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Le changement a assez duré!


Le changement a assez duré!

changement bernard charbonneau

« Le progrès, il faut y croire pour le voir », décrète Électricité de France sur d’immenses affiches promotionnelles qu’illustre une photographie du pont de Londres illuminé. Le ton est donné : EDF, fleuron de notre industrie, s’autoproclame « producteur de progrès depuis toujours dans l’histoire des Français ». Nos esprits enfiévrés par la fée Électricité restent cois et s’interrogent : l’innovation n’a-t-elle vraiment que du bon, malgré les ravages de l’industrie sur l’environnement ?

En soi, la question est déjà suspecte : dans un monde qui glorifie l’union de la science et de la technique au service de la croissance économique, pourquoi regarder derrière soi ?[access capability= »lire_inedits »] Avec la bénédiction des Verts, confits dans une critique cosmétique de la société industrielle[1. À l’opposé des Verts médiatiques, certains petits groupes issus de l’ultragauche ou de la mouvance décroissante font preuve d’une remarquable cohérence idéologique. Songeons par exemple au collectif grenoblois Pièces et Main-d’oeuvre et au groupe Oblomoff, dignes émules antimodernes de Charbonneau.], le mariage est désormais pour tous, à l’instar des poulets élevés en batterie et des yaourts épaissis, offerts contre espèces sonnantes à qui voudra bien tester ses défenses immunitaires. Demain, PMA et GPA suivront. En 2017 ou 2022, qui osera encore s’opposer à l’enfant pour tous, au risque de passer pour un fieffé réac ?

Il est pourtant des hommes qui disent non. Bernard Charbonneau (1910-1986) fut de ces objecteurs de progrès qui hantent encore nos bibliothèques. Son essai inédit, Le Changement, illumine ce triste automne de ses fulgurances éblouissantes. Le verdict se veut sans appel : le fantasme de la croissance permanente suppose que la production puisse croître à l’infini dans un monde fini. « La destruction de la nature ne peut se poursuivre que si on la suppose immuable », avance Charbonneau avec la lucidité du dernier homme. Compagnon de route de Jacques Ellul, ce précurseur de la décroissance, proche de la revue Esprit dans les années 1930, nous administre une authentique leçon de choses.

Au siècle de Verdun et d’Hiroshima, la révolution que vécurent les campagnes françaises, passée sous silence, n’en fut pas moins réelle. À la Libération, la technique devint l’instrument de l’État planificateur. Quoiqu’il rechignât parfois à suivre le mouvement, le pays réel dut céder aux diktats modernisateurs du pouvoir. Pour le plus grand bonheur de l’industrie des loisirs, l’union de la production et de la consommation de masse était scellée. L’ordre et le progrès, glorifiait un De Gaulle qui « a suivi l’Intendance », ironise Charbonneau.

Jusqu’en 1945, le clivage « villes-campagnes, société industrielle-société traditionnelle » fracturait la société française bien plus profondément que la lutte des classes, soutient-il dans son chef d’œuvre Le Jardin de Babylone (1969). Au cours du long Moyen Âge qui précéda les Trente Glorieuses, avant que l’agriculture intensive, les déchets industriels et l’exode rural ne désertifient nos campagnes, subsistaient en effet deux rapports antagoniques au temps, à l’espace, et à la pensée. Progressistes des villes, conservateurs des champs ? À quelques nuances près, l’historien André Siegfried ne disait pas autre chose lorsqu’il corrélait l’orientation du vote à la matière géologique du sol. « Prolétaire par certains aspects de son niveau de vie, mais riche de certains biens qui manquent au bourgeois des villes, [le paysan] est toujours conservateur : qu’il vote monarchiste, radical ou communiste »[2. Le Jardin de Babylone, Bernard Charbonneau, 1969 (rééd. Champ libre).]. Avec leurs pesanteurs et leurs grâces, des pans entiers de la société traditionnelle survécurent aux premières lueurs du XXe siècle, par l’alliance objective de la droite cléricale et de la France des petits propriétaires ruraux. Las ! La guerre totale et l’extension du marché inoculèrent la maladie du Progrès permanent aux campagnes qui n’en demandaient pas tant.

À la décharge des optimistes invétérés qui régissent nos vies mécanisées, l’avenir de l’humanité est devenu littéralement inconcevable. Comment affronter la vision d’un monde défiguré par la fonte des calottes glaciaires, la révolution climatique et l’épuisement complet des ressources ? Malgré leur probabilité croissante, ces phénomènes « supraliminaires », comme les nommait Günther Anders, dépassent nos capacités d’imagination. À postuler sans hésitation que la prospérité économique engendrait un homme nouveau libéré des chaînes de la servitude et des mauvaises passions, on a forgé un mythe du bon civilisé dont on ne parvient plus à s’affranchir, ne serait-ce que pour penser l’avenir. Faute d’être voués aux enfers, nos modernes Prométhée accomplissent leur œuvre sépulcrale sans jamais remettre en question le dogme du changement, devenu une fin en soi – le mouvement est tout, peu importe le but.

Que faire ? « On finira bien par trouver une solution ! »[3. Jacques Ellul avait fait de cette formule le symbole de l’impasse du système technicien.], répètent à l’envi les doctrinaires de la pensée magique rhabillée en foi dans le progrès inéluctable de l’homme. Si nous ne voulons pas connaître le sort des premiers habitants de l’île de Pâques[4. Selon certains anthropologues, ils auraient été décimés après avoir épuisé toutes leurs ressources en bois.], opposons de toute urgence au « on ne peut pas faire autrement » un ferme « on ne peut plus continuer comme ça ». D’outre-tombe, Charbonneau nous fraie la voie d’un « enracinement créateur » respectueux du véritable progrès humain[5. Pour prendre un exemple trivial, la stagnation de l’espérance de vie en Occident ne devrait pas nous inciter à jeter vaccins et médecine aux orties, mais plutôt à identifier le point de bascule où les progrès de l’asepsie se retournent contre l’homme.]. Foin de folklore new age, il n’est pas question de danser la gigue autour d’un chêne centenaire, ni même de prôner l’éclairage à la bougie, mais de recréer une démocratie et une économie locales où la contemplation suppléerait la frénésie consumériste. Utopie ? Pas sûr. L’humanité vaut bien le sacrifice de quelques iPod…[/access]

Vingt piqûres de rappel à l’usage des jeunes générations

Charbonneau n’est pas seul ! Il trône en bonne place dans l’ouvrage collectif Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques que publient les éditions L’échappée.  Ellul , Illich, Pasolini et les autres complètent le panthéon d’intellectuels critiques du capitalisme et de la société industrielle. Toute l’originalité de ce recueil est de se battre sur les fronts culturels, politiques et économiques à travers vingt contributions synthétisant chacune la pensée d’un auteur. De Günther Anders à Simone Weil, une majorité de morts y côtoient quelques vivants (Michéa, Bauman, Dufour…) en quête d’un « nouveau socle anthropologique » rompant avec la tyrannie des machines et de la marchandise. Aux antipodes des mandarins de la pensée critique subventionnée (de quoi d’autre Badiou est-il le nom ?), les codirecteurs de l’essai entendent sortir l’homme de sa servitude volontaire sans concéder un pouce au relativisme moral. Vaste programme !

Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques, Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Maroclini (dir.),  L’échappée, 2013.

Le Changement, Bernard Charbonneau, Le Pas de côté, 2013.

*Photo : SIERAKOWSKI/ISOPIX/SIPA. 00606480_000007.

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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