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Extension du domaine de la foi


Extension du domaine de la foi

manif pour tous cathos

« Le médium, c’est le message. » La maxime de Marshall McLuhan nous enseigne que les médias créent la réalité qu’ils montrent. Elle s’applique tout aussi bien au mouvement de contestation contre la loi Taubira. Davantage que le refus du mariage et de l’adoption pour les couples de même sexe, c’est le choix de la rue qui, par la logique propre de cette forme particulière de mobilisation, a façonné un véritable phénomène social, un mouvement de masse à la fois très catholique et foncièrement contemporain, dépassant la cause qui lui a donné naissance.
Après presque un an de débat passionné quoique rarement passionnant – il est opportun de rappeler qu’il y a deux ans, la question semblait être déjà réglée dans l’opinion. Il y a un an  encore, après la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle et celle de la gauche aux législatives, les Français semblaient globalement favorables à l’ouverture du mariage et de l’adoption : selon l’IFOP,  au début de l’été 2012, 63% des sondés soutenaient le mariage homosexuel et 53 % l’adoption pour tous. C’est dans ce contexte que le PS inscrit ces mesures dans son « Projet 2012 ». Comme avant Maastricht, comme avant le référendum sur le traité constitutionnel européen, le gouvernement, et d’ailleurs l’ensemble de la classe politique, sont convaincus que l’affaire est pliée.
Mais cette adhésion d’apparence solide est déjà à nuancer : entre 2011 et 2012, le soutien à l’adoption connaît un léger reflux à mesure que les projets du gouvernement se précisent. Sensibilisés à la question concrète de la filiation, certains ont changé d’avis.
C’est à ce moment-là, à la veille du 15 août 2012, que les évêques de France appellent les fidèles à prier pour la famille, dans un texte s’opposant au mariage homosexuel et à l’homoparentalité. La vraie bataille commence. À la rentrée 2012, quelques personnalités issues d’une quarantaine d’associations – dont certaines ne sont que des coquilles vides  – adoptent une stratégie commune et décident de constituer un front aussi large que possible contre la loi Taubira. Alors que la polémique fait déjà rage dans les émissions-café du commerce des radios et des télés, Frigide Barjot rêve d’un rassemblement unitaire qui irait des associations catholiques aidées par l’Église à Lionel Jospin, son épouse Sylviane Agacinski et Jean-Pierre Chevènement, sans oublier les quelques parlementaires de gauche, souvent élus des Antilles, opposés au projet de loi. Très rapidement, la décision d’appeler à des manifestations géantes est prise ; une première date est fixée au 18 novembre  et le collectif adopte le nom qui restera le label du mouvement : la Manif pour tous.
Pendant ce temps, le débat cathodique continue et fixe les lignes de clivage. Selon une enquête d’opinion IFOP réalisée pour Le Monde, début novembre, si 61% du panel interrogé se déclare toujours favorable au mariage gay, les partisans de l’adoption ne sont plus que 48%. L’équilibre des forces ne bougera plus. En d’autres termes, avant même la première manifestation, chacun a choisi sa religion. Les manifestations n’auront pas d’impact durable sur l’opinion générale. Mais peu à peu,  la grosse machine de la Manif pour tous commence à dicter sa propre logique : radicalisation du message, rétrécissement de la base de la mobilisation.
Pourquoi ?.[access capability= »lire_inedits »] Si le débat médiatique donne l’occasion de mettre aux prises des personnes et des points de vue contradictoires – encore que dans un dispositif qui s’avère souvent être un piège –, seuls les plus motivés et les plus organisés ont l’énergie de battre le pavé. Par ailleurs, si quelques électrons libres de gauche se sont opposés au « mariage pour tous » dans les médias, ils ne sont pas prêts à descendre dans la rue pour se mêler à une foule catholique et de droite. En outre, T-Shirts, banderoles et slogans ne favorisent pas les messages les plus subtils et nuancés. Les formules doivent être courtes et claires. Voilà comment le mouvement se réduit, sociologiquement et idéologiquement, à sa base la plus étroite et la plus radicale : les catholiques plus ou moins pratiquants. Entre novembre 2012 et fin mai 2013, grâce à la mobilisation, les cathos ont graduellement pris conscience d’exister en tant que groupe social soudé par l’expérience et la joie de se retrouver ensemble. Souvent minoritaires dans leur vie quotidienne, des centaines de milliers de catholiques qui ont participé à au moins une manifestation se sont sentis, au moins pour un après-midi, majoritaires. Et la couverture médiatique globalement hostile au mouvement a renforcé le sentiment de solidarité et d’appartenance des sympathisants de la Manif pour tous.
Ce processus a abouti à un curieux épisode : le succès de la mobilisation et la cristallisation d’un noyau dur catholique en son sein ont entraîné la marginalisation puis l’éviction pure et simple de sa figure de proue. Le talent médiatique de Frigide Barjot, précieux lorsque le débat se cantonnait aux plateaux de télévision et de radio, n’a pas pu empêcher son exclusion du mouvement lorsque celui-ci, se recentrant autour de son noyau dur catholique, a souhaité avoir un leader à son image. Frigide Barjot a progressivement cessé de représenter les centaines de milliers de personnes qu’elle avait largement contribué à mobiliser pendant l’hiver 2012-2013. À cette évolution sociologique s’est ajouté un changement de stratégie. Tandis que le mouvement créé par la mobilisation dépassait sa cause initiale, c’est-à-dire l’opposition au mariage gay, Frigide Barjot campait sur ses positions de septembre 2012 : rassembler large et lutter exclusivement contre la loi Taubira en avançant, si besoin était, des contre-propositions comme l’union civile. Mais le gros des troupes avait pris conscience de sa force  et compris que la vague soulevée dépassait la question du « mariage pour tous ».
Les manifestations de l’hiver ont joué le rôle d’une « Catho Pride ». L’amertume ancienne créée par une laïcité faite pour des athées qui consentaient tout juste à tolérer ces croyants arriérés nourrit un désir inconscient de revanche. Si on ajoute les tentatives répétées visant à marginaliser voire à évacuer la dimension chrétienne de l’histoire et de l’identité françaises, on voit se dessiner  un profond « ras-le-bol ». Cette laïcité-là, cette vision-là du passé, des centaines de milliers voire des millions de catholiques français l’avaient en travers de la gorge depuis longtemps.
Au sujet de la nouvelle génération de catholiques, on parle souvent de l’« effet JMJ », ces rassemblements de la jeunesse catholique qui ont créé un sentiment d’appartenance à un groupe puissant. Mais ce phénomène est plus large. D’une manière plus générale, le pontificat de Jean Paul II a beaucoup contribué à redonner aux catholiques la fierté d’appartenir à l’Église. Mais c’est surtout le bouleversement radical des rapports entre les fidèles et l’Église qui a changé la donne : les laïques ne sont plus des ouailles passives et consommatrices de sacrements. Ils ont appris à être citoyens d’une République, c’est-à-dire qu’ils ont acquis, dans leurs rapports avec l’État, le statut de participants souverains plutôt que de sujets passifs et soumis. L’Église, à son tour, les sollicite de plus en plus en tant qu’acteurs et s’emploie  à élargir le champ d’action du religieux vers les autres domaines de la vie.
Aujourd’hui plus qu’auparavant, être un bon catholique en France exige des efforts dépassant largement le culte. S’impliquer dans la vie de l’entreprise, dans la vie sociale et politique fait désormais partie intégrante de l’engagement religieux des catholiques français. Dans ces conditions, la religion n’entend plus se contenter de la dimension cultuelle ni se confiner à la sphère privée. En ce sens, la loi Taubira n’a été qu’un prétexte pour investir la place publique dans une démarche qui, pour le moment, relève plus de la prise de conscience collective et de l’affirmation identitaire que d’une revendication politique concrète. Cependant, comme le montre l’exemple des juifs et des musulmans, la frontière entre les deux est loin d’être claire et tranchée.
Que cette mobilisation trouve une nouvelle cause, un ordre du jour qui lui permettrait de se structurer, de s’institutionnaliser et de perdurer ou qu’elle échoue sur les plages estivales, une chose est certaine : une nouvelle génération de catholiques vient de recevoir son baptême du feu. Ainsi, il n’est pas exagéré de conclure qu’au défi lancé par les musulmans de France à l’esprit de la loi de 1905  s’ajoute maintenant sa remise en cause par le réveil d’un nouveau catholicisme identitaire.[/access]

*Photo: Mon_Tours

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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