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Quel raciste êtes-vous ?

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Aymeric Caron nous a bien expliqué, avec sa lecture du dernier livre d’Alain Finkielkraut, que le raciste fascisant se traquait entre les lignes. L’affaire Édouard Martin a permis une amélioration de la technique. C’est en fouillant les arrière-pensées que l’on va débusquer l’adepte du « mépris social ».

J’ai personnellement été très choqué, de voir un syndicaliste, qui avait vilipendé le pouvoir socialiste pendant deux ans, venir sans complexe à la soupe, dans laquelle il avait pourtant craché. De plus, il me semblait que tout ceci étant préparé de longue date, cela jetait un vilain éclairage sur la sincérité du personnage. Eh bien, pas du tout ! Julien Dray, et d’autres, y compris parmi les commentateurs de Causeur, m’ont vigoureusement rappelé à l’ordre. C’est du « mépris social » ! Et rien d’autre. Pour eux, je ne supporterais pas qu’un ouvrier puisse être candidat à une élection politique confortable. Mon long compagnonnage avec des ouvriers parlementaires, tels que Georges Marchais, André Lajoinie, Maxime Gremetz et tant d’autres avec lesquels j’entretenais pour certains des rapports d’amitié, aurait pu valoir absolution à mes arrière-pensées.

« Non Monsieur, vous êtes un raciste social ». Qu’un sondage nous dise que 58 % des ouvriers désapprouvent le comportement du cédétiste n’y change rien. Des adeptes du mépris social, eux aussi. La semaine n’était pas finie. Jean-Vincent Placé, ci-devant sénateur Vert et par conséquent adepte des circulations douces, a commis, avec sa voiture, de fonction s’il vous plaît, plus de 130 infractions (excès de vitesse, stationnements illicites) pour près de 20 000 € d’amende qu’il n’a pas payées ! Ne se foutrait-il pas du monde le garçon ? Pas du tout, va me dire Julien Dray, « vos arrière-pensées que nous avons consultées témoignent de votre racisme anti-coréen, même si vous ignoriez qu’il fût d’origine coréenne ». La semaine n’était toujours pas finie. Noël Mamère, est de gauche nous dit Jean-Luc Mélenchon qui essaye de l’embaucher. Son dernier acte de maire sortant, est de privatiser la société d’économie mixte qui gérait les logements sociaux de Bègles.

Je trouve que ce n’est pas trop de gauche, ça. Verdict probable : raciste anti-moustachu. !

C’est Noël

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AMIENS NOEL LACOCHE

Amiens, le 24 décembre 2013, 14h55.

C’est Noël. Il pleut dru. Les gouttes rebondissent sur le toit comme des billes d’acier. On dirait une averse de mars. Drue, insolente, vivifiante; celle du regain. De la sève qui bout dans les veines. Drôle de Noël, tout humide, tout pourri. Les guirlandes de l’avenue Louis-Blanc, à Amiens, sont malmenées par un vent de tempête. Je rêvasse mollement. Pas très gai; pas vraiment triste non plus. Comme l’époque.

Je me souviens des Noël blancs. Le plus lointain qui me vient à l’esprit est enfoui, très loin, tout au fond de ma mémoire d’enfant.

Je dois avoir trois ou quatre ans. Je suis en compagnie de mon cousin Guy. La scène se passe à Sept-Saulx, dans la Marne, entre Reims et Châlons-sur-Marne (qu’on n’appelait pas encore Châlons-en-Champagne). Nous gambadons sur un chemin enneigé bordé du haut mur qui délimite la propriété du château de la famille Mignot où mon grand-père exerce la profession de jardinier. Crissement de nos bottes en caoutchouc sur la neige épaisse et crémeuse. Nos parents ne sont pas loin derrière nous; ils nous surveillent. Nous ne pensons qu’au lendemain matin.

Aux cadeaux déposés au pied du sapin. À quelques centaines de mètres de là, la Vesle, adorable petite rivière si française, doit couler entre ses berges enneigées. Les perches, brochets, vandoises, gardons, truites et chevesnes doivent se planquer dans le fond des eaux glacées, dans les herbes. Huit ou dix ans plus tard, nous capturerons les enfants ou petits-enfants de ces beaux poissons, mon cousin et moi, au cours de mémorables parties de pêche, pépites de joie, bulles fraîches du champagne des Trente glorieuses.

Puis, devenus jeunes hommes, Guy et moi, découvriront le rock’n’roll, les filles (rémoises pour lui; axonaises pour moi). Nous formerons des groupes, jouerons dans des petits bals sans importance, gagnerons trois francs six sous dans des soirées enfumées d’une province française à la douceur de mangue. Celle d’avant le choc pétrolier, du sida, des affreuses eighties si dégueulassement ultralibérales, soutenues par une espèce de Gauche vendue à la Fête, à la cocaïne, au marché et à l’individualisme forcené. Puis nous fonderons famille; la vie nous séparera un peu.

Et la mélancolie s’emparera de lui. Lui si gai, si excessif. Excessif comme cette pluie qui, au moment-même où je tape cette chronique, vieille de Noël 2013, cogne contre le toit de ma maison de l’avenue Louis-Blanc. Et puis un jour, la vie nous séparera pour de bon. Le grand saut pour lui, troisième étage d’un immeuble d’une rue de Reims dans laquelle je n’ai jamais voulu aller. Et pour moi, un deuil si difficile à effectuer. Il faudra des années, un court roman Le Pêcheur de Nuages, pour que j’accepte, enfin, le fait que mon enfance et mon adolescence s’étaient écrasées, elles aussi, sur le trottoir d’une ville de ce département de la Marne, ingrat, militaire, crayeux et blanc comme neige, que malgré tout, je continue à aimer.

Tout ça est si loin. J’entends l’averse de mars qui cogne sur le toit de décembre. J’entends le crissement de nos bottes d’enfants dans la neige des Trente glorieuses. J’entends ton rire, cousin. Où que tu sois, je pense à toi, toi, le Pêcheur de Nuages.

*Photo : RICLAFE/SIPA. 00387162_000001.

Nelson Mandela, une histoire juive

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Un document des archives israéliennes classé top secret révèle que, durant son périple africain en 1962, Nelson Mandela a été entraîné à la lutte armée dans les locaux de l’ambassade israélienne à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. Cette formation était assurée par le Mossad, les services secrets israéliens.

Au début des années soixante, en effet, Israël entretenait des relations amicales avec les Etats d’Afrique nouvellement indépendants et soutenait les mouvements en lutte contre les régimes coloniaux. Après la guerre des Six-Jours, en 1967, beaucoup de leaders africains se rapprochant des Palestiniens, la politique israélienne a évolué.

Mais cette année-là qui marque la fin de la lutte non violente contre l’apartheid, Mandela avait fui l’Afrique du Sud à la suite d’un procès qui s’était achevé, contre toute attente, par sa remise en liberté. Après avoir parcouru le pays déguisé en chauffeur pour organiser les cellules de l’African National Congress (ANC), l’organisation nationaliste qui se battait pour l’égalité raciale, il avait profité d’un meeting du Pan-African Freedom Movement for East, Central and Southern Africa (PAFMECSA) à Addis Abeba pour s’éclipser (février 1962). Il rencontra alors l’empereur éthiopien Haïle Selassié, prenant la parole après lui au meeting, puis Nasser au Caire, Habib Bourguiba à Tunis, avant d’entreprendre une tournée africaine ­— Maroc, Mali, Guinée, Sierra Leone, Liberia, Sénégal — et de retourner en Éthiopie.

La lettre publiée par le journal israélien Haaretz est adressée au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem par le Mossad. Le sujet : « the Black Pimpernel », surnom de Mandela dans la presse sud-africaine (référence au Scarlet Pimpernel, le Mouron rouge, personnage romanesque créé par la Britannique Emma Orczy en 1905.) La lettre, datée du 11 octobre 1962, revient sur le cas du Rhodésien David Mobsari, auquel le Mossad devait apprendre le judo, le sabotage et le maniement des armes. La formation, qui devait durer six mois, s’était trouvée interrompue au bout de deux — le « Rhodésien » ayant été rappelé par l’ANC. Or le signataire de la lettre signale que « d’après les photos du Black Pimpernel publiées dans la presse sud-africaine », « David » était un pseudo car l’homme n’était autre que le militant de l’ANC, arrêté deux mois plus tôt.

Mandela apparaît dans le document comme un ami d’Israël : « Il disait« shalom » aux hommes en arrivant, connaissait bien les problèmes des Juifs et d’Israël, et donnait l’impression d’être un intellectuel. »  Il s’intéressait aussi à la façon dont les Juifs s’étaient battus contre les Britanniques pour obtenir leur indépendance. Le procès de Rivonia (1963-1964) qui suivit son retour a changé l’Afrique du Sud, dit-on. « J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique où nous vivrions tous ensemble en harmonie et avec des chances égales pour tous, déclara Nelson Mandela. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et agir. Mais (…) c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

Héros universel, Nelson Mandela a voulu faire de sa vie une passerelle entre les peuples et ses obsèques ont rassemblé les représentants des pays de toute la planète, donnant un instant l’image d’une humanité réconciliée. Sa vie, en effet, fut exemplaire à plus d’un titre. Issu de la tribu des Xhosa dans un pays où les rapports étaient cloisonnés, son combat contre l’apartheid l’amena à découvrir le monde des Blancs à travers ses amis de lutte dont plusieurs étaient juifs. Dès son arrivée à Johannesburg, dans les années 40, son premier ami blanc fut Nat Bregman, un communiste juif  qui travaillait comme lui pour le cabinet juridique dirigé par Lazar Sidelsky, un sympathisant (juif) de la cause de l’ANC. En 1955, la Charte de la Liberté de l’ANC, qui jetait les bases d’un Etat démocratique, fut esquissée par Rusty Bernstein, ­ ce qui valut à celui-ci d’être condamné à 25 ans d’exil. On ne peut pas parler de Mandela sans évoquer Joe Slovo, Harry Schwarz et Ruth First, la femme de Joe. C’est à Wits University à la fin des années 50 que Mandela fit la connaissance de  ce trio. Ruth était la fille des fondateurs du parti communiste sud-africain (son père en était le trésorier) et elle fut assassinée sur l’ordre de  Craig Williamson, un ancien policier et un criminel, par un colis piégé en 1982 alors qu’elle était en exil au Mozambique. Dans Un Monde à part (A World Apart), Shawn Slovo, raconte la vie de ses parents et ces années fiévreuses. Le film qu’en a tiré Chris Menges nous plonge dans l’ambiance de ces années-là.

À partir des années 30, le National Party (NP) prônant l’idéologie nazie, l’antisémitisme s’exprimait sans embarras au pays de l’apartheid. Au procès de Rivonia, le procureur, Percy Yutar, était juif et « la cible de préjugés ». Mandela avait été arrêté dans la ferme d’Arthur Goldreich en compagnie de Denis Goldberg. Le policier qui questionnait ce dernier n’y alla pas par quatre chemins : « Tu vas mourir. Et le type qui va te faire pendre, c’est l’un des tiens. » (Goldberg fit 22 ans de prison.) Dans la préface de ses mémoires inachevés, écrite en 1995, Yutar  précise qu’il avait pris soin d’inculper les dix cadres de l’ANC de sabotage et non de haute trahison, leur donnant ainsi une chance d’échapper à la peine de mort. Cette année-là, peu après son élection, Mandela convia le vieux magistrat à un déjeuner : « Je le croyais plus grand que ça», déclara-t-il, amusé.

 *Photo : Theana Calitz/AP/SIPA. AP21500193_000001.

La discrimination positive s’impose

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Causeur. Quand on lit l’entretien que vous avez accordé à Libération à propos des insultes racistes contre Christiane Taubira, on a l’impression que le racisme est devenu la « norme » en France et que c’est, entre autres, à cause des « unes » islamophobes des hebdomadaires…

Pascal Blanchard.

Non, le racisme n’est pas la norme en France, et je n’ai pas centré mon propos sur la question de l’Islam, mais la parole raciste a été suffisamment légitimée pour que certaines personnes osent l’exprimer. Certains pensent que, désormais, c’est une opinion « légitime ». Je vous accorde que peu de gens usent de cette parole, mais ils font du bruit. C’est cela qui est nouveau. De même, des millions de gens l’entendent. Les 9 millions de visiteurs de l’Exposition coloniale de 1931 – avec 33 millions de tickets vendus – n’étaient pas tous des « petits colonisateurs racistes », mais tous ont été, à des degrés divers, influencés par le « bain colonial ». Alors c’est peut-être un peu rapide, mais la « libération de la parole », notamment dans certains journaux, crée un climat dans lequel des gens qui étaient jusque-là racistes au fond d’eux-mêmes peuvent penser que leurs opinions sont devenues légitimes, voire « normales ». Et je ne parle pas seulement de stigmatisation de l’islam, mais aussi de « unes » sur l’immigration ou les Roms, sur les « Noirs » ou sur les « clandestins ».[access capability= »lire_inedits »]

C’est non seulement un peu rapide, mais établir une continuité allant des bananes à la critique de la politique migratoire revient à criminaliser la moitié de la France !

Je m’attache à un imaginaire vaste. Pour certains, ces images exprimées en permanence dans les médias opèrent un amalgame incessant : l’islam, les Maghrébins et leur non- respect de la France, les familles qui débarquent, Lampedusa, l’invasion des clandestins, l’échec de l’intégration, les véritables chiffres de l’immigration… Tout cela se mêle et la peur l’emporte sur l’analyse. Nous avons déjà connu des périodes de troubles similaires : à la fin du XIXe siècle avec les massacres d’Italiens (1893) ou l’antisémitisme d’une violence incroyable (affaire Dreyfus ou élection d’élu antijuif), dans les années 1930 avec la chasse aux « métèques » et aux indésirables, dans les années 1970–1980 avec la chasse aux Arabes dans le Sud-Est de la France (1973)…

Le climat dont vous parlez est-il la preuve qu’il y a d’un côté des français de souche apeurés et rétifs au métissage, et de l’autre des descendants d’immigrés victimes des premiers ?

Bien sûr que non ! Et cette expression de « Français de souche » est terrible car elle vise à réinventer un petit Blanc pour recréer la fracture coloniale d’un temps à jamais disparu. Soyons vigilants, sans fuir les problèmes. Vous ne m’entendrez pas opposer des « gentils immigrés » à des « petits Blancs » racistes. Dans La France arabo-orientale, nous rappelons qu’à la fin des années 1930, entre un quart et un tiers des Algériens musulmans en Algérie (dans le cadre du vote séparé du second collège) ont voté pour les partis d’extrême droite, conservateurs ou de la droite nationale (comme le PPF ou le PSF), pour des raisons multiples : contexte inter national, déception du Front populaire et de l’échec du projet Blum-Viollette, propagande antisémite comme à Oran avec l’abbé Lambert, volonté de changer le système colonial, fascination pour l’Italie ou l’Espagne franquiste… C’est un contexte particulier, d’une violence extrême. Nous expliquons également qu’il y a eu des Maghrébins et des Arméniens résistants, et d’autres collaborateurs. Rien n’est simple, il n’y a pas le bien et le mal : le travail de l’historien nous apprend exactement le contraire.

A-t-on le droit de débattre de la crise de l’intégration ? Est-il permis de se demander si certains modes de vie ou certaines pratiques ne font pas obstacle à l’acculturation à la société française ?

Il est légitime de s’interroger sur la capacité de notre pays à intégrer certaines religions ou des populations nouvelles, quels que soient les pays d’origine. Encore faut-il comprendre que l’intégration est un processus extrêmement compliqué, qui interpelle à la fois les populations en place et les populations qui arrivent dans un rapport à deux : « Ai-je envie de toi ? Et est-ce que toi, tu as envie de moi ? » L’essentiel est de poser les questions sereinement en expliquant que les difficultés actuelles sont surmontables, qu’il est nécessaire de réfléchir aux politiques publiques à mettre en place (comme au Canada par exemple). Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui ! On entend des discours qui placent Christiane Taubira dans le monde de la nature plutôt que de la culture, ce qui signifie que les Noirs seraient plus proches des animaux que des hommes, donc qu’on ne peut pas être noir et français et encore moins noir et ministre de la République. On stigmatise l’islam et on désigne les musulmans comme de nouveaux Sarrasins. Cela me rappelle l’affaire Dreyfus : forcément traître, parce que juif, le juif devait être exclu de la communauté nationale ! Forcément dangereux, le musulman est à expulser de l’Hexagone. Ici, nous ne sommes pas dans une analyse sereine mais au croisement des héritages racistes ou antisémites, et d’un contexte international de guerre contre le terrorisme (Afghanistan, Libye, Mali…).

À l’époque de l’affaire Dreyfus, des millions de Français, des journaux, des candidats aux élections se déclaraient antisémites. Aujourd’hui, le racisme est hors-la-loi et les attaques contre Christiane Taubira ont suscité un tollé général !

Certes, nous ne sommes plus dans les années 1970–1980 ou au XIXe siècle. Aujourd’hui les femmes votent et il n’y a plus d’indigènes exclus de la citoyenneté. Nous sommes loin de 1973, lorsque l’on tuait des dizaines de Maghrébins par an, loin de 1967 lorsque l’on traitait avec mépris les Afro-Antillais ou que la police réprimait avec violence ceux qui osaient se révolter. Je n’en suis pas moins convaincu qu’une partie des Français – certes très faible – reste encore raciste, en partie par réaction aux progrès de l’égalité. Quand une femme, noire, issue de l’outre-mer, porte une loi sur l’esclavage puis une autre ouvrant le « mariage pour tous », certains se sentent menacés dans leur identité. Dès lors, le racisme issu des temps anciens et des profondeurs du passé colonial refait surface, car, cinquante ans après la guerre d’Algérie, les plaies coloniales restent vives.

Cependant, si l’on compare la France à la Grèce, à l’Italie ou aux pays Scandinaves, beaucoup plus homogènes sur les plans ethnique et religieux, elle est l’un des pays les moins  racistes du monde. Et c’est sans doute notre passé colonial qui nous a accoutumés à l’altérité !

Tout cela n’est qu’hypothèse, mais ce n’est pas parce que nous sommes les « plus tolérants au monde » que nous n’avons pas besoin de décoloniser nos imaginaires. La plupart de nos grands-parents ont vu leur premier Noir ou leur premier Maghrébin dans un zoo humain, c’est un fait. Et derrière le débat sur l’islam, on retrouve encore très souvent le vieux discours sur l’Arabe hérité de notre récit national, de l’alliance du lys et du croissant sous François Ier au voyage en Égypte de Napoléon Bonaparte, trente ans avant la conquête de l’Algérie (1830). « La religion cache ici la race. » Évitons ce genre de dérive, notamment dans les débats sur l’islam, sans fermer les yeux sur les dangers du fondamentalisme…

Si, comme on nous le dit toute la journée, il n’y a pas assez de noirs ou d’arabes à l’Assemblée, dans les médias ou dans l’entreprise, cela signifie qu’il y a trop de… de quoi d’ailleurs ?

Je pense qu’il faut rééquilibrer nos parlements, nos municipalités, nos institutions, pour que ceux-ci ressemblent à la France d’aujourd’hui. Aux États-Unis, c’est grâce à la discrimination positive que des Afro-Américains, des Asiatiques, des Hispaniques et des Amérindiens sont entrés à l’Université ou dans les administrations. Désormais, cette politique n’est plus nécessaire. Si on veut que tous les citoyens aiment la France, la France doit leur ressembler ! Je crois en l’égalité républicaine, mais je crois aussi à l’exemplarité de cette égalité : elle ne doit pas être théorique, mais visible. Nous serons capables de lutter contre tous les extrémismes si nous devenons exemplaires.

Pas forcément. Il est en tout cas problématique de brandir son origine comme une richesse et de s’indigner ensuite parce que cette origine est associée à des phénomènes moins heureux…

On ne peut pas reprocher aujourd’hui à ceux qui sont marginalisés de brandir leurs stigmates en disant : « Je suis exclu en tant que Noir, donc je revendique en tant que Noir. » Il serait en revanche inacceptable de décréter : « En tant que Noir, j’ai droit à… » Mais, il faut reconnaître qu’un immigrant venu d’Europe de l’Est n’arrive pas en France avec le même bagage qu’un Algérien dont les grands- parents étaient des « indigènes ». Leur histoire, leurs rapports à la France, leur mémoire ne sont pas les mêmes. Cela n’excuse rien, cela explique. La République, depuis deux siècles, n’écrit pas la même Histoire pour ces deux immigrations. Les « indigènes », on les a envoyés au front en 1870, en 1914 et pour la libération de l’Hexagone (1943-1945), sans en faire des citoyens, sauf pour une infime minorité. Notre génération a hérité de ces injustices. On peut comprendre que cela effraie certains.

En tout cas, dans votre logique de représentativité, il est compréhensible que les gens aient l’impression que certains quartiers, où les immigrés sont majoritaires, ne ressemblent plus à la France- ce qui ne signifie pas qu’ils soient mieux ou moins bien…

À l’exception des penseurs essentialistes, aucun philosophe, aucun théoricien, n’a jamais expliqué qu’un pays ne devait pas changer ! Qu’on puisse avoir peur de ce changement, ou le déplorer, je peux le comprendre – un nostalgique a le droit d’être nostalgique. Aujourd’hui, dans certains territoires ruraux, les gens sont effrayés parce que des gamins mahorais venus de Mayotte – des « grands Noirs » comme ils disent –, débarquent pour faire leur stage dans l’agriculture et dans les fermes. Les gens ont toujours peur du changement et de la différence. Nous devons changer de regard sur l’Autre sans pour autant désigner à la vindicte ou mépriser celui qui a peur. C’est complexe, mais c’est comme cela que le vivre-ensemble se fabrique.

À tout ramener au colonialisme, à l’esclavage ou à la colonisation, vous réussirez à faire en sorte que dans une classe de 30 élèves, 15 seront considérés comme les héritiers des bourreaux et 15 comme des descendants, de deuxième ou de dixième génération, des victimes !

C’est un peu plus compliqué que ça, mais vous soulevez un problème réel. En vingt-cinq ans, nous sommes passés de ce que Serge Barcellini a appelé (dans La Guerre des mémoires) le temps des « morts pour la France » au temps des « morts à cause de la France ». Cette mutation est née de l’acceptation de l’héritage de Vichy et de la Shoah, actée par Jacques Chirac dans son discours du Vel’ d’Hiv’ de 1995. Aujourd’hui, il faut faire la même chose avec la question coloniale et l’esclavage. C’est complexe, mais c’est en marche depuis quinze à vingt ans. Nous devons sortir d’une lecture raciale de l’Histoire pour que l’Afro-Antillais ne se sente pas le descendant de Banania et que le Blanc ne soit pas perçu comme le descendant de Lyautey !

Nous devons bâtir ensemble un récit commun pour tous ceux qui ont une part de leur identité outre-mer et dans nos anciennes colonies… C’est valable pour les pieds-noirs, c’est valable pour les descendants de migrants du Sénégal ou d’Algérie.

Et que dites-vous à la « majorité menacée », c’est-à-dire aux « de souche » qui voient leurs voitures brûler et réagissent exactement comme toutes les autres communautés ?

Je lui dis que je comprends ses peurs ! Mais les voitures brûlent pour tous… Nous avons un double problème. Certains, parce que la République ne les aime pas, se replient sur leurs identités. À ceux-là, il va falloir imposer des devoirs tout en leur parlant d’amour. Eh oui, d’amour ! Il faudra aussi rappeler la loi (contre les injures et les effractions). Et faire un peu d’histoire aussi, faire entrer l’histoire de France dans ces quartiers, faire entrer ces histoires à la marge dans le grand récit national. Il y a de nouveaux lieux de mémoire à construire. Et à ceux qui pensent que nos valeurs et notre identité sont en péril, il faut répéter inlassablement que la France n’est pas en train de mourir ! Parler de ces histoires, de ce passé, ce n’est pas tuer Clovis, François Ier ou Charlemagne, autant de grands noms que le lecteur retrouvera d’ailleurs dans La France arabo-orientale.[/access]

* La France arabo-orientale, treize siècles de présences du Maghreb, de la Turquie, d’Égypte, du Moyen-Orient et du Proche-Orient. La Découverte. 2013

*Photo: Hannah

 

 

Ne tirez pas sur les prépas!

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Le journal Libération a publié le 16 décembre une chronique de Luc Le Vaillant intitulée Passons les prépas de vi(d)e à trépas. Dans ce texte où la démagogie populiste le dispute à l’anti-intellectualisme poujadiste, l’auteur s’en prend aux professeurs de classes préparatoires, ces « esprits supérieurs » qui « se dispensent de tout soutien envers leurs jeunes collègues envoyés au front des ZEP » et qui « veulent aussi pouvoir continuer à se goinfrer d’heures supplémentaires, histoire de truffer gras des rémunérations déjà joufflues », ce qui « positionne ces belles personnes dans le haut du panier des 10% des Français les mieux payés ». Cela l’écœure tellement que, s’il s’écoutait, il voterait « le rétablissement des châtiments corporels » pour pouvoir « talocher ces ânes à bonnet » et « fouetter déculottés ces agrégés qui désagrègent une société déjà dissociée ». Pour sa part il  a trouvé son bonheur en passant un an à l’université, dont six mois de grève, à la faveur de quoi il a découvert Nietzsche et réalisé qu’il appartenait au camp des « anarcho-désirants » et « utopistes sociaux ». Il nous apprend enfin que sa fille s’est engouffrée dans la voie tracée par Papa.

Nous ne chicanerons pas M. Le Vaillant sur ses fantasmes sado-masochistes : les délices du pan-pan-cucul ne messiéent sans doute pas à l’idéologie libérale-libertaire et aux anarcho-désirants de Libé. Nous ne demanderons pas non plus à l’utopiste social à quelle hauteur il émarge chez Édouard de Rothschild, ni quel pourcentage de sa rémunération il rétrocède à ses jeunes confrères moins vernis qui assurent la chronique des chiens écrasés au Républicain berrichon. Qu’il sache seulement que pour figurer parmi les 10% des Français les mieux payés il suffit, selon l’INSEE, de percevoir plus de 3400 euros par mois. Le journaliste de Libération ne figure-t-il pas parmi les « belles personnes » qui sont dans cette position ? On ne cherchera pas davantage à savoir à quel titre il occupe la fonction de chroniqueur à Libération plutôt que de faire office, comme disait Castoriadis, de huitième parfumeur dans le harem d’un sultan. En revanche, à ceux d’entre eux qui dénoncent la « reproduction des élites », on demandera si les journalistes de Libération produisent beaucoup de prolétaires lorsqu’ils se reproduisent.

Mettre dans le même sac tous les professeurs de classes préparatoires et les désigner à la vindicte publique sans se soucier de la diversité de leurs situations, cela porte pourtant un nom dans la novlangue de la bien-pensance : « essentialiser » pour « stigmatiser », ce qui   ressortit à une structuration mentale de type raciste qu’on pourfend volontiers lorsqu’on la débusque à l’extrême droite, mais dont celle-ci n’a visiblement pas le privilège.

Si M. Le Vaillant avait pris la peine de se livrer à une enquête un peu approfondie – mais sa déontologie ne lui en fait manifestement pas obligation – il aurait pu apprendre un certain nombre de choses :

– Un professeur de mathématiques en sup ou en spé a, avec une seule classe, un horaire hebdomadaire de 9 à 12 heures. Il a donc l’obligation d’effectuer des heures supplémentaires, que son appétit le porte ou non à se « goinfrer ».

– Il est en revanche beaucoup plus difficile pour les professeurs des disciplines littéraires d’avoir un horaire complet avec une seule classe. Ainsi un professeur de philosophie enseignant dans une hypokhâgne et dans deux classes préparatoires scientifiques a un horaire complet de 8h à condition d’avoir au moins une classe de 2ème année et des effectifs dits pléthoriques. Pas de problème pour ce dernier critère : je n’ai jamais eu de classe d’hypokhâgne de moins de 44 élèves et j’ai eu des classes scientifiques comptant jusqu’à 51 élèves. M. Le Vaillant croit-il qu’avec 130 ou 140 élèves qu’on fait travailler au rythme exigé par la classe préparatoire, on ait la  possibilité de prendre beaucoup de classes supplémentaires pour se « goinfrer » ?

– Les rémunérations « déjà joufflues » auxquelles s’ajoutent les heures supplémentaires des professeurs de classes préparatoires sont exactement celles que perçoivent leurs collègues qui enseignent en collège ou en lycée : 2370 euros net pour un agrégé au 7ème échelon de la classe normale, 3030 pour un agrégé au 11ème et dernier échelon de la classe normale, 3600 euros net pour un agrégé au 3ème et dernier chevron du 6ème et dernier échelon de la hors-classe. Les agrégés envoyés au front dans le secondaire, au sort desquels M. Le Vaillant feint de s’intéresser, seront bien aise d’apprendre que leurs rémunérations sont « déjà joufflues ».

– Les programmes des classes préparatoires sont dans bien des cas des programmes qui sont renouvelés annuellement. Ainsi le programme de philosophie-français en classes préparatoires scientifiques voit-il apparaître chaque année un nouveau thème et trois nouvelles œuvres associées à ce thème. A peine les programmes parus, les professeurs se mettent à un travail qui exige des milliers de pages à lire et des centaines de pages de cours à rédiger. Quid des 17 semaines de congés annuels ? Aussi longtemps que j’ai enseigné dans ces classes j’y ai consacré la totalité de mes vacances d’été. Je ne courais donc aucun risque de croiser des anarcho-désirants sur la plage ni au mois de juillet, ni au mois d’août.

– M. Le Vaillant s’imagine-t-il qu’un agrégé, fût-il normalien, débute en classe préparatoire ? Qu’il n’a jamais été lui-même un « jeune collègue débutant » qu’on « envoie au front » « se taper les lascars » ? J’ai enseigné plus de vingt-cinq ans dans les classes de terminale générale et technologique avant de me consacrer aux élèves des classes préparatoires, et je ne suis évidemment pas le seul dans ce cas.

Luc Le Vaillant a découvert Nietzsche en s’inscrivant à la fac. Compte tenu de la longueur d’une année universitaire qui avait commencé bien après le 1er septembre, qui avait fini bien avant le 25 juin et qui comportait, de son propre aveu, six mois de grève, il n’a pas eu le temps de s’instruire auprès de cet auteur de ce qu’est le  ressentiment.  Tant pis pour lui. A défaut d’en avoir tiré ce profit, il aurait pu réfléchir sur son expérience universitaire et se demander quelles chances ont des étudiants défavorisés, qui ne sont pas des « héritiers », de réussir dans une structure où l’on fait grève six mois par an, après avoir fait les vendanges[1. Toutes les « grèves » universitaires ne durent évidemment pas aussi longtemps que celle dont M. Le Vaillant garde un souvenir ému, mais il n’en faut hélas pas tant pour compromettre encore davantage les chances des plus fragiles.]. Dans les classes préparatoires on fait des devoirs toutes les semaines, on travaille dès le 1er septembre et jusqu’au 25 juin, date des derniers conseils de classe, jusqu’au mois de juillet bien sûr pour les élèves de seconde année qui passent les oraux des concours. Les 30% d’élèves boursiers y trouvent des conditions d’encadrement et d’accompagnement dont ils ont encore plus besoin que leurs condisciples mieux lotis. C’est pourquoi il importe de multiplier les classes préparatoires et non de les supprimer. Contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, ce ne sont pas les enfants de la bourgeoisie qui auraient le plus à pâtir de leur disparition car en l’absence d’élitisme républicain, le capital culturel, l’entregent et les filières du privé auraient tôt fait de rétablir l’élitisme tout court dans la plénitude de ses droits.
 

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00671094_000028.

Alger à Hollande : «we are not amused!»

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hollande valls algerie

Il est peu d’endroits, par les temps qui courent, où François Hollande se sente suffisamment à l’aise pour se laisser aller à son péché mignon : la p’tite blague, celle qui fuse sans préméditation au milieu d’’échanges empesés, et donne à la suite de la conversation une légèreté conviviale. C’est un art tout d’exécution, comme la guerre, qui exige une connaissance approfondie du terrain où l’on en fait usage, et une vivacité d’esprit hors du commun. Dans sa vie de tous les jours de président de la République, François Hollande est cruellement privé de circonstances où il peut donner toute la mesure du talent de vanneur dont il est crédité, à juste titre. Quand il n’est pas content, le Français est insensible au moindre trait d’humour qui pourrait, ne serait-ce que pendant quelques secondes, faire que sa vie n’est pas qu’une interminable vallée de larmes.

Le 16 décembre, pourtant, François Hollande se trouvait dans une assemblée où sa cote de popularité est à peu près l’inverse de celle dont il pâtit dans l’opinion publique : le dîner célébrant le soixante-dixième anniversaire du Conseil représentatif des institutions juives de France. Les notables du CRIF, en effet, sont bien mieux disposés à son égard que nombre de ses prétendus amis politiques, et apprécient un président qui sait se montrer poli et chaleureux lorsqu’il visite Israël, et sincèrement compatissant lorsque les juifs de France sont dans le deuil, comme dans l’horrible affaire de la tuerie de Toulouse. Un dîner d’anniversaire chez les Juifs ne saurait être parfait s’il ne se terminait pas par un festival de blagues, où il ne vaut mieux pas ressortir celles que tout le monde connaît déjà (une légende  pseudo-talmudique veut que cela soit la raison pour laquelle Caïn tua Abel, ce qui lui valut une relative indulgence du Très-Haut). Conscient qu’il ne pouvait rivaliser avec ses hôtes sur ce terrain, François Hollande se crut autorisé à égayer l’assemblée en la gratifiant d’une saillie que Bernadette Chirac qualifierait «  d’humour corrézien ».

Visant Manuel Valls qui participe à ces agapes en tant que ministre de l’Intérieur chargé des cultes, Hollande, sortant du texte écrit par ses conseillers élyséens, remarque que le susdit « revient tout juste d’Algérie, sain et sauf, ce qui est déjà beaucoup !». La vanne, sans être transcendante, n’est pas totalement nulle.  Elle pointe une vérité : les foules algériennes ont quelques raisons d’en vouloir à un ministre de l’Intérieur qui semble avoir égaré le tampon permettant aux citoyens de la glorieuse République algérienne, démocratique et populaire d’aller voir si l’herbe n’est pas plus verte de l’autre côté de la Méditerranée. Elle comporte juste ce qu’il faut d’exagération (suggérer que Valls aurait pu, pour cette raison, être molesté physiquement au coin d’une rue d’Alger) pour ne pas prêter à confusion. Et suffisamment d’ambiguïté pour que l’on se perde en conjectures sur son sens profond : Hollande manifestait-il ainsi inconsciemment qu’il aurait souhaité la disparition d’un homme lui faisant de l’ombre par son insolente popularité ? En évoquant, au sujet de Valls, un sort funeste auquel personne n’avait songé, sauf lui, ne trahissait-il pas un désir refoulé de se débarrasser de cet encombrant personnage ?

Cette interprétation vaut bien, en tout cas, celle qui n’a pas manqué de se manifester dans les cercles du pouvoir algérien, qui a très mal pris la chose. « Hollande se moque de l’Algérie devant les juifs !» fulmine la presse. Traduisez : « Ce sale roumi se paie notre fiole devant les dhimmis ! ». Et alors ? En quoi est-ce plus offensant que de tenir les mêmes propos devant un parterre de Bretons ?  Imaginons que Hollande, lors d’un déjeuner du Conseil français du culte musulman se soit félicité, en plaisantant, que l’un(e)de ses ministres, mettons Cécile Duflot, le ciel en soit loué, soit rentré indemne d’Israël, Yediot Aharonot ait titré : «  Hollande se moque d’Israël devant des Arabes ! » que n’aurait-on pas entendu !

Le tollé suscité par la blagounette a atteint des sommets d’imbécilité twitteuse, atteints vite fait par des politiciens pendant leurs courses de Noël. Jean-François Copé, qui ne voyait rien à redire au «  Avec Carla, c’est du sérieux ! » ni au « Casse-toi pov’con ! » de son ami Nicolas s’insurge du «  dérapage » de Hollande. Mélenchon devra, semble-t-il, réveillonner au bouillon de légumes vu qu’il estime que : « L’ivresse communautariste du dîner a grisé Hollande. Mais c’est nous qui avons la nausée ».

Il n’en fallait pas plus pour que l’Elysée sorte les avirons et publie un communiqué d’excuses embarrassées destinée à calmer la fausse colère de la nomenklatura algérienne. Dans sa grande mansuétude, Alger a consenti à accepter les « regrets » du blagueur. Nous voilà tous soulagés.

 

*Photo : LEMOUTON-POOL/SIPA/SIPA. 00671732_000008.

L’identité malheureuse, Léonarda, Taubira: le journal d’Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

La réception de L’identité malheureuse

Si l’accueil de votre dernier essai, L’identité Malheureuse, est globalement enthousiaste, certains articles m’ont semblé relever de l’exécution plus que de la discussion. Ce qui m’a frappé, C’est la psychiatrisation. Vous seriez, selon Aude Lancelin, un « agité de l’identité », pour Jean Birnbaum un « esprit malade en proie à une aliénation exaltée » et encore un « esprit malade » selon Frédéric Martel. Après tout, ne devez- vous pas accepter la critique autant que la louange ?

 Alain Finkielkraut :

J’ai beau aimer me prendre pour Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo, il serait très inélégant de ma part de me servir de « L’Esprit de l’escalier » pour assouvir une vengeance personnelle. Mais ce qui m’arrive est, je crois, symptomatique du mal qui ronge notre vie intellectuelle.

S’il était vraiment un journaliste littéraire, Jean Birnbaum exposerait mes thèses et, éventuellement, les discuterait ou chercherait à les réfuter. Mais une mission plus essentielle lui incombe, ainsi d’ailleurs qu’aux autres chroniqueurs que vous avez cités : il se doit de me démasquer. La question qu’il pose n’est pas : « Que dit Alain Finkielkraut ? » ni, a fortiori, « Comment le dit-il, avec quels arguments, quels mots, quel style ? », mais « De quoi ce type est-il le nom ? ». Et la réponse fuse : « Renaud Camus ». Lequel est, lui-même, le nom de Marine Le Pen, qui est la dernière station sur la route conduisant au pire.

Cet article est une variante de la reductio ad hitlerum dénoncée, il y a longtemps déjà, par Leo Strauss. Heidegger dit de la pensée méditante qu’à l’opposé de la pensée calculante, elle arpente un chemin qui ne mène nulle part. On peut dire, à l’inverse, que tous les chemins de la bonne pensée de notre temps mènent à Auschwitz : le devoir de mémoire a été, hélas, saisi par l’idéologie.

Dans un récent débat télévisé avec Florian Philippot, Edwy Plenel affirmait que le Front national demeure un parti d’extrême droite parce qu’en dépit de ses dénégations, il décrète, comme les maurrassiens jadis, que tout est de la faute des étrangers.[access capability= »lire_inedits »] Ce qu’on appelle aujourd’hui « mémoire », c’est le refus véhément et même fanatique de prendre en considération la nouveauté de notre temps. Pour Plenel, il faut impérativement que rien n’ait changé, que le Front national soit un parti fasciste et qu’il n’y ait pas en France de problème de l’immigration mais seulement un problème de racisme. Nous revivons les années 1930 : tous les faits qui contredisent cette certitude sont écartés impitoyablement. Et celui qui les rapporte est lui-même rejeté dans cette sombre période : il ne peut être qu’une réincarnation de Barrès ou de Doriot. Les vigilants n’ont pas peur de la « bête immonde » : ils ont peur de l’inconnu, et c’est de la méchanceté née de cette peur que je suis victime.

Jean Birnbaum vous reproche votre amitié avec Renaud Camus, qui a déclaré sa flamme à Marine Le Pen …

D’abord, il n’a pas déclaré sa flamme à Marine Le Pen : il a expliqué pourquoi, dans une circonstance particulière, il voterait pour elle. L’une des raisons était qu’elle s’était, à ses yeux, démarquée du racisme et des penchants négationnistes de son père. Et Renaud Camus pense en effet que le problème de l’immigration est d’une gravité extrême et qu’il n’y a pas d’autre remède à la crise de l’intégration qu’un arrêt des flux migratoires.

D’où ce choix électoral que je conteste, qui me désole, et je le lui ai dit. De là à me demander de sacrifier mon amitié, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Au xxe siècle, la politique était pensée, notamment par les intellectuels, sur le modèle de la guerre. L’ami devait choisir son camp : s’il n’était pas un camarade, il n’était plus un ami. Face à Hitler, cela pouvait se comprendre, c’était même inévitable. Mais cessons de nous raconter des histoires, nous ne sommes pas dans cette situation et au moment où, à quelques téméraires exceptions près, la sociologie élève entre la vie et les hommes un mur d’analyses fallacieuses et de statistiques réconfortantes, j’ai besoin de Renaud Camus pour ne pas perdre la réalité de vue. Je suis très loin de souscrire à tout ce qu’il dit, mais j’aime son style, c’est-à-dire tout à la fois la beauté de son écriture et l’acuité de sa perception. Je sais qu’en disant cela, je m’expose à de dures représailles. Mais qu’y puis-je si la littérature est aujourd’hui le cadet des soucis des critiques littéraires ?

La tribune d’Arnaud Desplechin

Leonarda, expulsée avec sa famille vers le Kosovo, a traité le Président de la république de « Con » et proclamé qu’on allait voir qui faisait la loi en France. Son comportement n’a pas gêné le Cinéaste Arnaud Desplechin puisqu’il a signé dans Libération une tribune intitulée : « François Hollande vient de commettre une faute grave », dans laquelle il dénonçait la « panique du plus haut représentant des institutions françaises devant la détresse humble de la jeune Leonarda ».

Ce qui caractérise l’adolescence, par opposition à l’âge adulte, c’est la méconnaissance du caractère incarné, situé, de la condition humaine. C’est, en d’autres termes, l’angélisme. Les adolescents ne savent pas encore que les hommes sont des êtres qui ont des besoins, qu’ils sont en situation de lutter pour leur existence et celles de leurs proches. Toute leur disponibilité morale repose sur cette ignorance fondamentale. Ils sont d’autant plus généreux qu’ils n’ont jamais à payer le prix de cette générosité. Ils vivent dans un no man’s land civique et matériel propice aux grandes envolées.

On ne saurait leur reprocher cet angélisme, il leur est consubstantiel. Ce qui est grave, c’est de voir des grandes personnes, par démagogie ou parce qu’elles sont atteintes d’« adulescence », ériger cet angélisme en critère de moralité.

C’est très exactement ce qu’a fait le cinéaste Arnaud Desplechin dans sa tribune de Libération. Il a dit que ces jeunes désincarnés incarnaient la raison et qu’il serait heureux de manifester avec eux au retour des vacances de la Toussaint, pour le retour de toute la famille Dibrani. Mais ce cinéaste, qui a rejoint la cohorte des anges et qui voudrait, comme la plupart de ses collègues, voir disparaître les frontières, a aussi des intérêts : il milite avec ardeur pour l’exception culturelle, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, la préférence nationale en matière de cinéma. Les intellectuels n’ont pas besoin aujourd’hui d’être courageux. Il leur a été épargné de vivre, comme leurs aînés, dans le climat de la mort violente. Mais on est en droit de leur demander d’être conséquents et de ne pas se payer de mots.

L’affaire Taubira

Alors que les insultes ignobles proférées contre la ministre de la justice provoquaient une levée de boucliers générale, la « une » raciste de Minute a été interprétée comme la confirmation du sombre diagnostic d’une France en train de céder à ses vieux démons. « assez ! », proclamait sur un ton dramatique la « une » de Libération le 14 novembre ; des artistes et intellectuels ont signé l’appel : « nous sommes tous des singes français » ; Patrick Chamoiseau parle d’une « banalisation électoraliste du discours de l’extrême droite, lui-même enguirlandé par de sinistres personnages qui font commerce de la xénophobie savante et du racisme quotidien ». Christiane Taubira, pour sa part, affiche un sourire éclatant en « une » de Elle, qui l’a élue « femme de l’année », et affirme qu’elle ne craint ni le racisme, ni le sexisme, ni la bêtise. Que retenez-vous de ces semaines : le sourire de Christiane Taubira Ou l’inquiétude de Patrick Chamoiseau ?

Je peux d’autant moins partager l’inquiétude de ce grand romancier antillais que c’est moi, doublement coupable d’être sioniste impénitent et républicain français, qui l’inquiète. Je ne suis pourtant ni assez savant ni xénophobe et j’ai été révolté par l’insulte faite à la garde des Sceaux. C’est un spectacle affreux que celui d’enfants transformés par des parents indignes en marionnettes de la haine.

Mais il est un autre spectacle pénible : celui de l’instrumentalisation éhontée de cette affaire et de l’espèce de jubilation qui s’est mêlée à l’indignation générale. Pétitions, articles, interviews, on a vu des artistes, des politiques, des intellectuels et des écrivains se repaître sans vergogne de ces mots que j’ai peine à prononcer tellement ils sont répugnants : « C’est pour qui les bananes ? C’est pour la guenon ! ».

Je me suis demandé d’où venait cette étrange complaisance à dire et à redire ce qu’on affirmait ne jamais vouloir entendre et je crois qu’il s’agissait, inconsciemment peut-être, de transformer la petite scène d’Angers en manifestation nombreuse. Plus le cri de haine était répété, plus le racisme montait en France.

On a vu ainsi les antiracistes s’enflammer contre l’écho de leurs propres paroles. Et si le journal Elle a élu Christiane Taubira « femme de l’année », c’est moins tant pour ce qu’elle a réalisé que pour l’insupportable affront qu’elle a subi. Plus exactement, ce qu’elle a fait a été littéralement sanctifié par ce qu’elle a subi. Du racisme flagrant d’une poignée d’adversaires du mariage homosexuel, on a conclu que la Manif pour tous était raciste.

Ainsi a pu s’accomplir le grand rêve régressif de ne jamais avoir affaire à des problèmes, à des dilemmes, à des points de vue intéressants et déconcertants, mais seulement à des salauds.

Et la gauche en crise, la gauche en panne de projet mobilisateur, a vécu cette affaire comme une véritable bénédiction. Elle dit craindre plus que tout le racisme, mais le racisme est, en réalité, sa dernière carte, sa bouée de sauvetage, son ultime espoir. Et rien ne doit en brouiller l’image.

Dans une tribune publiée par Le Monde, l’historien Emmanuel Debono s’interroge gravement sur les moyens de raviver l’antiracisme et refuse, en même temps, toute pertinence au concept de « racisme anti-Blancs ». Aucun sociologue ne l’a validé. Inutile donc pour ceux qui se sont fait traiter de « sales Blancs », de « faces de craie », de « sales Français » de protester au nom de leur expérience. Inutile aussi d’invoquer la tribune de la romancière Scholastique Mukasonga, parue le 11 novembre, dans Libération. Elle incrimine tous les « papas de souche » et elle conclut son réquisitoire implacable par ces mots : « N’oubliez pas, braves petits-enfants-vrais-Français-de-souche, quand vous rencontrerez d’autres guenons, et il y a beaucoup trop de guenons en France, n’oubliez pas votre banane de souche et criez-leur : “Mange ta banane, la guenon !” » Cet antiracisme totalement raciste n’est pas répertorié par la xénophilie savante. Rien d’autre n’est admis à l’existence que ce qui conforte l’idée d’une France succombant, une fois encore, à la tentation fasciste.

Aussi attendait-on de pied ferme l’arrestation du tireur fou qui avait blessé un photographe de Libération. Et les éditoriaux dénonçant le climat délétère qui avait rendu possible un tel passage à l’acte étaient déjà prêts dans la plupart des salles de rédaction. Mais la réalité a déçu l’attente : Abdelhakim Dekhar vient du camp d’en face ; on a donc retiré toute signification sociale ou politique à son geste et on en a fait un fou non plus représentatif mais rivé à sa folie. J’aimerais qu’il en soit ainsi, mais son délire anti-système s’étale sur la Toile. Il faut en tenir compte sans oublier pour autant le titre effroyable qui s’étale, lui, sur la couverture du dernier numéro de Valeurs actuelles : « Ces étrangers qui pillent la France. Les nouveaux barbares ». Cette phrase choc renvoie à un rapport d’autant plus alarmant qu’objectif, remis au ministre de l’Intérieur. Mais elle rappelle aussi les mots de Giraudoux dans Pleins Pouvoirs, un livre publié en 1939, quelques mois avant la déclaration de guerre. Ce livre commence ainsi : « Nous ne sommes plus dans une époque où l’orateur ou l’écrivain ait le loisir de choisir ses sujets. Ce sont les sujets, aujourd’hui, qui le choisissent. »

Et le sujet qui a choisi Giraudoux, ce n’est pas la menace allemande, c’est l’invasion de la France par les immigrés d’Europe centrale : « Entrent chez nous tous ceux qui ont choisi notre pays, non parce que c’est la France mais parce qu’il reste le seul chantier ouvert de spéculation ou d‘agitation facile, et que les baguettes du sourcier y indiquent à haute teneur ces deux trésors qui si souvent voisinent : l’or et la naïveté. Je ne parle pas de ce qu’ils prennent à notre pays, mais, en tout cas, ils ne lui ajoutent rien, ils le dénaturent par leur présence et leur action. Ils l’embellissent rarement par leur apparence personnelle. Nous les trouvons grouillant sur chacun de nos arts ou de nos industries nouvelles et anciennes dans une génération spontanée qui rappelle celle des puces sur le chien à peine né. » Et l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu évoque les « centaines de mille ashkenazis échappés des ghettos polonais ou roumains dont ils rejettent les règles spirituelles mais non le particularisme, entraînés depuis des siècles à travailler dans les pires conditions, qui éliminent nos compatriotes, tout en détruisant leurs usages professionnels et leurs traditions, de tous les métiers du petit artisanat : confection, chaussure, fourrure, maroquinerie et, entassés par dizaines dans des chambres, échappent à toute investigation du recensement, du fisc et du travail. »

Edwy Plenel dirait sans doute que les immigrés actuels sont les nouveaux ashkenazis. Il aurait tort. Avec ses quartiers sensibles et ses territoires perdus, notre situation est inédite. Reste qu’on ne peut, sans offenser la décence et profaner la mémoire, utiliser les mots de Giraudoux. L’emprise du « politiquement correct » n’excusera jamais les « unes » abjectes.[/access]

*Photo: Hannah

Euthanasie : sortons d’une vision binaire!

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Corine Pelluchon est professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté. Spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, elle a abordé les questions relatives au suicide assisté, à l’euthanasie et à la fin de vie dans deux ouvrages : L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, réédition en Poche en février 2014) et Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).

Dans un rapport remis à François Hollande le 16 décembre, un panel de citoyens propose de légaliser le suicide assisté et de créer une « exception d’euthanasie », remettant ainsi en question l’équilibre de la loi Leonetti, jugée insuffisante. Pensez-vous que la loi Leonetti soit une bonne loi, complète et répondant à la majorité des situations, ou faut-il aller plus loin ?

La loi Leonetti ou loi du 22 avril 2005 permet à tout malade, même à celui qui n’est pas en fin de vie, de demander l’arrêt de tout traitement. Elle place donc l’autonomie du patient au cœur du pacte de soins. De même, elle a une spécificité par rapport aux législations belge et hollandaise, pour lesquelles la demande de suicide assistée ou d’euthanasie doit être formulée de manière expresse et volontaire par le malade, qui doit donc être conscient. En effet, la loi Leonetti permet de décider de  manière collégiale d’arrêter des traitements curatifs chez un malade dans le coma. La décision d’arrêt et de limitation des traitements n’est pas un arrêt de mort ni un jugement de valeur sur la dignité ou l’indignité du malade, mais elle découle de l’évaluation du caractère disproportionné des traitements par rapport à l’évolution de la maladie. L’arrêt des traitements curatifs devenus disproportionnés évite l’acharnement thérapeutique, et ce « laisser mourir », qui ne signifie en aucun cas que l’on laisse le malade agoniser, fait que la personne décède, sans que l’on se soit arrogé le droit de décider du jour et de l’heure de sa mort. L’autre axe majeur de cette loi est qu’elle fait du soulagement de la douleur et de l’accompagnement du patient en fin de vie une obligation pour les médecins. Cela signifie aussi que tout le monde doit avoir accès aux soins palliatifs et que l’offre doit être équitablement répartie sur le territoire, ce qui est loin d’être le cas.

Cependant, environ 2 % des malades en fin de vie qui ont eu accès aux soins palliatifs n’en veulent plus. On peut penser que, pour ces malades, une sédation en phase terminale, c’est-à-dire une sédation qui n’est plus titrée[1. Une sédation titrée est une sédation ajustée en fonction de l’état du malade, les doses de morphiniques, par exemple, soulageant sa douleur, mais ne le conduisant pas à rester constamment dans le sommeil. Cette sédation n’est pas profonde, contrairement à la sédation en phase terminale, et elle permet au malade en fin de vie d’être éveillé à certains moments et de communiquer avec ses proches.], mais qui ne s’apparente pas non plus à une sédation terminale (ou létale), leur permettrait de mourir en dormant. Il est clair qu’il existe des patients qui mettent beaucoup de temps à mourir et qui sont passés par toutes les étapes des traitements, mais aussi des soins palliatifs. Ils sont las. Ces patients sont une minorité. Ils font aussi partie des malades qui ont eu accès aux soins palliatifs, ce qui n’est pas encore le cas de tous les malades. Est-ce que la prise en considération de ces cas exige un changement législatif ? Est-ce qu’il faut parler d’exception d’euthanasie ? Je ne le pense pas.

L’euthanasie suppose qu’un tiers administre le produit létal et la dépénalisation sous condition de l’euthanasie me semble une solution moins subtile que la sédation en phase terminale qui pourrait répondre à ces malades qui sont en fin de vie, c’est-à-dire qui vont mourir dans un délai assez court. Parler d’exception d’euthanasie me semble problématique parce qu’il faudra alors établir des critères donnant à certains malades le droit d’accéder à cette demande. Mettra-t-on également dans la liste les malades dépressifs ?

Pour qui comprend la loi Leonetti et n’est pas abusé par les lobbies faisant accroire que les arrêts de traitement aujourd’hui imposent une agonie insupportable au malade « que l’on laisserait mourir de faim », il semble que la solution d’une sédation en phase terminale réservée aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs et n’en voulant plus serait la solution la plus juste et la plus cohérente. Il s’agit plutôt de compléter la loi en palliant ses insuffisances et en respectant son esprit, qui est lié à une culture des limites : limites de la médecine, limites de la toute-puissance médicale, méfiance  à l’égard des abus du pouvoir médical et prise en considération du caractère parfois ambivalent des demandes de mort, quand elles sont non la volonté du malade, mais l’expression du désir des autres et le reflet d’une discrimination, voire d’une euthanasie sociale.

Peut-on faire un rapprochement entre le combat pour l’euthanasie et celui pour l’avortement (que personne aujourd’hui ne songe vraiment à remettre en question) ?

Ce rapprochement est souvent fait, mais il est peu rigoureux. La dépénalisation de l’avortement permet aux femmes de maîtriser davantage leur vie et d’affirmer leur autonomie, mais il me semble qu’elle obéissait avant tout à un enjeu de santé publique. Il s’agissait de lutter contre les avortements clandestins qui conduisaient à la mutilation, voire à la mort de nombreuses femmes, comme c’est encore le cas dans les pays n’ayant pas dépénalisé l’avortement. L’encadrement de cette pratique qui garantit que tout se passe dans des conditions sanitaires satisfaisantes était une nécessité.

Au contraire, la dépénalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’obéissent pas à un enjeu de santé publique. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas légalisé l’euthanasie que l’on meurt encore mal en France. Mais on demande l’euthanasie parce qu’il est vrai qu’on meurt encore mal dans notre pays, en raison de l’offre très insuffisante de soins palliatifs, de sa répartition inégale sur le territoire et du fait que ces soins et cet accompagnement sont proposés trop tard, souvent une semaine avant le décès. Il ne faut donc pas prendre le problème à l’envers !

Enfin, dire que le droit de demander une aide médicalisée pour mourir est une question de liberté, c’est oublier qu’à la différence du suicide, qui est un acte privé, le suicide assisté implique une structure de soins et, dans le cas de l’euthanasie, il faut aussi qu’un soignant se charge de cette tâche. Autrement dit, il est impossible de penser à dépénaliser ou à légitimer le suicide assisté et l’euthanasie sans s’interroger en même temps sur leur impact sur les différents acteurs, sur les soignants, sur l’institution médicale. Quelle que soit la réponse apportée à cette question, il est clair que ceux qui font du suicide assisté et de l’euthanasie un combat pour la liberté individuelle méconnaissent la moitié du problème.

92% des français se déclarent favorables à une légalisation de l’euthanasie. Que vous inspire ce chiffre ? Est-il dû à un défaut d’informations, ou bien est-ce une véritable revendication sociétale ?

Je remarque que vous employez le mot « légalisation de l’euthanasie » qui introduit dans la loi le don de la mort. La dépénalisation (utilisée dans la législation belge, par exemple) maintient l’interdit de l’euthanasie, mais ne poursuit pas ceux qui la pratiquent quand cela se fait dans certaines conditions. Déjà cette distinction est importante.

De fait, peu de gens savent que, en ce qui concerne le suicide assisté ( qui n’est pas la même chose que l’euthanasie !) , une personne qui, en France, fournit à une autre les moyens de se suicider n’est pas poursuivie s’il n’y a pas eu provocation au suicide ni propagande (art. 223-13 et 14 du Code Pénal) et s’il n’y a pas eu d’ « abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » de la personne (art. 223-15-2). SI ces conditions sont remplies, le juge, en vertu de « l’abstention du droit », ne poursuit pas l’assistance au suicide, même quand il s’agit d’un médecin ayant fourni le produit létal. Si ces dispositions juridiques étaient connues, pourrait-on mieux apprécier ce que l’on est en droit de demander pour faire évoluer la législation actuelle ?

Je pense que, pour le suicide assisté et, encore plus pour l’euthanasie, les sondages qui poussent à une vision binaire des choses ne sont pas la meilleure manière de savoir ce que les citoyens pensent. Tout dépend de la manière dont la question est posée. Si on vous demande si vous préférez mourir en agonisant ou bien en évitant l’acharnement thérapeutique et avec quelqu’un qui vous fait une injection létale, il y a de fortes chances pour que vous choisissiez la deuxième alternative – et moi aussi ! Mais si on vous demande si vous préférez qu’on vous fasse une injection létale qui vous permet de mourir à un moment précis ou qu’on soulage votre souffrance en vous accompagnant, c’est-à-dire aussi en vous laissant de vivre ces derniers moments de la vie qui peuvent avoir un sens pour vous et pour vos proches, alors la réponse peut être différente. Les 92% dont vous parlez choisissent-ils l’euthanasie, parce qu’ils ont peur d’être victimes de l’acharnement thérapeutique ? À mon avis, pour beaucoup d’entre eux, c’est la peur de mal mourir qui est à l’origine de ce choix. Mais il faut, dans ce cas, qu’ils sachent aussi que, si l’euthanasie était légalisée, il faudrait faire attention que des motifs économiques ne s’immiscent pas dans la décision de mettre un terme à la vie d’une personne.

Vincent Humbert, Chantal Sébire, et dernièrement la mère de Sandrine Rousseau : tous ces cas particuliers d’extrême souffrance sont mis en avant médiatiquement, confinant toute possibilité de débat à une logique compassionnelle. L’éthique ne se trouve-t-elle pas désarmée face à la dictature de l’émotion ?

Ce sont les politiques qui sont désarmés face à la pression médiatique entourant ces affaires. Notons que V. Humbert, mort en 2003, rentrerait parfaitement aujourd’hui dans le cadre de la loi Leonetti. Il pourrait demander l’arrêt des soins de support et un accompagnement lui évitant de mourir en souffrant. Chantal Sébire a refusé les soins (y compris palliatifs). Il ne faut pas exclure ces malades, très rares, qui refusent tout traitement. Faut-il les abandonner à leur sort et les laisser se suicider en utilisant des médicaments ou même des moyens plus brutaux ? C’est  à cette situation extrêmement rare mais aussi aux fins de vie difficiles, comme  le cas de la mère de Sandrine Rousseau, que peut répondre l’évolution de la législation actuelle. La sédation en phase terminale aurait aidé la mère de Sandrine Rousseau. Le cas de Chantal Sébire est différent. Pour elle se pose la question de savoir si c’est à l’institution médicale de gérer sa souffrance qui était aussi une souffrance existentielle et qui l’a conduit à ne pas vouloir être soignée.

Quant à l’éthique, elle est surtout liée à la capacité à dégager la spécificité d’un problème, loin de tout amalgame, et à envisager, par l’argumentation, les solutions les plus adaptées. L’éthique n’a rien à voir avec la pression médiatique. Ce qui me désole n’est pas qu’on veuille dépénaliser le suicide assisté. Comme vous l’avez vu, je suis plutôt pour une évolution de la Loi Leonetti proposant la sédation en phase terminale aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs. Cette position, je peux bien sûr la défendre, dire pourquoi je ne souhaiterais pas aller plus loin et je l’ai fait longuement dans plusieurs ouvrages[1. Notamment dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, 2014) et dans Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).], mais si elle est minoritaire, alors je me rangerai à l’avis qui sera celui du législateur.

Quant au rôle du philosophe dans ces débats relatifs à ces questions d’actualité, je pense qu’il est d’introduire un esprit de nuance et d’établir des distinctions là où l’idéologie conduit à faire des amalgames. L’argumentation est la voie. Je pense qu’en bioéthique comme ailleurs, l’argumentation est la condition d’une réponse adaptée aux problèmes que nous rencontrons et elle est assurément la condition d’une délibération éthique dans une société démocratique, c’est-à-dire pluraliste et laïque.

L’expression « mourir dans la dignité » a-t-elle un sens ?

Il y a assurément des conditions de fin de vie qui sont indignes, lorsque la douleur n’est pas soulagée, que la personne meurt seule, dans une chambre sordide. Ces conditions de fin de vie posent un problème de justice. Cela devrait être le point de départ, à mon avis, de tous les débats relatifs  à l’évolution de la loi. La dépénalisation et la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’ont pas de sens tant qu’auparavant on n’a pas fait en sorte que tous aient accès à des soins palliatifs et à un accompagnement de qualité.

Cependant, ces conditions de fin de vie injustes, pas plus que la maladie, ne font perdre à quelqu’un sa dignité. La dignité n’est pas quelque chose qui se gagne ou qui se perd. Comme on le voit chez Kant, elle n’est pas proportionnelle à l’intelligence, à la beauté, à la fonction sociale. Aucun d’entre nous n’est autorisé à statuer sur la dignité d’autrui, qui n’est pas relative à ce que je vois ou sais de l’autre. Pourtant, il est clair que nous nous portons garants de la dignité d’autrui, en particulier quand il est malade et qu’il est en situation d’extrême vulnérabilité. Il est capital que les soignants et les aidants témoignent pour le malade en fin de vie qu’il appartient encore au monde des hommes et que sa vie a de la valeur aux yeux des autres. Il me semble qu’adjoindre la dignité à la revendication relative à l’aide médicalisée à mourir n’est pas une bonne chose. Cela fait accroire que la décision de mettre un terme à son existence est l’expression de la dignité, que la maîtrise de soi est la condition sine qua non pour être quelqu’un.

Il ne faut toutefois pas oublier que l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) est née peu de temps avant l’apparition de l’épidémie du Sida. Les malades souffraient terriblement, leur douleur n’était pas soulagée. Ils étaient vus comme des pestiférés. L’euthanasie, dans ces conditions, était la seule solution envisageable. Je pense que le ton polémique entretenu par l’ADMD vient de cet héritage, car il a fallu que les malades du sida et leurs proches frappent du poing pour se faire entendre. Aujourd’hui, les choses ont fort heureusement changé. Il me semble que l’ADMD pourrait témoigner d’un souci d’argumentation plus grand et éviter d’entretenir les amalgames (entre « laisser mourir » et « faire agoniser »). Cela modifierait sans doute le contenu de ses revendications et ferait que ces membres deviendraient des personnes avec lesquelles on pourrait débattre parce que, même si elles maintenaient certaines de leurs positions, elles manifesteraient aussi le souci du bien commun.

 

*Photo : CHARUEL/SIPA. 00546120_000019. 

Deux réacs au cinéma

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neuhoff dandrieu godard

Montesquieu disait n’avoir jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. C’est qu’il ne connaissait pas le cinéma. Pour être de grands lecteurs, Éric Neuhoff et Laurent Dandrieu qui publient, chacun de son côté, un dictionnaire du cinéma n’en sont pas moins les enfants des salles obscures, de la VHS et du DVD. Pour Neuhoff, le dictionnaire est chic ; pour Dandrieu, il est passionné. Autant dire, et c’est tant mieux, que nous avons affaire dans les deux cas à une subjectivité revendiquée, une certaine mauvaise foi même, mais qui fait partie du jeu pour le lecteur/spectateur qui cherchera d’abord ce qui est dit des films qu’il préfère.[access capability= »lire_inedits »] Il aura ainsi le plaisir de se mettre en rogne et, quelques pages plus loin, d’applaudir à la clairvoyance de l’auteur car la subjectivité, justement, est, surtout en matière de cinéma, la chose du monde la mieux partagée.

Méthodique, Dandrieu passe 6 000 films au crible, impitoyablement notés par des étoiles ou d’infamants ronds blancs. Pour notre part, nous aurons du mal à lui pardonner son jugement sans appel sur À bout de souffle de Godard, mais nous nous retrouverons avec lui sur Le Fanfaron de Risi et « son équilibre parfait entre le rire et la cruauté ». Il y a dans la préface de Dandrieu une exigence clairement morale. C’est un janséniste qui aimerait les actrices à condition qu’elles jouent dans des  films ne célébrant pas trop le relativisme moral.

Bref, Dandrieu est un réactionnaire assumé qui peut certes célébrer l’innovation formelle ou la série B, mais qui se refuse à trouver bon un film où la subversion lui semble être un accessoire à la mode. De Pasolini, il retient L’Évangile selon saint Matthieu mais refuse de se frotter à Salo ou les 120 journées.

Neuhoff est plus léger, même si Dandrieu n’est pas dépourvu d’humour dans l’assassinat. C’est que Neuhoff est un héritier assumé des « Hussards ». Il a le sens de la formule et du sarcasme : « La mauvaise conscience ne chôme jamais. Aujourd’hui les rebelles sont conviés aux César. Ils y vont sans cravate. Non mais. »

Le cinéma, pour Neuhoff, c’est à la fois son auberge espagnole – il y trouve ce qu’il y amène – et son école buissonnière : le cinéma est encore le meilleur moyen de sécher les cours et notamment ceux que donne avec une imperturbable cruauté le temps qui passe. Il y a dans le dictionnaire de Neuhoff une nostalgie pour la jeunesse qui est lente à mourir et un goût pour les films où des beautiful people ont des problèmes de beautiful people. Les entrées de son dictionnaire sont variées, on a le droit à de jolis portraits d’Audrey Hepburn, de Faye Dunaway, de Romy Schneider ou de Sylvia Kristel : « Elle fit beaucoup pour la commercialisation des fauteuils en osier. »

Ou encore, à la lettre « E comme ennuyeux », à une liste des films qui ont failli faire sortir Neuhoff avant la fin. Et Godard en prend là encore pour son grade avec La Chinoise qui est, pourtant, une amusante pochade maoïste. On se demande ce qu’il leur a fait, Godard, à ces deux-là.[/access]

 

Dictionnaire chic du cinéma, Éric Neuhoff, Écriture, 2013.

Dictionnaire passionné du cinéma, Laurent Dandrieu, L’Homme Nouveau, 2013.

*Photo : La Chinoise.

Des nouvelles entre réel et fantastique

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poitevin duquesne reveils

Boudé par les lecteurs, incompris des libraires, méprisé par les éditeurs, le genre littéraire de la nouvelle n’a pas le vent en poupe. C’est le moins qu’on puisse dire. A moins d’être édité chez l’une des six maisons majeures, titulaire d’un grand nombre de prix et de vendre des milliers d’exemplaires. Là, on vous édite comme si on acceptait que vous entreteniez une aventure passagère avec une danseuse ou une demi-mondaine.

Ce n’est pas le cas de Patrick Poitevin-Duquesne qui, au fond de sa province, avance, patiemment, têtu, avec ses textes courts qu’il publie de-ci, de-là, dans revues, journaux et blogs qui consentent à héberger son talent. Du talent, il en possède; c’est indéniable. La preuve, le premier recueil, Réveils difficiles…, qu’il vient d’éditer dans la collection Chiendents de l’éditeur nantais Le Petit Véhicule.

Neuf nouvelles, dont six déjà publiées, les trois autres sont inédites. Elles sont toutes du meilleur cru. Patrick Poitevin-Duquesne détient un univers; ça devient rare. Il oscille, mystérieux, envoûtant, entre le réalisme de terroir (il s’inspire souvent des paysages de Picardie où il vit) tissé de brumes urbaines, d’arbres aphylles, de départementales mornes, rectilignes, betteravières, et une manière de fantastique social qui pourrait l’apparenter à Pierre Mac Orlan, Maupassant ou Edgar Poe. Car, Poitevin Duquesne aime engager ses personnages dans des voies où les situations absurdes, dadaïstes, côtoient le surnaturel.

Ses outils sont simples. Il utilise peu d’effets, sauf quelques rares jeux de mots et métaphores. Son écriture est plus simple et limpide que réellement blanche. Il sait où il va; il n’a pas son pareil pour entraîner son lecteur par la main.

Exemple, « Etang donné », archétype même de la nouvelle fantastique, propose un narrateur bien ancré dans la réalité. Il enfourche son VTT, déboule sur les berges d’un fleuve (qui pourrait être la Somme), et, à la faveur d’un endormissement, se retrouve ailleurs, loin, avec, devant lui, une femme mystérieuse : Marie Greuète, celles des légendes qu’on n’a pas forcément envie de croiser.

Autre texte fort : « Quartiers chauds », une nouvelle animalière dont le chat Georges chausse les bottes du héros. On ne passera pas non plus à côté de « Tout le monde descend », avec un très beau portrait de femme, et de « Sable et mouvant… » texte surprenant et très… animalier.

Patrick Poitevin-Duquesne possède le sens de la brièveté. C’est une force. 

Réveils difficiles…, Patrick Poitevin-Duquesne, éd. Le Petit Véhicule (20, rue du Coudray, 44000 Nantes; éditions.petit.vehicule@gmail.com; 02 40 52 14 94), coll. Chiendent, 2013.

 

*Photo : NIKO/SIPA. 00611872_000002.

Quel raciste êtes-vous ?

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Aymeric Caron nous a bien expliqué, avec sa lecture du dernier livre d’Alain Finkielkraut, que le raciste fascisant se traquait entre les lignes. L’affaire Édouard Martin a permis une amélioration de la technique. C’est en fouillant les arrière-pensées que l’on va débusquer l’adepte du « mépris social ».

J’ai personnellement été très choqué, de voir un syndicaliste, qui avait vilipendé le pouvoir socialiste pendant deux ans, venir sans complexe à la soupe, dans laquelle il avait pourtant craché. De plus, il me semblait que tout ceci étant préparé de longue date, cela jetait un vilain éclairage sur la sincérité du personnage. Eh bien, pas du tout ! Julien Dray, et d’autres, y compris parmi les commentateurs de Causeur, m’ont vigoureusement rappelé à l’ordre. C’est du « mépris social » ! Et rien d’autre. Pour eux, je ne supporterais pas qu’un ouvrier puisse être candidat à une élection politique confortable. Mon long compagnonnage avec des ouvriers parlementaires, tels que Georges Marchais, André Lajoinie, Maxime Gremetz et tant d’autres avec lesquels j’entretenais pour certains des rapports d’amitié, aurait pu valoir absolution à mes arrière-pensées.

« Non Monsieur, vous êtes un raciste social ». Qu’un sondage nous dise que 58 % des ouvriers désapprouvent le comportement du cédétiste n’y change rien. Des adeptes du mépris social, eux aussi. La semaine n’était pas finie. Jean-Vincent Placé, ci-devant sénateur Vert et par conséquent adepte des circulations douces, a commis, avec sa voiture, de fonction s’il vous plaît, plus de 130 infractions (excès de vitesse, stationnements illicites) pour près de 20 000 € d’amende qu’il n’a pas payées ! Ne se foutrait-il pas du monde le garçon ? Pas du tout, va me dire Julien Dray, « vos arrière-pensées que nous avons consultées témoignent de votre racisme anti-coréen, même si vous ignoriez qu’il fût d’origine coréenne ». La semaine n’était toujours pas finie. Noël Mamère, est de gauche nous dit Jean-Luc Mélenchon qui essaye de l’embaucher. Son dernier acte de maire sortant, est de privatiser la société d’économie mixte qui gérait les logements sociaux de Bègles.

Je trouve que ce n’est pas trop de gauche, ça. Verdict probable : raciste anti-moustachu. !

C’est Noël

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AMIENS NOEL LACOCHE

AMIENS NOEL LACOCHE

Amiens, le 24 décembre 2013, 14h55.

C’est Noël. Il pleut dru. Les gouttes rebondissent sur le toit comme des billes d’acier. On dirait une averse de mars. Drue, insolente, vivifiante; celle du regain. De la sève qui bout dans les veines. Drôle de Noël, tout humide, tout pourri. Les guirlandes de l’avenue Louis-Blanc, à Amiens, sont malmenées par un vent de tempête. Je rêvasse mollement. Pas très gai; pas vraiment triste non plus. Comme l’époque.

Je me souviens des Noël blancs. Le plus lointain qui me vient à l’esprit est enfoui, très loin, tout au fond de ma mémoire d’enfant.

Je dois avoir trois ou quatre ans. Je suis en compagnie de mon cousin Guy. La scène se passe à Sept-Saulx, dans la Marne, entre Reims et Châlons-sur-Marne (qu’on n’appelait pas encore Châlons-en-Champagne). Nous gambadons sur un chemin enneigé bordé du haut mur qui délimite la propriété du château de la famille Mignot où mon grand-père exerce la profession de jardinier. Crissement de nos bottes en caoutchouc sur la neige épaisse et crémeuse. Nos parents ne sont pas loin derrière nous; ils nous surveillent. Nous ne pensons qu’au lendemain matin.

Aux cadeaux déposés au pied du sapin. À quelques centaines de mètres de là, la Vesle, adorable petite rivière si française, doit couler entre ses berges enneigées. Les perches, brochets, vandoises, gardons, truites et chevesnes doivent se planquer dans le fond des eaux glacées, dans les herbes. Huit ou dix ans plus tard, nous capturerons les enfants ou petits-enfants de ces beaux poissons, mon cousin et moi, au cours de mémorables parties de pêche, pépites de joie, bulles fraîches du champagne des Trente glorieuses.

Puis, devenus jeunes hommes, Guy et moi, découvriront le rock’n’roll, les filles (rémoises pour lui; axonaises pour moi). Nous formerons des groupes, jouerons dans des petits bals sans importance, gagnerons trois francs six sous dans des soirées enfumées d’une province française à la douceur de mangue. Celle d’avant le choc pétrolier, du sida, des affreuses eighties si dégueulassement ultralibérales, soutenues par une espèce de Gauche vendue à la Fête, à la cocaïne, au marché et à l’individualisme forcené. Puis nous fonderons famille; la vie nous séparera un peu.

Et la mélancolie s’emparera de lui. Lui si gai, si excessif. Excessif comme cette pluie qui, au moment-même où je tape cette chronique, vieille de Noël 2013, cogne contre le toit de ma maison de l’avenue Louis-Blanc. Et puis un jour, la vie nous séparera pour de bon. Le grand saut pour lui, troisième étage d’un immeuble d’une rue de Reims dans laquelle je n’ai jamais voulu aller. Et pour moi, un deuil si difficile à effectuer. Il faudra des années, un court roman Le Pêcheur de Nuages, pour que j’accepte, enfin, le fait que mon enfance et mon adolescence s’étaient écrasées, elles aussi, sur le trottoir d’une ville de ce département de la Marne, ingrat, militaire, crayeux et blanc comme neige, que malgré tout, je continue à aimer.

Tout ça est si loin. J’entends l’averse de mars qui cogne sur le toit de décembre. J’entends le crissement de nos bottes d’enfants dans la neige des Trente glorieuses. J’entends ton rire, cousin. Où que tu sois, je pense à toi, toi, le Pêcheur de Nuages.

*Photo : RICLAFE/SIPA. 00387162_000001.

Nelson Mandela, une histoire juive

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israel nelson mandela

israel nelson mandela

Un document des archives israéliennes classé top secret révèle que, durant son périple africain en 1962, Nelson Mandela a été entraîné à la lutte armée dans les locaux de l’ambassade israélienne à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. Cette formation était assurée par le Mossad, les services secrets israéliens.

Au début des années soixante, en effet, Israël entretenait des relations amicales avec les Etats d’Afrique nouvellement indépendants et soutenait les mouvements en lutte contre les régimes coloniaux. Après la guerre des Six-Jours, en 1967, beaucoup de leaders africains se rapprochant des Palestiniens, la politique israélienne a évolué.

Mais cette année-là qui marque la fin de la lutte non violente contre l’apartheid, Mandela avait fui l’Afrique du Sud à la suite d’un procès qui s’était achevé, contre toute attente, par sa remise en liberté. Après avoir parcouru le pays déguisé en chauffeur pour organiser les cellules de l’African National Congress (ANC), l’organisation nationaliste qui se battait pour l’égalité raciale, il avait profité d’un meeting du Pan-African Freedom Movement for East, Central and Southern Africa (PAFMECSA) à Addis Abeba pour s’éclipser (février 1962). Il rencontra alors l’empereur éthiopien Haïle Selassié, prenant la parole après lui au meeting, puis Nasser au Caire, Habib Bourguiba à Tunis, avant d’entreprendre une tournée africaine ­— Maroc, Mali, Guinée, Sierra Leone, Liberia, Sénégal — et de retourner en Éthiopie.

La lettre publiée par le journal israélien Haaretz est adressée au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem par le Mossad. Le sujet : « the Black Pimpernel », surnom de Mandela dans la presse sud-africaine (référence au Scarlet Pimpernel, le Mouron rouge, personnage romanesque créé par la Britannique Emma Orczy en 1905.) La lettre, datée du 11 octobre 1962, revient sur le cas du Rhodésien David Mobsari, auquel le Mossad devait apprendre le judo, le sabotage et le maniement des armes. La formation, qui devait durer six mois, s’était trouvée interrompue au bout de deux — le « Rhodésien » ayant été rappelé par l’ANC. Or le signataire de la lettre signale que « d’après les photos du Black Pimpernel publiées dans la presse sud-africaine », « David » était un pseudo car l’homme n’était autre que le militant de l’ANC, arrêté deux mois plus tôt.

Mandela apparaît dans le document comme un ami d’Israël : « Il disait« shalom » aux hommes en arrivant, connaissait bien les problèmes des Juifs et d’Israël, et donnait l’impression d’être un intellectuel. »  Il s’intéressait aussi à la façon dont les Juifs s’étaient battus contre les Britanniques pour obtenir leur indépendance. Le procès de Rivonia (1963-1964) qui suivit son retour a changé l’Afrique du Sud, dit-on. « J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique où nous vivrions tous ensemble en harmonie et avec des chances égales pour tous, déclara Nelson Mandela. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et agir. Mais (…) c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

Héros universel, Nelson Mandela a voulu faire de sa vie une passerelle entre les peuples et ses obsèques ont rassemblé les représentants des pays de toute la planète, donnant un instant l’image d’une humanité réconciliée. Sa vie, en effet, fut exemplaire à plus d’un titre. Issu de la tribu des Xhosa dans un pays où les rapports étaient cloisonnés, son combat contre l’apartheid l’amena à découvrir le monde des Blancs à travers ses amis de lutte dont plusieurs étaient juifs. Dès son arrivée à Johannesburg, dans les années 40, son premier ami blanc fut Nat Bregman, un communiste juif  qui travaillait comme lui pour le cabinet juridique dirigé par Lazar Sidelsky, un sympathisant (juif) de la cause de l’ANC. En 1955, la Charte de la Liberté de l’ANC, qui jetait les bases d’un Etat démocratique, fut esquissée par Rusty Bernstein, ­ ce qui valut à celui-ci d’être condamné à 25 ans d’exil. On ne peut pas parler de Mandela sans évoquer Joe Slovo, Harry Schwarz et Ruth First, la femme de Joe. C’est à Wits University à la fin des années 50 que Mandela fit la connaissance de  ce trio. Ruth était la fille des fondateurs du parti communiste sud-africain (son père en était le trésorier) et elle fut assassinée sur l’ordre de  Craig Williamson, un ancien policier et un criminel, par un colis piégé en 1982 alors qu’elle était en exil au Mozambique. Dans Un Monde à part (A World Apart), Shawn Slovo, raconte la vie de ses parents et ces années fiévreuses. Le film qu’en a tiré Chris Menges nous plonge dans l’ambiance de ces années-là.

À partir des années 30, le National Party (NP) prônant l’idéologie nazie, l’antisémitisme s’exprimait sans embarras au pays de l’apartheid. Au procès de Rivonia, le procureur, Percy Yutar, était juif et « la cible de préjugés ». Mandela avait été arrêté dans la ferme d’Arthur Goldreich en compagnie de Denis Goldberg. Le policier qui questionnait ce dernier n’y alla pas par quatre chemins : « Tu vas mourir. Et le type qui va te faire pendre, c’est l’un des tiens. » (Goldberg fit 22 ans de prison.) Dans la préface de ses mémoires inachevés, écrite en 1995, Yutar  précise qu’il avait pris soin d’inculper les dix cadres de l’ANC de sabotage et non de haute trahison, leur donnant ainsi une chance d’échapper à la peine de mort. Cette année-là, peu après son élection, Mandela convia le vieux magistrat à un déjeuner : « Je le croyais plus grand que ça», déclara-t-il, amusé.

 *Photo : Theana Calitz/AP/SIPA. AP21500193_000001.

La discrimination positive s’impose

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blanchard-france-arabo-orientale
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Causeur. Quand on lit l’entretien que vous avez accordé à Libération à propos des insultes racistes contre Christiane Taubira, on a l’impression que le racisme est devenu la « norme » en France et que c’est, entre autres, à cause des « unes » islamophobes des hebdomadaires…

Pascal Blanchard.

Non, le racisme n’est pas la norme en France, et je n’ai pas centré mon propos sur la question de l’Islam, mais la parole raciste a été suffisamment légitimée pour que certaines personnes osent l’exprimer. Certains pensent que, désormais, c’est une opinion « légitime ». Je vous accorde que peu de gens usent de cette parole, mais ils font du bruit. C’est cela qui est nouveau. De même, des millions de gens l’entendent. Les 9 millions de visiteurs de l’Exposition coloniale de 1931 – avec 33 millions de tickets vendus – n’étaient pas tous des « petits colonisateurs racistes », mais tous ont été, à des degrés divers, influencés par le « bain colonial ». Alors c’est peut-être un peu rapide, mais la « libération de la parole », notamment dans certains journaux, crée un climat dans lequel des gens qui étaient jusque-là racistes au fond d’eux-mêmes peuvent penser que leurs opinions sont devenues légitimes, voire « normales ». Et je ne parle pas seulement de stigmatisation de l’islam, mais aussi de « unes » sur l’immigration ou les Roms, sur les « Noirs » ou sur les « clandestins ».[access capability= »lire_inedits »]

C’est non seulement un peu rapide, mais établir une continuité allant des bananes à la critique de la politique migratoire revient à criminaliser la moitié de la France !

Je m’attache à un imaginaire vaste. Pour certains, ces images exprimées en permanence dans les médias opèrent un amalgame incessant : l’islam, les Maghrébins et leur non- respect de la France, les familles qui débarquent, Lampedusa, l’invasion des clandestins, l’échec de l’intégration, les véritables chiffres de l’immigration… Tout cela se mêle et la peur l’emporte sur l’analyse. Nous avons déjà connu des périodes de troubles similaires : à la fin du XIXe siècle avec les massacres d’Italiens (1893) ou l’antisémitisme d’une violence incroyable (affaire Dreyfus ou élection d’élu antijuif), dans les années 1930 avec la chasse aux « métèques » et aux indésirables, dans les années 1970–1980 avec la chasse aux Arabes dans le Sud-Est de la France (1973)…

Le climat dont vous parlez est-il la preuve qu’il y a d’un côté des français de souche apeurés et rétifs au métissage, et de l’autre des descendants d’immigrés victimes des premiers ?

Bien sûr que non ! Et cette expression de « Français de souche » est terrible car elle vise à réinventer un petit Blanc pour recréer la fracture coloniale d’un temps à jamais disparu. Soyons vigilants, sans fuir les problèmes. Vous ne m’entendrez pas opposer des « gentils immigrés » à des « petits Blancs » racistes. Dans La France arabo-orientale, nous rappelons qu’à la fin des années 1930, entre un quart et un tiers des Algériens musulmans en Algérie (dans le cadre du vote séparé du second collège) ont voté pour les partis d’extrême droite, conservateurs ou de la droite nationale (comme le PPF ou le PSF), pour des raisons multiples : contexte inter national, déception du Front populaire et de l’échec du projet Blum-Viollette, propagande antisémite comme à Oran avec l’abbé Lambert, volonté de changer le système colonial, fascination pour l’Italie ou l’Espagne franquiste… C’est un contexte particulier, d’une violence extrême. Nous expliquons également qu’il y a eu des Maghrébins et des Arméniens résistants, et d’autres collaborateurs. Rien n’est simple, il n’y a pas le bien et le mal : le travail de l’historien nous apprend exactement le contraire.

A-t-on le droit de débattre de la crise de l’intégration ? Est-il permis de se demander si certains modes de vie ou certaines pratiques ne font pas obstacle à l’acculturation à la société française ?

Il est légitime de s’interroger sur la capacité de notre pays à intégrer certaines religions ou des populations nouvelles, quels que soient les pays d’origine. Encore faut-il comprendre que l’intégration est un processus extrêmement compliqué, qui interpelle à la fois les populations en place et les populations qui arrivent dans un rapport à deux : « Ai-je envie de toi ? Et est-ce que toi, tu as envie de moi ? » L’essentiel est de poser les questions sereinement en expliquant que les difficultés actuelles sont surmontables, qu’il est nécessaire de réfléchir aux politiques publiques à mettre en place (comme au Canada par exemple). Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui ! On entend des discours qui placent Christiane Taubira dans le monde de la nature plutôt que de la culture, ce qui signifie que les Noirs seraient plus proches des animaux que des hommes, donc qu’on ne peut pas être noir et français et encore moins noir et ministre de la République. On stigmatise l’islam et on désigne les musulmans comme de nouveaux Sarrasins. Cela me rappelle l’affaire Dreyfus : forcément traître, parce que juif, le juif devait être exclu de la communauté nationale ! Forcément dangereux, le musulman est à expulser de l’Hexagone. Ici, nous ne sommes pas dans une analyse sereine mais au croisement des héritages racistes ou antisémites, et d’un contexte international de guerre contre le terrorisme (Afghanistan, Libye, Mali…).

À l’époque de l’affaire Dreyfus, des millions de Français, des journaux, des candidats aux élections se déclaraient antisémites. Aujourd’hui, le racisme est hors-la-loi et les attaques contre Christiane Taubira ont suscité un tollé général !

Certes, nous ne sommes plus dans les années 1970–1980 ou au XIXe siècle. Aujourd’hui les femmes votent et il n’y a plus d’indigènes exclus de la citoyenneté. Nous sommes loin de 1973, lorsque l’on tuait des dizaines de Maghrébins par an, loin de 1967 lorsque l’on traitait avec mépris les Afro-Antillais ou que la police réprimait avec violence ceux qui osaient se révolter. Je n’en suis pas moins convaincu qu’une partie des Français – certes très faible – reste encore raciste, en partie par réaction aux progrès de l’égalité. Quand une femme, noire, issue de l’outre-mer, porte une loi sur l’esclavage puis une autre ouvrant le « mariage pour tous », certains se sentent menacés dans leur identité. Dès lors, le racisme issu des temps anciens et des profondeurs du passé colonial refait surface, car, cinquante ans après la guerre d’Algérie, les plaies coloniales restent vives.

Cependant, si l’on compare la France à la Grèce, à l’Italie ou aux pays Scandinaves, beaucoup plus homogènes sur les plans ethnique et religieux, elle est l’un des pays les moins  racistes du monde. Et c’est sans doute notre passé colonial qui nous a accoutumés à l’altérité !

Tout cela n’est qu’hypothèse, mais ce n’est pas parce que nous sommes les « plus tolérants au monde » que nous n’avons pas besoin de décoloniser nos imaginaires. La plupart de nos grands-parents ont vu leur premier Noir ou leur premier Maghrébin dans un zoo humain, c’est un fait. Et derrière le débat sur l’islam, on retrouve encore très souvent le vieux discours sur l’Arabe hérité de notre récit national, de l’alliance du lys et du croissant sous François Ier au voyage en Égypte de Napoléon Bonaparte, trente ans avant la conquête de l’Algérie (1830). « La religion cache ici la race. » Évitons ce genre de dérive, notamment dans les débats sur l’islam, sans fermer les yeux sur les dangers du fondamentalisme…

Si, comme on nous le dit toute la journée, il n’y a pas assez de noirs ou d’arabes à l’Assemblée, dans les médias ou dans l’entreprise, cela signifie qu’il y a trop de… de quoi d’ailleurs ?

Je pense qu’il faut rééquilibrer nos parlements, nos municipalités, nos institutions, pour que ceux-ci ressemblent à la France d’aujourd’hui. Aux États-Unis, c’est grâce à la discrimination positive que des Afro-Américains, des Asiatiques, des Hispaniques et des Amérindiens sont entrés à l’Université ou dans les administrations. Désormais, cette politique n’est plus nécessaire. Si on veut que tous les citoyens aiment la France, la France doit leur ressembler ! Je crois en l’égalité républicaine, mais je crois aussi à l’exemplarité de cette égalité : elle ne doit pas être théorique, mais visible. Nous serons capables de lutter contre tous les extrémismes si nous devenons exemplaires.

Pas forcément. Il est en tout cas problématique de brandir son origine comme une richesse et de s’indigner ensuite parce que cette origine est associée à des phénomènes moins heureux…

On ne peut pas reprocher aujourd’hui à ceux qui sont marginalisés de brandir leurs stigmates en disant : « Je suis exclu en tant que Noir, donc je revendique en tant que Noir. » Il serait en revanche inacceptable de décréter : « En tant que Noir, j’ai droit à… » Mais, il faut reconnaître qu’un immigrant venu d’Europe de l’Est n’arrive pas en France avec le même bagage qu’un Algérien dont les grands- parents étaient des « indigènes ». Leur histoire, leurs rapports à la France, leur mémoire ne sont pas les mêmes. Cela n’excuse rien, cela explique. La République, depuis deux siècles, n’écrit pas la même Histoire pour ces deux immigrations. Les « indigènes », on les a envoyés au front en 1870, en 1914 et pour la libération de l’Hexagone (1943-1945), sans en faire des citoyens, sauf pour une infime minorité. Notre génération a hérité de ces injustices. On peut comprendre que cela effraie certains.

En tout cas, dans votre logique de représentativité, il est compréhensible que les gens aient l’impression que certains quartiers, où les immigrés sont majoritaires, ne ressemblent plus à la France- ce qui ne signifie pas qu’ils soient mieux ou moins bien…

À l’exception des penseurs essentialistes, aucun philosophe, aucun théoricien, n’a jamais expliqué qu’un pays ne devait pas changer ! Qu’on puisse avoir peur de ce changement, ou le déplorer, je peux le comprendre – un nostalgique a le droit d’être nostalgique. Aujourd’hui, dans certains territoires ruraux, les gens sont effrayés parce que des gamins mahorais venus de Mayotte – des « grands Noirs » comme ils disent –, débarquent pour faire leur stage dans l’agriculture et dans les fermes. Les gens ont toujours peur du changement et de la différence. Nous devons changer de regard sur l’Autre sans pour autant désigner à la vindicte ou mépriser celui qui a peur. C’est complexe, mais c’est comme cela que le vivre-ensemble se fabrique.

À tout ramener au colonialisme, à l’esclavage ou à la colonisation, vous réussirez à faire en sorte que dans une classe de 30 élèves, 15 seront considérés comme les héritiers des bourreaux et 15 comme des descendants, de deuxième ou de dixième génération, des victimes !

C’est un peu plus compliqué que ça, mais vous soulevez un problème réel. En vingt-cinq ans, nous sommes passés de ce que Serge Barcellini a appelé (dans La Guerre des mémoires) le temps des « morts pour la France » au temps des « morts à cause de la France ». Cette mutation est née de l’acceptation de l’héritage de Vichy et de la Shoah, actée par Jacques Chirac dans son discours du Vel’ d’Hiv’ de 1995. Aujourd’hui, il faut faire la même chose avec la question coloniale et l’esclavage. C’est complexe, mais c’est en marche depuis quinze à vingt ans. Nous devons sortir d’une lecture raciale de l’Histoire pour que l’Afro-Antillais ne se sente pas le descendant de Banania et que le Blanc ne soit pas perçu comme le descendant de Lyautey !

Nous devons bâtir ensemble un récit commun pour tous ceux qui ont une part de leur identité outre-mer et dans nos anciennes colonies… C’est valable pour les pieds-noirs, c’est valable pour les descendants de migrants du Sénégal ou d’Algérie.

Et que dites-vous à la « majorité menacée », c’est-à-dire aux « de souche » qui voient leurs voitures brûler et réagissent exactement comme toutes les autres communautés ?

Je lui dis que je comprends ses peurs ! Mais les voitures brûlent pour tous… Nous avons un double problème. Certains, parce que la République ne les aime pas, se replient sur leurs identités. À ceux-là, il va falloir imposer des devoirs tout en leur parlant d’amour. Eh oui, d’amour ! Il faudra aussi rappeler la loi (contre les injures et les effractions). Et faire un peu d’histoire aussi, faire entrer l’histoire de France dans ces quartiers, faire entrer ces histoires à la marge dans le grand récit national. Il y a de nouveaux lieux de mémoire à construire. Et à ceux qui pensent que nos valeurs et notre identité sont en péril, il faut répéter inlassablement que la France n’est pas en train de mourir ! Parler de ces histoires, de ce passé, ce n’est pas tuer Clovis, François Ier ou Charlemagne, autant de grands noms que le lecteur retrouvera d’ailleurs dans La France arabo-orientale.[/access]

* La France arabo-orientale, treize siècles de présences du Maghreb, de la Turquie, d’Égypte, du Moyen-Orient et du Proche-Orient. La Découverte. 2013

*Photo: Hannah

 

 

Ne tirez pas sur les prépas!

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prepas luc vaillant

prepas luc vaillant
Le journal Libération a publié le 16 décembre une chronique de Luc Le Vaillant intitulée Passons les prépas de vi(d)e à trépas. Dans ce texte où la démagogie populiste le dispute à l’anti-intellectualisme poujadiste, l’auteur s’en prend aux professeurs de classes préparatoires, ces « esprits supérieurs » qui « se dispensent de tout soutien envers leurs jeunes collègues envoyés au front des ZEP » et qui « veulent aussi pouvoir continuer à se goinfrer d’heures supplémentaires, histoire de truffer gras des rémunérations déjà joufflues », ce qui « positionne ces belles personnes dans le haut du panier des 10% des Français les mieux payés ». Cela l’écœure tellement que, s’il s’écoutait, il voterait « le rétablissement des châtiments corporels » pour pouvoir « talocher ces ânes à bonnet » et « fouetter déculottés ces agrégés qui désagrègent une société déjà dissociée ». Pour sa part il  a trouvé son bonheur en passant un an à l’université, dont six mois de grève, à la faveur de quoi il a découvert Nietzsche et réalisé qu’il appartenait au camp des « anarcho-désirants » et « utopistes sociaux ». Il nous apprend enfin que sa fille s’est engouffrée dans la voie tracée par Papa.

Nous ne chicanerons pas M. Le Vaillant sur ses fantasmes sado-masochistes : les délices du pan-pan-cucul ne messiéent sans doute pas à l’idéologie libérale-libertaire et aux anarcho-désirants de Libé. Nous ne demanderons pas non plus à l’utopiste social à quelle hauteur il émarge chez Édouard de Rothschild, ni quel pourcentage de sa rémunération il rétrocède à ses jeunes confrères moins vernis qui assurent la chronique des chiens écrasés au Républicain berrichon. Qu’il sache seulement que pour figurer parmi les 10% des Français les mieux payés il suffit, selon l’INSEE, de percevoir plus de 3400 euros par mois. Le journaliste de Libération ne figure-t-il pas parmi les « belles personnes » qui sont dans cette position ? On ne cherchera pas davantage à savoir à quel titre il occupe la fonction de chroniqueur à Libération plutôt que de faire office, comme disait Castoriadis, de huitième parfumeur dans le harem d’un sultan. En revanche, à ceux d’entre eux qui dénoncent la « reproduction des élites », on demandera si les journalistes de Libération produisent beaucoup de prolétaires lorsqu’ils se reproduisent.

Mettre dans le même sac tous les professeurs de classes préparatoires et les désigner à la vindicte publique sans se soucier de la diversité de leurs situations, cela porte pourtant un nom dans la novlangue de la bien-pensance : « essentialiser » pour « stigmatiser », ce qui   ressortit à une structuration mentale de type raciste qu’on pourfend volontiers lorsqu’on la débusque à l’extrême droite, mais dont celle-ci n’a visiblement pas le privilège.

Si M. Le Vaillant avait pris la peine de se livrer à une enquête un peu approfondie – mais sa déontologie ne lui en fait manifestement pas obligation – il aurait pu apprendre un certain nombre de choses :

– Un professeur de mathématiques en sup ou en spé a, avec une seule classe, un horaire hebdomadaire de 9 à 12 heures. Il a donc l’obligation d’effectuer des heures supplémentaires, que son appétit le porte ou non à se « goinfrer ».

– Il est en revanche beaucoup plus difficile pour les professeurs des disciplines littéraires d’avoir un horaire complet avec une seule classe. Ainsi un professeur de philosophie enseignant dans une hypokhâgne et dans deux classes préparatoires scientifiques a un horaire complet de 8h à condition d’avoir au moins une classe de 2ème année et des effectifs dits pléthoriques. Pas de problème pour ce dernier critère : je n’ai jamais eu de classe d’hypokhâgne de moins de 44 élèves et j’ai eu des classes scientifiques comptant jusqu’à 51 élèves. M. Le Vaillant croit-il qu’avec 130 ou 140 élèves qu’on fait travailler au rythme exigé par la classe préparatoire, on ait la  possibilité de prendre beaucoup de classes supplémentaires pour se « goinfrer » ?

– Les rémunérations « déjà joufflues » auxquelles s’ajoutent les heures supplémentaires des professeurs de classes préparatoires sont exactement celles que perçoivent leurs collègues qui enseignent en collège ou en lycée : 2370 euros net pour un agrégé au 7ème échelon de la classe normale, 3030 pour un agrégé au 11ème et dernier échelon de la classe normale, 3600 euros net pour un agrégé au 3ème et dernier chevron du 6ème et dernier échelon de la hors-classe. Les agrégés envoyés au front dans le secondaire, au sort desquels M. Le Vaillant feint de s’intéresser, seront bien aise d’apprendre que leurs rémunérations sont « déjà joufflues ».

– Les programmes des classes préparatoires sont dans bien des cas des programmes qui sont renouvelés annuellement. Ainsi le programme de philosophie-français en classes préparatoires scientifiques voit-il apparaître chaque année un nouveau thème et trois nouvelles œuvres associées à ce thème. A peine les programmes parus, les professeurs se mettent à un travail qui exige des milliers de pages à lire et des centaines de pages de cours à rédiger. Quid des 17 semaines de congés annuels ? Aussi longtemps que j’ai enseigné dans ces classes j’y ai consacré la totalité de mes vacances d’été. Je ne courais donc aucun risque de croiser des anarcho-désirants sur la plage ni au mois de juillet, ni au mois d’août.

– M. Le Vaillant s’imagine-t-il qu’un agrégé, fût-il normalien, débute en classe préparatoire ? Qu’il n’a jamais été lui-même un « jeune collègue débutant » qu’on « envoie au front » « se taper les lascars » ? J’ai enseigné plus de vingt-cinq ans dans les classes de terminale générale et technologique avant de me consacrer aux élèves des classes préparatoires, et je ne suis évidemment pas le seul dans ce cas.

Luc Le Vaillant a découvert Nietzsche en s’inscrivant à la fac. Compte tenu de la longueur d’une année universitaire qui avait commencé bien après le 1er septembre, qui avait fini bien avant le 25 juin et qui comportait, de son propre aveu, six mois de grève, il n’a pas eu le temps de s’instruire auprès de cet auteur de ce qu’est le  ressentiment.  Tant pis pour lui. A défaut d’en avoir tiré ce profit, il aurait pu réfléchir sur son expérience universitaire et se demander quelles chances ont des étudiants défavorisés, qui ne sont pas des « héritiers », de réussir dans une structure où l’on fait grève six mois par an, après avoir fait les vendanges[1. Toutes les « grèves » universitaires ne durent évidemment pas aussi longtemps que celle dont M. Le Vaillant garde un souvenir ému, mais il n’en faut hélas pas tant pour compromettre encore davantage les chances des plus fragiles.]. Dans les classes préparatoires on fait des devoirs toutes les semaines, on travaille dès le 1er septembre et jusqu’au 25 juin, date des derniers conseils de classe, jusqu’au mois de juillet bien sûr pour les élèves de seconde année qui passent les oraux des concours. Les 30% d’élèves boursiers y trouvent des conditions d’encadrement et d’accompagnement dont ils ont encore plus besoin que leurs condisciples mieux lotis. C’est pourquoi il importe de multiplier les classes préparatoires et non de les supprimer. Contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, ce ne sont pas les enfants de la bourgeoisie qui auraient le plus à pâtir de leur disparition car en l’absence d’élitisme républicain, le capital culturel, l’entregent et les filières du privé auraient tôt fait de rétablir l’élitisme tout court dans la plénitude de ses droits.
 

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00671094_000028.

Alger à Hollande : «we are not amused!»

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hollande valls algerie

hollande valls algerie

Il est peu d’endroits, par les temps qui courent, où François Hollande se sente suffisamment à l’aise pour se laisser aller à son péché mignon : la p’tite blague, celle qui fuse sans préméditation au milieu d’’échanges empesés, et donne à la suite de la conversation une légèreté conviviale. C’est un art tout d’exécution, comme la guerre, qui exige une connaissance approfondie du terrain où l’on en fait usage, et une vivacité d’esprit hors du commun. Dans sa vie de tous les jours de président de la République, François Hollande est cruellement privé de circonstances où il peut donner toute la mesure du talent de vanneur dont il est crédité, à juste titre. Quand il n’est pas content, le Français est insensible au moindre trait d’humour qui pourrait, ne serait-ce que pendant quelques secondes, faire que sa vie n’est pas qu’une interminable vallée de larmes.

Le 16 décembre, pourtant, François Hollande se trouvait dans une assemblée où sa cote de popularité est à peu près l’inverse de celle dont il pâtit dans l’opinion publique : le dîner célébrant le soixante-dixième anniversaire du Conseil représentatif des institutions juives de France. Les notables du CRIF, en effet, sont bien mieux disposés à son égard que nombre de ses prétendus amis politiques, et apprécient un président qui sait se montrer poli et chaleureux lorsqu’il visite Israël, et sincèrement compatissant lorsque les juifs de France sont dans le deuil, comme dans l’horrible affaire de la tuerie de Toulouse. Un dîner d’anniversaire chez les Juifs ne saurait être parfait s’il ne se terminait pas par un festival de blagues, où il ne vaut mieux pas ressortir celles que tout le monde connaît déjà (une légende  pseudo-talmudique veut que cela soit la raison pour laquelle Caïn tua Abel, ce qui lui valut une relative indulgence du Très-Haut). Conscient qu’il ne pouvait rivaliser avec ses hôtes sur ce terrain, François Hollande se crut autorisé à égayer l’assemblée en la gratifiant d’une saillie que Bernadette Chirac qualifierait «  d’humour corrézien ».

Visant Manuel Valls qui participe à ces agapes en tant que ministre de l’Intérieur chargé des cultes, Hollande, sortant du texte écrit par ses conseillers élyséens, remarque que le susdit « revient tout juste d’Algérie, sain et sauf, ce qui est déjà beaucoup !». La vanne, sans être transcendante, n’est pas totalement nulle.  Elle pointe une vérité : les foules algériennes ont quelques raisons d’en vouloir à un ministre de l’Intérieur qui semble avoir égaré le tampon permettant aux citoyens de la glorieuse République algérienne, démocratique et populaire d’aller voir si l’herbe n’est pas plus verte de l’autre côté de la Méditerranée. Elle comporte juste ce qu’il faut d’exagération (suggérer que Valls aurait pu, pour cette raison, être molesté physiquement au coin d’une rue d’Alger) pour ne pas prêter à confusion. Et suffisamment d’ambiguïté pour que l’on se perde en conjectures sur son sens profond : Hollande manifestait-il ainsi inconsciemment qu’il aurait souhaité la disparition d’un homme lui faisant de l’ombre par son insolente popularité ? En évoquant, au sujet de Valls, un sort funeste auquel personne n’avait songé, sauf lui, ne trahissait-il pas un désir refoulé de se débarrasser de cet encombrant personnage ?

Cette interprétation vaut bien, en tout cas, celle qui n’a pas manqué de se manifester dans les cercles du pouvoir algérien, qui a très mal pris la chose. « Hollande se moque de l’Algérie devant les juifs !» fulmine la presse. Traduisez : « Ce sale roumi se paie notre fiole devant les dhimmis ! ». Et alors ? En quoi est-ce plus offensant que de tenir les mêmes propos devant un parterre de Bretons ?  Imaginons que Hollande, lors d’un déjeuner du Conseil français du culte musulman se soit félicité, en plaisantant, que l’un(e)de ses ministres, mettons Cécile Duflot, le ciel en soit loué, soit rentré indemne d’Israël, Yediot Aharonot ait titré : «  Hollande se moque d’Israël devant des Arabes ! » que n’aurait-on pas entendu !

Le tollé suscité par la blagounette a atteint des sommets d’imbécilité twitteuse, atteints vite fait par des politiciens pendant leurs courses de Noël. Jean-François Copé, qui ne voyait rien à redire au «  Avec Carla, c’est du sérieux ! » ni au « Casse-toi pov’con ! » de son ami Nicolas s’insurge du «  dérapage » de Hollande. Mélenchon devra, semble-t-il, réveillonner au bouillon de légumes vu qu’il estime que : « L’ivresse communautariste du dîner a grisé Hollande. Mais c’est nous qui avons la nausée ».

Il n’en fallait pas plus pour que l’Elysée sorte les avirons et publie un communiqué d’excuses embarrassées destinée à calmer la fausse colère de la nomenklatura algérienne. Dans sa grande mansuétude, Alger a consenti à accepter les « regrets » du blagueur. Nous voilà tous soulagés.

 

*Photo : LEMOUTON-POOL/SIPA/SIPA. 00671732_000008.

L’identité malheureuse, Léonarda, Taubira: le journal d’Alain Finkielkraut

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Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

La réception de L’identité malheureuse

Si l’accueil de votre dernier essai, L’identité Malheureuse, est globalement enthousiaste, certains articles m’ont semblé relever de l’exécution plus que de la discussion. Ce qui m’a frappé, C’est la psychiatrisation. Vous seriez, selon Aude Lancelin, un « agité de l’identité », pour Jean Birnbaum un « esprit malade en proie à une aliénation exaltée » et encore un « esprit malade » selon Frédéric Martel. Après tout, ne devez- vous pas accepter la critique autant que la louange ?

 Alain Finkielkraut :

J’ai beau aimer me prendre pour Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo, il serait très inélégant de ma part de me servir de « L’Esprit de l’escalier » pour assouvir une vengeance personnelle. Mais ce qui m’arrive est, je crois, symptomatique du mal qui ronge notre vie intellectuelle.

S’il était vraiment un journaliste littéraire, Jean Birnbaum exposerait mes thèses et, éventuellement, les discuterait ou chercherait à les réfuter. Mais une mission plus essentielle lui incombe, ainsi d’ailleurs qu’aux autres chroniqueurs que vous avez cités : il se doit de me démasquer. La question qu’il pose n’est pas : « Que dit Alain Finkielkraut ? » ni, a fortiori, « Comment le dit-il, avec quels arguments, quels mots, quel style ? », mais « De quoi ce type est-il le nom ? ». Et la réponse fuse : « Renaud Camus ». Lequel est, lui-même, le nom de Marine Le Pen, qui est la dernière station sur la route conduisant au pire.

Cet article est une variante de la reductio ad hitlerum dénoncée, il y a longtemps déjà, par Leo Strauss. Heidegger dit de la pensée méditante qu’à l’opposé de la pensée calculante, elle arpente un chemin qui ne mène nulle part. On peut dire, à l’inverse, que tous les chemins de la bonne pensée de notre temps mènent à Auschwitz : le devoir de mémoire a été, hélas, saisi par l’idéologie.

Dans un récent débat télévisé avec Florian Philippot, Edwy Plenel affirmait que le Front national demeure un parti d’extrême droite parce qu’en dépit de ses dénégations, il décrète, comme les maurrassiens jadis, que tout est de la faute des étrangers.[access capability= »lire_inedits »] Ce qu’on appelle aujourd’hui « mémoire », c’est le refus véhément et même fanatique de prendre en considération la nouveauté de notre temps. Pour Plenel, il faut impérativement que rien n’ait changé, que le Front national soit un parti fasciste et qu’il n’y ait pas en France de problème de l’immigration mais seulement un problème de racisme. Nous revivons les années 1930 : tous les faits qui contredisent cette certitude sont écartés impitoyablement. Et celui qui les rapporte est lui-même rejeté dans cette sombre période : il ne peut être qu’une réincarnation de Barrès ou de Doriot. Les vigilants n’ont pas peur de la « bête immonde » : ils ont peur de l’inconnu, et c’est de la méchanceté née de cette peur que je suis victime.

Jean Birnbaum vous reproche votre amitié avec Renaud Camus, qui a déclaré sa flamme à Marine Le Pen …

D’abord, il n’a pas déclaré sa flamme à Marine Le Pen : il a expliqué pourquoi, dans une circonstance particulière, il voterait pour elle. L’une des raisons était qu’elle s’était, à ses yeux, démarquée du racisme et des penchants négationnistes de son père. Et Renaud Camus pense en effet que le problème de l’immigration est d’une gravité extrême et qu’il n’y a pas d’autre remède à la crise de l’intégration qu’un arrêt des flux migratoires.

D’où ce choix électoral que je conteste, qui me désole, et je le lui ai dit. De là à me demander de sacrifier mon amitié, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Au xxe siècle, la politique était pensée, notamment par les intellectuels, sur le modèle de la guerre. L’ami devait choisir son camp : s’il n’était pas un camarade, il n’était plus un ami. Face à Hitler, cela pouvait se comprendre, c’était même inévitable. Mais cessons de nous raconter des histoires, nous ne sommes pas dans cette situation et au moment où, à quelques téméraires exceptions près, la sociologie élève entre la vie et les hommes un mur d’analyses fallacieuses et de statistiques réconfortantes, j’ai besoin de Renaud Camus pour ne pas perdre la réalité de vue. Je suis très loin de souscrire à tout ce qu’il dit, mais j’aime son style, c’est-à-dire tout à la fois la beauté de son écriture et l’acuité de sa perception. Je sais qu’en disant cela, je m’expose à de dures représailles. Mais qu’y puis-je si la littérature est aujourd’hui le cadet des soucis des critiques littéraires ?

La tribune d’Arnaud Desplechin

Leonarda, expulsée avec sa famille vers le Kosovo, a traité le Président de la république de « Con » et proclamé qu’on allait voir qui faisait la loi en France. Son comportement n’a pas gêné le Cinéaste Arnaud Desplechin puisqu’il a signé dans Libération une tribune intitulée : « François Hollande vient de commettre une faute grave », dans laquelle il dénonçait la « panique du plus haut représentant des institutions françaises devant la détresse humble de la jeune Leonarda ».

Ce qui caractérise l’adolescence, par opposition à l’âge adulte, c’est la méconnaissance du caractère incarné, situé, de la condition humaine. C’est, en d’autres termes, l’angélisme. Les adolescents ne savent pas encore que les hommes sont des êtres qui ont des besoins, qu’ils sont en situation de lutter pour leur existence et celles de leurs proches. Toute leur disponibilité morale repose sur cette ignorance fondamentale. Ils sont d’autant plus généreux qu’ils n’ont jamais à payer le prix de cette générosité. Ils vivent dans un no man’s land civique et matériel propice aux grandes envolées.

On ne saurait leur reprocher cet angélisme, il leur est consubstantiel. Ce qui est grave, c’est de voir des grandes personnes, par démagogie ou parce qu’elles sont atteintes d’« adulescence », ériger cet angélisme en critère de moralité.

C’est très exactement ce qu’a fait le cinéaste Arnaud Desplechin dans sa tribune de Libération. Il a dit que ces jeunes désincarnés incarnaient la raison et qu’il serait heureux de manifester avec eux au retour des vacances de la Toussaint, pour le retour de toute la famille Dibrani. Mais ce cinéaste, qui a rejoint la cohorte des anges et qui voudrait, comme la plupart de ses collègues, voir disparaître les frontières, a aussi des intérêts : il milite avec ardeur pour l’exception culturelle, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, la préférence nationale en matière de cinéma. Les intellectuels n’ont pas besoin aujourd’hui d’être courageux. Il leur a été épargné de vivre, comme leurs aînés, dans le climat de la mort violente. Mais on est en droit de leur demander d’être conséquents et de ne pas se payer de mots.

L’affaire Taubira

Alors que les insultes ignobles proférées contre la ministre de la justice provoquaient une levée de boucliers générale, la « une » raciste de Minute a été interprétée comme la confirmation du sombre diagnostic d’une France en train de céder à ses vieux démons. « assez ! », proclamait sur un ton dramatique la « une » de Libération le 14 novembre ; des artistes et intellectuels ont signé l’appel : « nous sommes tous des singes français » ; Patrick Chamoiseau parle d’une « banalisation électoraliste du discours de l’extrême droite, lui-même enguirlandé par de sinistres personnages qui font commerce de la xénophobie savante et du racisme quotidien ». Christiane Taubira, pour sa part, affiche un sourire éclatant en « une » de Elle, qui l’a élue « femme de l’année », et affirme qu’elle ne craint ni le racisme, ni le sexisme, ni la bêtise. Que retenez-vous de ces semaines : le sourire de Christiane Taubira Ou l’inquiétude de Patrick Chamoiseau ?

Je peux d’autant moins partager l’inquiétude de ce grand romancier antillais que c’est moi, doublement coupable d’être sioniste impénitent et républicain français, qui l’inquiète. Je ne suis pourtant ni assez savant ni xénophobe et j’ai été révolté par l’insulte faite à la garde des Sceaux. C’est un spectacle affreux que celui d’enfants transformés par des parents indignes en marionnettes de la haine.

Mais il est un autre spectacle pénible : celui de l’instrumentalisation éhontée de cette affaire et de l’espèce de jubilation qui s’est mêlée à l’indignation générale. Pétitions, articles, interviews, on a vu des artistes, des politiques, des intellectuels et des écrivains se repaître sans vergogne de ces mots que j’ai peine à prononcer tellement ils sont répugnants : « C’est pour qui les bananes ? C’est pour la guenon ! ».

Je me suis demandé d’où venait cette étrange complaisance à dire et à redire ce qu’on affirmait ne jamais vouloir entendre et je crois qu’il s’agissait, inconsciemment peut-être, de transformer la petite scène d’Angers en manifestation nombreuse. Plus le cri de haine était répété, plus le racisme montait en France.

On a vu ainsi les antiracistes s’enflammer contre l’écho de leurs propres paroles. Et si le journal Elle a élu Christiane Taubira « femme de l’année », c’est moins tant pour ce qu’elle a réalisé que pour l’insupportable affront qu’elle a subi. Plus exactement, ce qu’elle a fait a été littéralement sanctifié par ce qu’elle a subi. Du racisme flagrant d’une poignée d’adversaires du mariage homosexuel, on a conclu que la Manif pour tous était raciste.

Ainsi a pu s’accomplir le grand rêve régressif de ne jamais avoir affaire à des problèmes, à des dilemmes, à des points de vue intéressants et déconcertants, mais seulement à des salauds.

Et la gauche en crise, la gauche en panne de projet mobilisateur, a vécu cette affaire comme une véritable bénédiction. Elle dit craindre plus que tout le racisme, mais le racisme est, en réalité, sa dernière carte, sa bouée de sauvetage, son ultime espoir. Et rien ne doit en brouiller l’image.

Dans une tribune publiée par Le Monde, l’historien Emmanuel Debono s’interroge gravement sur les moyens de raviver l’antiracisme et refuse, en même temps, toute pertinence au concept de « racisme anti-Blancs ». Aucun sociologue ne l’a validé. Inutile donc pour ceux qui se sont fait traiter de « sales Blancs », de « faces de craie », de « sales Français » de protester au nom de leur expérience. Inutile aussi d’invoquer la tribune de la romancière Scholastique Mukasonga, parue le 11 novembre, dans Libération. Elle incrimine tous les « papas de souche » et elle conclut son réquisitoire implacable par ces mots : « N’oubliez pas, braves petits-enfants-vrais-Français-de-souche, quand vous rencontrerez d’autres guenons, et il y a beaucoup trop de guenons en France, n’oubliez pas votre banane de souche et criez-leur : “Mange ta banane, la guenon !” » Cet antiracisme totalement raciste n’est pas répertorié par la xénophilie savante. Rien d’autre n’est admis à l’existence que ce qui conforte l’idée d’une France succombant, une fois encore, à la tentation fasciste.

Aussi attendait-on de pied ferme l’arrestation du tireur fou qui avait blessé un photographe de Libération. Et les éditoriaux dénonçant le climat délétère qui avait rendu possible un tel passage à l’acte étaient déjà prêts dans la plupart des salles de rédaction. Mais la réalité a déçu l’attente : Abdelhakim Dekhar vient du camp d’en face ; on a donc retiré toute signification sociale ou politique à son geste et on en a fait un fou non plus représentatif mais rivé à sa folie. J’aimerais qu’il en soit ainsi, mais son délire anti-système s’étale sur la Toile. Il faut en tenir compte sans oublier pour autant le titre effroyable qui s’étale, lui, sur la couverture du dernier numéro de Valeurs actuelles : « Ces étrangers qui pillent la France. Les nouveaux barbares ». Cette phrase choc renvoie à un rapport d’autant plus alarmant qu’objectif, remis au ministre de l’Intérieur. Mais elle rappelle aussi les mots de Giraudoux dans Pleins Pouvoirs, un livre publié en 1939, quelques mois avant la déclaration de guerre. Ce livre commence ainsi : « Nous ne sommes plus dans une époque où l’orateur ou l’écrivain ait le loisir de choisir ses sujets. Ce sont les sujets, aujourd’hui, qui le choisissent. »

Et le sujet qui a choisi Giraudoux, ce n’est pas la menace allemande, c’est l’invasion de la France par les immigrés d’Europe centrale : « Entrent chez nous tous ceux qui ont choisi notre pays, non parce que c’est la France mais parce qu’il reste le seul chantier ouvert de spéculation ou d‘agitation facile, et que les baguettes du sourcier y indiquent à haute teneur ces deux trésors qui si souvent voisinent : l’or et la naïveté. Je ne parle pas de ce qu’ils prennent à notre pays, mais, en tout cas, ils ne lui ajoutent rien, ils le dénaturent par leur présence et leur action. Ils l’embellissent rarement par leur apparence personnelle. Nous les trouvons grouillant sur chacun de nos arts ou de nos industries nouvelles et anciennes dans une génération spontanée qui rappelle celle des puces sur le chien à peine né. » Et l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu évoque les « centaines de mille ashkenazis échappés des ghettos polonais ou roumains dont ils rejettent les règles spirituelles mais non le particularisme, entraînés depuis des siècles à travailler dans les pires conditions, qui éliminent nos compatriotes, tout en détruisant leurs usages professionnels et leurs traditions, de tous les métiers du petit artisanat : confection, chaussure, fourrure, maroquinerie et, entassés par dizaines dans des chambres, échappent à toute investigation du recensement, du fisc et du travail. »

Edwy Plenel dirait sans doute que les immigrés actuels sont les nouveaux ashkenazis. Il aurait tort. Avec ses quartiers sensibles et ses territoires perdus, notre situation est inédite. Reste qu’on ne peut, sans offenser la décence et profaner la mémoire, utiliser les mots de Giraudoux. L’emprise du « politiquement correct » n’excusera jamais les « unes » abjectes.[/access]

*Photo: Hannah

Euthanasie : sortons d’une vision binaire!

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euthanasie corinne pelluchon

euthanasie corinne pelluchon

Corine Pelluchon est professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté. Spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, elle a abordé les questions relatives au suicide assisté, à l’euthanasie et à la fin de vie dans deux ouvrages : L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, réédition en Poche en février 2014) et Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).

Dans un rapport remis à François Hollande le 16 décembre, un panel de citoyens propose de légaliser le suicide assisté et de créer une « exception d’euthanasie », remettant ainsi en question l’équilibre de la loi Leonetti, jugée insuffisante. Pensez-vous que la loi Leonetti soit une bonne loi, complète et répondant à la majorité des situations, ou faut-il aller plus loin ?

La loi Leonetti ou loi du 22 avril 2005 permet à tout malade, même à celui qui n’est pas en fin de vie, de demander l’arrêt de tout traitement. Elle place donc l’autonomie du patient au cœur du pacte de soins. De même, elle a une spécificité par rapport aux législations belge et hollandaise, pour lesquelles la demande de suicide assistée ou d’euthanasie doit être formulée de manière expresse et volontaire par le malade, qui doit donc être conscient. En effet, la loi Leonetti permet de décider de  manière collégiale d’arrêter des traitements curatifs chez un malade dans le coma. La décision d’arrêt et de limitation des traitements n’est pas un arrêt de mort ni un jugement de valeur sur la dignité ou l’indignité du malade, mais elle découle de l’évaluation du caractère disproportionné des traitements par rapport à l’évolution de la maladie. L’arrêt des traitements curatifs devenus disproportionnés évite l’acharnement thérapeutique, et ce « laisser mourir », qui ne signifie en aucun cas que l’on laisse le malade agoniser, fait que la personne décède, sans que l’on se soit arrogé le droit de décider du jour et de l’heure de sa mort. L’autre axe majeur de cette loi est qu’elle fait du soulagement de la douleur et de l’accompagnement du patient en fin de vie une obligation pour les médecins. Cela signifie aussi que tout le monde doit avoir accès aux soins palliatifs et que l’offre doit être équitablement répartie sur le territoire, ce qui est loin d’être le cas.

Cependant, environ 2 % des malades en fin de vie qui ont eu accès aux soins palliatifs n’en veulent plus. On peut penser que, pour ces malades, une sédation en phase terminale, c’est-à-dire une sédation qui n’est plus titrée[1. Une sédation titrée est une sédation ajustée en fonction de l’état du malade, les doses de morphiniques, par exemple, soulageant sa douleur, mais ne le conduisant pas à rester constamment dans le sommeil. Cette sédation n’est pas profonde, contrairement à la sédation en phase terminale, et elle permet au malade en fin de vie d’être éveillé à certains moments et de communiquer avec ses proches.], mais qui ne s’apparente pas non plus à une sédation terminale (ou létale), leur permettrait de mourir en dormant. Il est clair qu’il existe des patients qui mettent beaucoup de temps à mourir et qui sont passés par toutes les étapes des traitements, mais aussi des soins palliatifs. Ils sont las. Ces patients sont une minorité. Ils font aussi partie des malades qui ont eu accès aux soins palliatifs, ce qui n’est pas encore le cas de tous les malades. Est-ce que la prise en considération de ces cas exige un changement législatif ? Est-ce qu’il faut parler d’exception d’euthanasie ? Je ne le pense pas.

L’euthanasie suppose qu’un tiers administre le produit létal et la dépénalisation sous condition de l’euthanasie me semble une solution moins subtile que la sédation en phase terminale qui pourrait répondre à ces malades qui sont en fin de vie, c’est-à-dire qui vont mourir dans un délai assez court. Parler d’exception d’euthanasie me semble problématique parce qu’il faudra alors établir des critères donnant à certains malades le droit d’accéder à cette demande. Mettra-t-on également dans la liste les malades dépressifs ?

Pour qui comprend la loi Leonetti et n’est pas abusé par les lobbies faisant accroire que les arrêts de traitement aujourd’hui imposent une agonie insupportable au malade « que l’on laisserait mourir de faim », il semble que la solution d’une sédation en phase terminale réservée aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs et n’en voulant plus serait la solution la plus juste et la plus cohérente. Il s’agit plutôt de compléter la loi en palliant ses insuffisances et en respectant son esprit, qui est lié à une culture des limites : limites de la médecine, limites de la toute-puissance médicale, méfiance  à l’égard des abus du pouvoir médical et prise en considération du caractère parfois ambivalent des demandes de mort, quand elles sont non la volonté du malade, mais l’expression du désir des autres et le reflet d’une discrimination, voire d’une euthanasie sociale.

Peut-on faire un rapprochement entre le combat pour l’euthanasie et celui pour l’avortement (que personne aujourd’hui ne songe vraiment à remettre en question) ?

Ce rapprochement est souvent fait, mais il est peu rigoureux. La dépénalisation de l’avortement permet aux femmes de maîtriser davantage leur vie et d’affirmer leur autonomie, mais il me semble qu’elle obéissait avant tout à un enjeu de santé publique. Il s’agissait de lutter contre les avortements clandestins qui conduisaient à la mutilation, voire à la mort de nombreuses femmes, comme c’est encore le cas dans les pays n’ayant pas dépénalisé l’avortement. L’encadrement de cette pratique qui garantit que tout se passe dans des conditions sanitaires satisfaisantes était une nécessité.

Au contraire, la dépénalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’obéissent pas à un enjeu de santé publique. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas légalisé l’euthanasie que l’on meurt encore mal en France. Mais on demande l’euthanasie parce qu’il est vrai qu’on meurt encore mal dans notre pays, en raison de l’offre très insuffisante de soins palliatifs, de sa répartition inégale sur le territoire et du fait que ces soins et cet accompagnement sont proposés trop tard, souvent une semaine avant le décès. Il ne faut donc pas prendre le problème à l’envers !

Enfin, dire que le droit de demander une aide médicalisée pour mourir est une question de liberté, c’est oublier qu’à la différence du suicide, qui est un acte privé, le suicide assisté implique une structure de soins et, dans le cas de l’euthanasie, il faut aussi qu’un soignant se charge de cette tâche. Autrement dit, il est impossible de penser à dépénaliser ou à légitimer le suicide assisté et l’euthanasie sans s’interroger en même temps sur leur impact sur les différents acteurs, sur les soignants, sur l’institution médicale. Quelle que soit la réponse apportée à cette question, il est clair que ceux qui font du suicide assisté et de l’euthanasie un combat pour la liberté individuelle méconnaissent la moitié du problème.

92% des français se déclarent favorables à une légalisation de l’euthanasie. Que vous inspire ce chiffre ? Est-il dû à un défaut d’informations, ou bien est-ce une véritable revendication sociétale ?

Je remarque que vous employez le mot « légalisation de l’euthanasie » qui introduit dans la loi le don de la mort. La dépénalisation (utilisée dans la législation belge, par exemple) maintient l’interdit de l’euthanasie, mais ne poursuit pas ceux qui la pratiquent quand cela se fait dans certaines conditions. Déjà cette distinction est importante.

De fait, peu de gens savent que, en ce qui concerne le suicide assisté ( qui n’est pas la même chose que l’euthanasie !) , une personne qui, en France, fournit à une autre les moyens de se suicider n’est pas poursuivie s’il n’y a pas eu provocation au suicide ni propagande (art. 223-13 et 14 du Code Pénal) et s’il n’y a pas eu d’ « abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » de la personne (art. 223-15-2). SI ces conditions sont remplies, le juge, en vertu de « l’abstention du droit », ne poursuit pas l’assistance au suicide, même quand il s’agit d’un médecin ayant fourni le produit létal. Si ces dispositions juridiques étaient connues, pourrait-on mieux apprécier ce que l’on est en droit de demander pour faire évoluer la législation actuelle ?

Je pense que, pour le suicide assisté et, encore plus pour l’euthanasie, les sondages qui poussent à une vision binaire des choses ne sont pas la meilleure manière de savoir ce que les citoyens pensent. Tout dépend de la manière dont la question est posée. Si on vous demande si vous préférez mourir en agonisant ou bien en évitant l’acharnement thérapeutique et avec quelqu’un qui vous fait une injection létale, il y a de fortes chances pour que vous choisissiez la deuxième alternative – et moi aussi ! Mais si on vous demande si vous préférez qu’on vous fasse une injection létale qui vous permet de mourir à un moment précis ou qu’on soulage votre souffrance en vous accompagnant, c’est-à-dire aussi en vous laissant de vivre ces derniers moments de la vie qui peuvent avoir un sens pour vous et pour vos proches, alors la réponse peut être différente. Les 92% dont vous parlez choisissent-ils l’euthanasie, parce qu’ils ont peur d’être victimes de l’acharnement thérapeutique ? À mon avis, pour beaucoup d’entre eux, c’est la peur de mal mourir qui est à l’origine de ce choix. Mais il faut, dans ce cas, qu’ils sachent aussi que, si l’euthanasie était légalisée, il faudrait faire attention que des motifs économiques ne s’immiscent pas dans la décision de mettre un terme à la vie d’une personne.

Vincent Humbert, Chantal Sébire, et dernièrement la mère de Sandrine Rousseau : tous ces cas particuliers d’extrême souffrance sont mis en avant médiatiquement, confinant toute possibilité de débat à une logique compassionnelle. L’éthique ne se trouve-t-elle pas désarmée face à la dictature de l’émotion ?

Ce sont les politiques qui sont désarmés face à la pression médiatique entourant ces affaires. Notons que V. Humbert, mort en 2003, rentrerait parfaitement aujourd’hui dans le cadre de la loi Leonetti. Il pourrait demander l’arrêt des soins de support et un accompagnement lui évitant de mourir en souffrant. Chantal Sébire a refusé les soins (y compris palliatifs). Il ne faut pas exclure ces malades, très rares, qui refusent tout traitement. Faut-il les abandonner à leur sort et les laisser se suicider en utilisant des médicaments ou même des moyens plus brutaux ? C’est  à cette situation extrêmement rare mais aussi aux fins de vie difficiles, comme  le cas de la mère de Sandrine Rousseau, que peut répondre l’évolution de la législation actuelle. La sédation en phase terminale aurait aidé la mère de Sandrine Rousseau. Le cas de Chantal Sébire est différent. Pour elle se pose la question de savoir si c’est à l’institution médicale de gérer sa souffrance qui était aussi une souffrance existentielle et qui l’a conduit à ne pas vouloir être soignée.

Quant à l’éthique, elle est surtout liée à la capacité à dégager la spécificité d’un problème, loin de tout amalgame, et à envisager, par l’argumentation, les solutions les plus adaptées. L’éthique n’a rien à voir avec la pression médiatique. Ce qui me désole n’est pas qu’on veuille dépénaliser le suicide assisté. Comme vous l’avez vu, je suis plutôt pour une évolution de la Loi Leonetti proposant la sédation en phase terminale aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs. Cette position, je peux bien sûr la défendre, dire pourquoi je ne souhaiterais pas aller plus loin et je l’ai fait longuement dans plusieurs ouvrages[1. Notamment dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, 2014) et dans Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).], mais si elle est minoritaire, alors je me rangerai à l’avis qui sera celui du législateur.

Quant au rôle du philosophe dans ces débats relatifs à ces questions d’actualité, je pense qu’il est d’introduire un esprit de nuance et d’établir des distinctions là où l’idéologie conduit à faire des amalgames. L’argumentation est la voie. Je pense qu’en bioéthique comme ailleurs, l’argumentation est la condition d’une réponse adaptée aux problèmes que nous rencontrons et elle est assurément la condition d’une délibération éthique dans une société démocratique, c’est-à-dire pluraliste et laïque.

L’expression « mourir dans la dignité » a-t-elle un sens ?

Il y a assurément des conditions de fin de vie qui sont indignes, lorsque la douleur n’est pas soulagée, que la personne meurt seule, dans une chambre sordide. Ces conditions de fin de vie posent un problème de justice. Cela devrait être le point de départ, à mon avis, de tous les débats relatifs  à l’évolution de la loi. La dépénalisation et la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’ont pas de sens tant qu’auparavant on n’a pas fait en sorte que tous aient accès à des soins palliatifs et à un accompagnement de qualité.

Cependant, ces conditions de fin de vie injustes, pas plus que la maladie, ne font perdre à quelqu’un sa dignité. La dignité n’est pas quelque chose qui se gagne ou qui se perd. Comme on le voit chez Kant, elle n’est pas proportionnelle à l’intelligence, à la beauté, à la fonction sociale. Aucun d’entre nous n’est autorisé à statuer sur la dignité d’autrui, qui n’est pas relative à ce que je vois ou sais de l’autre. Pourtant, il est clair que nous nous portons garants de la dignité d’autrui, en particulier quand il est malade et qu’il est en situation d’extrême vulnérabilité. Il est capital que les soignants et les aidants témoignent pour le malade en fin de vie qu’il appartient encore au monde des hommes et que sa vie a de la valeur aux yeux des autres. Il me semble qu’adjoindre la dignité à la revendication relative à l’aide médicalisée à mourir n’est pas une bonne chose. Cela fait accroire que la décision de mettre un terme à son existence est l’expression de la dignité, que la maîtrise de soi est la condition sine qua non pour être quelqu’un.

Il ne faut toutefois pas oublier que l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) est née peu de temps avant l’apparition de l’épidémie du Sida. Les malades souffraient terriblement, leur douleur n’était pas soulagée. Ils étaient vus comme des pestiférés. L’euthanasie, dans ces conditions, était la seule solution envisageable. Je pense que le ton polémique entretenu par l’ADMD vient de cet héritage, car il a fallu que les malades du sida et leurs proches frappent du poing pour se faire entendre. Aujourd’hui, les choses ont fort heureusement changé. Il me semble que l’ADMD pourrait témoigner d’un souci d’argumentation plus grand et éviter d’entretenir les amalgames (entre « laisser mourir » et « faire agoniser »). Cela modifierait sans doute le contenu de ses revendications et ferait que ces membres deviendraient des personnes avec lesquelles on pourrait débattre parce que, même si elles maintenaient certaines de leurs positions, elles manifesteraient aussi le souci du bien commun.

 

*Photo : CHARUEL/SIPA. 00546120_000019. 

Deux réacs au cinéma

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neuhoff dandrieu godard

neuhoff dandrieu godard

Montesquieu disait n’avoir jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. C’est qu’il ne connaissait pas le cinéma. Pour être de grands lecteurs, Éric Neuhoff et Laurent Dandrieu qui publient, chacun de son côté, un dictionnaire du cinéma n’en sont pas moins les enfants des salles obscures, de la VHS et du DVD. Pour Neuhoff, le dictionnaire est chic ; pour Dandrieu, il est passionné. Autant dire, et c’est tant mieux, que nous avons affaire dans les deux cas à une subjectivité revendiquée, une certaine mauvaise foi même, mais qui fait partie du jeu pour le lecteur/spectateur qui cherchera d’abord ce qui est dit des films qu’il préfère.[access capability= »lire_inedits »] Il aura ainsi le plaisir de se mettre en rogne et, quelques pages plus loin, d’applaudir à la clairvoyance de l’auteur car la subjectivité, justement, est, surtout en matière de cinéma, la chose du monde la mieux partagée.

Méthodique, Dandrieu passe 6 000 films au crible, impitoyablement notés par des étoiles ou d’infamants ronds blancs. Pour notre part, nous aurons du mal à lui pardonner son jugement sans appel sur À bout de souffle de Godard, mais nous nous retrouverons avec lui sur Le Fanfaron de Risi et « son équilibre parfait entre le rire et la cruauté ». Il y a dans la préface de Dandrieu une exigence clairement morale. C’est un janséniste qui aimerait les actrices à condition qu’elles jouent dans des  films ne célébrant pas trop le relativisme moral.

Bref, Dandrieu est un réactionnaire assumé qui peut certes célébrer l’innovation formelle ou la série B, mais qui se refuse à trouver bon un film où la subversion lui semble être un accessoire à la mode. De Pasolini, il retient L’Évangile selon saint Matthieu mais refuse de se frotter à Salo ou les 120 journées.

Neuhoff est plus léger, même si Dandrieu n’est pas dépourvu d’humour dans l’assassinat. C’est que Neuhoff est un héritier assumé des « Hussards ». Il a le sens de la formule et du sarcasme : « La mauvaise conscience ne chôme jamais. Aujourd’hui les rebelles sont conviés aux César. Ils y vont sans cravate. Non mais. »

Le cinéma, pour Neuhoff, c’est à la fois son auberge espagnole – il y trouve ce qu’il y amène – et son école buissonnière : le cinéma est encore le meilleur moyen de sécher les cours et notamment ceux que donne avec une imperturbable cruauté le temps qui passe. Il y a dans le dictionnaire de Neuhoff une nostalgie pour la jeunesse qui est lente à mourir et un goût pour les films où des beautiful people ont des problèmes de beautiful people. Les entrées de son dictionnaire sont variées, on a le droit à de jolis portraits d’Audrey Hepburn, de Faye Dunaway, de Romy Schneider ou de Sylvia Kristel : « Elle fit beaucoup pour la commercialisation des fauteuils en osier. »

Ou encore, à la lettre « E comme ennuyeux », à une liste des films qui ont failli faire sortir Neuhoff avant la fin. Et Godard en prend là encore pour son grade avec La Chinoise qui est, pourtant, une amusante pochade maoïste. On se demande ce qu’il leur a fait, Godard, à ces deux-là.[/access]

 

Dictionnaire chic du cinéma, Éric Neuhoff, Écriture, 2013.

Dictionnaire passionné du cinéma, Laurent Dandrieu, L’Homme Nouveau, 2013.

*Photo : La Chinoise.

Des nouvelles entre réel et fantastique

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poitevin duquesne reveils

poitevin duquesne reveils

Boudé par les lecteurs, incompris des libraires, méprisé par les éditeurs, le genre littéraire de la nouvelle n’a pas le vent en poupe. C’est le moins qu’on puisse dire. A moins d’être édité chez l’une des six maisons majeures, titulaire d’un grand nombre de prix et de vendre des milliers d’exemplaires. Là, on vous édite comme si on acceptait que vous entreteniez une aventure passagère avec une danseuse ou une demi-mondaine.

Ce n’est pas le cas de Patrick Poitevin-Duquesne qui, au fond de sa province, avance, patiemment, têtu, avec ses textes courts qu’il publie de-ci, de-là, dans revues, journaux et blogs qui consentent à héberger son talent. Du talent, il en possède; c’est indéniable. La preuve, le premier recueil, Réveils difficiles…, qu’il vient d’éditer dans la collection Chiendents de l’éditeur nantais Le Petit Véhicule.

Neuf nouvelles, dont six déjà publiées, les trois autres sont inédites. Elles sont toutes du meilleur cru. Patrick Poitevin-Duquesne détient un univers; ça devient rare. Il oscille, mystérieux, envoûtant, entre le réalisme de terroir (il s’inspire souvent des paysages de Picardie où il vit) tissé de brumes urbaines, d’arbres aphylles, de départementales mornes, rectilignes, betteravières, et une manière de fantastique social qui pourrait l’apparenter à Pierre Mac Orlan, Maupassant ou Edgar Poe. Car, Poitevin Duquesne aime engager ses personnages dans des voies où les situations absurdes, dadaïstes, côtoient le surnaturel.

Ses outils sont simples. Il utilise peu d’effets, sauf quelques rares jeux de mots et métaphores. Son écriture est plus simple et limpide que réellement blanche. Il sait où il va; il n’a pas son pareil pour entraîner son lecteur par la main.

Exemple, « Etang donné », archétype même de la nouvelle fantastique, propose un narrateur bien ancré dans la réalité. Il enfourche son VTT, déboule sur les berges d’un fleuve (qui pourrait être la Somme), et, à la faveur d’un endormissement, se retrouve ailleurs, loin, avec, devant lui, une femme mystérieuse : Marie Greuète, celles des légendes qu’on n’a pas forcément envie de croiser.

Autre texte fort : « Quartiers chauds », une nouvelle animalière dont le chat Georges chausse les bottes du héros. On ne passera pas non plus à côté de « Tout le monde descend », avec un très beau portrait de femme, et de « Sable et mouvant… » texte surprenant et très… animalier.

Patrick Poitevin-Duquesne possède le sens de la brièveté. C’est une force. 

Réveils difficiles…, Patrick Poitevin-Duquesne, éd. Le Petit Véhicule (20, rue du Coudray, 44000 Nantes; éditions.petit.vehicule@gmail.com; 02 40 52 14 94), coll. Chiendent, 2013.

 

*Photo : NIKO/SIPA. 00611872_000002.