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Le dernier écrivain


Le dernier écrivain

philippe muray sollers

5 décembre 1985. Ce que veut Sollers, je le comprends enfin, je le savais depuis toujours, ce n’est pas être un grand écrivain, ça ne lui suffit pas. Ce qu’il veut, c’est être le dernier écrivain. Qu’après lui il n’y ait rien. Son aventure, selon lui, ne prendra tout son sens qu’à cette condition. Ce qu’écrivent les autres, si ça ne concourt pas à la réalisation de ce projet, est nuisible. C’est un danger, ou au moins un retard, un atermoiement inutile. L’ennui est que, plus timidement, dans mon coin, avec infiniment moins de moyens (d’où ma discrétion), je pense la même chose. Son agressivité destructrice s’explique par là. Le besoin de maintenir sous sa surveillance n’importe qui, du moment qu’il sent un peu d’originalité virtuelle. La nécessité d’être en éveil tout le temps, jour et nuit. Épuisant probablement. La haine maladive. La gentillesse aussi, la générosité soudaine, comme une surprise qu’il se fait à lui-même. La nécessité, la fatalité de n’avoir plus autour de lui que des larbins obscurs ou des cons célèbres sans aucun danger. La rage folle consistant à jouer l’un contre l’autre tous les écrivains, tout le temps (Roth pour écraser Kundera, en ce moment ; Jean Rhys contre O’Connor à cause de mon penchant, ces derniers mois, pour elle). N’importe quel écrivain, vivant, mort. Tout ça doit disparaître. Vue de l’extérieur, subie péniblement, son attitude est absolument nihiliste. La nullité de ce qu’il publie maintenant dans sa revue et sa collection est également logique. Puisqu’il doit être le dernier.[access capability= »lire_inedits »]

28 mars 1994. C’est sans le moindre enthousiasme que je me rends, vers 4 heures et demie, à mon rendez-vous avec Sollers. D’abord, ça me déplaît fort d’avoir à descendre jusqu’à Sébastien-Bottin, pénible sacristie capitonnée de malaise. Et puis je sais déjà tellement comment tout va se passer que je pourrais rentrer, m’asseoir devant mon écran, tout raconter, puis aller me coucher. Mais enfin, puisque j’y suis, j’y glande. Nous voilà face à face. D’abord un pseudo-tour d’horizon. Qu’est-ce que vous devenez ? Qui vous voyez ? Qu’est-ce que vous pensez ? Qu’est-ce que vous écrivez ? Pourquoi vous êtes pas crevé ? Comment gagnez-vous votre vie ? Sur quels paramètres êtes-vous ? Quelles longueurs d’ondes ? Moi, je vais vous dire : ça fait deux ans que je lis Heidegger. Voilà. Longs grommelages incompréhensibles sur la « technique », l’« être », les manipulations génétiques, la conférence inaugurale au Collège de France du Pr. Baulieu, l’inventeur du RU486, c’est-à-dire de la contragestion. Un peu de rétrospective aussi. L’Idiot (ne voyant jamais que lui-même à sa propre porte, il dit qu’Hallier a commencé à débloquer à partir du moment où Forest s’est mis à travailler sur Tel Quel[1]). Mon 19e cité et recité cent fois par lui (il croit que ça me fait tellement plaisir ?). Kundera, bien sûr, qui l’agite énormément. C’est l’épine qu’il a dans le pied en ce moment. L’Atelier du roman l’exaspère et l’inquiète. Évidemment, il a envie de savoir ce que je sais. D’abord, comment j’ai rencontré Milan. Et surtout, est-ce que je le vois. Souvent ? Pas souvent ? Que le dialogue se soit noué avec ce rival insupportable autour de mon Empire (qui n’est pas, à son avis, mon « meilleur livre »…) lui fait mal aux seins.

Je le regarde, je l’écoute, j’ai l’impression de me réveiller. Pour m’exprimer bibliquement, il représente au fond l’« Égypte » dont je suis sorti, et depuis pas mal de temps maintenant, il est la « mer Rouge » qu’il m’a fallu fendre pour survivre. Je me désensorcelle. Je me désensollercelle.

Cette conversation n’est plus que l’ombre d’elle-même. On termine sur le goût. Je lui cite Gracian : « Le goût est la règle du juste prix des choses. » Pas de réaction notable. C’est la fin. Sur le trottoir, devant chez Gallimard, dans la belle lumière du soleil froid descendant, il élabore une phrase furtive et embrouillée d’où il ressort qu’il aimerait bien que je lui donne, si je veux, mais ça lui ferait plaisir, mais je suis libre de ne pas vouloir, enfin je ferai comme je l’entends, mais il ne serait pas contre, il serait même ravi, si je souhaitais, si je voulais bien, enfin, lui filer un « petit machin », un petit truc quoi. « Un article ? je précise en riant. Un texte ? Pour L’Infini ? » Oui. Voilà. Il l’avait sur le bout de la langue. Du coup, il redevient net, rapide, autoritaire. Il me passe commande : « Pour la mi-mai ? C’est possible ? » Non. Mais je réponds : « Peut-être ».

Conclusion pénible : ce qu’il y a eu d’extraordinaire dans cette rencontre, après tant d’années, c’est sa nullité.[/access]

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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Philippe Muray, écrivain, est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon, échappant de peu à la prohibition inaugurée ce 2 janvier. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son épouse Anne Séfrioui et des éditions Mille et Une Nuits, prouve qu’il vit encore.

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