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Égypte : cinquante nuances de vert

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Les militaires ou les barbus : pour la plupart des commentateurs, cette équation implacable décrit le piège dans lequel est enfermée l’Égypte d’aujourd’hui, comme l’était l’Algérie de 1991. La réalité, derrière la répression meurtrière et la persécution des Frères égyptiens, c’est que jamais les partisans de l’ordre vert et ceux de l’ordre kaki n’ont été aussi proches idéologiquement. Toute la question est de savoir s’ils peuvent s’arranger politiquement.

Il est vrai que le coup d’État militaire qui a mis fin (ou prétendu le faire) aux trente mois d’agitation qui ont suivi le « Printemps arabe » de la place Tahrir donne un sentiment de déjà-vu : des islamistes élus légalement, sinon démocratiquement, sont soupçonnés (en Algérie), ou convaincus (en Égypte), de menacer les libertés ; l’armée, répondant à l’appel plus ou moins spontané du peuple, intervient pour les sauver. En somme la « démocratie » (ou ce qui en tient lieu) amène au pouvoir des ennemis de la démocratie, finalement exclus par des démocrates qui usent de la force et de l’arbitraire. Ainsi formulée, l’équation a certes le mérite de se conformer à nos catégories et représentations. L’ennui, c’est qu’elle n’a pas de solution.

Il nous faut changer de lunettes pour voir ce qu’il y a d’inédit dans la situation. Il ne s’agit pas, pour les Égyptiens, de choisir entre Dieu et l’armée, mais d’organiser le partage du pouvoir entre les deux – ce qui revient dans les faits à décider qui est autorisé à incarner l’un et l’autre. Les images de conflit sanglant, voire de guerre civile, qui défilent sur nos écrans ne racontent pas un nouvel épisode de la lutte entre Lumières et obscurantisme, ni même entre laïcité et théocratie. Pour le comprendre, il faut se pencher sur l’actuel homme fort du pays, le général Abdel Fattah Al-Sissi. En commençant par rappeler que c’est Mohamed Morsi qui l’a fait roi.

Il y a un peu plus d’un an, lorsque Morsi s’est senti assez fort pour arracher le pouvoir à l’armée en limogeant le vieux maréchal Tantawi, il a personnellement choisi Al-Sissi, dont le profil réunissait plusieurs atouts pour le pouvoir issu des Frères musulmans. Le premier était sa position relativement subalterne au sein du Conseil suprême des forces armées qui a fait office de gouvernement de transition après la chute de Moubarak. À 57 ans, Al-Sissi était le plus jeune (et le plus récent) membre de la puissante institution, et aussi l’un des rares qui, n’ayant pas participé à la guerre de 1973, ne pouvait jouer les héros de guerre. Pour parfaire le tableau, le général jouissait d’une réputation de musulman pieux, ayant l’habitude de parsemer sa conversation de références coraniques, son épouse respectant un code vestimentaire religieux très strict.[access capability= »lire_inedits »]

L’histoire regorge de scénarios de ce genre, où le pouvoir de transition est confié soit au plus incompétent, soit à celui que l’ensemble des prétendants estiment le moins menaçant. En 1795, Barras voyait le jeune général de brigade Bonaparte comme un officier compétent, docile et idéologiquement irréprochable, dénué d’ambition personnelle et de charisme excessif – contrairement aux Hoche, Moreau ou Pichegru. Comme l’homme-qui-se-croyait-fort du Directoire, le président égyptien déchu pensait certainement avoir trouvé en la personne d’Al-Sissi le « sabre » idéal.
Certes, il est un peu tôt pour le comparer à Bonaparte. Mais derrière sa modestie de façade, le général quinquagénaire s’imagine – et se prépare peut-être – un grand destin. À peine le gouvernement d’après-putsch formé, Al-Sissi a laissé entendre que rien ne l’empêcherait de briguer la présidence de la République (tout en s’engageant à quitter l’armée s’il y parvenait). Peu après, on trouvait sur YouTube une vidéo chantant ses louanges et celles de l’armée, tandis que les manifestants anti-Morsi brandissaient son portrait officiel.

Reste à savoir quelle vision politique entend servir cette ambition. Dans un article remarqué de la revue américaine Foreign Affairs[1. « Sissi’s Islamist Agenda For Egypt, The General’s radical Political Vision », Foreign affairs, 28 juillet 2013.], l’historien Robert Springborg, spécialiste de l’Égypte, avance une thèse intéressante. Selon lui, tout en veillant jalousement sur leur statut de tuteur de l’État, donc sur leur rôle prépondérant dans la conduite des affaires publiques, l’armée égyptienne et son état-major se sont écartés de la voie nationaliste et vaguement laïque tracée par Nasser, Sadate et Moubarak. Al-Sissi est idéologiquement et culturellement plus proche de Mohamed Morsi que du maréchal Tantawi. Là encore, il existe un précédent français : les bouleversements qu’ont connus l’armée égyptienne et son corps d’officiers ces dernières décennies rappellent ceux qui ont secoué l’armée française au cours du XIXe siècle, lorsque l’anticléricalisme et le jacobinisme viscéraux hérités de la Révolution cédèrent la place à un retour progressif de la hiérarchie militaire au catholicisme et aux idées conservatrices.

Il est particulièrement instructif, à cet égard, de lire le mémoire rédigé par Al-Sissi en 2006, lors de son séjour à l’Army War College aux États-Unis. Ce texte se veut clairement islamo-compatible. Pour l’homme qui apparaît aujourd’hui comme l’ennemi mortel des Frères musulmans, le rôle prépondérant de l’islam dans la culture égyptienne et la nécessité d’y arrimer les institutions de la cité constituent le point de départ de toute réflexion politique. « La Constitution, constate Al-Sissi, doit intégrer et codifier les principaux principes de la religion musulmane […] la démocratie doit être fondée sur les croyances islamiques. » S’il avait été pharmacien, ingénieur, médecin ou avocat, il est probable qu’Al-Sissi aurait milité chez les Frères et qu’il manifesterait, ces jours-ci, contre la destitution de Mohamed Morsi. S’il a décidé de renverser Morsi, puis de l’arrêter, ce n’est pas parce que celui-ci est islamiste mais parce qu’il le tient pour un piètre chef d’État dont l’action a affaibli l’Égypte et menacé son unité.

Que faut-il en conclure ? Selon Springborg, Al-Sissi n’est pas l’homme de la transition démocratique, mais celui qui acclimatera en Égypte le modèle pakistanais élaboré à la fin des années 1970 par le général Muhammad Zia Ul-Haq. Arrivé au pouvoir par un coup d’État, il avait mené une politique d’islamisation profonde de l’État et de la société[2. 2. On pourrait également évoquer l’exemple de Boumédiène, en Algérie, qui a donné son feu vert à l’islamisation de la société pourvu que le pouvoir politique et économique reste à l’armée.]. À en juger par le chaos indescriptible qui règne au Pakistan islamisé et par la menace qu’il représente pour la région et pour le monde, la thèse de Springborg est pour le moins décourageante. Toutefois, l’historien surestime sans doute le poids de l’idéologie et des convictions politiques dans l’abandon, par l’élite militaire égyptienne, du nationalisme post-nassérien. On peut toujours déplorer que, dans la synthèse islamo-nationaliste esquissée par Al-Sissi, la composante islamique ait un poids excessif – de même qu’il est bien dommage que l’Égypte ne soit pas l’Angleterre. Mais la politique, de préférence, doit avoir partie liée avec le réel et cette analyse a au moins le mérite de la lucidité. En 2006, il estimait peu probable que la démocratie dans le monde arabe pût se calquer sur le modèle occidental laïque et libéral. Les événements ont pour le moins confirmé ce pronostic. Al-Sissi n’est pas un doctrinaire. Certainement croyant et très pieux en privé, il n’en est pas moins d’abord un politique. Et il sait qu’il serait suicidaire de prétendre gouverner l’Égypte (et la plupart des pays arabes ou musulmans) en faisant abstraction de toute référence à l’islam.

Dans ces conditions, l’Égypte est peut-être le théâtre d’un tournant historique qui, après l’abandon de la troisième et dernière grande promesse faite aux peuples arabes, ouvrirait la voie à une synthèse jusque-là inédite. Au cours du siècle écoulé, l’avenir radieux a successivement pris les visages de la modernité occidentale, du nationalisme progressiste et de l’islamisme. Les puissances coloniales ont proposé les mœurs et les valeurs de l’Occident en modèle à l’élite des colonisés avant de leur fermer la porte au nez. Entre 1945 et 1970, de l’Algérie à l’Irak en passant par la Libye, la Tunisie et l’Égypte, les élites indépendantistes (qui étaient souvent les mêmes) ont instauré leur mainmise sur les nouveaux États, où d’anciens officiers et fonctionnaires subalternes pouvaient devenir généraux, ministres, ambassadeurs et présidents. Tout en maniant l’imaginaire progressiste, selon lequel les idées, techniques et institutions du colonisateur devaient être retournés contre lui pour le profit des masses. La faillite de ces régimes nationalistes devenus des oligarchies corrompues a fait le lit de l’islamisme, dernier espoir d’une vie meilleure.

Pour les islamistes, tous les malheurs venaient précisément de la volonté des dirigeants arabes de singer l’Occident, au détriment de la véritable identité des musulmans. « L’islam est la solution ! », proclamait Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans. Le coup d’État du 3 juillet, soutenu par un très grand nombre d’Égyptiens, prouve que la voie tracée par Al-Banna et ses disciples est, elle aussi, une impasse. À défaut de proposer une quatrième grande promesse affublée d’« isme », les Égyptiens sont peut-être en train d’inventer une formule moins flamboyante mais plus pragmatique. Certes, et ils le savent, l’islam n’est pas la solution. Mais que cela nous plaise ou non, il n’y aura pas en Égypte, en tout cas dans un avenir prévisible, de solution sans l’islam.[/access]

*Photo : sierragoddess.

Le pacifisme inconditionnel, quelle connerie !

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Il faut absolument entendre les Chrétiens de la région qui risquent de pâtir d’une intervention militaire en Syrie.

Plus généralement, avant d’intervenir en force au secours d’une cause juste et urgente, il faut prendre en compte les effets pervers et prévisibles de cette action bien intentionnée.

Le sort des minorités peut être une raison pour ne pas intervenir en Syrie. vIl faut mettre cette raison en balance avec les autres paramètres de la décision.

Pour autant, il est criminel d’arrêter au nom d’un principe moral inconditionnel, au nom du pacifisme, le bras armé qui s’oppose aux crimes.

Les politiques n’ont que faire de principes moraux inconditionnels.

Ils doivent peser tous les effets prévisibles des diverses options qui sont à leur portée, sans exclure a priori la force armée, et encore moins la menace de l’emploi du big stick.

Le jeûne mondial prôné par le pape n’a pas coupé  l’appétit à Bachar Al-Assad. Il lui a signifié qu’il pouvait continuer impunément à faire ce qu’il veut, en se foutant cyniquement du monde. Quant à la papauté, il est urgent de lui mettre le nez dans son passé. Voici des extraits de la bio de Pie XII sur Wikipedia.

« Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, la diplomatie vaticane intervient pour empêcher la guerre, sans succès. Dans sa première encyclique, Summi pontificatus (20 octobre 1939), Pie XII dénonce l’engrenage de la guerre. Il choisit de maintenir l’Église hors du conflit des belligérants. À la supplique des évêques polonais décrivant les atrocités des Nazis, il réplique par la voix de Mgr Tardini :« Tout d’abord, il ne semblerait pas opportun qu’un acte public du Saint-Siège condamne et proteste contre tant d’injustices. Non pas que la matière manque (…) mais des raisons pratiques semblent imposer de s’abstenir. »

Mgr Tardini ajoute qu’une condamnation officielle du Vatican « accroîtrait les persécutions ». Pie XII précise lui-même :

« Nous laissons aux pasteurs en fonction sur place le soin d’apprécier si, et dans quelle mesure, le danger de représailles et de pressions, comme d’autres circonstances dues à la longueur et à la psychologie de la guerre, conseillent la réserve — malgré les raisons d’intervention — afin d’éviter des maux plus grands. C’est l’un des motifs pour lesquels nous nous sommes imposé des limites dans nos déclarations.»

La leçon de tout ça ? C’est qu’il n’y a pas de principe inconditionnel à arborer en politique, et sûrement pas le renoncement inconditionnel à la force contre l’injustice.

La situation actuelle est terriblement complexe parce que tout ce qui affaiblit le camp des pires salauds risque de favoriser le camp de non moins pires salauds.

Alors de grâce, monsieur le pape, rappelez aux politiques qu’il faut protéger les Chrétiens,  c’est votre job, mais ne nous faites pas le coup du pacifisme bêlant. Ne nous faîtes prier pour une paix à tout prix qui promet l’impunité à un monstre.

Droit d’inventaire à l’UMP : On ne badine pas avec l’avenir

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Ces dernières années, « le complexe » est venu enrichir la nomenclature de l’UMP. Désormais, l’on n’est plus complexé par son poids, mais parce qu’on est de droite et qu’on aime la France. La psychologie a remplacé la politique. De là, l’essor du concept de droite décomplexée. En 2007, Sarkozy candidat s’en est fait le chantre. Pour l’emporter, il avait scruté les sondages. À l’américaine, il avait même fait le « profilage » de l’électeur FN. Depuis 2002, l’animal se révélait craintif et se montrait peu. C’est qu’il se souvenait encore des hordes de lycéens descendues dans la rue au cri de « Nous sommes tous des enfants d’immigrés, première, deuxième, troisième génération ! ». Jusqu’au jour où, cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy réussit à le retrouver et à l’appâter. Trop heureuse de trouver enfin un interlocuteur, cette France, honteuse et tête basse, lui a confié ses craintes, ses espoirs et sa confiance.

Lors de cette première campagne présidentielle, ses discours volontaires, sa véhémence, son exaltation de l’ordre républicain ont fait illusion. Ça y est, les Français avaient enfin retrouvé leur homme providentiel. Tous y ont cru. Les électeurs gaullistes traditionnels ont vu en lui un nouveau Bonaparte, ceux de la droite de la droite avaient le soulagement de voter sans encourir l’anathème. On allait enfin s’occuper de leurs inquiétudes. Trop vite malheureusement, les Français se sont aperçus qu’on les avait à nouveau dupés. L’énergie présidentielle n’était qu’une vaine agitation, du grand spectacle médiatique pour haranguer les foules crédules et exploiter leur complexe au lieu de proposer des réponses. Trop prolo dans ses déclarations, Sarko proche du peuple, est devenu un fantoche. Il fallait se rendre à l’évidence, il n’était pas le grand chef d’Etat qui proposerait une direction novatrice à la France avec des solutions pour la sortir de l’ornière.

En 2012, la première erreur stratégique des Fillon, Copé, Wauquiez, Le Maire et consorts est de n’avoir pas eu le courage de lui reprendre le parti. Face à un homme qui n’aurait jamais eu l’humilité de se remettre en cause et de laisser la place, il fallait que les éventuels concurrents s’allient. Au lieu de cela, par lâcheté et par suivisme, les caciques de l’UMP se sont tus alors que la victoire tendait les bras à la droite. Ils n’ont pas compris que la personnalité de Sarkozy rebutait tant les Français, que par dépit ils s’abstiendraient ou voteraient à gauche. Quand une grande nation comme la France finit par élire son président par défaut, c’est vraiment que l’on en est arrivé au déclin de tout, des idées comme de l’espérance.

Un an après la défaite, la guerre intestine Fillon/ Copé fait rage. Elle est indispensable pour départager le nouveau chef de l’après-Sarkozy. Au goût des Français, elle dure depuis trop longtemps car aucun des deux ne parvient à l’emporter. Un sondage BVA pour le Parisien révèle que 67% d’entre eux pensent que la situation n’est pas apaisée à l’UMP. L’après-Sarkozy se fait attendre. Pendant ce temps, ce dernier prépare déjà son retour sur les cadavres de ses deux rivaux. Roland Cayrol a raison d’affirmer que faire l’inventaire du quinquennat Sarkozy serait une erreur stratégique. Dans une position d’attente mortifère, l’UMP se regarde le nombril au lieu de proposer un nouveau projet cohérent pour la France qu’il pourra cette fois-ci honorer. Paradoxalement, la droite qui se voulait décomplexée, se révèle aussi complexée que ses électeurs. À ce propos, Copé déclare qu’ils « n’ont pas suffisamment eu le courage d’assumer leurs idées ». Cet aveu est signifiant et résume déjà les conclusions de ce possible inventaire. Une fois au pouvoir, rouler des mécaniques pour cacher sa frilosité et son impuissance n’a pas suffi. Nouveau mal du siècle franco-français, le complexe est apparemment contagieux. En effet, Sarkozy le magnifique n’a pas osé appliquer son programme et traiter frontalement des problèmes des Français. Comme les curés qui ne font plus de sermons engagés à la Bourdaloue ou à la Mascaron, la parole des hommes politiques s’est dépolitisée.

C’est que la France, c’est la loose. Interrogez les 360 sans-papiers de Clermont-Ferrand : comme le Samu-social ne pouvait pas leur trouver de solution immédiate, 25 d’entre eux se sont permis de porter plainte contre l’Etat français ! C’est qu’ils ont flairé la bonhommie française. Alors, la France complexée s’aperçoit que sa « gentillesse » spontanée a perdu sa signification étymologique de « noblesse de cœur » et qu’elle est devenue « signe d’affaiblissement ». Sa bienveillance et sa douceur à l’endroit de celui qui souffre se retournent contre elle. Pis, cette attention à l’autre et cette commisération deviennent des armes que les associations de défense des minorités utilisent allègrement pour reprocher aux Français tous les crimes de la Terre.

Au pouvoir, Sarkozy a fait comme Chirac qu’il méprisait tant, il a laissé la situation empirer. En cela, l’invisibilité de son successeur, François Hollande, coïncide parfaitement avec ce que l’on n’a cessé d’exiger des Français. S’il faut s’excuser d’être Français, s’il faut faire fi de la grandeur de notre Histoire et ne retenir que ses vicissitudes, alors devenons transparents. À force de faire honte aux Français de leur passé, on en a fait un peuple timoré qui essaie d’oublier ce qu’il a été. Le problème, c’est que chaque Français porte en lui, consciemment ou non, la nostalgie des temps où la France faisait encore l’Histoire. De Gaulle l’avait compris en transformant la défaite française contre les Nazis en victoire de la Résistance et des Alliés. Conscient du rôle qui lui incombait de jouer, il voulait redonner aux Français la fierté d’être Français. Aussi en écrivant ses Mémoires s’agissait-il non seulement de conforter sa figure de grand homme politique mais aussi de panser le traumatisme de la nation en poursuivant le mythe de sa grandeur. Cette exigence s’est peu à peu liquéfiée. En réalité, depuis 1995, la France n’a pas connu de réels dirigeants politiques, elle a élu un triumvirat de techniciens pour la diriger. Musset n’aurait jamais cru que les fantoches de Badine accèdent à la plus haute fonction de l’Etat. Comme Dame Pluche, ils font des bonds dans la luzerne.

N’en déplaise aux commentateurs politiques, le mythe du grand homme est vivace en France non par naïveté mais par goût de l’excellence. Ils désespèrent que le paysage politique soit incapable de leur offrir un homme de valeur à la hauteur de la fonction présidentielle. On peut trouver cela risible mais les Français aiment se réfugier dans la fiction et songer à une gloire disparue. Sarkozy n’a pu les faire rêver qu’un an. Il serait grand temps que l’UMP exorcise le spectre et dépasse le piège de l’inventaire. Si les convictions personnelles et les idées novatrices primaient enfin sur les complexes et sur les dissensions, l’UMP pourrait se mettre en ordre de bataille pour les municipales. Il serait grand temps. Au loin, la déferlante bleu marine s’esquisse déjà.

Le tabac, un marché bien organisé

tabac cigarette electronique

C’est passé relativement inaperçu, on l’a appris le 30 août : Bercy a renoncé à l’augmentation des prix du tabac initialement prévue pour ce mois d’octobre. C’est l’occasion de refaire un petit point sur le marché du tabac en France.

Primo, il faut bien comprendre que « la vente au détail des tabacs manufacturés est un monopole confié à l’administration des douanes et droits indirects qui l’exerce par l’intermédiaire des débitants de tabac et des revendeurs ». C’est-à-dire que les débitants de tabac sont, tout à fait officiellement, des « préposés de l’administration », que leurs prix de vente sont fixés par arrêté[1. Le dernier en date est l’arrêté du 11 juillet 2013 modifiant l’arrêté du 3 janvier 2013 portant homologation des prix de vente au détail des tabacs manufacturés en France, à l’exclusion des départements d’outre-mer (JORF n°0162 du 14 juillet 2013 page 11790, texte n°14).] et que leurs marges – et donc ce qui reste aux fabricants – sont fixées par l’État[2. Soit 9 % du prix de vente pour les cigares et cigarillos et 8,64 % pour les autres produits (dont les cigarettes).].

Deuxio, il faut aussi savoir que sur le prix fixé pas ses bons soins, l’État se réserve la part du lion : par exemple, au 1er janvier 2013, le moindre paquet de cigarette vendu 6,2 euros chez votre buraliste engendrait 3,97 euros de droits de consommation (i.e. droits d’accise) et 1,01 euros de TVA ; soit une charge fiscale totale de 4,98 euros, 80,32% du prix de vente ou 408,2% du prix hors taxes. Naturellement, la vente de tabac est donc une activité hautement rémunératrice pour l’État : en 2012, rien qu’avec les droits d’accise, les douanes ont encaissé un peu plus de 11 milliards d’euros, d’après les chiffres de la Commission européenne.

Tertio, nonobstant ce qui précède, l’État entend protéger les fumeurs contre eux-mêmes en augmentant régulièrement les prix ; depuis 2009, il a même accéléré le rythme : rien que sur l’année écoulée, le prix du paquet de cigarette a augmenté de 60 centimes (40 centimes en octobre 2012 et 20c en juillet 2013) ; soit plus de 10% de hausse. Évidemment, malgré le caractère addictif de ces produits, il arrive un moment où la consommation baisse effectivement : selon Bercy, rien qu’entre le premier semestre 2012 et le premier semestre 2013, les ventes de cigarettes se seraient contractées de 8%.

Quelques petites réflexions s’imposent :

Manifestement, l’effet de Laffer est une réalité tout à fait concrète : là où les étatistes dénoncent régulièrement un mythe ultralibéral, on constate bien que la hausse des taxes prélevés sur le tabac se traduit par une baisse des volumes de vente ; c’est-à-dire que, pour citer Jean-Baptiste Say[3. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).], « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte ». De toute évidence, c’est ce que reconnaît implicitement Bercy en renonçant à la hausse des prix prévue en octobre : la hausse du taux ne compense plus la réduction de l’assiette et l’État a besoin d’argent.

On m’opposera, sans doute, qu’il a fallu taxer le prix hors taxe à plus de 400% pour que ça se produise : c’est vrai mais ne perdez pas de vue que la cigarette est un produit addictif et donc, un produit à faible élasticité-prix. C’est d’ailleurs une constante : les meilleurs impôts – les plus rentables – sont les impôts à la consommation sur des produits à faible élasticité-prix. Il existe en Russie une très ancienne tradition fiscale qui consiste à taxer la vodka et même à en confier le monopole aux pouvoirs publics : d’Ivan le Terrible à Staline, la « petite eau » préférée des russes a représenté jusqu’au tiers des ressources financières de l’État.

Par ailleurs, lorsque l’on dit que les ventes de cigarette baissent, il faut préciser que ce sont des ventes légales qu’il est question. On ne dispose, bien sûr, d’aucun chiffre fiable en la matière – on entend souvent dire qu’une cigarette sur cinq serait aujourd’hui achetée via une filière illégale – mais il est plus que probable que la baisse du produit de l’impôt ne soit pas tellement due à un recul de la consommation mais plutôt à un développement du marché noir. Quoi qu’il en soit, le phénomène est jugé suffisamment significatif par notre dealer légal pour qu’il compense les pertes de revenus des débitants frontaliers[4. Je n’invente rien, jugez vous-mêmes.] et la justice semble désormais faire preuve d’une inhabituelle sévérité avec les trafiquants.

Enfin et d’une manière plus générale, il faut bien comprendre que pour les fabricants de cigarettes, cette situation est extrêmement confortable. D’une part, avec des prix fixés par l’État, ils ne se font pas de concurrence (votre débitant n’a absolument aucun pouvoir) mais en plus, ils savent pertinemment que leurs intérêts et ceux des pouvoirs publics sont parfaitement alignés : l’objectif commun étant de maximiser les ventes en valeur. La situation est donc éminemment malsaine : qui servent nos forces de police lorsqu’elles luttent contre le trafic ? Qui a intérêt à gêner la vente de cigarettes électroniques ?

*Photo : Ianier67.

Brésil, une révolution si discrète

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Propos recueillis à Rio de Janeiro par David di Nota, septembre 2013

Comment évolue l‘insurrection populaire brésilienne qui a capté, un court instant, l’attention des médias internationaux ?

Les manifestations continuent d’être aussi quotidiennes, mais elles sont confrontées à deux obstacles. La première est l’indifférence de ces médias internationaux, la seconde est la gêne que ces manifestations provoquent au sein des organes officiels de la presse nationale, le groupe « Globo » en tête.

C’est-à-dire ?

Les manifestants ont décidé de prendre en main les reportages sur les manifestations en les filmant et en les diffusant en temps réel sur internet. C’est ce que nous appelons les « Media Ninja ». Le point intéressant est que la Télévision Globo est obligée, du coup, de rendre compte de certains faits dont elle se passerait très bien. Il ne s’agit pas simplement de montrer comment les manifestations sont quadrillées dans les faits, il ne s’agit pas simplement de témoigner de la tournure policière de ce quadrillage, mais de montrer la partialité grotesque des reportages officiels censés rendre compte des évènements.

Il s’agit moins de se battre en faveur de la liberté de la presse que de se battre contre la cartelisation des médias ?

Oui. Elle bat des records à Rio, où nous ne disposons que d’un seul journal national. Mais ce nouveau phénomène doit être replacé dans un contexte plus large. Bien que les manifestants n’obéissent à aucun leader, toutes les revendications convergent vers un point clé, le renouvellement en profondeur de la représentation politique au Brésil.

L’augmentation de 20 centimes du ticket d’autobus est devenue, aux yeux de la presse internationale, le symbole de l’insurrection populaire. Pas la disparition, le 14 juillet dernier, d’un maçon nommé Amarildo. Les manifestants attachent pourtant une très grande importance à son sort. Qui était Amarildo de Souza ? 

Amarildo vivait dans la plus grande favela d’Amérique du Sud, Rocinha. Après son arrestation, personne ne l’a plus revu. Ce destin n’a rien d’inhabituel chez nous. Ce qui l’est moins, c’est le refus catégorique de passer l’éponge. Mais ce fait isolé mérite d’être replacé, là encore, dans son contexte. Pour la première fois peut-être, la classe moyenne se trouve l’objet de la répression policière, parce que c’est elle qui défile dans la rue. Cette situation crée un effet de solidarité inédite avec les habitants des favelas, qui permet de déconstruire le vieux paradigme de la répression qui opposait, traditionnellement, les pauvres, cette classe dangereuse et répugnante, aux bourgeois, cette classe pacificique et respectable. Voilà, me semble-t-il la grande nouveauté.

Cette situation crée-t-elle une chance accrue de changement ? 

Il est incontestable que les manifestants ont déjà obtenu des résultats. Des hommes politiques importants sont sur la sellette, à commencer par Sergio Cabral, l’actuel gouverneur de l’Etat de Rio. Des pratiques de complaisance, ou de détournements de fonds, sont désormais interdites – comme cette pratique qui permettait à des députés de se déplacer en famille dans des avions affrétés sur les deniers publics. Il est certain que des espoirs seront trompés, déçus ou détournés. Mais il est non moins certain que la corruption d’Etat est soumise à un contrôle beaucoup plus élevé. Et ce point est la clé, chez nous, de tout changement possible.

*Photo: Media Ninja.

Panthéon : pour Zinedine Zidane votez 1, pour Mimie Mathy votez 2

Le Panthéon est une grande maison traversée par les courants d’air, dans laquelle la Nation reconnaissante stocke des dépouilles de grands hommes qui n’ont rien demandé. Colossal temple laïque où la République entretient son culte funèbre, on peut y croiser des écrivains (André Malraux, Alexandre Dumas, Emile Zola, Victor Hugo), des hommes politiques de progrès (Jaurès, Gambetta), des martyrs (Jean Moulin), des couples infernaux (Pierre et Marie Curie) et même un ancien gouverneur du Tchad, Félix Eboué, à qui nous devons une station de métro.

Faire entrer un cher disparu au Panthéon n’est pas une chose facile. Nicolas Sarkozy l’a appris à ses dépends en suggérant de panthéoniser Albert Camus, pour son apport à la littérature française mais surtout pour sa sagesse politique et son « destin » de petit algérois devenu Prix Nobel. La famille dut rappeler que l’auteur de La Peste passait déjà la morte saison du côté de Lourmarin, dans le Vaucluse, et qu’il n’avait aucune envie de revenir s’installer à Paris dans un caveau glacé où l’on a vite fait de s’enrhumer. Tout le monde voudrait faire entrer son héros au Panthéon. On a appris, la semaine dernière, qu’une association féministe militait pour que la femme de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, entre dans le temple des grands mâles. Ce qui va d’ailleurs dans le sens de François Hollande, qui a fait savoir son désir de faire pénétrer une femme supplémentaire au Panthéon. Affaire à suivre…

Mais à l’époque du participatif, il convenait d’interroger la population sur l’identité des prochaines dépouilles qui feront l’objet du culte républicain. Ainsi, une consultation électronique a été lancée sur un site dédié. Philippe Bélaval, Président du Centre des monuments nationaux explique : « Vous allez pouvoir donner votre avis sur les qualités que doivent posséder les personnalités qui mériteraient, à l’avenir, d’être honorées au Panthéon. ». Ainsi, le site officiel propose un formulaire avec les qualités nécessaires pour être un grand homme, à l’heure moderne… « l’engagement humanitaire » évidemment, « l’engagement pour la paix » naturellement, « l’exploit sportif » cela va de soi, « la défense de l’environnement » immanquablement, « l’engagement pour la fraternité » inévitablement… S’en suit un formulaire permettant de proposer des noms. J’ai suggéré personnellement Yannick Noah et Mimie Mathy, afin que les « français préférés » du JDD ne soient pas les laissés pour compte du nouveau Panthéon. Ne perdons pas espoir… il est tout à fait possible, grâce à la dictature participative, de voir entrer au Panthéon des animateurs de télévision, des footballeurs, des femmes de footballeur, des participants à des jeux de téléréalité, des humoristes engagés, des responsables associatifs, des professionnels du monde de « la nuit », des DJ, des clowns, des ventriloques, des cracheurs de feu et aussi Jack Lang. Oui Jack Lang. Cela finira de dissuader les gens sérieux de venir y passer l’éternité…

Syrie : Prenons Poutine au mot !

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poutine syrie onu

En proclamant que l’ONU est la seule instance légitime habilitée à trancher le conflit syrien, Poutine semble avoir marqué diaboliquement un point, puisque si l’ONU est effectivement l’instance qui détient le monopole de la légalité à l’échelle mondiale, il peut la rendre impuissante par son droit de veto.

À plus long terme, pourtant, il s’est tiré une balle dans le pied, en abandonnant de facto le sacro-saint principe de la souveraineté des États dans leurs affaires intérieures, ce principe que Goebbels avait proclamé devant la SDN en 1933 : « Charbonnier est maître chez soi ».

Poutine vient en effet d’admettre que les États ne sont pas souverains vis-à-vis de leurs peuples, puisque la solution politique en Syrie appartient à une instance internationale. Au risque de paraître le flatter à l’excès, il semble ainsi rejoindre la vision d’un droit mondial que Kant a exposée en 1784 dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Cette prédiction paraissait follement utopique en son temps. Elle a pourtant commencé à se réaliser à travers la SDN, puis l’ONU.

Pourquoi alors cette ONU, qui protège tant bien que mal les États les uns des autres, est-elle impuissante à protéger les peuples victimes de leurs États, ou les communautés déchirées par des guerres intestines ? La raison en est simple : l’ONU est avant tout une association d’États souverains voulant coexister pacifiquement, et c’est pour protéger leur souveraineté que ce pouvoir politique ne s’est pas doté d’un pouvoir juridique supranational distinct de l’Assemblée générale et non soumis au droit de veto.

Chacun sait pourtant qu’à l’échelle de chaque État, la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est la condition sine qua non de la légitimité du Droit, et donc aussi de l’usage de la force dont il dispose. Il nous reste juste à comprendre que cette condition impérative de l’État de droit s’impose aussi bien à l’échelle de l’ONU qu’à celle de chaque Etat.

Si cette instance judiciaire supranationale existait aujourd’hui :

– un État ne pourrait plus martyriser impunément son peuple, comme c’est le cas en Corée du Nord depuis des dizaines d’années.

– Il ne pourrait plus cacher ou détruire les preuves de ses crimes, comme c’est le cas en Syrie.

– Et la solution politique qui serait alors imposée par le Droit ferait obligatoirement respecter les droits de tous, contrairement à ce qui se passe en Irak.

Cette perspective d’un Droit supranational sera combattue par les réalistes et par les souverainistes.

Les réalistes diront que  si on attend que tous les États se rallient à une juridiction placée au-dessus d’eux qui se mêlerait de leurs conflits intérieurs, on attendra éternellement. Il est exact qu’il y aura sans doute des États pour refuser un tel Droit, et pour se conduire en hors-la-loi. Il faudra alors les traiter comme tels.

Reste à examiner les objections des souverainistes.

La première, c’est le risque que ce Droit soi-disant supranational et neutre soit celui des États les plus forts. C’est le contraire qui est vrai. Si une telle juridiction avait existé en 1945, les procès de Nuremberg auraient eu lieu, mais ils n’auraient pas été conduits par les vainqueurs.

La seconde objection, un peu différente, c’est que les différentes cultures ont des valeurs de justice qui leur sont  propres, qui sont donc relatives, si bien qu’il n’existe pas de normes universelles au nom desquelles un tribunal supranational pourrait trancher.

Certes, certes. Mais si on renonce à inventer les formes d’un Droit supranational adapté à ces différences, les victimes de la violence seront éternellement condamnées soit à la subir, soit à faire appel à des protecteurs étrangers, infiniment plus redoutables que les sept samouraïs ou les sept mercenaires.

Pour ne pas avoir à choisir entre la peste et le choléra, et entre l’impuissance et l’illégalité, il faudra un jour prendre Poutine au mot, retourner sa ruse contre lui, et aller au bout du principe qu’il a énoncé, en dotant l’ONU d’un pouvoir juridique autonome.

 

*Photo : kremlin.ru

Valls, l’ennemi de l’Intérieur

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manuel valls ps

Je viens de comprendre : Manuel Valls est bipolaire. Il a ses jours maniaques et ses jours dépressifs. On repère facilement les premiers au fait que le ministre de l’Intérieur proclame son amitié pour Christiane Taubira, jurant qu’il marche avec elle « main dans la main », sans se « prendre les pieds dans de faux dilemmes ». Quand il entre en phase dépressive, les « faux dilemmes » ont tendance à se muer en règlements de comptes façon puzzle sur le mode : Je commence à en avoir marre que mes flics risquent leur peau pour coffrer des voyous que tes juges gauchos vont relâcher, alors, l’un de nous deux est de trop au gouvernement et j’ai bien l’intention de le dire au patron.

Les bons jours, il voit la France et la vie en rose : il est de gauche. Il jure à qui veut l’entendre (et à La Rochelle, ils en voulaient, du Valls-qui-rit, ses copains socialistes) que l’immigration est une chance pour la France et que l’islam est compatible avec la République. Plein de générosité, il promet de doubler les naturalisations et menace des foudres de la loi les maires qui manqueraient à leurs obligations en matière d’accueil des gens du voyage et des Roms (à la fureur de quelques maires PS).

Les mauvais jours, ce n’est pas le même homme. À l’entendre, les choses iront forcément de mal en pis. Il découvre que les Roms occupant des campements « ne souhaitent pas s’intégrer », évoque des « problèmes de cohabitation » (où va-t-il chercher ça ?) et juge que les « villages d’insertion » imaginés pour eux sont une foutaise (pour être exacte, il parle de leur « intérêt limité »). Ça ne s’arrête pas là : invité à plancher sur la « France de 2025 », il prône la réduction des flux migratoires, en commençant par le regroupement familial, et prétend que « l’islamophobie » est un « cheval de Troie des salafistes visant à déstabiliser le pacte républicain ». Au point qu’on se demande s’il ne cauchemarde pas, lui aussi, une France islamisée. Ces jours-là, c’est simple, on dirait vraiment un type de droite.

Ces sautes d’humeurs n’ont pas échappé à mes sagaces confrères, qui les analysent en général sous l’enseigne du « double discours », classique politique permettant de ratisser large – une cuillère pour les bobos, une cuillère pour les prolos. En revanche, on n’a peut-être pas assez réfléchi à la signification de ces variations et à ce qu’elles révèlent, non pas tant de Valls lui-même, que de la gauche et du Parti socialiste. Après tout, personne ne compte sur Valls pour séduire l’électorat des beaux quartiers. Pourquoi, alors, doit-il avancer masqué et dire qu’il n’a jamais dit ce qu’il a dit ? Tout simplement parce que, s’il veut rester dans la famille, le ministre doit se faire pardonner son « positionnement républicain » – que beaucoup qualifient aimablement de « posture » comme s’il était inconcevable, à leurs yeux, que l’on puisse être « de gauche » et « républicain » ( « de gauche » et « islamiste », ça colle ?). Qu’il faille s’excuser d’être républicain devrait tout de même faire  méditer ceux de ses camarades qui n’ont pas complètement oublié ce qu’était la gauche avant de régler par le haut, si on peut dire, en accompagnant sa disparition, l’épineuse question de la nation.

On ne peut même pas accuser les socialistes d’électoralisme de bas étage, au contraire – au fait, c’est quoi le contraire de l’électoralisme ? Ils savent bien que Valls, arrivé en cinquième position à la primaire avec 5,6 % des voix, est le plus populaire d’entre eux. Ils savent aussi que ce ne sont pas les dévotions et génuflexions auxquelles il se livre devant eux qui lui valent la confiance d’une majorité de Français – qui, décidément, ne comprennent toujours pas ce qui est bon pour eux –, mais la liberté qu’il prend parfois d’appeler un chat un chat.

En résumé, si le ministre de l’Intérieur n’est guère aimé de son parti, c’est en quelque sorte parce qu’il est aimé des Français. Ça, c’est louche. Non, à la réflexion, Valls n’est pas bipolaire. S’il a l’air bizarre, c’est que c’est un mec normal perdu dans une gauche schizophrène.

 *Photo : PS/Mathieu Delmestre.

Cet article en accès libre est extrait de Causeur n°5 (nouvelle série). Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre boutique en ligne pour l’acheter ou vous abonner : 5,90 € le numéro / abonnement à partir de 14,90 €.

ewald guedj villiers

Daft Punk : Robots avant tout

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daft punk robots

Avant, lorsqu’il était confiné aux chaînes de montage de Sochaux et de Billancourt, le robot n’avait ni le droit de vote, ni droit aux congés payés. Il appartenait à cette communauté marginale qui participait à l’effort national dans l’ombre, inspirant un mélange de fascination et de crainte, et dont on se méfiait non sans raison : il représentait notamment une menace pour l’emploi. Grâce à l’industrie du disque, facteur d’intégration et d’émancipation comme l’est le foot pour d’autres, le robot et ses cousins mutants ont accédé au statut privilégié d’artistes reconnus, jusqu’à susciter l’idolâtrie des foules à l’échelle planétaire. Parmi eux : Kraftwerk, Michael Jackson, Björk et Daft Punk aujourd’hui. Les créatures science-fictionnesques conquièrent sans peine, sans résistance, les territoires culturels et nourrissent tous les fantasmes, jusqu’à tenter de nous faire croire qu’elles sont vraiment différentes de nous (alors que seul Bambi l’était, et pas seulement parce qu’il portait des pantalons trop courts). Les robots ont maintenant colonisé les espaces, les esprits, les corps, les politiques, les médias…

Alain Pacadis – dead punk – avait senti la menace venir dès 1978, quand il affirmait devant les caméras d’Apostrophes : « Nous sommes des gens modernes, nous sommes des robots, c’est-à-dire que nous n’avons plus de sentiments. » L’avenir de l’humanité se cache dans les archives de l’INA. Et comme on n’arrête pas le progrès -, les robots (tous !) pourront bientôt se marier (y compris avec des gays, naturellement).

Mais revenons à nos moutons électriques. Daft Punk creuse en 2013 son concept rétro-futuriste initié avec succès dans les années 90 aux côtés de Air. Au début, on appelait cette nouvelle invasion  la « French touch« . Maintenant, avec le raz-de-marée « Get Lucky« , n°1 dans une quinzaine de pays cet été, il est raisonnablement permis de parler de « French trust ».

Seulement, à l’image des progrès de la médecine, les progrès de la technologie musicale ne se font pas sans dommages collatéraux pour le corps : ils provoquent ainsi l’apparition de nouvelles formes d’allergies aigues chez les mélomanes, dont celle au vocodeur, l’effet « voix de robot », allergène le plus redoutable de cet album.

Au-delà de ce détail susceptible de causer quelques désagréments passagers, l’écoute de Random Access Memories peut se révéler source de plaisir, avec un petit arrière-goût de retour vers le futur. À part l’incontournable « Get Lucky« , trois titres méritent vraiment une attention soutenue, tant les anti-Daf les plus obtus pourraient y trouver leur compte :

« Within » vous transporte à bord d’un flotteur des sens vers les îles vierges de la mer de la tranquillité, prêt à chavirer dans le refrain, « Instant Crush » donne à entendre le sémillant équilibriste Julian Casablancas à l’œuvre sur une mélodie en cascade telle qu’il les affectionne, avec la guitare jumelle de Brian May venant taper une incruste queenesque du meilleur effet, et « Touch » régalera les adeptes de la B.O. du film de De Palma Phantom of the Paradise.

En définitive, Random Access Memories effectue un survol baroque de l’histoire de la pop, du psychédélisme sixties (clin d’œil final à la vertigineuse montée de l’orchestre symphonique du « A Day in the life » des Beatles) aux new-yorkeries hallucinogènes des Strokes, en passant par des harmonies Beach Boys et le funk-disco premium de Nile Rodgers.

Pas de quoi danser le moonwalk ni la polka, mais idéal pour les salons climatisés des SPA de Provence, entre l’heure bleue et l’apéro du dernier séminaire adultérin de la saison.

Daft Punk, Random Access Memories, Columbia

*Photo : 4ELEVEN Images.

Le dernier écrivain

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philippe muray sollers

5 décembre 1985. Ce que veut Sollers, je le comprends enfin, je le savais depuis toujours, ce n’est pas être un grand écrivain, ça ne lui suffit pas. Ce qu’il veut, c’est être le dernier écrivain. Qu’après lui il n’y ait rien. Son aventure, selon lui, ne prendra tout son sens qu’à cette condition. Ce qu’écrivent les autres, si ça ne concourt pas à la réalisation de ce projet, est nuisible. C’est un danger, ou au moins un retard, un atermoiement inutile. L’ennui est que, plus timidement, dans mon coin, avec infiniment moins de moyens (d’où ma discrétion), je pense la même chose. Son agressivité destructrice s’explique par là. Le besoin de maintenir sous sa surveillance n’importe qui, du moment qu’il sent un peu d’originalité virtuelle. La nécessité d’être en éveil tout le temps, jour et nuit. Épuisant probablement. La haine maladive. La gentillesse aussi, la générosité soudaine, comme une surprise qu’il se fait à lui-même. La nécessité, la fatalité de n’avoir plus autour de lui que des larbins obscurs ou des cons célèbres sans aucun danger. La rage folle consistant à jouer l’un contre l’autre tous les écrivains, tout le temps (Roth pour écraser Kundera, en ce moment ; Jean Rhys contre O’Connor à cause de mon penchant, ces derniers mois, pour elle). N’importe quel écrivain, vivant, mort. Tout ça doit disparaître. Vue de l’extérieur, subie péniblement, son attitude est absolument nihiliste. La nullité de ce qu’il publie maintenant dans sa revue et sa collection est également logique. Puisqu’il doit être le dernier.[access capability= »lire_inedits »]

28 mars 1994. C’est sans le moindre enthousiasme que je me rends, vers 4 heures et demie, à mon rendez-vous avec Sollers. D’abord, ça me déplaît fort d’avoir à descendre jusqu’à Sébastien-Bottin, pénible sacristie capitonnée de malaise. Et puis je sais déjà tellement comment tout va se passer que je pourrais rentrer, m’asseoir devant mon écran, tout raconter, puis aller me coucher. Mais enfin, puisque j’y suis, j’y glande. Nous voilà face à face. D’abord un pseudo-tour d’horizon. Qu’est-ce que vous devenez ? Qui vous voyez ? Qu’est-ce que vous pensez ? Qu’est-ce que vous écrivez ? Pourquoi vous êtes pas crevé ? Comment gagnez-vous votre vie ? Sur quels paramètres êtes-vous ? Quelles longueurs d’ondes ? Moi, je vais vous dire : ça fait deux ans que je lis Heidegger. Voilà. Longs grommelages incompréhensibles sur la « technique », l’« être », les manipulations génétiques, la conférence inaugurale au Collège de France du Pr. Baulieu, l’inventeur du RU486, c’est-à-dire de la contragestion. Un peu de rétrospective aussi. L’Idiot (ne voyant jamais que lui-même à sa propre porte, il dit qu’Hallier a commencé à débloquer à partir du moment où Forest s’est mis à travailler sur Tel Quel[1]). Mon 19e cité et recité cent fois par lui (il croit que ça me fait tellement plaisir ?). Kundera, bien sûr, qui l’agite énormément. C’est l’épine qu’il a dans le pied en ce moment. L’Atelier du roman l’exaspère et l’inquiète. Évidemment, il a envie de savoir ce que je sais. D’abord, comment j’ai rencontré Milan. Et surtout, est-ce que je le vois. Souvent ? Pas souvent ? Que le dialogue se soit noué avec ce rival insupportable autour de mon Empire (qui n’est pas, à son avis, mon « meilleur livre »…) lui fait mal aux seins.

Je le regarde, je l’écoute, j’ai l’impression de me réveiller. Pour m’exprimer bibliquement, il représente au fond l’« Égypte » dont je suis sorti, et depuis pas mal de temps maintenant, il est la « mer Rouge » qu’il m’a fallu fendre pour survivre. Je me désensorcelle. Je me désensollercelle.

Cette conversation n’est plus que l’ombre d’elle-même. On termine sur le goût. Je lui cite Gracian : « Le goût est la règle du juste prix des choses. » Pas de réaction notable. C’est la fin. Sur le trottoir, devant chez Gallimard, dans la belle lumière du soleil froid descendant, il élabore une phrase furtive et embrouillée d’où il ressort qu’il aimerait bien que je lui donne, si je veux, mais ça lui ferait plaisir, mais je suis libre de ne pas vouloir, enfin je ferai comme je l’entends, mais il ne serait pas contre, il serait même ravi, si je souhaitais, si je voulais bien, enfin, lui filer un « petit machin », un petit truc quoi. « Un article ? je précise en riant. Un texte ? Pour L’Infini ? » Oui. Voilà. Il l’avait sur le bout de la langue. Du coup, il redevient net, rapide, autoritaire. Il me passe commande : « Pour la mi-mai ? C’est possible ? » Non. Mais je réponds : « Peut-être ».

Conclusion pénible : ce qu’il y a eu d’extraordinaire dans cette rencontre, après tant d’années, c’est sa nullité.[/access]

Égypte : cinquante nuances de vert

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sissi morsi islam

sissi morsi islam

Les militaires ou les barbus : pour la plupart des commentateurs, cette équation implacable décrit le piège dans lequel est enfermée l’Égypte d’aujourd’hui, comme l’était l’Algérie de 1991. La réalité, derrière la répression meurtrière et la persécution des Frères égyptiens, c’est que jamais les partisans de l’ordre vert et ceux de l’ordre kaki n’ont été aussi proches idéologiquement. Toute la question est de savoir s’ils peuvent s’arranger politiquement.

Il est vrai que le coup d’État militaire qui a mis fin (ou prétendu le faire) aux trente mois d’agitation qui ont suivi le « Printemps arabe » de la place Tahrir donne un sentiment de déjà-vu : des islamistes élus légalement, sinon démocratiquement, sont soupçonnés (en Algérie), ou convaincus (en Égypte), de menacer les libertés ; l’armée, répondant à l’appel plus ou moins spontané du peuple, intervient pour les sauver. En somme la « démocratie » (ou ce qui en tient lieu) amène au pouvoir des ennemis de la démocratie, finalement exclus par des démocrates qui usent de la force et de l’arbitraire. Ainsi formulée, l’équation a certes le mérite de se conformer à nos catégories et représentations. L’ennui, c’est qu’elle n’a pas de solution.

Il nous faut changer de lunettes pour voir ce qu’il y a d’inédit dans la situation. Il ne s’agit pas, pour les Égyptiens, de choisir entre Dieu et l’armée, mais d’organiser le partage du pouvoir entre les deux – ce qui revient dans les faits à décider qui est autorisé à incarner l’un et l’autre. Les images de conflit sanglant, voire de guerre civile, qui défilent sur nos écrans ne racontent pas un nouvel épisode de la lutte entre Lumières et obscurantisme, ni même entre laïcité et théocratie. Pour le comprendre, il faut se pencher sur l’actuel homme fort du pays, le général Abdel Fattah Al-Sissi. En commençant par rappeler que c’est Mohamed Morsi qui l’a fait roi.

Il y a un peu plus d’un an, lorsque Morsi s’est senti assez fort pour arracher le pouvoir à l’armée en limogeant le vieux maréchal Tantawi, il a personnellement choisi Al-Sissi, dont le profil réunissait plusieurs atouts pour le pouvoir issu des Frères musulmans. Le premier était sa position relativement subalterne au sein du Conseil suprême des forces armées qui a fait office de gouvernement de transition après la chute de Moubarak. À 57 ans, Al-Sissi était le plus jeune (et le plus récent) membre de la puissante institution, et aussi l’un des rares qui, n’ayant pas participé à la guerre de 1973, ne pouvait jouer les héros de guerre. Pour parfaire le tableau, le général jouissait d’une réputation de musulman pieux, ayant l’habitude de parsemer sa conversation de références coraniques, son épouse respectant un code vestimentaire religieux très strict.[access capability= »lire_inedits »]

L’histoire regorge de scénarios de ce genre, où le pouvoir de transition est confié soit au plus incompétent, soit à celui que l’ensemble des prétendants estiment le moins menaçant. En 1795, Barras voyait le jeune général de brigade Bonaparte comme un officier compétent, docile et idéologiquement irréprochable, dénué d’ambition personnelle et de charisme excessif – contrairement aux Hoche, Moreau ou Pichegru. Comme l’homme-qui-se-croyait-fort du Directoire, le président égyptien déchu pensait certainement avoir trouvé en la personne d’Al-Sissi le « sabre » idéal.
Certes, il est un peu tôt pour le comparer à Bonaparte. Mais derrière sa modestie de façade, le général quinquagénaire s’imagine – et se prépare peut-être – un grand destin. À peine le gouvernement d’après-putsch formé, Al-Sissi a laissé entendre que rien ne l’empêcherait de briguer la présidence de la République (tout en s’engageant à quitter l’armée s’il y parvenait). Peu après, on trouvait sur YouTube une vidéo chantant ses louanges et celles de l’armée, tandis que les manifestants anti-Morsi brandissaient son portrait officiel.

Reste à savoir quelle vision politique entend servir cette ambition. Dans un article remarqué de la revue américaine Foreign Affairs[1. « Sissi’s Islamist Agenda For Egypt, The General’s radical Political Vision », Foreign affairs, 28 juillet 2013.], l’historien Robert Springborg, spécialiste de l’Égypte, avance une thèse intéressante. Selon lui, tout en veillant jalousement sur leur statut de tuteur de l’État, donc sur leur rôle prépondérant dans la conduite des affaires publiques, l’armée égyptienne et son état-major se sont écartés de la voie nationaliste et vaguement laïque tracée par Nasser, Sadate et Moubarak. Al-Sissi est idéologiquement et culturellement plus proche de Mohamed Morsi que du maréchal Tantawi. Là encore, il existe un précédent français : les bouleversements qu’ont connus l’armée égyptienne et son corps d’officiers ces dernières décennies rappellent ceux qui ont secoué l’armée française au cours du XIXe siècle, lorsque l’anticléricalisme et le jacobinisme viscéraux hérités de la Révolution cédèrent la place à un retour progressif de la hiérarchie militaire au catholicisme et aux idées conservatrices.

Il est particulièrement instructif, à cet égard, de lire le mémoire rédigé par Al-Sissi en 2006, lors de son séjour à l’Army War College aux États-Unis. Ce texte se veut clairement islamo-compatible. Pour l’homme qui apparaît aujourd’hui comme l’ennemi mortel des Frères musulmans, le rôle prépondérant de l’islam dans la culture égyptienne et la nécessité d’y arrimer les institutions de la cité constituent le point de départ de toute réflexion politique. « La Constitution, constate Al-Sissi, doit intégrer et codifier les principaux principes de la religion musulmane […] la démocratie doit être fondée sur les croyances islamiques. » S’il avait été pharmacien, ingénieur, médecin ou avocat, il est probable qu’Al-Sissi aurait milité chez les Frères et qu’il manifesterait, ces jours-ci, contre la destitution de Mohamed Morsi. S’il a décidé de renverser Morsi, puis de l’arrêter, ce n’est pas parce que celui-ci est islamiste mais parce qu’il le tient pour un piètre chef d’État dont l’action a affaibli l’Égypte et menacé son unité.

Que faut-il en conclure ? Selon Springborg, Al-Sissi n’est pas l’homme de la transition démocratique, mais celui qui acclimatera en Égypte le modèle pakistanais élaboré à la fin des années 1970 par le général Muhammad Zia Ul-Haq. Arrivé au pouvoir par un coup d’État, il avait mené une politique d’islamisation profonde de l’État et de la société[2. 2. On pourrait également évoquer l’exemple de Boumédiène, en Algérie, qui a donné son feu vert à l’islamisation de la société pourvu que le pouvoir politique et économique reste à l’armée.]. À en juger par le chaos indescriptible qui règne au Pakistan islamisé et par la menace qu’il représente pour la région et pour le monde, la thèse de Springborg est pour le moins décourageante. Toutefois, l’historien surestime sans doute le poids de l’idéologie et des convictions politiques dans l’abandon, par l’élite militaire égyptienne, du nationalisme post-nassérien. On peut toujours déplorer que, dans la synthèse islamo-nationaliste esquissée par Al-Sissi, la composante islamique ait un poids excessif – de même qu’il est bien dommage que l’Égypte ne soit pas l’Angleterre. Mais la politique, de préférence, doit avoir partie liée avec le réel et cette analyse a au moins le mérite de la lucidité. En 2006, il estimait peu probable que la démocratie dans le monde arabe pût se calquer sur le modèle occidental laïque et libéral. Les événements ont pour le moins confirmé ce pronostic. Al-Sissi n’est pas un doctrinaire. Certainement croyant et très pieux en privé, il n’en est pas moins d’abord un politique. Et il sait qu’il serait suicidaire de prétendre gouverner l’Égypte (et la plupart des pays arabes ou musulmans) en faisant abstraction de toute référence à l’islam.

Dans ces conditions, l’Égypte est peut-être le théâtre d’un tournant historique qui, après l’abandon de la troisième et dernière grande promesse faite aux peuples arabes, ouvrirait la voie à une synthèse jusque-là inédite. Au cours du siècle écoulé, l’avenir radieux a successivement pris les visages de la modernité occidentale, du nationalisme progressiste et de l’islamisme. Les puissances coloniales ont proposé les mœurs et les valeurs de l’Occident en modèle à l’élite des colonisés avant de leur fermer la porte au nez. Entre 1945 et 1970, de l’Algérie à l’Irak en passant par la Libye, la Tunisie et l’Égypte, les élites indépendantistes (qui étaient souvent les mêmes) ont instauré leur mainmise sur les nouveaux États, où d’anciens officiers et fonctionnaires subalternes pouvaient devenir généraux, ministres, ambassadeurs et présidents. Tout en maniant l’imaginaire progressiste, selon lequel les idées, techniques et institutions du colonisateur devaient être retournés contre lui pour le profit des masses. La faillite de ces régimes nationalistes devenus des oligarchies corrompues a fait le lit de l’islamisme, dernier espoir d’une vie meilleure.

Pour les islamistes, tous les malheurs venaient précisément de la volonté des dirigeants arabes de singer l’Occident, au détriment de la véritable identité des musulmans. « L’islam est la solution ! », proclamait Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans. Le coup d’État du 3 juillet, soutenu par un très grand nombre d’Égyptiens, prouve que la voie tracée par Al-Banna et ses disciples est, elle aussi, une impasse. À défaut de proposer une quatrième grande promesse affublée d’« isme », les Égyptiens sont peut-être en train d’inventer une formule moins flamboyante mais plus pragmatique. Certes, et ils le savent, l’islam n’est pas la solution. Mais que cela nous plaise ou non, il n’y aura pas en Égypte, en tout cas dans un avenir prévisible, de solution sans l’islam.[/access]

*Photo : sierragoddess.

Le pacifisme inconditionnel, quelle connerie !

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Il faut absolument entendre les Chrétiens de la région qui risquent de pâtir d’une intervention militaire en Syrie.

Plus généralement, avant d’intervenir en force au secours d’une cause juste et urgente, il faut prendre en compte les effets pervers et prévisibles de cette action bien intentionnée.

Le sort des minorités peut être une raison pour ne pas intervenir en Syrie. vIl faut mettre cette raison en balance avec les autres paramètres de la décision.

Pour autant, il est criminel d’arrêter au nom d’un principe moral inconditionnel, au nom du pacifisme, le bras armé qui s’oppose aux crimes.

Les politiques n’ont que faire de principes moraux inconditionnels.

Ils doivent peser tous les effets prévisibles des diverses options qui sont à leur portée, sans exclure a priori la force armée, et encore moins la menace de l’emploi du big stick.

Le jeûne mondial prôné par le pape n’a pas coupé  l’appétit à Bachar Al-Assad. Il lui a signifié qu’il pouvait continuer impunément à faire ce qu’il veut, en se foutant cyniquement du monde. Quant à la papauté, il est urgent de lui mettre le nez dans son passé. Voici des extraits de la bio de Pie XII sur Wikipedia.

« Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, la diplomatie vaticane intervient pour empêcher la guerre, sans succès. Dans sa première encyclique, Summi pontificatus (20 octobre 1939), Pie XII dénonce l’engrenage de la guerre. Il choisit de maintenir l’Église hors du conflit des belligérants. À la supplique des évêques polonais décrivant les atrocités des Nazis, il réplique par la voix de Mgr Tardini :« Tout d’abord, il ne semblerait pas opportun qu’un acte public du Saint-Siège condamne et proteste contre tant d’injustices. Non pas que la matière manque (…) mais des raisons pratiques semblent imposer de s’abstenir. »

Mgr Tardini ajoute qu’une condamnation officielle du Vatican « accroîtrait les persécutions ». Pie XII précise lui-même :

« Nous laissons aux pasteurs en fonction sur place le soin d’apprécier si, et dans quelle mesure, le danger de représailles et de pressions, comme d’autres circonstances dues à la longueur et à la psychologie de la guerre, conseillent la réserve — malgré les raisons d’intervention — afin d’éviter des maux plus grands. C’est l’un des motifs pour lesquels nous nous sommes imposé des limites dans nos déclarations.»

La leçon de tout ça ? C’est qu’il n’y a pas de principe inconditionnel à arborer en politique, et sûrement pas le renoncement inconditionnel à la force contre l’injustice.

La situation actuelle est terriblement complexe parce que tout ce qui affaiblit le camp des pires salauds risque de favoriser le camp de non moins pires salauds.

Alors de grâce, monsieur le pape, rappelez aux politiques qu’il faut protéger les Chrétiens,  c’est votre job, mais ne nous faites pas le coup du pacifisme bêlant. Ne nous faîtes prier pour une paix à tout prix qui promet l’impunité à un monstre.

Droit d’inventaire à l’UMP : On ne badine pas avec l’avenir

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Ces dernières années, « le complexe » est venu enrichir la nomenclature de l’UMP. Désormais, l’on n’est plus complexé par son poids, mais parce qu’on est de droite et qu’on aime la France. La psychologie a remplacé la politique. De là, l’essor du concept de droite décomplexée. En 2007, Sarkozy candidat s’en est fait le chantre. Pour l’emporter, il avait scruté les sondages. À l’américaine, il avait même fait le « profilage » de l’électeur FN. Depuis 2002, l’animal se révélait craintif et se montrait peu. C’est qu’il se souvenait encore des hordes de lycéens descendues dans la rue au cri de « Nous sommes tous des enfants d’immigrés, première, deuxième, troisième génération ! ». Jusqu’au jour où, cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy réussit à le retrouver et à l’appâter. Trop heureuse de trouver enfin un interlocuteur, cette France, honteuse et tête basse, lui a confié ses craintes, ses espoirs et sa confiance.

Lors de cette première campagne présidentielle, ses discours volontaires, sa véhémence, son exaltation de l’ordre républicain ont fait illusion. Ça y est, les Français avaient enfin retrouvé leur homme providentiel. Tous y ont cru. Les électeurs gaullistes traditionnels ont vu en lui un nouveau Bonaparte, ceux de la droite de la droite avaient le soulagement de voter sans encourir l’anathème. On allait enfin s’occuper de leurs inquiétudes. Trop vite malheureusement, les Français se sont aperçus qu’on les avait à nouveau dupés. L’énergie présidentielle n’était qu’une vaine agitation, du grand spectacle médiatique pour haranguer les foules crédules et exploiter leur complexe au lieu de proposer des réponses. Trop prolo dans ses déclarations, Sarko proche du peuple, est devenu un fantoche. Il fallait se rendre à l’évidence, il n’était pas le grand chef d’Etat qui proposerait une direction novatrice à la France avec des solutions pour la sortir de l’ornière.

En 2012, la première erreur stratégique des Fillon, Copé, Wauquiez, Le Maire et consorts est de n’avoir pas eu le courage de lui reprendre le parti. Face à un homme qui n’aurait jamais eu l’humilité de se remettre en cause et de laisser la place, il fallait que les éventuels concurrents s’allient. Au lieu de cela, par lâcheté et par suivisme, les caciques de l’UMP se sont tus alors que la victoire tendait les bras à la droite. Ils n’ont pas compris que la personnalité de Sarkozy rebutait tant les Français, que par dépit ils s’abstiendraient ou voteraient à gauche. Quand une grande nation comme la France finit par élire son président par défaut, c’est vraiment que l’on en est arrivé au déclin de tout, des idées comme de l’espérance.

Un an après la défaite, la guerre intestine Fillon/ Copé fait rage. Elle est indispensable pour départager le nouveau chef de l’après-Sarkozy. Au goût des Français, elle dure depuis trop longtemps car aucun des deux ne parvient à l’emporter. Un sondage BVA pour le Parisien révèle que 67% d’entre eux pensent que la situation n’est pas apaisée à l’UMP. L’après-Sarkozy se fait attendre. Pendant ce temps, ce dernier prépare déjà son retour sur les cadavres de ses deux rivaux. Roland Cayrol a raison d’affirmer que faire l’inventaire du quinquennat Sarkozy serait une erreur stratégique. Dans une position d’attente mortifère, l’UMP se regarde le nombril au lieu de proposer un nouveau projet cohérent pour la France qu’il pourra cette fois-ci honorer. Paradoxalement, la droite qui se voulait décomplexée, se révèle aussi complexée que ses électeurs. À ce propos, Copé déclare qu’ils « n’ont pas suffisamment eu le courage d’assumer leurs idées ». Cet aveu est signifiant et résume déjà les conclusions de ce possible inventaire. Une fois au pouvoir, rouler des mécaniques pour cacher sa frilosité et son impuissance n’a pas suffi. Nouveau mal du siècle franco-français, le complexe est apparemment contagieux. En effet, Sarkozy le magnifique n’a pas osé appliquer son programme et traiter frontalement des problèmes des Français. Comme les curés qui ne font plus de sermons engagés à la Bourdaloue ou à la Mascaron, la parole des hommes politiques s’est dépolitisée.

C’est que la France, c’est la loose. Interrogez les 360 sans-papiers de Clermont-Ferrand : comme le Samu-social ne pouvait pas leur trouver de solution immédiate, 25 d’entre eux se sont permis de porter plainte contre l’Etat français ! C’est qu’ils ont flairé la bonhommie française. Alors, la France complexée s’aperçoit que sa « gentillesse » spontanée a perdu sa signification étymologique de « noblesse de cœur » et qu’elle est devenue « signe d’affaiblissement ». Sa bienveillance et sa douceur à l’endroit de celui qui souffre se retournent contre elle. Pis, cette attention à l’autre et cette commisération deviennent des armes que les associations de défense des minorités utilisent allègrement pour reprocher aux Français tous les crimes de la Terre.

Au pouvoir, Sarkozy a fait comme Chirac qu’il méprisait tant, il a laissé la situation empirer. En cela, l’invisibilité de son successeur, François Hollande, coïncide parfaitement avec ce que l’on n’a cessé d’exiger des Français. S’il faut s’excuser d’être Français, s’il faut faire fi de la grandeur de notre Histoire et ne retenir que ses vicissitudes, alors devenons transparents. À force de faire honte aux Français de leur passé, on en a fait un peuple timoré qui essaie d’oublier ce qu’il a été. Le problème, c’est que chaque Français porte en lui, consciemment ou non, la nostalgie des temps où la France faisait encore l’Histoire. De Gaulle l’avait compris en transformant la défaite française contre les Nazis en victoire de la Résistance et des Alliés. Conscient du rôle qui lui incombait de jouer, il voulait redonner aux Français la fierté d’être Français. Aussi en écrivant ses Mémoires s’agissait-il non seulement de conforter sa figure de grand homme politique mais aussi de panser le traumatisme de la nation en poursuivant le mythe de sa grandeur. Cette exigence s’est peu à peu liquéfiée. En réalité, depuis 1995, la France n’a pas connu de réels dirigeants politiques, elle a élu un triumvirat de techniciens pour la diriger. Musset n’aurait jamais cru que les fantoches de Badine accèdent à la plus haute fonction de l’Etat. Comme Dame Pluche, ils font des bonds dans la luzerne.

N’en déplaise aux commentateurs politiques, le mythe du grand homme est vivace en France non par naïveté mais par goût de l’excellence. Ils désespèrent que le paysage politique soit incapable de leur offrir un homme de valeur à la hauteur de la fonction présidentielle. On peut trouver cela risible mais les Français aiment se réfugier dans la fiction et songer à une gloire disparue. Sarkozy n’a pu les faire rêver qu’un an. Il serait grand temps que l’UMP exorcise le spectre et dépasse le piège de l’inventaire. Si les convictions personnelles et les idées novatrices primaient enfin sur les complexes et sur les dissensions, l’UMP pourrait se mettre en ordre de bataille pour les municipales. Il serait grand temps. Au loin, la déferlante bleu marine s’esquisse déjà.

Le tabac, un marché bien organisé

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tabac cigarette electronique

tabac cigarette electronique

C’est passé relativement inaperçu, on l’a appris le 30 août : Bercy a renoncé à l’augmentation des prix du tabac initialement prévue pour ce mois d’octobre. C’est l’occasion de refaire un petit point sur le marché du tabac en France.

Primo, il faut bien comprendre que « la vente au détail des tabacs manufacturés est un monopole confié à l’administration des douanes et droits indirects qui l’exerce par l’intermédiaire des débitants de tabac et des revendeurs ». C’est-à-dire que les débitants de tabac sont, tout à fait officiellement, des « préposés de l’administration », que leurs prix de vente sont fixés par arrêté[1. Le dernier en date est l’arrêté du 11 juillet 2013 modifiant l’arrêté du 3 janvier 2013 portant homologation des prix de vente au détail des tabacs manufacturés en France, à l’exclusion des départements d’outre-mer (JORF n°0162 du 14 juillet 2013 page 11790, texte n°14).] et que leurs marges – et donc ce qui reste aux fabricants – sont fixées par l’État[2. Soit 9 % du prix de vente pour les cigares et cigarillos et 8,64 % pour les autres produits (dont les cigarettes).].

Deuxio, il faut aussi savoir que sur le prix fixé pas ses bons soins, l’État se réserve la part du lion : par exemple, au 1er janvier 2013, le moindre paquet de cigarette vendu 6,2 euros chez votre buraliste engendrait 3,97 euros de droits de consommation (i.e. droits d’accise) et 1,01 euros de TVA ; soit une charge fiscale totale de 4,98 euros, 80,32% du prix de vente ou 408,2% du prix hors taxes. Naturellement, la vente de tabac est donc une activité hautement rémunératrice pour l’État : en 2012, rien qu’avec les droits d’accise, les douanes ont encaissé un peu plus de 11 milliards d’euros, d’après les chiffres de la Commission européenne.

Tertio, nonobstant ce qui précède, l’État entend protéger les fumeurs contre eux-mêmes en augmentant régulièrement les prix ; depuis 2009, il a même accéléré le rythme : rien que sur l’année écoulée, le prix du paquet de cigarette a augmenté de 60 centimes (40 centimes en octobre 2012 et 20c en juillet 2013) ; soit plus de 10% de hausse. Évidemment, malgré le caractère addictif de ces produits, il arrive un moment où la consommation baisse effectivement : selon Bercy, rien qu’entre le premier semestre 2012 et le premier semestre 2013, les ventes de cigarettes se seraient contractées de 8%.

Quelques petites réflexions s’imposent :

Manifestement, l’effet de Laffer est une réalité tout à fait concrète : là où les étatistes dénoncent régulièrement un mythe ultralibéral, on constate bien que la hausse des taxes prélevés sur le tabac se traduit par une baisse des volumes de vente ; c’est-à-dire que, pour citer Jean-Baptiste Say[3. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).], « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte ». De toute évidence, c’est ce que reconnaît implicitement Bercy en renonçant à la hausse des prix prévue en octobre : la hausse du taux ne compense plus la réduction de l’assiette et l’État a besoin d’argent.

On m’opposera, sans doute, qu’il a fallu taxer le prix hors taxe à plus de 400% pour que ça se produise : c’est vrai mais ne perdez pas de vue que la cigarette est un produit addictif et donc, un produit à faible élasticité-prix. C’est d’ailleurs une constante : les meilleurs impôts – les plus rentables – sont les impôts à la consommation sur des produits à faible élasticité-prix. Il existe en Russie une très ancienne tradition fiscale qui consiste à taxer la vodka et même à en confier le monopole aux pouvoirs publics : d’Ivan le Terrible à Staline, la « petite eau » préférée des russes a représenté jusqu’au tiers des ressources financières de l’État.

Par ailleurs, lorsque l’on dit que les ventes de cigarette baissent, il faut préciser que ce sont des ventes légales qu’il est question. On ne dispose, bien sûr, d’aucun chiffre fiable en la matière – on entend souvent dire qu’une cigarette sur cinq serait aujourd’hui achetée via une filière illégale – mais il est plus que probable que la baisse du produit de l’impôt ne soit pas tellement due à un recul de la consommation mais plutôt à un développement du marché noir. Quoi qu’il en soit, le phénomène est jugé suffisamment significatif par notre dealer légal pour qu’il compense les pertes de revenus des débitants frontaliers[4. Je n’invente rien, jugez vous-mêmes.] et la justice semble désormais faire preuve d’une inhabituelle sévérité avec les trafiquants.

Enfin et d’une manière plus générale, il faut bien comprendre que pour les fabricants de cigarettes, cette situation est extrêmement confortable. D’une part, avec des prix fixés par l’État, ils ne se font pas de concurrence (votre débitant n’a absolument aucun pouvoir) mais en plus, ils savent pertinemment que leurs intérêts et ceux des pouvoirs publics sont parfaitement alignés : l’objectif commun étant de maximiser les ventes en valeur. La situation est donc éminemment malsaine : qui servent nos forces de police lorsqu’elles luttent contre le trafic ? Qui a intérêt à gêner la vente de cigarettes électroniques ?

*Photo : Ianier67.

Brésil, une révolution si discrète

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Propos recueillis à Rio de Janeiro par David di Nota, septembre 2013

Comment évolue l‘insurrection populaire brésilienne qui a capté, un court instant, l’attention des médias internationaux ?

Les manifestations continuent d’être aussi quotidiennes, mais elles sont confrontées à deux obstacles. La première est l’indifférence de ces médias internationaux, la seconde est la gêne que ces manifestations provoquent au sein des organes officiels de la presse nationale, le groupe « Globo » en tête.

C’est-à-dire ?

Les manifestants ont décidé de prendre en main les reportages sur les manifestations en les filmant et en les diffusant en temps réel sur internet. C’est ce que nous appelons les « Media Ninja ». Le point intéressant est que la Télévision Globo est obligée, du coup, de rendre compte de certains faits dont elle se passerait très bien. Il ne s’agit pas simplement de montrer comment les manifestations sont quadrillées dans les faits, il ne s’agit pas simplement de témoigner de la tournure policière de ce quadrillage, mais de montrer la partialité grotesque des reportages officiels censés rendre compte des évènements.

Il s’agit moins de se battre en faveur de la liberté de la presse que de se battre contre la cartelisation des médias ?

Oui. Elle bat des records à Rio, où nous ne disposons que d’un seul journal national. Mais ce nouveau phénomène doit être replacé dans un contexte plus large. Bien que les manifestants n’obéissent à aucun leader, toutes les revendications convergent vers un point clé, le renouvellement en profondeur de la représentation politique au Brésil.

L’augmentation de 20 centimes du ticket d’autobus est devenue, aux yeux de la presse internationale, le symbole de l’insurrection populaire. Pas la disparition, le 14 juillet dernier, d’un maçon nommé Amarildo. Les manifestants attachent pourtant une très grande importance à son sort. Qui était Amarildo de Souza ? 

Amarildo vivait dans la plus grande favela d’Amérique du Sud, Rocinha. Après son arrestation, personne ne l’a plus revu. Ce destin n’a rien d’inhabituel chez nous. Ce qui l’est moins, c’est le refus catégorique de passer l’éponge. Mais ce fait isolé mérite d’être replacé, là encore, dans son contexte. Pour la première fois peut-être, la classe moyenne se trouve l’objet de la répression policière, parce que c’est elle qui défile dans la rue. Cette situation crée un effet de solidarité inédite avec les habitants des favelas, qui permet de déconstruire le vieux paradigme de la répression qui opposait, traditionnellement, les pauvres, cette classe dangereuse et répugnante, aux bourgeois, cette classe pacificique et respectable. Voilà, me semble-t-il la grande nouveauté.

Cette situation crée-t-elle une chance accrue de changement ? 

Il est incontestable que les manifestants ont déjà obtenu des résultats. Des hommes politiques importants sont sur la sellette, à commencer par Sergio Cabral, l’actuel gouverneur de l’Etat de Rio. Des pratiques de complaisance, ou de détournements de fonds, sont désormais interdites – comme cette pratique qui permettait à des députés de se déplacer en famille dans des avions affrétés sur les deniers publics. Il est certain que des espoirs seront trompés, déçus ou détournés. Mais il est non moins certain que la corruption d’Etat est soumise à un contrôle beaucoup plus élevé. Et ce point est la clé, chez nous, de tout changement possible.

*Photo: Media Ninja.

Panthéon : pour Zinedine Zidane votez 1, pour Mimie Mathy votez 2

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Le Panthéon est une grande maison traversée par les courants d’air, dans laquelle la Nation reconnaissante stocke des dépouilles de grands hommes qui n’ont rien demandé. Colossal temple laïque où la République entretient son culte funèbre, on peut y croiser des écrivains (André Malraux, Alexandre Dumas, Emile Zola, Victor Hugo), des hommes politiques de progrès (Jaurès, Gambetta), des martyrs (Jean Moulin), des couples infernaux (Pierre et Marie Curie) et même un ancien gouverneur du Tchad, Félix Eboué, à qui nous devons une station de métro.

Faire entrer un cher disparu au Panthéon n’est pas une chose facile. Nicolas Sarkozy l’a appris à ses dépends en suggérant de panthéoniser Albert Camus, pour son apport à la littérature française mais surtout pour sa sagesse politique et son « destin » de petit algérois devenu Prix Nobel. La famille dut rappeler que l’auteur de La Peste passait déjà la morte saison du côté de Lourmarin, dans le Vaucluse, et qu’il n’avait aucune envie de revenir s’installer à Paris dans un caveau glacé où l’on a vite fait de s’enrhumer. Tout le monde voudrait faire entrer son héros au Panthéon. On a appris, la semaine dernière, qu’une association féministe militait pour que la femme de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, entre dans le temple des grands mâles. Ce qui va d’ailleurs dans le sens de François Hollande, qui a fait savoir son désir de faire pénétrer une femme supplémentaire au Panthéon. Affaire à suivre…

Mais à l’époque du participatif, il convenait d’interroger la population sur l’identité des prochaines dépouilles qui feront l’objet du culte républicain. Ainsi, une consultation électronique a été lancée sur un site dédié. Philippe Bélaval, Président du Centre des monuments nationaux explique : « Vous allez pouvoir donner votre avis sur les qualités que doivent posséder les personnalités qui mériteraient, à l’avenir, d’être honorées au Panthéon. ». Ainsi, le site officiel propose un formulaire avec les qualités nécessaires pour être un grand homme, à l’heure moderne… « l’engagement humanitaire » évidemment, « l’engagement pour la paix » naturellement, « l’exploit sportif » cela va de soi, « la défense de l’environnement » immanquablement, « l’engagement pour la fraternité » inévitablement… S’en suit un formulaire permettant de proposer des noms. J’ai suggéré personnellement Yannick Noah et Mimie Mathy, afin que les « français préférés » du JDD ne soient pas les laissés pour compte du nouveau Panthéon. Ne perdons pas espoir… il est tout à fait possible, grâce à la dictature participative, de voir entrer au Panthéon des animateurs de télévision, des footballeurs, des femmes de footballeur, des participants à des jeux de téléréalité, des humoristes engagés, des responsables associatifs, des professionnels du monde de « la nuit », des DJ, des clowns, des ventriloques, des cracheurs de feu et aussi Jack Lang. Oui Jack Lang. Cela finira de dissuader les gens sérieux de venir y passer l’éternité…

Syrie : Prenons Poutine au mot !

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poutine syrie onu

poutine syrie onu

En proclamant que l’ONU est la seule instance légitime habilitée à trancher le conflit syrien, Poutine semble avoir marqué diaboliquement un point, puisque si l’ONU est effectivement l’instance qui détient le monopole de la légalité à l’échelle mondiale, il peut la rendre impuissante par son droit de veto.

À plus long terme, pourtant, il s’est tiré une balle dans le pied, en abandonnant de facto le sacro-saint principe de la souveraineté des États dans leurs affaires intérieures, ce principe que Goebbels avait proclamé devant la SDN en 1933 : « Charbonnier est maître chez soi ».

Poutine vient en effet d’admettre que les États ne sont pas souverains vis-à-vis de leurs peuples, puisque la solution politique en Syrie appartient à une instance internationale. Au risque de paraître le flatter à l’excès, il semble ainsi rejoindre la vision d’un droit mondial que Kant a exposée en 1784 dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Cette prédiction paraissait follement utopique en son temps. Elle a pourtant commencé à se réaliser à travers la SDN, puis l’ONU.

Pourquoi alors cette ONU, qui protège tant bien que mal les États les uns des autres, est-elle impuissante à protéger les peuples victimes de leurs États, ou les communautés déchirées par des guerres intestines ? La raison en est simple : l’ONU est avant tout une association d’États souverains voulant coexister pacifiquement, et c’est pour protéger leur souveraineté que ce pouvoir politique ne s’est pas doté d’un pouvoir juridique supranational distinct de l’Assemblée générale et non soumis au droit de veto.

Chacun sait pourtant qu’à l’échelle de chaque État, la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est la condition sine qua non de la légitimité du Droit, et donc aussi de l’usage de la force dont il dispose. Il nous reste juste à comprendre que cette condition impérative de l’État de droit s’impose aussi bien à l’échelle de l’ONU qu’à celle de chaque Etat.

Si cette instance judiciaire supranationale existait aujourd’hui :

– un État ne pourrait plus martyriser impunément son peuple, comme c’est le cas en Corée du Nord depuis des dizaines d’années.

– Il ne pourrait plus cacher ou détruire les preuves de ses crimes, comme c’est le cas en Syrie.

– Et la solution politique qui serait alors imposée par le Droit ferait obligatoirement respecter les droits de tous, contrairement à ce qui se passe en Irak.

Cette perspective d’un Droit supranational sera combattue par les réalistes et par les souverainistes.

Les réalistes diront que  si on attend que tous les États se rallient à une juridiction placée au-dessus d’eux qui se mêlerait de leurs conflits intérieurs, on attendra éternellement. Il est exact qu’il y aura sans doute des États pour refuser un tel Droit, et pour se conduire en hors-la-loi. Il faudra alors les traiter comme tels.

Reste à examiner les objections des souverainistes.

La première, c’est le risque que ce Droit soi-disant supranational et neutre soit celui des États les plus forts. C’est le contraire qui est vrai. Si une telle juridiction avait existé en 1945, les procès de Nuremberg auraient eu lieu, mais ils n’auraient pas été conduits par les vainqueurs.

La seconde objection, un peu différente, c’est que les différentes cultures ont des valeurs de justice qui leur sont  propres, qui sont donc relatives, si bien qu’il n’existe pas de normes universelles au nom desquelles un tribunal supranational pourrait trancher.

Certes, certes. Mais si on renonce à inventer les formes d’un Droit supranational adapté à ces différences, les victimes de la violence seront éternellement condamnées soit à la subir, soit à faire appel à des protecteurs étrangers, infiniment plus redoutables que les sept samouraïs ou les sept mercenaires.

Pour ne pas avoir à choisir entre la peste et le choléra, et entre l’impuissance et l’illégalité, il faudra un jour prendre Poutine au mot, retourner sa ruse contre lui, et aller au bout du principe qu’il a énoncé, en dotant l’ONU d’un pouvoir juridique autonome.

 

*Photo : kremlin.ru

Valls, l’ennemi de l’Intérieur

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manuel valls ps

manuel valls ps

Je viens de comprendre : Manuel Valls est bipolaire. Il a ses jours maniaques et ses jours dépressifs. On repère facilement les premiers au fait que le ministre de l’Intérieur proclame son amitié pour Christiane Taubira, jurant qu’il marche avec elle « main dans la main », sans se « prendre les pieds dans de faux dilemmes ». Quand il entre en phase dépressive, les « faux dilemmes » ont tendance à se muer en règlements de comptes façon puzzle sur le mode : Je commence à en avoir marre que mes flics risquent leur peau pour coffrer des voyous que tes juges gauchos vont relâcher, alors, l’un de nous deux est de trop au gouvernement et j’ai bien l’intention de le dire au patron.

Les bons jours, il voit la France et la vie en rose : il est de gauche. Il jure à qui veut l’entendre (et à La Rochelle, ils en voulaient, du Valls-qui-rit, ses copains socialistes) que l’immigration est une chance pour la France et que l’islam est compatible avec la République. Plein de générosité, il promet de doubler les naturalisations et menace des foudres de la loi les maires qui manqueraient à leurs obligations en matière d’accueil des gens du voyage et des Roms (à la fureur de quelques maires PS).

Les mauvais jours, ce n’est pas le même homme. À l’entendre, les choses iront forcément de mal en pis. Il découvre que les Roms occupant des campements « ne souhaitent pas s’intégrer », évoque des « problèmes de cohabitation » (où va-t-il chercher ça ?) et juge que les « villages d’insertion » imaginés pour eux sont une foutaise (pour être exacte, il parle de leur « intérêt limité »). Ça ne s’arrête pas là : invité à plancher sur la « France de 2025 », il prône la réduction des flux migratoires, en commençant par le regroupement familial, et prétend que « l’islamophobie » est un « cheval de Troie des salafistes visant à déstabiliser le pacte républicain ». Au point qu’on se demande s’il ne cauchemarde pas, lui aussi, une France islamisée. Ces jours-là, c’est simple, on dirait vraiment un type de droite.

Ces sautes d’humeurs n’ont pas échappé à mes sagaces confrères, qui les analysent en général sous l’enseigne du « double discours », classique politique permettant de ratisser large – une cuillère pour les bobos, une cuillère pour les prolos. En revanche, on n’a peut-être pas assez réfléchi à la signification de ces variations et à ce qu’elles révèlent, non pas tant de Valls lui-même, que de la gauche et du Parti socialiste. Après tout, personne ne compte sur Valls pour séduire l’électorat des beaux quartiers. Pourquoi, alors, doit-il avancer masqué et dire qu’il n’a jamais dit ce qu’il a dit ? Tout simplement parce que, s’il veut rester dans la famille, le ministre doit se faire pardonner son « positionnement républicain » – que beaucoup qualifient aimablement de « posture » comme s’il était inconcevable, à leurs yeux, que l’on puisse être « de gauche » et « républicain » ( « de gauche » et « islamiste », ça colle ?). Qu’il faille s’excuser d’être républicain devrait tout de même faire  méditer ceux de ses camarades qui n’ont pas complètement oublié ce qu’était la gauche avant de régler par le haut, si on peut dire, en accompagnant sa disparition, l’épineuse question de la nation.

On ne peut même pas accuser les socialistes d’électoralisme de bas étage, au contraire – au fait, c’est quoi le contraire de l’électoralisme ? Ils savent bien que Valls, arrivé en cinquième position à la primaire avec 5,6 % des voix, est le plus populaire d’entre eux. Ils savent aussi que ce ne sont pas les dévotions et génuflexions auxquelles il se livre devant eux qui lui valent la confiance d’une majorité de Français – qui, décidément, ne comprennent toujours pas ce qui est bon pour eux –, mais la liberté qu’il prend parfois d’appeler un chat un chat.

En résumé, si le ministre de l’Intérieur n’est guère aimé de son parti, c’est en quelque sorte parce qu’il est aimé des Français. Ça, c’est louche. Non, à la réflexion, Valls n’est pas bipolaire. S’il a l’air bizarre, c’est que c’est un mec normal perdu dans une gauche schizophrène.

 *Photo : PS/Mathieu Delmestre.

Cet article en accès libre est extrait de Causeur n°5 (nouvelle série). Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre boutique en ligne pour l’acheter ou vous abonner : 5,90 € le numéro / abonnement à partir de 14,90 €.

ewald guedj villiers

Daft Punk : Robots avant tout

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daft punk robots

daft punk robots

Avant, lorsqu’il était confiné aux chaînes de montage de Sochaux et de Billancourt, le robot n’avait ni le droit de vote, ni droit aux congés payés. Il appartenait à cette communauté marginale qui participait à l’effort national dans l’ombre, inspirant un mélange de fascination et de crainte, et dont on se méfiait non sans raison : il représentait notamment une menace pour l’emploi. Grâce à l’industrie du disque, facteur d’intégration et d’émancipation comme l’est le foot pour d’autres, le robot et ses cousins mutants ont accédé au statut privilégié d’artistes reconnus, jusqu’à susciter l’idolâtrie des foules à l’échelle planétaire. Parmi eux : Kraftwerk, Michael Jackson, Björk et Daft Punk aujourd’hui. Les créatures science-fictionnesques conquièrent sans peine, sans résistance, les territoires culturels et nourrissent tous les fantasmes, jusqu’à tenter de nous faire croire qu’elles sont vraiment différentes de nous (alors que seul Bambi l’était, et pas seulement parce qu’il portait des pantalons trop courts). Les robots ont maintenant colonisé les espaces, les esprits, les corps, les politiques, les médias…

Alain Pacadis – dead punk – avait senti la menace venir dès 1978, quand il affirmait devant les caméras d’Apostrophes : « Nous sommes des gens modernes, nous sommes des robots, c’est-à-dire que nous n’avons plus de sentiments. » L’avenir de l’humanité se cache dans les archives de l’INA. Et comme on n’arrête pas le progrès -, les robots (tous !) pourront bientôt se marier (y compris avec des gays, naturellement).

Mais revenons à nos moutons électriques. Daft Punk creuse en 2013 son concept rétro-futuriste initié avec succès dans les années 90 aux côtés de Air. Au début, on appelait cette nouvelle invasion  la « French touch« . Maintenant, avec le raz-de-marée « Get Lucky« , n°1 dans une quinzaine de pays cet été, il est raisonnablement permis de parler de « French trust ».

Seulement, à l’image des progrès de la médecine, les progrès de la technologie musicale ne se font pas sans dommages collatéraux pour le corps : ils provoquent ainsi l’apparition de nouvelles formes d’allergies aigues chez les mélomanes, dont celle au vocodeur, l’effet « voix de robot », allergène le plus redoutable de cet album.

Au-delà de ce détail susceptible de causer quelques désagréments passagers, l’écoute de Random Access Memories peut se révéler source de plaisir, avec un petit arrière-goût de retour vers le futur. À part l’incontournable « Get Lucky« , trois titres méritent vraiment une attention soutenue, tant les anti-Daf les plus obtus pourraient y trouver leur compte :

« Within » vous transporte à bord d’un flotteur des sens vers les îles vierges de la mer de la tranquillité, prêt à chavirer dans le refrain, « Instant Crush » donne à entendre le sémillant équilibriste Julian Casablancas à l’œuvre sur une mélodie en cascade telle qu’il les affectionne, avec la guitare jumelle de Brian May venant taper une incruste queenesque du meilleur effet, et « Touch » régalera les adeptes de la B.O. du film de De Palma Phantom of the Paradise.

En définitive, Random Access Memories effectue un survol baroque de l’histoire de la pop, du psychédélisme sixties (clin d’œil final à la vertigineuse montée de l’orchestre symphonique du « A Day in the life » des Beatles) aux new-yorkeries hallucinogènes des Strokes, en passant par des harmonies Beach Boys et le funk-disco premium de Nile Rodgers.

Pas de quoi danser le moonwalk ni la polka, mais idéal pour les salons climatisés des SPA de Provence, entre l’heure bleue et l’apéro du dernier séminaire adultérin de la saison.

Daft Punk, Random Access Memories, Columbia

*Photo : 4ELEVEN Images.

Le dernier écrivain

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philippe muray sollers

philippe muray sollers

5 décembre 1985. Ce que veut Sollers, je le comprends enfin, je le savais depuis toujours, ce n’est pas être un grand écrivain, ça ne lui suffit pas. Ce qu’il veut, c’est être le dernier écrivain. Qu’après lui il n’y ait rien. Son aventure, selon lui, ne prendra tout son sens qu’à cette condition. Ce qu’écrivent les autres, si ça ne concourt pas à la réalisation de ce projet, est nuisible. C’est un danger, ou au moins un retard, un atermoiement inutile. L’ennui est que, plus timidement, dans mon coin, avec infiniment moins de moyens (d’où ma discrétion), je pense la même chose. Son agressivité destructrice s’explique par là. Le besoin de maintenir sous sa surveillance n’importe qui, du moment qu’il sent un peu d’originalité virtuelle. La nécessité d’être en éveil tout le temps, jour et nuit. Épuisant probablement. La haine maladive. La gentillesse aussi, la générosité soudaine, comme une surprise qu’il se fait à lui-même. La nécessité, la fatalité de n’avoir plus autour de lui que des larbins obscurs ou des cons célèbres sans aucun danger. La rage folle consistant à jouer l’un contre l’autre tous les écrivains, tout le temps (Roth pour écraser Kundera, en ce moment ; Jean Rhys contre O’Connor à cause de mon penchant, ces derniers mois, pour elle). N’importe quel écrivain, vivant, mort. Tout ça doit disparaître. Vue de l’extérieur, subie péniblement, son attitude est absolument nihiliste. La nullité de ce qu’il publie maintenant dans sa revue et sa collection est également logique. Puisqu’il doit être le dernier.[access capability= »lire_inedits »]

28 mars 1994. C’est sans le moindre enthousiasme que je me rends, vers 4 heures et demie, à mon rendez-vous avec Sollers. D’abord, ça me déplaît fort d’avoir à descendre jusqu’à Sébastien-Bottin, pénible sacristie capitonnée de malaise. Et puis je sais déjà tellement comment tout va se passer que je pourrais rentrer, m’asseoir devant mon écran, tout raconter, puis aller me coucher. Mais enfin, puisque j’y suis, j’y glande. Nous voilà face à face. D’abord un pseudo-tour d’horizon. Qu’est-ce que vous devenez ? Qui vous voyez ? Qu’est-ce que vous pensez ? Qu’est-ce que vous écrivez ? Pourquoi vous êtes pas crevé ? Comment gagnez-vous votre vie ? Sur quels paramètres êtes-vous ? Quelles longueurs d’ondes ? Moi, je vais vous dire : ça fait deux ans que je lis Heidegger. Voilà. Longs grommelages incompréhensibles sur la « technique », l’« être », les manipulations génétiques, la conférence inaugurale au Collège de France du Pr. Baulieu, l’inventeur du RU486, c’est-à-dire de la contragestion. Un peu de rétrospective aussi. L’Idiot (ne voyant jamais que lui-même à sa propre porte, il dit qu’Hallier a commencé à débloquer à partir du moment où Forest s’est mis à travailler sur Tel Quel[1]). Mon 19e cité et recité cent fois par lui (il croit que ça me fait tellement plaisir ?). Kundera, bien sûr, qui l’agite énormément. C’est l’épine qu’il a dans le pied en ce moment. L’Atelier du roman l’exaspère et l’inquiète. Évidemment, il a envie de savoir ce que je sais. D’abord, comment j’ai rencontré Milan. Et surtout, est-ce que je le vois. Souvent ? Pas souvent ? Que le dialogue se soit noué avec ce rival insupportable autour de mon Empire (qui n’est pas, à son avis, mon « meilleur livre »…) lui fait mal aux seins.

Je le regarde, je l’écoute, j’ai l’impression de me réveiller. Pour m’exprimer bibliquement, il représente au fond l’« Égypte » dont je suis sorti, et depuis pas mal de temps maintenant, il est la « mer Rouge » qu’il m’a fallu fendre pour survivre. Je me désensorcelle. Je me désensollercelle.

Cette conversation n’est plus que l’ombre d’elle-même. On termine sur le goût. Je lui cite Gracian : « Le goût est la règle du juste prix des choses. » Pas de réaction notable. C’est la fin. Sur le trottoir, devant chez Gallimard, dans la belle lumière du soleil froid descendant, il élabore une phrase furtive et embrouillée d’où il ressort qu’il aimerait bien que je lui donne, si je veux, mais ça lui ferait plaisir, mais je suis libre de ne pas vouloir, enfin je ferai comme je l’entends, mais il ne serait pas contre, il serait même ravi, si je souhaitais, si je voulais bien, enfin, lui filer un « petit machin », un petit truc quoi. « Un article ? je précise en riant. Un texte ? Pour L’Infini ? » Oui. Voilà. Il l’avait sur le bout de la langue. Du coup, il redevient net, rapide, autoritaire. Il me passe commande : « Pour la mi-mai ? C’est possible ? » Non. Mais je réponds : « Peut-être ».

Conclusion pénible : ce qu’il y a eu d’extraordinaire dans cette rencontre, après tant d’années, c’est sa nullité.[/access]