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Ministère de la Coulpe


Ministère de la Coulpe

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23 septembre 1994. Il ne faut pas dire Culture ; il faut dire Remords. C’est la confuse, l’obscure, la très vague conscience d’avoir fait disparaître la littérature et tous les autres arts,  et de les avoir fait disparaître sans retour, qui a poussé les hommes de l’après-guerre à créer ce rattrapage culpabilisé qu’ils appellent Culture. On devrait dire ministère du Regret ou de la Repentance, au lieu de ministère de la Culture. Et politique contritionnelle ou pénitentielle, au lieu de politique culturelle. Si on voulait parler « vrai », on dirait ministre de la Coulpe. Ceux qui s’intéressent à l’art, qui vont voir des expositions, des rétrospectives, qui embourbent les musées pour en interdire l’accès, par leur seule présence, à quelqu’un comme moi, ne sont pas des amateurs de peinture, ce sont des repentis.[access capability= »lire_inedits »] Des tueurs repentis. De même que c’est le repentir obscur d’avoir fait disparaître la Nature ou de s’en être complètement éloigné qui a créé l’écologie et l’amour délirant des petites bêtes.

On ne peut écrire que contre ce monde, c’est-à- dire d’abord contre la Culture et contre la « littérature » ou les « auteurs » qui s’y sentent tellement à l’aise. Si on est assez fou pour perdre encore son temps à composer des romans, ils ne peuvent qu’avoir l’accent de la haine, le style du rejet, et la structure des plus suicidaires acting out. Voilà le nouvel art du roman ! Écrire, pour moi, c’est sortir de la Culture et écrire contre elle d’abord. C’est prendre à la gorge, pour commencer, les imposteurs exemplaires qu’on appelle animateurs culturels, et que je rebaptiserai animateurs contritionnels. La littérature française a trinqué comme nulle autre. Elle est leur victime depuis au moins vingt ans. Aucune littérature, à ma connaissance, n’a été autant détruite que celle de la France par Pivot et ses clones. « Protégeons cette espèce en voie de disparition ! », crie Télérama, évoquant les « menaces » qui pèsent sur les émissions contritionnelles des chaînes de télé. Pivot jubile d’être comparé au léopard des neiges ou au rhinocéros de Java, mais il faudra quand même un jour qu’il explique devant un tribunal d’épuration pourquoi l’Amérique, qui n’a jamais eu d’animateurs culturels, a encore de grands romanciers, alors que la France l’a, lui, depuis vingt ans, et n’a plus que Lévy, Sollers et Queffélec.

Le monde moderne est rempli d’actes de contrition. Les gens ne célèbrent pas quelque chose, ils s’en mordent les doigts. Ils ne fêtent pas ceci ou cela (le Livre, la Musique, les Sciences, n’importe quoi ; à l’heure où j’écris, il y a des grandes banderoles aux terrasses des cafés : c’est la journée « Bistrots en fête », ce qui prouve bien qu’eux aussi on les a tués), ils adorent convivialement ce qu’ils ont effacé et qui n’existait que parce qu’il n’avait rien de convivial.

Le vieux mâle de la horde (Picasso, Balzac, Shakespeare, Rubens, Mozart) se tapait toutes les femelles, ça ne pouvait plus durer, on l’a trucidé et mangé. On a rendu impossible aussi (notamment par l’égalitarisme) tout danger d’apparition de nouveaux Picasso, de nouveaux Balzac, de nouveaux Rubens. Comme chez Freud, les « fils » ont renoncé d’un commun accord à cela même (la gloire, la reconnaissance) qui avait motivé leur rébellion et leur meurtre.

Le plaisir et le remords (refoulement, inhibitions) qui accompagnent ce meurtre constituent la « conscience » de l’homme d’aujourd’hui. Ils sont à l’origine de la Culture en tant que province de la pathétique et répugnante dévotion contemporaine, ou de son néo-animisme cybernétique. Ou de son totémisme. Le vieux mâle tué est devenu imaginairement mille fois plus puissant qu’il ne l’était de son vivant. La Culture est un ensemble de totems. La Culture est remplie de totems ; ce sont les ancêtres de la tribu. Il n’y a peut-être de fêtes, au fond, que totémiques, et la compulsion actuelle de « fêtes » s’expliquerait elle aussi de cette façon, comme un retour (involontairement carnavalesque) de totémisme. Toute fête est collective. Toute fête est un éloge du collectif. Supprimés les individus (les pères de horde, les Picasso, les Shakespeare), le collectivisme festif est là pour en interdire la réapparition très improbable, mais on ne sait jamais. Le narcissisme démographique est la plus belle manifestation du ressentiment contre les individualités. Le monde qui adore Matisse ou Van Gogh à l’égal de dieux est aussi celui qui est parvenu à retirer toute valeur à ce qui n’est pas vécu en masse. Il fallait transformer Matisse ou Van Gogh en dieux (en morts), pour ensuite faire le contraire de ce qu’ils firent : n’accorder de valeur qu’à ce qui vient de la multitude ou la rejoint. Matisse est un incident clos. Picasso aussi. Et Balzac. Le banquet peut commencer.[/access]

 

*Image : wikicommons.

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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Philippe Muray, écrivain, est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon, échappant de peu à la prohibition inaugurée ce 2 janvier. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son épouse Anne Séfrioui et des éditions Mille et Une Nuits, prouve qu’il vit encore.

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