Insécurité : la justice tourne à vide


Insécurité : la justice tourne à vide

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Jean de Maillard est vice-président au tribunal de grande instance de Paris, où il est aujourd’hui représentant du syndicat FO-Magistrats. Il a occupé des fonctions pénales pendant la plus grande partie de sa carrière. Parallèlement, il a publié plusieurs livres sur le lien entre la mondialisation et la criminalité et de nombreux articles de réflexion sur la justice. Son dernier livre, La Fabrique du temps nouveau. Entretiens sur la civilisation néolibérale, a été publié en 2011 par les éditions Temps Présent.  

Élisabeth Lévy. Un grand nombre de Français ont le sentiment que la police et la justice ne les protègent plus, notamment contre l’insécurité quotidienne – que l’on camoufle pudiquement dans le package des incivilités. Que nous disent les chiffres ?

Jean de Maillard. Les chiffres nous disent des choses paradoxales. Depuis le milieu des années 1990, quand on prend les statistiques du ministère de la Justice, on constate une baisse de 15 % du nombre de procédures des services de police et de gendarmerie reçues par les parquets. Or, dans le même temps, les juridictions pénales ont doublé leur activité. Cherchez l’erreur !

Oui, comment est-ce possible ?

Eh bien, c’est possible, parce que la justice tourne aujourd’hui à vide ! La chaîne répressive, depuis le commissariat de quartier ou la brigade du village jusqu’au tribunal correctionnel ou la cour d’appel, fonctionne sur une matière qui n’a plus à voir avec la réalité vécue, mais avec la seule réalité dont veut bien se saisir la police et celle que veut bien ensuite traiter la justice.

Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Bien sûr. Supposons que vous vouliez porter plainte après avoir été victime d’une escroquerie sur Internet. Si vous insistez beaucoup, on vous fera attendre trois heures dans le couloir du commissariat ; et si vous vous obstinez, au moment d’enregistrer votre plainte, on vous dit que cela ne servira à rien car il n’y aura pas d’enquête. Et, effectivement, il n’y aura pas d’enquête.

Voulez-vous dire que les policiers s’efforcent de décourager les attentes des citoyens au lieu d’y répondre ?

Il faut bien voir qu’ils sont souvent eux-mêmes débordés. Laissez-moi vous donner un autre exemple, dans mon environnement proche. Il s’agit d’un couple de personnes âgées, le mari est handicapé, et ils habitent au 1er étage d’un immeuble. La nuit, la femme entend du bruit à travers la fenêtre laissée ouverte, elle se lève, et voit deux malfrats cagoulés en train d’escalader son balcon avec un grappin et une corde. Elle crie, et ils prennent la fuite. Elle compose le 17, et on lui demande : « Sont-ils toujours là ? » Elle : « Non, ils sont partis. » « Mais madame, vous pouvez aller vous recoucher, ils ne reviendront pas ! » Et personne ne s’est dérangé ![access capability= »lire_inedits »]

Mais la police se plaint d’arrêter des délinquants que les tribunaux relâchent.

La police devrait peut-être s’interroger sur ses méthodes. La doctrine policière, c’est de faire « du crâne », le crâne étant le petit bâton inscrit dans l’état statistique qui comptabilise les affaires élucidées. Comme on n’a plus le temps de faire de la dentelle puisqu’il faut des résultats visibles, le meilleur moyen d’élucider une affaire, c’est de ne pas enquêter trop loin. Vous interpellez un second couteau et basta – je l’ai vu souvent dans les affaires de drogue, où on coffrait la mule sans chercher à remonter à ses fournisseurs. Une arrestation, trois interrogatoires et votre dossier est plié. Trop souvent, hélas, quand un dossier est gros, il est vide, et quand il est petit, il est plein..

Quoi qu’il en soit, cela n’explique pas la suractivité judiciaire…

Celle-ci est un leurre ! Il faut bien comprendre que l’objectif de tout gouvernement est de faire baisser les « chiffres de l’insécurité » (d’où la mauvaise volonté de la police), tout en donnant l’impression d’une activité très soutenue. Le système judiciaire s’est donc adapté de façon à pouvoir, dans la masse des procès-verbaux qui lui arrivent, traiter le maximum de procédures en produisant le minimum de résultats, c’est-à-dire en évitant le plus possible d’avoir à juger les auteurs de délits. On a doublé en 20 ans le nombre de contentieux traités, mais pas les moyens pour le faire. La moitié des PV sont donc traités en direct par les parquets selon des voies douces qui permettent de ne pas passer par la case « procès » : saisine du délégué du procureur, compositions pénales (petites amendes), « plaider-coupable » ou encore rappels à la loi, dont on imagine l’effet dissuasif… Certes, du point de vue de la justice, cela concerne des affaires mineures. Mais pour le justiciable ordinaire, cela peut être l’affaire de sa vie. Et l’on ne pense guère aux victimes. Le problème est de faire la différence selon que les affaires méritent ou non des poursuites : or quand la chaîne pénale doit choisir entre le complexe et le simple, ses méthodes et ses moyens la dirigent vers le facile et le visible.

Peut-on écoper d’un simple « rappel à la loi » pour des actes de violence ?

Oui, surtout si les auteurs sont des mineurs. Quand il s’agit des mineurs, tout le système, à commencer par les juges et tribunaux pour enfants (âgés de moins de 18 ans), est exclusivement orienté vers la « réinsertion » ou l’« insertion », et pas du tout vers la sanction. Tout est fait pour gommer l’aspect pénal des comportements. On ne jure plus que par ce que le Code pénal lui-même qualifie de « justice restauratrice », censée ramener le délinquant dans le droit chemin.

Objectif fort louable et empreint d’excellents sentiments. Cela ne revient-il pas à transformer les juges en assistantes sociales ?

Exactement. Et c’est aussi vrai pour les majeurs, qui échappent de plus en plus à la prison. On nous dit qu’il n’y a pas de place en prison, et c’est un fait, puisque le programme de construction n’a pas suivi l’évolution démographique ni l’évolution réelle de la délinquance (mesurée par l’Observatoire national de la délinquance, et non par les statistiques de police). Or, les deux conjuguées ont abouti simultanément à une augmentation du nombre de peines de prison prononcées et à une explosion des peines alternatives. On parle de la première augmentation, jamais de la seconde. Quand les affaires arrivent à l’audience (c’est-à-dire, rappelons-le, dans la moitié des cas transmis à la justice), les tribunaux prononcent massivement des sursis avec mise à l’épreuve pour les peines les plus lourdes, ou des peines fermes inférieures à deux ans, et donc aménageables. Aujourd’hui, les peines d’emprisonnement supérieures à deux ans sont rares.

La femme qui a insulté Christiane Taubira n’a pas bénéficié de peine alternative, il me semble…

Pour le moment, elle n’est pas définitivement condamnée, et il s’agit d’une procédure hors norme compte tenu de la qualité de la victime, ce qui explique peut-être que les juges se soient emballés. Mais si sa condamnation devient définitive, son exécution dépendra du juge d’application des peines. J’ignore ce qu’il fera dans un tel cas, mais il faut savoir qu’il détient un pouvoir très étendu de modifier les peines prononcées par les tribunaux en les remplaçant purement et simplement par des bracelets électroniques, des libérations conditionnelles ou des régimes de semi-liberté aujourd’hui accordés dans des conditions assez étonnantes – par exemple, pour s’occuper d’un enfant à charge. Je résume : les tribunaux ne sont plus saisis que de la moitié des affaires qui arrivent aux parquets, et les peines qu’ils prononcent sont souvent allègrement déconstruites par les juges d’application des peines. Mais je rappelle que c’est la loi, puisque l’aménagement de la peine est un droit.

C’est peut-être le plus grave : à Paris, le juge Thiel dit qu’en dessous de deux ans, la consigne est de ne pas incarcérer.

Je crois que c’est une réalité. Les parquets et les juges de l’application des peines doivent gérer une situation qui deviendrait explosive s’ils ne mettaient pas dehors à tour de bras les condamnés. J’ai vu des condamnés convoqués par le JAP pour un aménagement de peine, alors qu’ils avaient commis de nouveaux délits en récidive dans les jours précédant la convocation. Alors que le juge le savait, ils bénéficiaient quand même du bracelet électronique ! J’ai vu aussi qu’un conseiller de probation pouvait cacher au JAP que le délinquant avait récidivé pendant qu’il avait le bracelet électronique sans que celui-ci soit par conséquent révoqué ! Je ne jurerais pas que, dans certains cas, les JAP ne ferment pas les yeux pour ne pas avoir à réincarcérer des condamnés qui exécutent ainsi leur peine.

En clair, il faut avoir commis des actes très graves pour aller en prison ?

Nous ne parlons ici que des délits, pas des crimes. Il est clair que le premier délit, quelle que soit sa gravité, ne vous conduira très certainement jamais en prison. Les délinquants ont droit à un coup pour rien, parfois d’ailleurs beaucoup plus…

L’ensemble de la machine judiciaire serait donc saisi par l’idéologie compassionnelle ?

Chez certains, c’est du compassionnalisme, chez d’autres, c’est un choix de société, chez la plupart, c’est la pression de l’environnement. À leur décharge, je dirais que nous n’avons plus de repères puisque plus personne ne veut assumer la prison. Les juges savent que les conditions de détention sont déplorables, ils ont envie de croire comme tout le monde ce qu’on leur dit surla réinsertion. On fait donc comme si on pouvait régler quoi que ce soit en prononçant des obligations de travailler pour des chômeurs quand il y en a cinq millions dans le pays, des obligations de se faire soigner pour des gens qui ont des personnalités déstructurées, psychopathes, etc. En supposant que ce soit la solution, il n’y a pas l’ombre d’un moyen pour la mettre en œuvre ! La chancellerie n’est même pas en mesure de savoir combien de condamnés sous le régime du sursis avec mise à l’épreuve récidivent pendant leur mise à l’épreuve, ni même combien de dossiers de condamnés censés être suivis par des éducateurs sont cachés dans les armoires. Il y a pourtant un profil qui va toujours en prison : personnalité déstructurée, totalement désocialisée, multirécidiviste, et de préférence un étranger. Mais si vous avez une solution, donnez-la moi.

Voulez-vous dire que les juges condamnent au faciès ?

Bien sûr que non, mais il faut appeler un chat un chat. La seule délinquance que connaît la justice, c’est la délinquance de rue et des paumés. Notre filet attrape les petits poissons mais laisse toujours passer les gros. La population pénale est donc composée des délinquants les plus visibles. Figurez-vous qu’en plus, c’est une chance pour les services répressifs, puisque ce sont souvent les affaires les plus simples, donc les plus faciles à résoudre. Mais cette population qu’on met en prison est aussi celle pour laquelle on déploie tout l’arsenal des peines alternatives pour l’en faire sortir au plus vite.

Quoi qu’il en soit, si les juges sont invités à jouer les nounous, les prisons sont-elles en train de devenir des hôpitaux psychiatriques ? N’y a-t-il pas dans nos prisons beaucoup de gens qui devraient être en hôpital psychiatrique ?[1. Selon des estimations reprises par les pouvoirs publics, et notamment d’après les chiffres de l’OIP, il y aurait près de 25 % de personnes atteintes de troubles mentaux en prison. Cette proportion a beaucoup augmenté ces dernières années (une des raisons : suppression de nombreuses places en unité psychiatrique).] 

Si ! Et on devrait se demander pourquoi. Aujourd’hui, la société – et je ne parle pas de la prison – produit de plus en plus de psychopathes et de déséquilibrés, car elle déstructure toutes les institutions : famille, école, justice, travail… Certains n’ont plus aucun ancrage social. On a par exemple des gamins qui depuis l’âge de 7 ans font le « chouf » (le guet) pour le business dans les banlieues et passent ensuite au niveau supérieur pour gagner plus d’argent. Et même ceux qui ne le font pas ont un rapport perverti à la loi et à l’autre… Le rapport à l’autre s’est complètement modifié, avec comme conséquence une violence intrinsèque et palpable dans les relations sociales !

Des tas de gens grandissent en banlieue et ne deviennent pas des criminels pour autant !

Heureusement qu’il n’y a pas de fatalité ! Je dis seulement que, dans l’ensemble des couches de la société, on observe des comportements de moins en moins civiques, voire de plus en plus violents. Et ils s’aggravent au fur et à mesure que les gens ont moins de contrôle sur eux-mêmes. Plus une personne est insérée dans la société, plus elle a en général du contrôle de soi. Mais, aujourd’hui, on voit des gens parfaitement intégrés péter les plombs. Et si ces gens-là déjà ne sont plus capables de s’autocontrôler, qu’advient-il des autres ? Si je vois dans le métro quelqu’un qui met les pieds sur une banquette, est-ce que je suis sûr qu’il ne va pas sortir un couteau si je lui fais une remarque ? Et si je vois une femme se faire importuner, aurai-je raison d’intervenir en dessous d’un certain niveau de tension, au risque de déclencher quelque chose de pire ?

L’idéologie que vous décrivez – l’excuse, la compassion, la mauvaise conscience de punir – est plutôt de gauche. Or, les représentativités syndicales laissent penser que la magistrature est un corps plutôt droitier.

Tout d’abord, la magistrature est un corps avant tout docile, qui a tendance à faire ce qu’on lui dit et à penser comme on attend de lui qu’il pense. Le pouvoir hiérarchique qui pèse sur les juges n’est pas une vue de l’esprit. Cela étant, il ne s’agit pas d’une idéologie de gauche, mais d’une idéologie de bobos, de classes sociales coupées des réalités. Je voudrais savoir combien de magistrats en France ont assisté un jour à une bagarre de rue et a fortiori y ont été impliqués ? Et combien se sont fait agresser ? J’ai vu des magistrats qui n’étaient jamais sortis de leur beaux quartiers reprocher à des gendarmes d’avoir utilisé leur arme pour se défendre dans une fusillade, au risque de commettre l’irréparable…

En tout cas, les juges ne voient pas toujours d’un bon œil les citoyens qui se défendent ou s’interposent…

La légitime défense est un droit, il reste ensuite à évaluer comment elle est utilisée, car elle est strictement définie. Une bonne justice est de faire la différence entre ceux qui veulent jouer les vengeurs et ceux qui ne cherchent qu’à se protéger ou à protéger leurs proches.

Il y a quelque temps, un homme qui avait empêché une agression en frappant l’agresseur a été condamné !

Je comprends que, dans un tel cas, on interpelle la justice.

En dehors de ces cas qui défraient la chronique, on voit fleurir les associations de vigilance citoyenne, un peu à l’américaine. Il semble d’ailleurs que cela produise de bons résultats.

Dès qu’on installe quelque part une surveillance, une protection passive, on fait diminuer le risque. Cela révèle d’ailleurs une nouvelle inégalité. Ceux qui vivent dans des immeubles sécurisés, à l’abri de caméras de surveillance, n’ont pas besoin de comité de quartier pour se protéger. Ils ne risquent pas d’être traités de Dupont-Lajoie.

Ce n’est pas ce que raconte le reportage de Pascal Bories dans le quartier de la Bastille à Paris.

Je vous parle de la sécurité passive, qui consiste à mettre en place des modes de sécurité permanents, pour faire face à des menaces ordinaires. Tous les quartiers ne sont pas égaux devant l’insécurité, et un comité de vigilance ne vous met pas non plus à l’abri. Cela dit, quel espoir, quel recours y a-t-il quand on vit au fin fond d’une région désindustrialisée, dans un lotissement où plus personne ne vient, ou dans un quartier qui est régulièrement la cible de raids des cités avoisinantes, déserté par les services publics et oublié par la police ? La seule issue qui reste aux gens, c’est de se regrouper pour se protéger eux-mêmes. Et, jusque-là, les citoyens font preuve d’une très grande maturité en essayant de pallier la déliquescence des services publics dans les zones à haut risque. On n’observe pas de passages à l’acte « sans retour ». Mais cela pourrait arriver un jour.

Pour le moment, les vigilants sont armés de leurs seuls téléphones portables… Il n’y pas d’explosion des ventes d’armes, mais il semble que des commerçants sont plus nombreux à se procurer des armes à feu.

Les ventes d’armes légales n’augmentent pas, mais les armes illégales, il y en a autant qu’on veut. Quant aux permis, on n’en donnera pas aux commerçants, exception faite des bijoutiers, et ils n’auront pas non plus d’armes illégales. Ils savent que s’ils font usage d’armes, ils n’auront pas le droit à l’indulgence : comme on est ici dans l’idéologie qui considère que le délinquant est un malheureux, victime de sa propre délinquance, le commerçant n’est pas délinquant, donc pas malheureux, et ne peut être victime de l’acte qu’il a commis. Donc il sera entièrement responsable et il n’aura droit à aucune compassion judiciaire.

La loi Taubira, qui instaure la « contrainte pénale », aggrave-t-elle les tendances que vous décrivez ?

Je crois qu’en pratique la contrainte pénale aura peu d’effet. Mais, symboliquement, comment pourrait-elle ne pas en avoir, puisqu’elle officialise la conception d’une justice non punitive ? On n’a plus à rendre compte de ce que l’on fait, on a toujours une excuse, et même quand on en n’a plus aucune, la société est toujours là pour vous aider à vous en sortir.

Est-ce ce que veulent les juges ou ce que veut le pouvoir ?

C’est ce que veut l’état d’esprit qui nous gouverne.[/access]

*Photo : VILLARD/SIPA.  00696146_000003.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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