait trembler l’Europe. Il fut le camarade de Chopin, et c’est chez lui, dans son atelier, que le maître eut l’inspiration première de son immortelle Marche funèbre. » [3. Gustave Coquiot, Des gloires déboulonnées, André Delpeuch éditeur.].
Il fallait bien que son esthétique quelque peu « belle époque » parfois (vraiment, là n’est pas l’essentiel !), et ses vues de Venise reproduites à l’infini lui valussent, même indirectement, des rebuffades, pire, des sarcasmes ! C’est ici qu’entre en scène le critique d’art Gustave Coquiot (1865-1926). Rappelant l’amour unique de Ziem pour la Sérénissime, il oppose (3) à ses « vénitianeries » la harangue d’un fameux agitateur, d’un énervé, plus percutant, plus convainquant aussi, et beaucoup plus radical que n’importe lequel de nos dominants de la critique présente. Il se nomme Filippo Tomaso Marinetti (1876-1944), poète, théoricien, futuriste italien, qui deviendra fasciste, bref, un type infréquentable de nos jours. Mais il possède des arguments, et il est en colère. Gustave Coquiot cite de longs passages d’une conférence que donna Marinetti vers 1910, et ce dernier n’y va pas de main morte ! Il s’en prend à la ville et à ses habitants. C’est Venise qu’il assassine, et c’est Ziem qui saigne ! Marinetti veut du neuf, de l’électricité, de la vitesse, des locomotives : « Vénitiens, Vénitiens ! Pourquoi vouloir être encore et toujours les fidèles esclaves du passé, les vils gardiens du plus grand bordel de l’histoire, les infirmiers du plus triste hôpital du monde, où languissent des âmes mortellement empoisonnées par le virus du sentimentalisme. »
Et Octave Mirbeau enfoncera un peu plus la ville dans sa lagune : « Venise a chaviré sous le poids des imbéciles. Les littérateurs l’ont peinte et les peintres l’ont décrite. […] Venise n’est plus qu’une carte postale en couleurs. Quant aux hommes et quant aux femmes, ils ont été noyés dans la lagune. Il ne reste plus que des gondoliers, des grandes dames et quelques lévriers. »[4. Texte d’Octave Mirbeau pour une exposition de Claude Monet, Venise, chez Bernheim jeune et Cie, repris dans L’Art moderne, 2 juin 1912.].
Il faut lire Mirbeau, Marinetti, les intransigeants, les colériques et autres atrabilaires, mais les lire à Venise, et se rendre sans crainte au Petit palais : si l’on y entre dubitatif, voire hostile, on en sort définitivement « philoziemite » !
Exposition Félix Ziem, J’ai rêvé le beau, peintures et aquarelles, Petit palais, du 14 février au 4 août 2013
*Photo : © ZIEM Petit Palais / Roger-Viollet.
Blaise Cendrars, voyageur mythographe
Blaise Cendrars est enfin arrivé au port. Deux volumes de ses œuvres autobiographiques accompagnés d’un album viennent de paraître en Pléiade. Cet écrivain insaisissable mort en 1961, voyageur mythographe, pour ne pas dire mythomane, dont la volonté permanente fut de brouiller les pistes et d’effacer ses traces, aurait-il été heureux qu’on lui signifiât par cette consécration éditoriale la fin de son errance ? Gageons que oui : le principal souci de Cendrars aura été de se construire une légende, parce que la légende est un masque mais aussi, étymologiquement, parce ce que la légende, c’est ce qui doit être lu.
Et nous devons lire et relire Cendrars, aujourd’hui plus que jamais. Cet écrivain du voyage qui détestait cette appellation nous apprend comment disparaître, comment partir, un de ses verbes fétiches. Quand le nomadisme des modernes consiste à évoluer dans des non-lieux identiques sous toutes les latitudes, tout en étant toujours joignables, Cendrars témoigne d’un temps où le départ avait encore un sens et répondait à une nécessité :
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Ce poème est le plus connu de Cendrars. Ce n’est pas un hasard : il est l’exergue indispensable pour saisir le projet de l’écrivain. On ne peut aimer que dans le départ, on ne peut aimer que dans la rupture, on ne peut aimer que dans la réinvention constante de soi.[access capability= »lire_inedits »] Cendrars redoutait les points de départ (il a très vite renié la Suisse où il était né en 1887) comme les points d’arrivée. Il ne se sentait bien que dans l’entre-deux : sa patrie, c’était le mouvement. On l’a pour cela hâtivement classé dans les manuels en compagnie de Morand ou Larbaud. C’est un peu court : contrairement aux deux autres, ce qui compte pour lui dans le voyage, ce n’est pas le voyage, c’est l’amour.
À son sujet, l’histoire littéraire a souvent été vite en besogne : si Cendrars bourlingue, pour reprendre un autre de ses verbes totémiques, qui a donné le titre d’un de ses grands livres, ce n’est pas seulement pour découvrir le vaste monde dont il sent en ce début de vingtième siècle qu’il ne sera plus vaste très longtemps, mais pour se décentrer, pour n’être jamais là où on l’attend. Ce n’est pas la distance qui importe : on peut être très loin tout près. Certes, le jeune homme nommé Sauser a connu Moscou et New-York tandis que l’homme devenu Cendrars a presque fait du Brésil une patrie possible, mais on sent bien dans Bourlinguer, ce chant d’amour aux ports, que l’Ailleurs commence aussi bien à Brest, La Corogne ou Rotterdam qu’à « Paris-port-de-mer » où notre voyageur, soudain immobile, fait le nègre à la bibliothèque Mazarine en recopiant des romans de chevalerie.
Ne nous méprenons pas, cependant : cet éloge dialectique d’une absence qui permet de se retrouver n’exprime ni le dégoût de soi, ni le désir d’enracinement. Claude Leroy, le maître d’œuvre de cette édition, montre de façon lumineuse comment Cendrars joue avec les deux sens du verbe partir, qui signifiait aussi, il y a longtemps, partager, séparer et même se séparer de quelqu’un ou de quelque chose, c’est-à-dire accoucher.
Cendrars a voyagé, parfois, comme Michaux, par l’imagination, tout en refusant que le voyage soit un triste rendez-vous avec soi-même à l’autre bout du monde. Réel ou fantasmé, le voyage est à la fois la rencontre des autres – « Le monde est plein de Nègres et de Négresses / Des femmes des hommes des hommes des femmes » –, mais aussi la découverte d’un autre visage de soi. N’oublions pas qu’il a choisi son pseudonyme parce qu’il évoquait les cendres dont le phénix toujours renaît. Et des renaissances, il en a connu plusieurs.
La plus violente fut la guerre de 14, comme pour Apollinaire. Apollinaire et Cendrars ont d’ailleurs des destins parallèles et croisés. Apollinaire fera le portrait de Cendrars pour un galeriste et Cendrars écrira un hommage posthume à Apollinaire dès 1919. Tous deux sont des étrangers de langue française qui aiment la France. Tous deux le prouvent en s’engageant volontairement. Il est des renaissances dont on meurt : blessé à la tête, Apollinaire est trépané et emporté par la grippe espagnole. Quant à Cendrars, la guerre ne le tue pas mais le mutile. Le 28 septembre 1915, lors de l’assaut d’une ferme en Champagne, il est amputé du bras droit au-dessous du coude. Sa main d’écrivain, évidemment. Mais cette infirmité n’abattra pas le phénix, comme le montre le mot émerveillé et ironique de Picasso : « Cendrars, le poète qui est revenu de la guerre avec un bras en plus. »
Cendrars racontera cette guerre beaucoup plus tard, en 1946, dans La Main coupée, texte qui, avec Bourlinguer, L’Homme foudroyé et Le Lotissement du ciel, forme la tétralogie de récits de souvenirs rassemblés dans le volume de la Pléiade. Mais La Main coupée a une particularité, qui n’est pas mince. Cendrars est né à la littérature avec le cubisme, il est l’ami de tous les peintres de son époque qui comptent, et il y a chez lui une manière de cubisme littéraire qui fait exploser les formes pour en créer de nouvelles. La plupart du temps, il écrit comme il voyage, sans destination précise, sans plan préconçu – en tout cas c’est l’impression qu’il veut donner. On vagabonde, on extravague entre des fragments qui font se chevaucher les époques et les lieux, mêlent le vrai, le faux, le presque vrai, inventant une forme d’autofiction, le nombrilisme en moins. Sauf dans La Main coupée, récit sans fioritures d’une guerre qui est aussi une exploration des hommes, au travers de courts chapitres où l’horreur est tranquillement quotidienne.
Renaître encore, renaître toujours, voilà le seul voyage qui vaille. Pour l’accomplir, il faut avoir la morale d’un homme en cavale, d’un passager clandestin, d’un hors-la-loi définitif. Avez-vous remarqué que dans sur notre planète quadrillée par une surveillance électronique généralisée, il n’y a plus de cavale possible ? Les irréguliers sont vite repérés et arrêtés. Cendrars refuse d’être arrêté, à tous les sens du terme, comme l’indomptable Moravagine, personnage monstre d’un roman monstre. On ne s’étonnera donc pas de son goût pour François Villon, poète, truand et surtout homme à la biographie incertaine qui disparaît soudain des écrans radars du Moyen Âge sans que l’on sache quand et comment il est mort. Dans une préface de 1938 à un essai sur Villon qui ne verra jamais le jour, Cendrars expliquait son identification fraternelle à l’auteur de la Ballade des pendus : « Comme lui n’ayant pas terminé mes études, les ayant à peine ébauchées, comme lui me délectant de mes mauvaises fréquentations, et m’étant mis (…) hors de la cité, délibérément hors de la patrie pour mieux me connaître ou, ce qui revient au même, vivre, perdre ma vie avec les hommes. »
Apollinaire écrivait dans Calligrammes : « Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir. » Cendrars aurait pu chanter « la joie d’errer et le plaisir d’en renaître ».[/access]
Œuvres autobiographiques complètes de Blaise Cendrars (édition publiée sous la direction de Claude Leroy), La Pléiade, 2013.
Album Cendrars (iconographie choisie et commentée par Laurence Campa), La Pléiade, 2013.
Le rêveur du beau
En 1975, Claude Régy met en scène la pièce de Nathalie Sarraute, C’est beau. On y voit l’impossible situation morale d’un couple, qui n’ose dire, en présence de leur fils, d’un objet, d’un paysage, d’un tableau « C’est beau ! ». Le fils révèle à ses parents la convention insupportable, qui gouverne cette expression pourtant modeste et sincère. La pièce signalait que nous étions véritablement entrés dans l’ère du doute, et que nous ne pourrions plus reconnaître innocemment une simple sensation de plaisir. L’exceptionnel talent de Sarraute rendait cela à la fois supportable et amer. Mais on se disait que, peut-être, il y aurait une issue…
Les temps ont changé. Aujourd’hui, nous sommes toujours plus ou moins coupables, mais nous avons des circonstances atténuantes et, surtout, nous prétendons avoir le droit de dire notre satisfaction et notre reconnaissance devant l’œuvre d’un peintre. Pourtant, après Auschwitz, les choses ne se sont pas arrangées, et nous nous installons, pour finir, dans un temps étrange qui détruit lentement, les uns après les autres, les éléments de notre confort et de notre incomparable mode de vie. Nous voyons aussi qu’une partie de la classe artistique nous intime l’ordre de nous rendre à des « événements », à des « installations » parfois intéressantes, souvent navrantes, qui mêlent le ricanement hypercritique à la dérision grimaçante. Malgré cela, quelque chose persiste en nous, qui veut sortir, se libérer, nous entraîner à murmurer « C’est beau ! ».
L’exposition que le Petit Palais – grâces soient rendues à ce musée, qui jamais ne nous déçoit !- consacre à Félix Ziem, montre des œuvres d’une évidente beauté. Dira-t-on de cette beauté qu’elle est académique, classique, ou encore banale, on n’aura pas résolu son énigme : « Il a vu les Indes, chassé le tigre, rêvé sur le Nil en regardant les ibis roses. il a cherché la couleur à travers le monde. Je vois encore son œil bleu profond se fixant sur un ciel clair, aux environs de Versailles, et je l’entends dire en hochant la tête :
– C’est beau, un ciel ! J’en ai tant vu des ciels !
On l’avait oublié, mais la postérité, bonne fille et juge équitable, retrouve enfin Félix Ziem !
« Félix Ziem ? Un illustrateur pour carte postale ! Un pourvoyeur en toiles joliment colorées, bien propres à décorer les murs de la bourgeoisie du Second empire ! ». Ce jugement définitif ne rend compte que de la part la plus commerciale de sa production, qui fit sa fortune en effet. Il serait regrettable qu’il écartât d’emblée les esprits curieux d’une œuvre importante. Il faut demeurer sourd à la plainte des grincheux, des arbitres du goût, des censeurs de la néo-conformité : piètres suiveurs de Baudelaire et de son beau bizarre, ils vont répétant que la société veut du progrès dans les arts, et que cela se démontre par l’avant-garde. Ils réclament de la transgression partout c’est à dire nulle part, et pâment devant un beau bazar… Or, il n’est pas de progrès en cette matière. Il n’y a que des chocs, des éblouissements, des tremblements de chair et d’esprit, des suffocations cérébrales. On verra d’ailleurs, plus loin, avec quel entrain, quelle réjouissante ironie, l’œuvre de Ziem fut reléguée au rang de vieillerie décoratrice par un homme pressé, un « lyrique industriel » enragé de vitesse, auprès de qui nos petits Modernes font morne et blême figure.
Félix Ziem fut en effet couvert d’honneurs, aimé des princes et des Républiques, recherché par la bourgeoisie et par les spéculateurs, il fournit à tous les salons du faubourg Saint-germain des vues de Venise, et parut, sa vie durant, satisfait du sort matériel et moral que son talent lui mérita. Tout cela est vrai mais ne dissipe pas son mystère, ni ne rend justice au projet artistique de ce coloriste surdoué : restituer la surprise heureuse que lui procurait les formes, les lignes, l’«organisation» admirable qu’il distinguait dans le spectacle du monde. Confiant à la lumière le premier rôle, il se consacra aux effets physiques qu’elle produit sur la matière, aux troublantes animations qu’elle suscite dans le monde visible. C’est ainsi que dans L‘Envol des flamands roses , le battement des ailes de tous ces oiseaux libère une évaporation de plumes, d’air et d’eau, un gaz adorablement coloré, provoque une suspension de particules heureuses, une collision d’atomes tendres, qui contamine l’ensemble de la toile et lui donne l’apparence d’une colonne de chaleur au paradis, d’un remuement féerique presque abstrait.
Félix Ziem est né à Beaune en 1821 d’une mère bourguignonne et d’un père peut-être arménien d’origine. Elève à l’école des beaux-arts de Dijon, il semble d’abord s’orienter vers l’architecture, sans doute par obéissance obligée à son père. Mais sa vocation est ailleurs. C’est ici qu’il faut chercher les témoignages de contemporains dans les rayons de la bibliothèque. Rendez-vous chez les plus fameux concierges du XIXe siècle, mauvaises langues mais plumes légères, qui ont tenu une loge bruyante, fréquentée par tout ce qui comptait alors : les frères Goncourt. Jules meurt en 1870 ; le 14 février 1872, Edmond a pour voisin de table Félix Ziem. Ils se parlent. Les deux hommes se revoient le 1er mars ; Edmond est l’hôte, Félix l’invité. Ce dernier se livre à une confession, qui dessine la silhouette d’un homme résolu, tout à a fois acharné et dilettante, d’une totale indépendance : « En 1839, il remportait, à Dijon, […] trois prix : succès qui lui assurait la médaille et une bourse pour étudier à Paris. Mais il était déjà un peu révolutionnaire dans l’art. Une cabale se formait contre lui, et le préfet lui retirait sa bourse. Une scène s’ensuivait avec le préfet, qui faisait jeter l’artiste à la porte de son cabinet. Le jeune Ziem avait déjà la confiance dans le succès, l’audace, la jactance. Il disait alors qu’il ne voulait pas être marchandé ainsi, et qu’il lui fallait étudier à Rome. Son père s’y refusait, un père dur sans tendresse. Il avait alors perdu sa mère, une mère qui l’adorait […] Alors il décampait de la maison paternelle, sans un sou […] » .
Exposition Félix Ziem, J’ai rêvé le beau, peintures et aquarelles, Petit palais, du 14 février au 4 août 2013
*Photo : © ZIEM Petit Palais / Roger-Viollet.
Caillassage à Brétigny-sur-Orge : La société déraille
Alors que le bilan définitif du déraillement du Paris-Limoges à Brétigny-sur-Orge (Essonne) n’est pas encore connu, et que l’enquête sur les causes de ce drame ne fait que commencer, les chaînes d’information et les sites d’information ont beaucoup bavardé mais donné peu d’informations. À l’exception du site du Parisien. Le journal rapporte en effet que le travail des secours a été perturbé par des « jeunes »… « Deux personnes ont été placées en garde à vue pour avoir dérobé des téléphones portables appartenant à des membres du SAMU. Des véhicules de secours ont également été caillassés. Les policiers doivent faire face à une grosse tension pour maintenir le cordon de sécurité : énormément de curieux font pression pour entrer. » Que les curieux voyeuristes soient des idiots, c’est entendu. Que des gamins désœuvrés attaquent les véhicules de secours transportant les blessés, c’en est une autre. Un syndicaliste policier expliquait également à nos confrères d’Europe1.fr que certains « jeunes » ont pillé les cadavres : « à 17 heures 30, alors que nos collègues interviennent, ils voient un groupe de jeunes qui approchent et qui semblent porter secours aux victimes. Très rapidement, ils se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres ». Ca s’est passé en France. Quelque part au XXIe siècle.
Mais ne sombrons pas dans l’amertume, et attendons avec une grande impatience les premières réactions de sociologues à ce sujet. S’ils ne sont pas tous partis en vacances on les verra peut-être sur les plateaux de télévision nous expliquer non pas les causes du déraillement lui-même, mais excuser avec un grand sourire bienveillant ces « jeunes » « désœuvrés »… car oui, ma bonne dame, si les jeunes attaquent les pompiers c’est à cause de la crise, de l’urbanisme, des contrôles de police au faciès, de la pénurie de stages, des trains en retard…
Hier un train a déraillé, et c’est un drame national. Hier la société aussi a déraillé. Et c’est le drame dans le drame.
Vanessa Paradis, star verte et vertueuse
Obsession, le supplément « mode, tendances et culture » (les trois étant probablement synonymes) du Nouvel Obs se plait à dégoter de petites initiatives citoyennes pas trop coûteuses pour les femmes libérées CSP+. Logique qu’on s’y soit cru obligé d’y diligenter une enquête sans concessions sur Vanessa Paradis, « égérie engagée d’H&M conscious ».
Les faits ? La star sert de porte-manteau à la nouvelle collection « green-conscious » (conscience verte : comprend qui peut) du groupe H&M, qui tente de combiner dans des T-shirt en coton biologique « tendance et matières recyclées », consumérisme et éco-citoyenneté, mode et responsabilité. Bref, de surfer sur la vague éthique et verte, car la bonne conscience s’affiche comme autrefois les bonnes mœurs. Le bonheur des dames comme il faut passe désormais dans un shopping « eco-responsable », qui permet de s’acheter à bas prix une âme en polyester recyclé.
« L’ambassadrice de charme » se dit « très concernée » par le développement durable, et ravie de joindre l’utile à l’agréable en conciliant son « goût pour le vintage » avec un engagement citoyen. Elle avoue son enthousiasme dans Elle : « Ça me plaît de représenter une marque populaire, accessible, et une collection qui tente d’éveiller les consciences à l’avenir de notre planète »
Sans douter de la bonne foi de la chanteuse engagée, on peut raisonnablement regretter qu’elle ne se soit pas un peu renseignée avant de nous donner des leçons de morale : en servant de femme-sandwich à l’entreprise suédoise, elle devient la caution éthiquable du système d’exploitation (oui-oui) dont se sert l’industrie de la mode sous la forme du doux euphémisme de « division internationale du travail ».
En effet, si on se penche de plus près sur l’étiquette, on s’aperçoit souvent que le 100% coton est « made in Cambodia » (ou autres pays anciennement tiers-mondistes et désormais « en développement »). On apprend sur le site de peuples-solidaires que H&M, avec d’autres gentilles entreprises comme Zara et Gap, fait fabriquer sa gamme green conscious au Cambodge, où l’on recense près de 2900 cas d’évanouissements par épuisements dans les usines textiles depuis 2011, et où le salaire est passé récemment de 47 à 57 euros par mois (soit le prix de trois t-shirts « conscients » en jersey).
La moderne dame patronnesse vend les nouvelles indulgences du capitalisme mondialisé. Le Paradis est plus que jamais un truc de riches.
Extension du domaine de la foi
« Le médium, c’est le message. » La maxime de Marshall McLuhan nous enseigne que les médias créent la réalité qu’ils montrent. Elle s’applique tout aussi bien au mouvement de contestation contre la loi Taubira. Davantage que le refus du mariage et de l’adoption pour les couples de même sexe, c’est le choix de la rue qui, par la logique propre de cette forme particulière de mobilisation, a façonné un véritable phénomène social, un mouvement de masse à la fois très catholique et foncièrement contemporain, dépassant la cause qui lui a donné naissance.
Après presque un an de débat passionné quoique rarement passionnant – il est opportun de rappeler qu’il y a deux ans, la question semblait être déjà réglée dans l’opinion. Il y a un an encore, après la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle et celle de la gauche aux législatives, les Français semblaient globalement favorables à l’ouverture du mariage et de l’adoption : selon l’IFOP, au début de l’été 2012, 63% des sondés soutenaient le mariage homosexuel et 53 % l’adoption pour tous. C’est dans ce contexte que le PS inscrit ces mesures dans son « Projet 2012 ». Comme avant Maastricht, comme avant le référendum sur le traité constitutionnel européen, le gouvernement, et d’ailleurs l’ensemble de la classe politique, sont convaincus que l’affaire est pliée.
Mais cette adhésion d’apparence solide est déjà à nuancer : entre 2011 et 2012, le soutien à l’adoption connaît un léger reflux à mesure que les projets du gouvernement se précisent. Sensibilisés à la question concrète de la filiation, certains ont changé d’avis.
C’est à ce moment-là, à la veille du 15 août 2012, que les évêques de France appellent les fidèles à prier pour la famille, dans un texte s’opposant au mariage homosexuel et à l’homoparentalité. La vraie bataille commence. À la rentrée 2012, quelques personnalités issues d’une quarantaine d’associations – dont certaines ne sont que des coquilles vides – adoptent une stratégie commune et décident de constituer un front aussi large que possible contre la loi Taubira. Alors que la polémique fait déjà rage dans les émissions-café du commerce des radios et des télés, Frigide Barjot rêve d’un rassemblement unitaire qui irait des associations catholiques aidées par l’Église à Lionel Jospin, son épouse Sylviane Agacinski et Jean-Pierre Chevènement, sans oublier les quelques parlementaires de gauche, souvent élus des Antilles, opposés au projet de loi. Très rapidement, la décision d’appeler à des manifestations géantes est prise ; une première date est fixée au 18 novembre et le collectif adopte le nom qui restera le label du mouvement : la Manif pour tous.
Pendant ce temps, le débat cathodique continue et fixe les lignes de clivage. Selon une enquête d’opinion IFOP réalisée pour Le Monde, début novembre, si 61% du panel interrogé se déclare toujours favorable au mariage gay, les partisans de l’adoption ne sont plus que 48%. L’équilibre des forces ne bougera plus. En d’autres termes, avant même la première manifestation, chacun a choisi sa religion. Les manifestations n’auront pas d’impact durable sur l’opinion générale. Mais peu à peu, la grosse machine de la Manif pour tous commence à dicter sa propre logique : radicalisation du message, rétrécissement de la base de la mobilisation.
Pourquoi ?.[access capability= »lire_inedits »] Si le débat médiatique donne l’occasion de mettre aux prises des personnes et des points de vue contradictoires – encore que dans un dispositif qui s’avère souvent être un piège –, seuls les plus motivés et les plus organisés ont l’énergie de battre le pavé. Par ailleurs, si quelques électrons libres de gauche se sont opposés au « mariage pour tous » dans les médias, ils ne sont pas prêts à descendre dans la rue pour se mêler à une foule catholique et de droite. En outre, T-Shirts, banderoles et slogans ne favorisent pas les messages les plus subtils et nuancés. Les formules doivent être courtes et claires. Voilà comment le mouvement se réduit, sociologiquement et idéologiquement, à sa base la plus étroite et la plus radicale : les catholiques plus ou moins pratiquants. Entre novembre 2012 et fin mai 2013, grâce à la mobilisation, les cathos ont graduellement pris conscience d’exister en tant que groupe social soudé par l’expérience et la joie de se retrouver ensemble. Souvent minoritaires dans leur vie quotidienne, des centaines de milliers de catholiques qui ont participé à au moins une manifestation se sont sentis, au moins pour un après-midi, majoritaires. Et la couverture médiatique globalement hostile au mouvement a renforcé le sentiment de solidarité et d’appartenance des sympathisants de la Manif pour tous.
Ce processus a abouti à un curieux épisode : le succès de la mobilisation et la cristallisation d’un noyau dur catholique en son sein ont entraîné la marginalisation puis l’éviction pure et simple de sa figure de proue. Le talent médiatique de Frigide Barjot, précieux lorsque le débat se cantonnait aux plateaux de télévision et de radio, n’a pas pu empêcher son exclusion du mouvement lorsque celui-ci, se recentrant autour de son noyau dur catholique, a souhaité avoir un leader à son image. Frigide Barjot a progressivement cessé de représenter les centaines de milliers de personnes qu’elle avait largement contribué à mobiliser pendant l’hiver 2012-2013. À cette évolution sociologique s’est ajouté un changement de stratégie. Tandis que le mouvement créé par la mobilisation dépassait sa cause initiale, c’est-à-dire l’opposition au mariage gay, Frigide Barjot campait sur ses positions de septembre 2012 : rassembler large et lutter exclusivement contre la loi Taubira en avançant, si besoin était, des contre-propositions comme l’union civile. Mais le gros des troupes avait pris conscience de sa force et compris que la vague soulevée dépassait la question du « mariage pour tous ».
Les manifestations de l’hiver ont joué le rôle d’une « Catho Pride ». L’amertume ancienne créée par une laïcité faite pour des athées qui consentaient tout juste à tolérer ces croyants arriérés nourrit un désir inconscient de revanche. Si on ajoute les tentatives répétées visant à marginaliser voire à évacuer la dimension chrétienne de l’histoire et de l’identité françaises, on voit se dessiner un profond « ras-le-bol ». Cette laïcité-là, cette vision-là du passé, des centaines de milliers voire des millions de catholiques français l’avaient en travers de la gorge depuis longtemps.
Au sujet de la nouvelle génération de catholiques, on parle souvent de l’« effet JMJ », ces rassemblements de la jeunesse catholique qui ont créé un sentiment d’appartenance à un groupe puissant. Mais ce phénomène est plus large. D’une manière plus générale, le pontificat de Jean Paul II a beaucoup contribué à redonner aux catholiques la fierté d’appartenir à l’Église. Mais c’est surtout le bouleversement radical des rapports entre les fidèles et l’Église qui a changé la donne : les laïques ne sont plus des ouailles passives et consommatrices de sacrements. Ils ont appris à être citoyens d’une République, c’est-à-dire qu’ils ont acquis, dans leurs rapports avec l’État, le statut de participants souverains plutôt que de sujets passifs et soumis. L’Église, à son tour, les sollicite de plus en plus en tant qu’acteurs et s’emploie à élargir le champ d’action du religieux vers les autres domaines de la vie.
Aujourd’hui plus qu’auparavant, être un bon catholique en France exige des efforts dépassant largement le culte. S’impliquer dans la vie de l’entreprise, dans la vie sociale et politique fait désormais partie intégrante de l’engagement religieux des catholiques français. Dans ces conditions, la religion n’entend plus se contenter de la dimension cultuelle ni se confiner à la sphère privée. En ce sens, la loi Taubira n’a été qu’un prétexte pour investir la place publique dans une démarche qui, pour le moment, relève plus de la prise de conscience collective et de l’affirmation identitaire que d’une revendication politique concrète. Cependant, comme le montre l’exemple des juifs et des musulmans, la frontière entre les deux est loin d’être claire et tranchée.
Que cette mobilisation trouve une nouvelle cause, un ordre du jour qui lui permettrait de se structurer, de s’institutionnaliser et de perdurer ou qu’elle échoue sur les plages estivales, une chose est certaine : une nouvelle génération de catholiques vient de recevoir son baptême du feu. Ainsi, il n’est pas exagéré de conclure qu’au défi lancé par les musulmans de France à l’esprit de la loi de 1905 s’ajoute maintenant sa remise en cause par le réveil d’un nouveau catholicisme identitaire.[/access]
*Photo: Mon_Tours
14 Juillet : la Nation n’était pas à la fête
Comme chaque 14 juillet au matin, le poste de télé est allumé chez moi. J’ai pris l’habitude depuis des années de regarder le défilé militaire. N’imaginez pas que je sois au garde-à-vous devant la télévision. J’ai souvent autre chose à faire : le numéro d’été de Causeur à lire, enguirlander les enfants qui se chamaillent ou m’enquérir des cagettes dont je dispose pour allumer mon barbecue périurbain…
Cette année, des figures imposées et quelques nouveautés ont jalonné cette matinée audiovisuelle de fête nationale. On s’en serait bien passé mais nous sommes en 2013, n’en demandons pas trop. Il y a d’abord eu ces sifflets adressés au chef de l’Etat lors de son passage sur les Champs-Elysées. Renseignements pris, c’est une escouade de la Manif pour Tous qui est à l’origine de cette initiative imbécile. On fera à ce sujet deux remarques. Primo, il est complètement incohérent de traiter François Hollande de diviseur de la nation quand il accélère le processus législatif pour faire passer la loi Taubira puis de venir troubler ce grand moment d’unité nationale que sont les festivités du 14 juillet. Secundo, ce genre de bêtise n’aurait pas pu avoir lieu si Frigide Barjot dirigeait encore ce mouvement. Parce ce qu’elle connaît le poids des symboles, et qu’elle respecte profondément les institutions de notre pays. Ceux qui ont pris sa place s’avèrent extrêmement vulgaires alors même qu’ils invoquaient sa prétendue vulgarité pour lui retirer son porte-parolat. Comme si les sifflets ne suffisaient pas, on fut encore davantage consterné devant les réactions des uns et des autres, comme Pierre Lellouche, qui appuya d’un tweet ces quolibets adressés au « fossoyeur de l’armée française ». Comme si les restrictions budgétaires dans la Grande muette n’avaient pas été largement entamées sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, qui détestait les militaires et ne le cachait même pas. Réactions pavloviennes également du côté du PS, pour dénoncer les siffleurs et Pierre Lellouche. Pourtant, certains ne s’indignaient guère, voire se mettaient eux-mêmes à siffler lorsque Nicolas Sarkozy était victime d’outrages dans l’exercice de ses fonctions présidentielles. Il n’y a pas eu que Lellouche pour briller sur Twitter. Xavier Cantat, élu vert et compagnon de Cécile Duflot, logiquement invité à assister au défilé, paradait ainsi : « Fier que la chaise à mon nom reste vide au défilé de bottes des Champs-Elysées ». Monsieur Cantat n’aime pas les bottes, c’est son droit. Qu’il ait néanmoins la décence de ne pas se prévaloir d’une invitation que l’Etat -ce salaud qui entretient une armée bottée- lui a généreusement octroyée alors qu’il ne fait que vivre avec une ministre, fût-elle Cécile Duflot. Il était très facile à Madame Duflot de demander aux responsables du protocole de ne pas installer de chaise à son antimilitariste de compagnon. On aurait ainsi échappé à ce tweet, témoignage d’antimilitarisme de salon. Au fait, rappelons que c’est l’armée de la Nation qui rend hommage au pouvoir politique démocratiquement élu en défilant devant lui, et pas l’inverse comme le croient stupidement Eva Joly et certains verts.
Je passe sur la programmation musicale des chœurs de l’armée française, quelque peu fantaisiste cette année. Car la cerise, l’énorme cerise sur le gâteau se situait beaucoup plus haut. Dans le ciel de Paris. Figurez-vous que France 2 avait décidé de célébrer la famille Drucker comme si le 14 juillet ne suffisait pas en lui-même. Ainsi, Marie a pu interviewer son tonton qui avait embarqué dans un avion de la Patrouille de France. Imagine-t-on, en d’autres temps, Léon Zitrone sauter en parachute ? Ou même Jean-Claude Narcy piloter un char Leclerc ? Puisque Rémy Pfimlin a décidé de mettre ses animateurs vedettes en première ligne pour gagner la bataille de l’audimat, suggérons-lui d’autres idées. Pourquoi Nagui n’exécuterait pas un saut à l’élastique depuis le haut de la Tour Eiffel, ou David Pujadas une escalade à mains nues de la Tour Montparnasse à l’occasion des festivités célébrant la Libération de Paris ?
À part ça, le Président de la République a parlé, en ce 14 juillet. Il nous a dit que la reprise était là. Quand on vous dit qu’il y a des figures imposées dont on se passerait…
*Photo : France 2.
Comme un homard déguisé en Lou Reed
On pardonnera à Défoncé (Baked en VO) de Mark Haskell Smith son titre un rien racoleur. Car le dernier titre de ce surdoué du roman noir américain, auteur des joyaux subversifs que sont Delicious et Salty, est davantage un polar sur la drogue que les drogués, c’est-à-dire un roman violent, drôle, atroce à l’occasion, mais jamais sordide, trash ou misérabiliste. Mark Haskell Smith n’est ni moraliste ni hypocrite, il renvoie sans jamais s’appesantir, juste par la force comique de sa narration, un certain libéralisme-conservateur à ses contradictions prohibitionnistes. Car si plein de gens vont se massacrer dans Défoncé, y compris avec un gode-ceinture, ce n’est jamais parce qu’ils se droguent mais parce qu’ils sont obligés de transgresser la loi pour le faire.
D’ailleurs, le héros, complètement débordé dès les premières pages, comme d’habitude chez Mark Haskell Smith, est un jeune homme du nom de Miro Basinas qui se considère davantage comme un botaniste de génie que comme un dealer. Ce qui l’intéresse, dans son petit labo de Los Angeles, c’est de mettre au point le Château Pétrus de la weed, le Beluga de la marie-jeanne, le Belotta de la beuh.
Quand il y parvient, il décide de se rendre à Amsterdam pour la prestigieuse Cannabis Cup qui couronne chaque année la meilleure herbe. Et voilà notre Miro Basinas qui la gagne haut la main avec son Elephant Crush contre une autre drogue joliment appelée Ennemi d’Etat. Au passage, il rencontre un tenancier de coffee shop réputé, Gus van der Jipp, qui se déclare prêt à la commercialiser et il tombe amoureux d’une jolie universitaire portugaise qu’il met assez vite enceinte. Bref, nous sommes en plein success story sur fond de volutes cannabiques, de maisons à pignons et de canaux baudelairiens.
Tout va dégénérer quand Miro Basinas rentre au pays. La vieille Europe semble un paradis de douceur en comparaison de la Cité des Anges. C’est un des avantages du polar américain qui nous rappelle sans cesse que si l’Europe, ce n’est pas terrible, les USA sont un miroir aux alouettes. Des alouettes qu’on a facilement tendance à descendre à coup d’AK 47 à la moindre contrariété ethnique ou à la moindre surdose d’antidépresseurs.
À Los Angeles, comme dans toute la Californie, la vente et la consommation du cannabis sont autorisées pour des raisons médicales. Un des pontes de ce commerce légal et hypocrite a une chaîne de magasins et décide de voler la réserve et les plants d’origine de la merveilleuse Elephant Crush de Miro pour étouffer la concurrence. C’est tout de suite comme ça, dans les économies mixtes. L’Etat encadre mais il crée des rentes de situation et certains sont prêts à tout pour les préserver comme n’importe quel syndicaliste français. Mais à la différence du syndicaliste qui prend en otage l’usager, le revendeur subventionné qui cherche à préserver son monopole préfère employer des tueurs, comme l’assez effrayant irlando-salvadorien Shamus Noriega.
Miro pourra, après avoir pris une bastos dans le buffet, compter sur l’aide de son copain Gus qui va arriver d’Europe avec la belle portugaise. Gus retrouvera Miro déguisé en jeune missionnaire mormon, ce qui est une bonne idée sauf quand son compagnon de chambre, autre jeune sectateur de l’Eglise des Saints des Derniers Jours découvre un peu par hasard les plaisirs du SM avec une star de la pop qui ressemble furieusement à Madonna.
On aura compris qu’il semble assez difficile de trouver ennuyeux Défoncé de Mark Haskell Smith, même si vous n’avez jamais fumé un joint. On pourra éventuellement reprocher à l’auteur de vous en donner l’envie, tant les descriptions des séances de dégustation valent celles du beaujolais dans un roman de René Fallet.
Et puis surtout, si vous débarquez à L.A, il y a cet avertissement vestimentaire que vous ne trouverez jamais dans le guide du routard, et qui en même temps vous donnera une idée du ton typique de Mark Haskell Smith : « Vincent fixait le Hollandais assis en face de lui. Qu’est-ce qu’ils ont ces européens ? Ils débarquent à LA habillés pour l’enterrement d’un type branché : T-shirt noir, sweat gris, veste en cuir noir, jean noir, bottes noires et visage rouge luisant. Ce type avait l’air d’un homard déguisé en Lou Reed. Pourquoi les Européens ne regardent jamais la météo ? »
Défoncé de Mark Haskell Smith (traduction de Julien Guérif), Rivages/Thriller, 2013.
*Photo: shane gelinas
Une lecture de plage
Lorsqu’il mourut en 2003 à l’âge de cinquante ans, le romancier chilien Roberto Bolaño laissait derrière lui un immense chef-d’œuvre inachevé, en cinq parties, mystérieusement intitulé 2666. Avec ses 1376 pages, l’édition de poche ressemble à une brique. A cause de son contenu foisonnant, litanique et irrésumable, mais aussi de ses dimensions appropriées, je le lis à la piscine. La troisième partie, intitulée « Partie des crimes », se résume à chroniquer la découverte, aux abords de la ville de Santa Teresa au Mexique, de dizaines de cadavres de jeunes femmes violées et torturées. Cette agglomération de bars louches et de manufactures miséreuses au bord du désert de Sonora ressemble fortement à Ciudad Juárez, cité ravagée par la guerre des gangs et où des centaines de femmes ont vraiment été assassinées, impunément, depuis les années 1990. Lorsque la procession des horreurs m’hypnotise avec ses répétitions amples et obsessionnelles rappelant une Passion de Bach, je glisse le pavé sous ma nuque, me tourne vers le ciel et ferme les paupières pour laisser le soleil m’inonder les yeux comme un halo rouge.
J’entends d’ici les rombières qui s’éventent avec Marie-Claire : « Quelle idée pour une lecture de plage !» Mais l’art a cet avantage sur le toc qu’il transfigure la réalité la plus sordide et nous ouvre l’âme à des horizons inattendus. Qui reprocherait à Baudelaire d’avoir chanté une charogne dans ses Fleurs du Mal, ou à Lynch d’entamer son film culte Blue Velvet par un gros plan sur une oreille coupée ? Bolaño consacra ses dernières énergies de cancéreux à ce livre-cathédrale, ce livre-catacombe, ce réseau de destins et de correspondances entortillé comme un système neuronal. Son univers en apparence absurde respire et pense par lui-même et nous fait penser quand nous nous y abandonnons.
D’où le pavé sous la nuque, le halo rouge et la rêverie fertile qu’ils initient. Pourquoi l’auteur nous décrit-il avec tant de minutie ces personnages sans intérêt de flics suants et dépassés ? De journalistes curieux mais velléitaires ? De magistrats cyniques et d’universitaires superflus ? Parce qu’ils nous sont familiers, d’autant plus familiers qu’ils sont inconsistants, parce qu’ils ne composent pas une lointaine province mais le monde où nous vivons. Parce que ces êtres-fonctions, ces êtres de paille sont totalement démunis et anesthésiés face au mal. Au mal qui, lui, rejaillit avec une réalité aiguë et choquante. Les seuls vrais personnages, dans ce livre, sont les criminels. Le crime est toujours égal à lui-même, mais il n’y a plus de justiciers pour le contenir. Même plus un citoyen pourvu de courage, armé d’une once d’esprit de sacrifice. Le crime est seul sur le ring.
J’ouvre alors les yeux et je regarde autour de moi. Violations de la vie privée, manipulations, irresponsabilité, impunité, complaisance, hypocrisie. Nous sommes tétanisés par notre propre effondrement. La veulerie est identique, moins les cadavres de pucelles, mais ce n’est qu’une question de temps. Il n’est pas loin, le désert de Sonora : il est en nous.
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois.
Lire en regardant Gerard Courant
C’est en 1978 que Gérard Courant débute ce qui deviendra sa série la plus célèbre : Cinématon. Le concept minimaliste du film est simple mais fructueux : filmer en gros plan et le temps d’une bobine de super 8 (soit trois minutes et des poussières) une personnalité du monde des arts et du spectacle en lui laissant faire ce qu’elle veut. À ce jour, le cinéaste a tourné plus de 2700 portraits d’individus de tous horizons : des cinéastes (Godard, Pialat, Oshima, Chahine, Wenders, Garrel, Fuller, Scola…), des comédiens (Bonnaire, Jugnot, Bohringer, Stévenin, Chabat…), des écrivains (Noguez, Paucard, Sollers, Matzneff, Dutourd…), des artistes (Ben, Monory, Ernest Pignon-Ernest…), des philosophes (Faye, Lyotard…), des critiques, des politiciens, des dessinateurs et même notre bien-aimée patronne Elisabeth Lévy (qui a dit « vil flatteur » ?).
Outre l’inestimable intérêt « archéologique » de cet impressionnant tableau de la vie culturelle française de la fin du 20ème siècle et du début du 21ème, le dispositif diabolique inventé par Courant lui permet de revenir à l’essence même du cinéma : enregistrer le Réel le temps d’une bobine comme au temps des frères Lumière, s’écarter du théâtre en se concentrant sur les visages et en privant les modèles filmés de la parole.
Lorsqu’il débute la série Lire en 1986, le cinéaste adopte le même dispositif que celui de Cinématon mais y ajoute le son et une contrainte : il s’agira pour les écrivains filmés de lire les premières pages de leur dernier ouvrage publié. C’est Félix Guattari qui ouvre le bal avec un texte sur Genet. Le spectateur croisera ensuite sur son chemin les visages de Dominique Noguez et Alain Paucard (fidèles complices de Courant) puis ceux de Sollers, Teulé, Dutourd, Aron, Arrabal, Matzneff et une dizaine d’autres.
Cette fois, l’entreprise évoque moins les frères Lumière que Sacha Guitry lorsqu’il réalise Ceux de chez nous en 1915, ambitieux projet d’encyclopédie visuelle regroupant les portraits des plus grands artistes de l’époque (Renoir, Mirbeau, Degas, Rodin, Anatole France…). Dans Lire, il y a ce plaisir de voir les écrivains de notre temps et d’entendre leur voix, la musique de leurs mots. Mais l’exercice n’est pas forcément aisé : certains s’emmêlent les pinceaux et bredouillent (Jean Teulé) et si certains grands écrivains ne parviennent pas vraiment à faire entendre leur style (la lecture un peu décevante de Promenade dans un parc par Louis Calaferte), d’autres dont nous ne goûtons guère la prose se montrent fort habiles dans cet exercice (le cauteleux Philippe Sollers s’avère être un remarquable « liseur »).
De la poésie de Jean Berteault au recueil d’aphorismes (les « Euphorismes » de Grégoire Lacroix), tous les genres littéraires sont représentés. Et il faut même un certain talent de lecteur à Jean-Pierre Faye pour rendre vivant un essai philosophique plutôt ardu (La raison narrative) ou à Roger Odin pour éclaircir un traité consacré à la « sémio-pragmatique » !
Chaque film est une invitation à un voyage littéraire : on se laisse captiver par le génie du conteur Pierre Gripari, par la truculence rigolarde de l’excellent Alain Paucard et il arrive même que notre cœur se serre lorsque la pétillante comédienne Rosette lit les pages consacrées à l’agonie de son père au début du Grand méchant père.
Contrairement à Cinématon, le dispositif de Lire laisse moins de marge de manœuvre aux modèles filmés pour être originaux. Certains tentent néanmoins d’agrémenter le cadre : Arrabal lit derrière un jeu d’échec ou, dans un autre film, reproduit à l’identique un tableau placé derrière lui (avec deux mystérieuses mains posées sur ses épaules). Alain Paucard lit Les criminels du béton en extérieur, devant un beau panorama de ce Paris dont il déplore la disparation. Quant à Dominique Noguez, hasard ou préméditation, il laisse bien en évidence dans sa bibliothèque un ouvrage de Cioran et L’enfer lors de sa lecture des Derniers jours du monde.
Avec cette série Lire, Gérard Courant poursuit d’une certaine manière son travail d’archiviste et nous offre un panorama passionnant de la vie littéraire de 1986 à nos jours. Son œuvre constituera, à n’en point douter, une mine d’or pour les archéologues des temps futurs.
Lire (1-75) de Gérard Courant. 3 DVD. Editions L’Harmattan.
*Photo: Fernando Arrabal lit « Humbles paradis » (1987) par Gérard Courant – Lire #10.
De l’Orient à Venise
Ziem sera artiste ou ne sera rien ! Il prend le risque de l’aventure. Quelques jours plus tard, le voici à Marseille, où un ami de son père, « un ingénieur civil, […] le fait attacher aux travaux de Roquefavour […]. Il entremêle ses travaux de bureau, d’aquarelles qu’il exécute d’après les coins pittoresques de Marseille. Roquefavour est terminé. On attend le duc d’Orléans, qui doit venir le visiter. L’ingénieur lui demande s’il peut en faire une grande vue pittoresque. Il exécute cette vue. Le duc d’Orléans la remarque, et lui fait la commande […] de quatre vues de Marseille pour son album. La commande de l’Altesse est connue. Les Marseillais s’arrachent les aquarelles du jeune peintre, les élèves pleuvent. Il quitte son bureau, et se met à vivre de ce qu’il gagne. »[1. Jules Claretie, La vie à Paris, 1880-1910, Eugène Fasquelle éditeur.].
Avec cet événement, Félix Ziem trouve son destin. Il visite l’Italie, première et précoce étape de son « grand tour », qui le conduira, quelques années plus tard, pèlerin de la lumière, en Russie (jusqu’en Perse. «[Il] arrive à Venise. Venise, du premier coup, il la sent : ça va être la ville de sa peinture. Il y trouve tout ce qu’il aime, la coloration, la mer, le meublant pittoresque de la marine Mais avant d’en faire sa patrie pour de longues années, il veut voir […] l’école de peinture de Paris […] .». Après son apprentissage parisien, le jeune homme « repart aussitôt pour Venise, que, sauf une excursion de neuf mois en Russie, il habite jusqu’en 1848. […] Enfin […] il se retrouvait en 1848 [à Paris]. Bientôt après, il remportait, au Salon, une première médaille. Son affaire était faite. »[2. Journal des Goncourt, Mémoires de la vie littéraire, 1872-1877.].
L’examen de sa biographie ne modifie que légèrement le récit d’Edmond de Goncourt. On retrouve le voyageur inlassable, l’observateur au coup de crayon habile et rapide (ses carnets de croquis sont superbes. On le voit expérimenter, en grand dessinateur, des angles de vue, et affirmer sa « manière » : une ligne d’horizon très basse pour libérer une belle hauteur de ciel ou un fort premier plan que suscite, à l’arrière, une simple ébauche de paysage, de monuments, mais vigoureuse, Le caïque de la Sultane illustration). L’Orient « compliqué et lointain » le fascine ; il en devient un fin connaisseur et apprend l’arabe. Solitaire, farouchement indépendant, romantique et bourgeois, il échappe aux classifications et ne se soucie que de parfaire son art. Au début de son propre et passionnant Journal, il note, en 1854 : « Je commence à écrire afin de pouvoir m’édifier sur ma peinture et masser mes idées, détruire mes perplexités et suivre une marche réglée et absolue, car le vague de mes inspirations successives m’entraîne et me fait perdre le développement de la force que je sens en moi. ». En 1851, l’État acquiert son « premier » Ziem : Venise, vue du Palais des Doges. Dès lors, sans les rechercher, il accumule les honneurs et les hommages : par le legs d’Alfred Chauchard, l’un des plus passionnants homme d’affaires du XIXe siècle, collectionneur avisé, il est le premier peintre dont une œuvre entre au Louvre de son vivant (1910).
Ziem, si l’on en croit nombre de ses contemporains, fut d’un commerce très séduisant, débarrassé des attributs de l’artiste débraillé. Il s’attire de belles amitiés. Vincent Van-Gogh admire sa lumière, Rodin lui offre une sculpture : « Il a traversé les palais et le désert. Il a donné des leçons d’aquarelle à la reine Victoria, au prince Fritz, le futur empereur d’Allemagne. Il a connu le tsar de toutes les Russies, l’empereur Nicolas dont un geste autrefois faisait trembler l’Europe. Il fut le camarade de Chopin, et c’est chez lui, dans son atelier, que le maître eut l’inspiration première de son immortelle Marche funèbre. » [3. Gustave Coquiot, Des gloires déboulonnées, André Delpeuch éditeur.].
Il fallait bien que son esthétique quelque peu « belle époque » parfois (vraiment, là n’est pas l’essentiel !), et ses vues de Venise reproduites à l’infini lui valussent, même indirectement, des rebuffades, pire, des sarcasmes ! C’est ici qu’entre en scène le critique d’art Gustave Coquiot (1865-1926). Rappelant l’amour unique de Ziem pour la Sérénissime, il oppose (3) à ses « vénitianeries » la harangue d’un fameux agitateur, d’un énervé, plus percutant, plus convainquant aussi, et beaucoup plus radical que n’importe lequel de nos dominants de la critique présente. Il se nomme Filippo Tomaso Marinetti (1876-1944), poète, théoricien, futuriste italien, qui deviendra fasciste, bref, un type infréquentable de nos jours. Mais il possède des arguments, et il est en colère. Gustave Coquiot cite de longs passages d’une conférence que donna Marinetti vers 1910, et ce dernier n’y va pas de main morte ! Il s’en prend à la ville et à ses habitants. C’est Venise qu’il assassine, et c’est Ziem qui saigne ! Marinetti veut du neuf, de l’électricité, de la vitesse, des locomotives : « Vénitiens, Vénitiens ! Pourquoi vouloir être encore et toujours les fidèles esclaves du passé, les vils gardiens du plus grand bordel de l’histoire, les infirmiers du plus triste hôpital du monde, où languissent des âmes mortellement empoisonnées par le virus du sentimentalisme. »
Et Octave Mirbeau enfoncera un peu plus la ville dans sa lagune : « Venise a chaviré sous le poids des imbéciles. Les littérateurs l’ont peinte et les peintres l’ont décrite. […] Venise n’est plus qu’une carte postale en couleurs. Quant aux hommes et quant aux femmes, ils ont été noyés dans la lagune. Il ne reste plus que des gondoliers, des grandes dames et quelques lévriers. »[4. Texte d’Octave Mirbeau pour une exposition de Claude Monet, Venise, chez Bernheim jeune et Cie, repris dans L’Art moderne, 2 juin 1912.].
Il faut lire Mirbeau, Marinetti, les intransigeants, les colériques et autres atrabilaires, mais les lire à Venise, et se rendre sans crainte au Petit palais : si l’on y entre dubitatif, voire hostile, on en sort définitivement « philoziemite » !
Exposition Félix Ziem, J’ai rêvé le beau, peintures et aquarelles, Petit palais, du 14 février au 4 août 2013
*Photo : © ZIEM Petit Palais / Roger-Viollet.
Blaise Cendrars, voyageur mythographe
Blaise Cendrars est enfin arrivé au port. Deux volumes de ses œuvres autobiographiques accompagnés d’un album viennent de paraître en Pléiade. Cet écrivain insaisissable mort en 1961, voyageur mythographe, pour ne pas dire mythomane, dont la volonté permanente fut de brouiller les pistes et d’effacer ses traces, aurait-il été heureux qu’on lui signifiât par cette consécration éditoriale la fin de son errance ? Gageons que oui : le principal souci de Cendrars aura été de se construire une légende, parce que la légende est un masque mais aussi, étymologiquement, parce ce que la légende, c’est ce qui doit être lu.
Et nous devons lire et relire Cendrars, aujourd’hui plus que jamais. Cet écrivain du voyage qui détestait cette appellation nous apprend comment disparaître, comment partir, un de ses verbes fétiches. Quand le nomadisme des modernes consiste à évoluer dans des non-lieux identiques sous toutes les latitudes, tout en étant toujours joignables, Cendrars témoigne d’un temps où le départ avait encore un sens et répondait à une nécessité :
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Ce poème est le plus connu de Cendrars. Ce n’est pas un hasard : il est l’exergue indispensable pour saisir le projet de l’écrivain. On ne peut aimer que dans le départ, on ne peut aimer que dans la rupture, on ne peut aimer que dans la réinvention constante de soi.[access capability= »lire_inedits »] Cendrars redoutait les points de départ (il a très vite renié la Suisse où il était né en 1887) comme les points d’arrivée. Il ne se sentait bien que dans l’entre-deux : sa patrie, c’était le mouvement. On l’a pour cela hâtivement classé dans les manuels en compagnie de Morand ou Larbaud. C’est un peu court : contrairement aux deux autres, ce qui compte pour lui dans le voyage, ce n’est pas le voyage, c’est l’amour.
À son sujet, l’histoire littéraire a souvent été vite en besogne : si Cendrars bourlingue, pour reprendre un autre de ses verbes totémiques, qui a donné le titre d’un de ses grands livres, ce n’est pas seulement pour découvrir le vaste monde dont il sent en ce début de vingtième siècle qu’il ne sera plus vaste très longtemps, mais pour se décentrer, pour n’être jamais là où on l’attend. Ce n’est pas la distance qui importe : on peut être très loin tout près. Certes, le jeune homme nommé Sauser a connu Moscou et New-York tandis que l’homme devenu Cendrars a presque fait du Brésil une patrie possible, mais on sent bien dans Bourlinguer, ce chant d’amour aux ports, que l’Ailleurs commence aussi bien à Brest, La Corogne ou Rotterdam qu’à « Paris-port-de-mer » où notre voyageur, soudain immobile, fait le nègre à la bibliothèque Mazarine en recopiant des romans de chevalerie.
Ne nous méprenons pas, cependant : cet éloge dialectique d’une absence qui permet de se retrouver n’exprime ni le dégoût de soi, ni le désir d’enracinement. Claude Leroy, le maître d’œuvre de cette édition, montre de façon lumineuse comment Cendrars joue avec les deux sens du verbe partir, qui signifiait aussi, il y a longtemps, partager, séparer et même se séparer de quelqu’un ou de quelque chose, c’est-à-dire accoucher.
Cendrars a voyagé, parfois, comme Michaux, par l’imagination, tout en refusant que le voyage soit un triste rendez-vous avec soi-même à l’autre bout du monde. Réel ou fantasmé, le voyage est à la fois la rencontre des autres – « Le monde est plein de Nègres et de Négresses / Des femmes des hommes des hommes des femmes » –, mais aussi la découverte d’un autre visage de soi. N’oublions pas qu’il a choisi son pseudonyme parce qu’il évoquait les cendres dont le phénix toujours renaît. Et des renaissances, il en a connu plusieurs.
La plus violente fut la guerre de 14, comme pour Apollinaire. Apollinaire et Cendrars ont d’ailleurs des destins parallèles et croisés. Apollinaire fera le portrait de Cendrars pour un galeriste et Cendrars écrira un hommage posthume à Apollinaire dès 1919. Tous deux sont des étrangers de langue française qui aiment la France. Tous deux le prouvent en s’engageant volontairement. Il est des renaissances dont on meurt : blessé à la tête, Apollinaire est trépané et emporté par la grippe espagnole. Quant à Cendrars, la guerre ne le tue pas mais le mutile. Le 28 septembre 1915, lors de l’assaut d’une ferme en Champagne, il est amputé du bras droit au-dessous du coude. Sa main d’écrivain, évidemment. Mais cette infirmité n’abattra pas le phénix, comme le montre le mot émerveillé et ironique de Picasso : « Cendrars, le poète qui est revenu de la guerre avec un bras en plus. »
Cendrars racontera cette guerre beaucoup plus tard, en 1946, dans La Main coupée, texte qui, avec Bourlinguer, L’Homme foudroyé et Le Lotissement du ciel, forme la tétralogie de récits de souvenirs rassemblés dans le volume de la Pléiade. Mais La Main coupée a une particularité, qui n’est pas mince. Cendrars est né à la littérature avec le cubisme, il est l’ami de tous les peintres de son époque qui comptent, et il y a chez lui une manière de cubisme littéraire qui fait exploser les formes pour en créer de nouvelles. La plupart du temps, il écrit comme il voyage, sans destination précise, sans plan préconçu – en tout cas c’est l’impression qu’il veut donner. On vagabonde, on extravague entre des fragments qui font se chevaucher les époques et les lieux, mêlent le vrai, le faux, le presque vrai, inventant une forme d’autofiction, le nombrilisme en moins. Sauf dans La Main coupée, récit sans fioritures d’une guerre qui est aussi une exploration des hommes, au travers de courts chapitres où l’horreur est tranquillement quotidienne.
Renaître encore, renaître toujours, voilà le seul voyage qui vaille. Pour l’accomplir, il faut avoir la morale d’un homme en cavale, d’un passager clandestin, d’un hors-la-loi définitif. Avez-vous remarqué que dans sur notre planète quadrillée par une surveillance électronique généralisée, il n’y a plus de cavale possible ? Les irréguliers sont vite repérés et arrêtés. Cendrars refuse d’être arrêté, à tous les sens du terme, comme l’indomptable Moravagine, personnage monstre d’un roman monstre. On ne s’étonnera donc pas de son goût pour François Villon, poète, truand et surtout homme à la biographie incertaine qui disparaît soudain des écrans radars du Moyen Âge sans que l’on sache quand et comment il est mort. Dans une préface de 1938 à un essai sur Villon qui ne verra jamais le jour, Cendrars expliquait son identification fraternelle à l’auteur de la Ballade des pendus : « Comme lui n’ayant pas terminé mes études, les ayant à peine ébauchées, comme lui me délectant de mes mauvaises fréquentations, et m’étant mis (…) hors de la cité, délibérément hors de la patrie pour mieux me connaître ou, ce qui revient au même, vivre, perdre ma vie avec les hommes. »
Apollinaire écrivait dans Calligrammes : « Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir. » Cendrars aurait pu chanter « la joie d’errer et le plaisir d’en renaître ».[/access]
Œuvres autobiographiques complètes de Blaise Cendrars (édition publiée sous la direction de Claude Leroy), La Pléiade, 2013.
Album Cendrars (iconographie choisie et commentée par Laurence Campa), La Pléiade, 2013.
Le rêveur du beau
En 1975, Claude Régy met en scène la pièce de Nathalie Sarraute, C’est beau. On y voit l’impossible situation morale d’un couple, qui n’ose dire, en présence de leur fils, d’un objet, d’un paysage, d’un tableau « C’est beau ! ». Le fils révèle à ses parents la convention insupportable, qui gouverne cette expression pourtant modeste et sincère. La pièce signalait que nous étions véritablement entrés dans l’ère du doute, et que nous ne pourrions plus reconnaître innocemment une simple sensation de plaisir. L’exceptionnel talent de Sarraute rendait cela à la fois supportable et amer. Mais on se disait que, peut-être, il y aurait une issue…
Les temps ont changé. Aujourd’hui, nous sommes toujours plus ou moins coupables, mais nous avons des circonstances atténuantes et, surtout, nous prétendons avoir le droit de dire notre satisfaction et notre reconnaissance devant l’œuvre d’un peintre. Pourtant, après Auschwitz, les choses ne se sont pas arrangées, et nous nous installons, pour finir, dans un temps étrange qui détruit lentement, les uns après les autres, les éléments de notre confort et de notre incomparable mode de vie. Nous voyons aussi qu’une partie de la classe artistique nous intime l’ordre de nous rendre à des « événements », à des « installations » parfois intéressantes, souvent navrantes, qui mêlent le ricanement hypercritique à la dérision grimaçante. Malgré cela, quelque chose persiste en nous, qui veut sortir, se libérer, nous entraîner à murmurer « C’est beau ! ».
L’exposition que le Petit Palais – grâces soient rendues à ce musée, qui jamais ne nous déçoit !- consacre à Félix Ziem, montre des œuvres d’une évidente beauté. Dira-t-on de cette beauté qu’elle est académique, classique, ou encore banale, on n’aura pas résolu son énigme : « Il a vu les Indes, chassé le tigre, rêvé sur le Nil en regardant les ibis roses. il a cherché la couleur à travers le monde. Je vois encore son œil bleu profond se fixant sur un ciel clair, aux environs de Versailles, et je l’entends dire en hochant la tête :
– C’est beau, un ciel ! J’en ai tant vu des ciels !
On l’avait oublié, mais la postérité, bonne fille et juge équitable, retrouve enfin Félix Ziem !
« Félix Ziem ? Un illustrateur pour carte postale ! Un pourvoyeur en toiles joliment colorées, bien propres à décorer les murs de la bourgeoisie du Second empire ! ». Ce jugement définitif ne rend compte que de la part la plus commerciale de sa production, qui fit sa fortune en effet. Il serait regrettable qu’il écartât d’emblée les esprits curieux d’une œuvre importante. Il faut demeurer sourd à la plainte des grincheux, des arbitres du goût, des censeurs de la néo-conformité : piètres suiveurs de Baudelaire et de son beau bizarre, ils vont répétant que la société veut du progrès dans les arts, et que cela se démontre par l’avant-garde. Ils réclament de la transgression partout c’est à dire nulle part, et pâment devant un beau bazar… Or, il n’est pas de progrès en cette matière. Il n’y a que des chocs, des éblouissements, des tremblements de chair et d’esprit, des suffocations cérébrales. On verra d’ailleurs, plus loin, avec quel entrain, quelle réjouissante ironie, l’œuvre de Ziem fut reléguée au rang de vieillerie décoratrice par un homme pressé, un « lyrique industriel » enragé de vitesse, auprès de qui nos petits Modernes font morne et blême figure.
Félix Ziem fut en effet couvert d’honneurs, aimé des princes et des Républiques, recherché par la bourgeoisie et par les spéculateurs, il fournit à tous les salons du faubourg Saint-germain des vues de Venise, et parut, sa vie durant, satisfait du sort matériel et moral que son talent lui mérita. Tout cela est vrai mais ne dissipe pas son mystère, ni ne rend justice au projet artistique de ce coloriste surdoué : restituer la surprise heureuse que lui procurait les formes, les lignes, l’«organisation» admirable qu’il distinguait dans le spectacle du monde. Confiant à la lumière le premier rôle, il se consacra aux effets physiques qu’elle produit sur la matière, aux troublantes animations qu’elle suscite dans le monde visible. C’est ainsi que dans L‘Envol des flamands roses , le battement des ailes de tous ces oiseaux libère une évaporation de plumes, d’air et d’eau, un gaz adorablement coloré, provoque une suspension de particules heureuses, une collision d’atomes tendres, qui contamine l’ensemble de la toile et lui donne l’apparence d’une colonne de chaleur au paradis, d’un remuement féerique presque abstrait.
Félix Ziem est né à Beaune en 1821 d’une mère bourguignonne et d’un père peut-être arménien d’origine. Elève à l’école des beaux-arts de Dijon, il semble d’abord s’orienter vers l’architecture, sans doute par obéissance obligée à son père. Mais sa vocation est ailleurs. C’est ici qu’il faut chercher les témoignages de contemporains dans les rayons de la bibliothèque. Rendez-vous chez les plus fameux concierges du XIXe siècle, mauvaises langues mais plumes légères, qui ont tenu une loge bruyante, fréquentée par tout ce qui comptait alors : les frères Goncourt. Jules meurt en 1870 ; le 14 février 1872, Edmond a pour voisin de table Félix Ziem. Ils se parlent. Les deux hommes se revoient le 1er mars ; Edmond est l’hôte, Félix l’invité. Ce dernier se livre à une confession, qui dessine la silhouette d’un homme résolu, tout à a fois acharné et dilettante, d’une totale indépendance : « En 1839, il remportait, à Dijon, […] trois prix : succès qui lui assurait la médaille et une bourse pour étudier à Paris. Mais il était déjà un peu révolutionnaire dans l’art. Une cabale se formait contre lui, et le préfet lui retirait sa bourse. Une scène s’ensuivait avec le préfet, qui faisait jeter l’artiste à la porte de son cabinet. Le jeune Ziem avait déjà la confiance dans le succès, l’audace, la jactance. Il disait alors qu’il ne voulait pas être marchandé ainsi, et qu’il lui fallait étudier à Rome. Son père s’y refusait, un père dur sans tendresse. Il avait alors perdu sa mère, une mère qui l’adorait […] Alors il décampait de la maison paternelle, sans un sou […] » .
Exposition Félix Ziem, J’ai rêvé le beau, peintures et aquarelles, Petit palais, du 14 février au 4 août 2013
*Photo : © ZIEM Petit Palais / Roger-Viollet.
Caillassage à Brétigny-sur-Orge : La société déraille
Alors que le bilan définitif du déraillement du Paris-Limoges à Brétigny-sur-Orge (Essonne) n’est pas encore connu, et que l’enquête sur les causes de ce drame ne fait que commencer, les chaînes d’information et les sites d’information ont beaucoup bavardé mais donné peu d’informations. À l’exception du site du Parisien. Le journal rapporte en effet que le travail des secours a été perturbé par des « jeunes »… « Deux personnes ont été placées en garde à vue pour avoir dérobé des téléphones portables appartenant à des membres du SAMU. Des véhicules de secours ont également été caillassés. Les policiers doivent faire face à une grosse tension pour maintenir le cordon de sécurité : énormément de curieux font pression pour entrer. » Que les curieux voyeuristes soient des idiots, c’est entendu. Que des gamins désœuvrés attaquent les véhicules de secours transportant les blessés, c’en est une autre. Un syndicaliste policier expliquait également à nos confrères d’Europe1.fr que certains « jeunes » ont pillé les cadavres : « à 17 heures 30, alors que nos collègues interviennent, ils voient un groupe de jeunes qui approchent et qui semblent porter secours aux victimes. Très rapidement, ils se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres ». Ca s’est passé en France. Quelque part au XXIe siècle.
Mais ne sombrons pas dans l’amertume, et attendons avec une grande impatience les premières réactions de sociologues à ce sujet. S’ils ne sont pas tous partis en vacances on les verra peut-être sur les plateaux de télévision nous expliquer non pas les causes du déraillement lui-même, mais excuser avec un grand sourire bienveillant ces « jeunes » « désœuvrés »… car oui, ma bonne dame, si les jeunes attaquent les pompiers c’est à cause de la crise, de l’urbanisme, des contrôles de police au faciès, de la pénurie de stages, des trains en retard…
Hier un train a déraillé, et c’est un drame national. Hier la société aussi a déraillé. Et c’est le drame dans le drame.

