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Astérix et Obélix orphelins

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Le dessinateur Albert Uderzo est décédé


Nos disparus méritent mieux qu’une comptabilité obscène, à l’éclairage souffreteux d’un point presse. Chaque soir, la colère monte d’un cran. L’entendez-vous mugir, à la tombée du jour ? Elle vient du Grand Est, des côteaux d’Ottrott, de l’atelier d’Ettore Bugatti, des flacons de vin rouge aux bolides bleutés, de la table à l’asphalte, ces terres à l’ombre dorée tremblent. Nous pensons à eux. Ce vent d’angoisse souffle jusqu’à l’intérieur de nos foyers. Rien ne l’arrêtera désormais. Notre pays gronde. Quand le chagrin et le désespoir se font la courte-échelle, c’est tout un peuple qui s’interroge sur le sens de l’État. Même dans la mort, nos élites ne savent pas garder la bonne distance. Ces gens-là sont dépassés. Il leur reste la communication, cette vieille baderne, comme seule arme de défense. Les guerriers nus de l’hôpital se souviendront de leur incurie. La faillite managériale et la culture de l’économat, autrement dit la poursuite effrénée du petit sou se paye comptant… en nombre de vies. Nous passons à la caisse enregistreuse. À l’inconséquence budgétaire qui étrangle notre système depuis vingt ans, s’ajoutent les impardonnables leçons de morale. Après la crise, après le deuil, dans plusieurs semaines, peut-être, des résolutions de l’An 01, de l’ère post-Covid-19, devront être envisagées. En ce moment, nos combattants de l’impossible, premiers de cordée de la réanimation, encaissent les coups, parent au plus pressé, bricolent avec les moyens du bord, font preuve d’une conscience professionnelle qui redonne fierté à toute une Nation. Il existe encore des citoyens debout qui ne chouinent pas et qui agissent au péril de leur existence. Nous autres, gens de lettres et commentateurs assis, sommes démunis et admiratifs. Nous les remercions humblement. Car, nous l’avons bien compris, nous manquons de tout, de masques, de tests, de respirateurs et de sens des responsabilités. Face au chaos en marche, nos gouvernants ont enfilé l’uniforme du garde-champêtre. Ils ont la manie de la contravention, la tique des impuissants. 

Manu Dibango et Albert Uderzo sont tombés dans la marmite quand ils étaient petits

Dans cette actualité désolante, nous apprenons la disparition de deux figures populaires : un dessinateur et un musicien. Un fils d’immigrés italiens de 92 ans au nez gascon et un géant camerounais de 86 ans au crâne lustré, deux serviteurs de la francophonie. Au crayon ou au saxo, ils auront œuvré, sans relâche, au rayonnement de leur art respectif. Albert Uderzo et Manu Dibango, deux destins, deux talents hors du commun, par l’entremise des cases et des notes, avec cette même tendresse en héritage qui rassure petits et grands. « La mort, c’est trop bête » titrait Jean Cau dans sa nécrologie de Coco Chanel, en 1971. 

Par réflexe sanitaire et besoin de réconfort, je me suis plongé dans ma collection d’Astérix. Et j’ai relu ce midi Le bouclier Arverne. Mon album datant de 1968, ses pages s’effeuillent comme une marguerite. Malgré sa décomposition avancée due à de trop nombreuses manipulations, il garde toute sa fraîcheur juvénile. Le dessin d’Uderzo, d’une permanence exemplaire, d’une rondeur dynamique qui n’était pas sans relation avec sa passion exclusive pour les Ferrari, se moque des majorités soumises. Ces images-là, m’auront accompagné, tout au long de ma vie, d’une rougeole barbaresque au confinement actuel. Qui peut en dire autant ? Sur qui, pouvons-nous nous appuyer pendant près de quarante ans ? Sans une trahison, sans une défaillance, sans un coup fourré, avec toujours l’assurance de ce rire innocent qui apaise au creux de la nuit. Je ne me lasse pas de cette introduction mythologique : « Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur ». Où êtes-vous, aujourd’hui, Astérix, Obélix et même toi, Idéfix ? Nous aurions tant besoin de votre potion magique. J’ai remis la main sur un numéro de Paris Match de l’année 1966 et cette photo montrant le couple « Goscinny et Uderzo » déguisé en Gaulois, avec casques, tresses et belles bacchantes, trinquant gaiement à la cervoise. Et cette légende : « René Goscinny, 39 ans et Albert Uderzo, 38 ans, tous deux passionnés d’histoire. Le premier écrit, l’autre dessine. Et un million d’Astérix a déjà été vendu en cinq ans ». Vous n’étiez qu’au début de votre conquête mondiale. 

Quant à toi, Manu, grâce à ton son mêlé, ton souffle salvateur et cette énergie qui fédère les peuples, tu auras traversé toutes les mers et bravé tant de tempêtes. Tu as ensorcelé la planète par ta soul unique, tu en avais le secret. On a bien essayé de piller tes harmonies, mais tu as résisté. Alors longtemps après vous, soyez-en convaincus, « Soul Makossa » et « Astérix » viendront calmer l’angoisse des Hommes. 

Un monde affolé qui bascule dans l’inconnu


La pandémie du coronavirus met en évidence les fragilités d’un monde interconnecté. Au vrai, ce géosystème chaotique est au bord d’un abîme que de vastes plans keynésiens élaborés en toute hâte auront du mal à combler.


La doxa anti-libérale dénonce l’austérité mais l’impécuniosité des dernières décennies limite les possibilités d’agir d’États lestés par le social-fiscalisme. Surtout, il n’y aura pas de Sainte-Alliance sanitaire faisant passer à l’arrière-plan les rivalités géopolitiques qui s’aggravent. Avec plusieurs foyers conflictuels sur ses frontières, l’Europe est particulièrement concernée. En toile de fond, la possible convergence de lignes dramaturgiques nous conduisant à une « singularité ». Au-delà des mesures de circonstance, il importe de comprendre ce qui advient.

L’expansion géographique du coronavirus bouleverse les nombreux pays atteints par ce qui l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie officiellement de « pandémie ». Nonobstant son redoutable pouvoir de contamination et les conséquences de ce virus sur des systèmes de santé menacés de thrombose, la disproportion entre le nombre des personnes atteintes et ses effets multiformes sont frappants. Le phénomène démontre que l’interconnexion des espaces géographiques et la densité des interdépendances font du monde un vaste géosystème chaotique. Est qualifié de chaotique un système sensible aux conditions initiales dans lequel les causes provoquent des effets hors de proportion. Il serait pourtant erroné de croire possible le retour à une fantasmatique autarcie primitive. D’une certaine manière, « nous sommes embarqués ».

Par ailleurs, le satisfecit français sur les vertus de l’État-providence et la possibilité d’une grande relance keynésienne laissent dubitatifs. Depuis 2008, nous n’avons pas su ou voulu reconstituer des marges de manœuvre financière. Enfin, il serait vain d’espérer la formation d’une Sainte-Alliance sanitaire faisant passer la lutte contre le virus avant les rivalités de puissance. Bref, les périls s’accumulent à l’horizon, ce qui fait redouter la possible convergence de différentes lignes dramaturgiques. Dès lors, ce pourrait être une descente aux enfers.

Si les conséquences du coronavirus ont alimenté les anticipations négatives à l’origine du krach boursier, celui-ci résulte de multiples causes dont les effets se cumulent. L’effondrement des cours du pétrole et l’incapacité des dirigeants occidentaux à agir de concert ont aussi leur part. Le sempiternel procès de « la finance » ou de la « mondialisation » ne sera pas à la hauteur des défis

En vérité, bien des observateurs redoutaient l’imminence d’un krach boursier. D’une part, nous étions à la fin d’une longue période de croissance et, si l’on en croit la théorie des cycles (le cycle Juglar en l’occurrence), la conjoncture finit inévitablement par se retourner. Dès avant le coronavirus, le FMI pointait les tendances à la récession. Aux États-Unis, première économie au monde, la perpétuation de la croissance reposait sur un important déficit provoquant une surchauffe économique, ce qui est toujours de mauvais augure. Par ailleurs, les batailles commerciales sur fond de rivalités géopolitiques, de part et d’autre du Pacifique comme au Moyen-Orient, laissaient craindre un choc exogène, irréductible à des facteurs économiques. Las ! C’est un virus qui fit office de déclencheur : « Petite cause, grands effets ». Comme de coutume, les demi-habiles incrimineront la finance. D’une part, le mécanisme de transmission est l’inverse de celui de 2008 : c’est le blocage de l’économie productive qui génère les anticipations négative des traders et fait plonger les marchés financiers. D’autre part, les soubresauts des grandes bourses mondiales puis leur premier plongeon ont été aggravés par le déclenchement entre la Russie et l’Arabie Saoudite d’une guerre des prix sur le marché du pétrole (krach pétrolier et boursier du lundi 9 mars 2020). Si l’attitude désinvolte et les maladresses de Donald Trump ont aggravé la crise, ce comportement erratique ne vient qu’ensuite. Au demeurant, bien des dirigeants européens ont aussi pratiqué le déni et n’ont guère manifesté d’esprit de concertation et de coordination. Il faut certes saluer l’intervention massive de la FED et de la BCE afin d’éviter l’effondrement total [tooltips content= »Au soir du mercredi 18 mars, la BCE a lancé un plan d’urgence baptisé « programme d’achat urgence pandémique » (ou PEPP) de 750 milliards d’euros, pour tenter de contenir les répercussions sur l’économie de la pandémie de coronavirus. Ce montant s’ajoute à un programme de rachat de 20 milliards d’euros par mois engagé depuis décembre 2019. Il faut aussi prendre en compte les 120 milliards d’euros déjà débloqués pour la crise du coronavirus, le 12 mars dernier. Trois jours avant le plan de la BCE, la Fed avait abaissé ses taux directeurs et annoncé l’achat de 500 milliards de dollars de bons du Trésor et de 200 milliards de dollars de titres hypothécaires (15 mars 2020). »](1)[/tooltips]. Cependant, les politiques d’expansion monétaire ne butent-elles pas sur leurs limites ?

La mondialisation est incriminée, encore faut-il savoir ce que l’on nomme ainsi. Ce processus séculaire est ramené à l’une des hypostases : la croissance du commerce, des échanges et de l’économie, à l’échelon global, au cours du dernier demi-siècle. Au vrai, la mondialisation commence avec les Grandes Découvertes, lorsque cette portion des terres émergées qu’est l’Europe partit à la conquête du monde. La mondialisation est d’abord ibérique. Très vite, Français, Anglais et Hollandais sont sur les talons des Portugais et des Espagnols. Au milieu du vingtième siècle, les États-Unis devinrent les dépositaires des pouvoirs historiques de l’Occident. Cela pour dire que ce processus est comparable à une dialectique hégélienne qui dépasse les individus. Elle ne relève pas d’une décision politique à un moment donné. Tels qu’ils sont décrits par Fernand Braudel, les mouvements de l’« économie-monde » enchaînent des cycles protectionnistes et libre-échangistes, voient se succéder guerres et hégémonies. Lorsque qu’après la crise de 1929, les dévaluations et les mesures protectionnistes firent dévier la mondialisation marchande, une guerre mondiale prit le relais. Dans une acception large, la mondialisation est l’un des noms donnés à l’Histoire universelle. La pensée-slogan peut bien dénoncer l’« ultra-libéralisme » ou « le règne de la marchandise », notre destinée est mondiale. A moins qu’il ne s’agisse d’une fatalité.

L’éloge de l’État-providence et des bienfaits de l’action publique dissimulent l’essentiel. Faute d’avoir su alléger la charge des dépenses, les hauts niveaux des déficits et d’endettement publics limiteront la latitude d’action des pays les plus impécunieux

A situation d’exception, pouvoirs et mesures d’exception : les pays développés à économie de marché doivent mobiliser des sommes colossales pour éviter le collapsus économique final. « Ce n’est pas le moment d’économiser », explique Jean-Pisani-Ferry[tooltips content= »Entretien publié dans Le Monde, 13 mars 2020. »](2)[/tooltips]. Au vu des déficits accumulés et de la montagne de dettes publiques dans la plupart des pays, il faudrait se demander si cela n’a jamais été le cas. D’aucuns parlent d’un « retour des États ». En prenant comme critère le poids des prélèvements obligatoires et de la dépense publique dans le PIB, les États n’ont pas brillé par leur absence. Ces chiffres sont très supérieurs à ceux des années 1960, cet âge d’or du keynésianisme, y compris dans les pays réputés les plus libéraux : 35% de prélèvements obligatoires aux États-Unis, près de 40% au Royaume-Uni. A la Belle Epoque, lorsque les États étaient centrés sur les fonctions régaliennes, ces taux s’étalaient sur une fourchette de 10 à 15% du PIB. Notons au passage que c’était l’âge d’or de la souveraineté nationale. En notre ère réputée « ultra-libérale », le montant sans équivalent historique des prélèvements obligatoires et de l’endettement public pèse sur l’économie et détermine pour partie son fonctionnement : c’est l’impécuniosité des États qui génère le marché de la dette, avec sa logistique financière. Ne mêlons pas causes et conséquences.

Peut-être n’y a-t-il pas d’alternative à une relance mondiale concertée. Il convient pourtant de s’inquiéter du fait que les banques centrales ont épuisé leurs réserves et les États surendettés n’ont plus guère de marge de manœuvre : comment financer ces plans de relance ? L’arithmétique serait-elle donc une simple convention qu’une décision politique pourrait modifier ? Une fois passé le gros de la crise de 2008, il eût fallu reconstituer réserves et marges de manœuvre. John Maynard Keynes ne disait pas autre chose : déficits en temps de crise, équilibre budgétaire en période de croissance (on recharge le fusil). Au-delà de la conjoncture, il semble urgent de s’interroger sur la thèse d’une stagnation séculaire, artificiellement et temporairement contrariée par la mise sous stéroïdes de l’économie mondiale[tooltips content= »L’hypothèse de la « stagnation séculaire » a été une première fois introduite par Alvin Hansen, dans un discours prononcé en 1938, et reprise dans un texte publié l’année suivante (A. Hansen, « Economic Progress and Declining Population Growth », American Economic Review, Vol. 29 (1), pp. 1-15). Elle renvoie à un régime économique de croissance faible et de sous-emploi, également caractérisé par une inflation faible, voire par un phénomène de désinflation. Après la crise de 2008, cette hypothèse a été reprise par Lawrence H. Summers (L. H. Summers, « U.S. Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis, and the Zero Lower Bound », Business Economics, Vol. 49, n°2), du fait de la relative faiblesse de la croissance économique, aux États-Unis comme dans la zone euro, elle nourrit le débat économique. »](3)[/tooltips]. Il est vrai qu’un tel avenir aurait des conséquences gravissimes sur des régimes politiques modernes dont la formule de légitimité, purement immanente, repose sur les seuls succès technico-économiques. Il ne faut pas mépriser les biens que l’on possède, et nous pourrions regretter un jour les aménités de cette civilisation marchande et technicienne. Il n’en importe pas moins de prendre la mesure de la catastrophe, de scruter l’horizon et d’anticiper l’avenir. Autant que faire se peut.

Dans le registre du « vivre ensemble », préciosités et mignardises sur la solidarité de « toutes et tous » et le « faire nation » ne sont plus de saison. Ils dissimulent mal l’état réel de sociétés post-modernes atomisées et épuisées. L’improbabilité d’une thérapeutique par le haut n’interdit pas de formuler un diagnostic sur notre modernité tardive

Dans leur adresse à la nation, on comprend certes la volonté des dirigeants de ne pas provoquer d’effet de panique et d’en appeler au respect d’un certain nombre de comportements civiques. Un paradoxe toutefois : la solidarité de « toutes et tous » consiste essentiellement à se barricader chez soi et à s’abstenir de tout contact extérieur : « moralia minimalia ». Par ailleurs, faut-il céder à la « câlinothérapie », segmenter la population pour remercier de manière particulière les agents publics et additionner les tics de langage ? Songeons à l’amiral Nelson lors de la bataille de Trafalgar : « L’Angleterre attend de chacun d’entre vous qu’il fasse son devoir ». Surtout, cette langue de coton ne saurait occulter l’état réel de notre « modernité tardive ». Sur ce point, la lecture du dernier ouvrage d’Hugues Lagrange, sur les « maladies du bonheur », s’impose[tooltips content= »Hugues Lagrange, Les maladies du bonheur, PUF, 2020″](4)[/tooltips]. Brassant et analysant de multiples données, le sociologue dresse un tableau clinique de l’humanité post-moderne (il parle d’« homme moderne »). Affectée de multiples troubles mentaux et comportementaux, cette humanité est victime de l’anxiété et de la dépression, de l’alcoolisme et de la drogue. Désinstitutionnalisé et privé de forme stable d’appartenance, l’« homme moderne » souffre de la solitude et de l’angoisse.

Comment ne pas songer au « dernier homme » de Nietzsche qui, clignant de l’œil, s’écrie : « Nous avons inventé le bonheur » ? Hélas, le philosophe de Sils-Maria nous a prophétisé deux siècles de nihilisme : le compte n’y est pas. Hugues Lagrange explique qu’il faudrait « réinstituer l’homme » et lui ouvrir un destin au sein d’une « société décente ». Gardons-nous de croire que le « retour des États » suffira à la tâche. En guise de réponse à des maux de civilisation, se donner pour but la construction d’un « kolkhoze fleuri » [tooltips content= »Voir Jean Gabin dans Le cave se rebiffe, film de Gilles Grangier (1961). »](5)[/tooltips] (fût-il peint en bleu, blanc, rouge), serait illusoire. Tout au plus faudrait-il exiger de l’État qu’il cesse d’entériner et de consacrer la tyrannie de minorités qui prétendent imposer leurs mœurs et les transformer en règles de droit.

On ne saurait pourtant ignorer que ces demandes viennent d’une partie de la société elle-même, le plus grand nombre manifestant l’indifférence pour autant que cela n’ait pas d’impact économique direct sur leur situation. L’idée d’un « bloc populaire » demeuré sain, futur « sujet historique » appelé à se dresser contre un « pôle élitaire » composé d’« anywhere » est illusoire. A moins que ce ne soit un mensonge manié par des gens qui se voient comme une « élite de remplacement » (Vilfredo Pareto) appelée à diriger les nations occidentales en s’appuyant sur les masses – selon la rengaine du « moment populiste » à venir.

Il serait erroné de penser que la situation sanitaire pourrait suspendre les rivalités de puissance. Le cas de la Chine populaire, dirigée par un parti-État aux ambitions totalitaires, en témoigne. Loin de battre sa coulpe et de reconnaître les fautes commises au départ de l’épidémie chinoise, Pékin passe à l’offensive

Certes, bien des gouvernements auront fait preuve d’une négligence fâcheuse, voire coupable : « Humain trop humain ». Dans le cas de la Chine populaire, il pourrait s’agir d’un mensonge éhonté et d’une dissimulation volontaire, jusqu’à ce que le phénomène dépasse les dirigeants néo-maoïstes et leurs exécutants. S’en étonnera-t-on ? La Chine est sous la coupe d’un régime idéologique qui, loin de s’adoucir au contact de la modernité occidentale, s’est durci. L’idéologie est fondée sur une parole fausse ; son nom métaphysique est le mensonge, comme l’a soutenu Alexandre Soljenitsyne. On ne saurait en effet ignorer le cas de ce médecin chinois de Wuhan qui a rapidement alerté les pouvoirs publics, a été persécuté pour mourir ensuite du virus. De façon éhontée, Pékin se pose désormais en parangon de vertu, arguant de sa politique de confinement et de lutte massive contre la propagation du virus. Après avoir reçu de l’étranger des millions de masques au plus fort de l’épidémie, dans la région de Wuhan et ailleurs, le régime chinois mène une « diplomatie du masque » au moyen de livraisons ostentatoires aux pays contaminés par la suite. Sans pudeur aucune ni sens de la vérité, il administre des leçons de « gestion de crise ». Le Département de la propagande du Parti annonce la publication prochaine d’un livre intitulé Da guo zhan yi, soit La grande puissance combat l’épidémie.

Pour détourner l’attention du « virus de Wuhan », le pouvoir local n’hésite pas à reprendre des mensonges sur l’origine américaine de cette épidémie depuis devenue pandémie. Signifiée le 18 mars 2020, l’expulsion de journalistes américains du New York Times, du Wall Street Journal et du Washington Post marque une nouvelle étape dans le conflit sino-américain. D’un point de vue européen, l’excessive dépendance à l’industrie chinoise ne pourra plus être ignorée. Mouvement long de l’histoire décrit par Fernand Braudel[tooltips content= »Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 1977. »](6)[/tooltips], et ce bien avant les représentants de l’histoire interconnectée, la mondialisation ne connaîtra pas d’arrêt durable : qu’est-elle d’autre sinon l’arraisonnement du monde par la technique ? En revanche, la sino-mondialisation n’est plus tenable[tooltips content= »Voir Emmanuel Dubois de Prisque et avec Sophie Boisseau du Rocher, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Odile Jacob, 2019″](7)[/tooltips]. L’expérience des faits et la réponse spontanée des producteurs aux signaux du marché (pénuries, retards et surcoûts) devraient entraîner le redéploiement des activités afin d’assurer la sécurité des approvisionnements et donc des pays européens. Si besoin est, des incitations publiques devront aller en ce sens. Déjà, il appartient aux États de reconsidérer le dossier « Huawei » et les précautions à prendre en matière de 5G.

Les rivalités de puissance se renforcent et le sacrifice par la Russie de l’« OPEP+ » et de son entente avec l’Arabie Saoudite en matière de pétrole, en témoigne. La nouvelle guerre froide s’étend au domaine énergétique, quitte à saborder le niveau des prix et à mettre à mal les relations entre Moscou et Riyad

Il n’y aura donc pas de Sainte-Alliance sanitaire pour mettre entre parenthèses les conflits et rivalités de puissance entre les nations. Si besoin était, le conflit entre la Russie et l’Arabie Saoudite autour de la production de pétrole et la liquidation de l’« OPEP+ », sur fond de pandémie et de dégringolade des marchés, en sont la preuve. En 2016, la Russie et l’Arabie Saoudite, principal producteur pétrolier de l’OPEP, ont passé un accord visant à réduire la production et à faire remonter les cours. Cette alliance commerciale est désignée par le terme d’« OPEP+ ». Elle a volé en éclats. Pourquoi ? Le coronavirus paralysant l’activité économique, le prix du pétrole baissait depuis plusieurs semaines. Les discussions autour de nouveaux quotas ont échoué le vendredi 6 mars 2020, Riyad ne parvenant pas à convaincre Moscou du bien-fondé d’une telle décision.

Aussi l’Arabie Saoudite a-t-elle décidé d’augmenter sa production pétrolière et de baisser ses prix, un choc sans précédent depuis la guerre du Golfe (1991) suivant cet échec. Simple différend commercial ? Selon la presse russe, la décision du Kremlin aurait été prise à la demande d’Igor Setchine, président de Rosneft, qui depuis longtemps voit dans l’« OPEP+ » une « menace stratégique » (les autres compagnies pétrolières voulaient maintenir cette alliance commerciale).

Selon Alexandre Dynkine, président de l’IMEMO[tooltips content= »IMEMO : Institut de l’économie mondiale et des relations internationales. Fondé en 1956, l’IMEMO est situé à Moscou. Il est principalement dédié à l’étude des politiques menées par les États occidentaux et l’ensemble des pays développés. L’objectif est d’envisager et d’analyser les tendances mondiales à l’œuvre dans divers champs, du point de vue la Russie et de ses intérêts nationaux. L’IMEMO organise notamment les « Primakov Readings », une réunion d’experts, de diplomates et de « décideurs » mondiaux. »](8)[/tooltips], « le Kremlin a décidé de sacrifier l’accord OPEP + pour stopper la production de gaz de schiste aux États-Unis et les punir pour Nord Stream 2 ». La décision est politique et s’inscrit dans le contexte de nouvelle guerre froide. Au-delà de la rupture du lien spécial avec l’Arabie Saoudite, dont le rôle en Syrie n’est plus important, la cible visée par le Kremlin est donc américaine. Ce faisant, le brusque contre-choc pétrolier est venu aggraver la situation économique mondiale. Ajoutons que le profit que le consommateur pourra tirer d’une baisse des prix sera largement dépassé par les effets négatifs de ce marasme économique.

Schématiquement, la Russie compte sur le caractère frustre de son économie (une « économie de cafard », tendue vers la survie) et le contrôle social de la population pour traverser des difficultés économiques qui affecteraient principalement les pays libres et développés. Gageons qu’il se trouvera bien des idéologues en Occident pour vanter la performance et expliquer que la pénurie constituerait la réponse à la misère morale et spirituelle de l’« homme moderne ». Et l’« écologie fondamentale » a désormais son pendant droitier, une forme de national-bolchévisme mâtinée de survivalisme.

A l’avenir, les frontières est et sud-est de l’Europe demeureront sous tension. Sur l’axe Baltique-mer Noire, le conflit russo-ukrainien est toujours ouvert et sanglant. Le jour venu, ce « conflit de basse intensité » pourrait monter en puissance. Au sud-est, Ankara instrumentalise les flux migratoires pour exercer des pressions sur l’Europe. Un chantage inacceptable qui ne dissimulera pas le problème géopolitique de fond

Interrogée par Le Monde, le ministre suédois des Affaires étrangères, Ann Linde, rappelle que le conflit au Donbass demeure actif : « Sur les 420 kilomètres de ligne de contact, il n’existe seulement cinq points de passage […]. Rien qu’en janvier et février, 35 militaires ont été tués dans une zone où il y a eu un désengagement : c’est bien un théâtre militaire actif » [tooltips content= »Ann Linde, « Sur l’Ukraine, « la position russe n’a pas évolué d’un millimètre » », Le Monde, 11 mars 2019″](9)[/tooltips]. En Ukraine comme en Moldavie et en Géorgie, ce type de conflit installe dans les esprits l’idée d’un inéluctable démembrement de l’État qui en est la victime. Il constitue également un levier d’action qui, en usant du pseudo-État crée par l’occupant et ses « proxies », peut exercer des pressions sur Kiev, Chisinau ou Tbilissi. Surtout, c’est une base de départ pour une opération armée plus vaste, lorsque les circonstances seront jugées favorables. Aussi ne faut-il rien exclure. Dans l’immédiat, force est de constater que la doctrine russe d’Emmanuel Macron (le « dialogue sans naïveté ») n’a rien produit[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Trois mots sur la nouvelle doctrine russe d’Emmanuel Macron », Boulevard extérieur, 3 septembre 2019″](10)[/tooltips]. Les échanges de prisonniers entre Kiev et Moscou ont d’abord permis à la Russie de récupérer un personnage dont le témoignage aurait été fort utile à l’enquête sur les responsables du tir sur le vol MH-17, le 17 juillet 2014, au-dessus du Donbass (le procès est en cours, au tribunal de Schiphol, près d’Amsterdam)[tooltips content= »Le 17 juillet 2014, un Boeing 777 décolle de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol pour Kuala-Lumpur (Malaisie) avec 298 personnes à bord dont 196 Néerlandais. Le vol MH17 (Malaysian Airlines 17) est ensuite abattu par un Buk, missile anti-aérien de conception soviétique, au-dessus du Donbass où l’armée ukrainienne affronte les milices séparatistes pro-russes. Le drame est suivi d’une opération de désinformation avec force scenarii et fausses nouvelles visant à innocenter la Russie et ses forces par procuration. »](11)[/tooltips].

L’échec de la doctrine russe d’Emmanuel Macron est également patent en Syrie, plus particulièrement à Idlib. Depuis décembre 2019, l’action combinée de Damas et de ses alliés russo-iraniens ont jeté 900 000 personnes sur les routes, cette masse mettant en péril la frontière turco-syrienne. De fait, Recep T. Erdogan instrumentalise ces flux pour exercer un chantage à l’encontre de l’Europe. Au vrai, il ne s’agit pas seulement pour Ankara d’obtenir une aide financière plus importante [tooltips content= »Les responsables turcs reprochent aussi à l’Union européenne de ne pas avoir respecté plusieurs dispositions de l’accord migratoire signé en mars 2016 avec Bruxelles, notamment la promesse de libéralisation des visas à l’endroit des ressortissants turcs et la modernisation de l’accord d’Union douanière. Ces questions sont traitées par la Commission européenne, sous le contrôle des États membres de l’Union européenne. »](12)[/tooltips] mais d’avoir le soutien des autres pays membres de l’OTAN dans la mise en place d’une zone de sécurité en avant des frontières turques avec la Syrie. Alors que la Russie bloque au Conseil de sécurité l’ouverture de corridors humanitaires qui permettrait de soulager la population concentrée à Idlib, il y a bien des convergences turco-européennes sur cette question. Le constat fera hurler les poutinophiles, mais ces derniers sont beaucoup moins promptes à stigmatiser leur « homme fort » lorsque celui-ci parvient à s’entendre avec Recep T. Erdogan (S-400, Turkstream, cessez-le-feu, partage des mêmes éléments de langage anti-occidentaux). Cela dit et malgré l’importance géostratégique de la Turquie, il est évident que l’on ne saurait faire confiance à Recep T. Erdogan. L’alliance demeure mais elle devient transactionnelle, et les pays européens auront à utiliser leurs quelques cartes pour instaurer un rapport de force favorable à une future négociation. A défaut d’un accord solide sur les questions migratoires, l’accès des biens industriels turcs au marché unique pourrait être remis en cause[tooltips content= »Jean-Thomas Lesueur, « Migrants : répondre au chantage d’Erdogan », Institut Thomas More, 17 mars 2020″](13)[/tooltips].

Au Moyen-Orient et dans le golfe Arabo-Persique, rien n’est réglé ni même reporté. La population iranienne peut bien souffrir de la pandémie, le Guide suprême et les Gardiens de la Révolution resserrent leur emprise sur le pays, et les milices panchiites poussent les feux en Irak. Au péril d’une nouvelle escalade

Après les provocations iraniennes qui ont conduit à l’élimination par les États-Unis du général Soleimani, on eût voulu croire possible un retour au calme. Donald Trump a préféré ignorer les représailles iraniennes sur une base américaine en Irak qui ont pourtant fait de nombreux blessés (opération « Shahid Soleimani », 8 janvier 2020). Le même jour, un Boeing de l’Ukraine International Airlines aura été abattu par la défense anti-aérienne iranienne. Il se trouve certainement des partisans d’une politique de complaisance à l’égard du régime chiite-iranien pour espérer une « désescalade » durable. Une approche comptable des relations internationales et des rapports de puissance aime aussi à privilégier la comparaison des PIB américain et iranien ainsi que des dépenses militaires, l’idée directrice étant de montrer qu’un État aussi insignifiant ne saurait constituer une réelle menace. A ce compte, la gravité de l’épidémie de Coronavirus en Iran irait dans le sens de l’apaisement et de la stabilisation. Considérée comme « un complot de l’ennemi », elle s’est abattue sur la population. Plus qu’ailleurs, les autorités sanitaires sont débordées, d’autant plus que le fait a été nié par les plus hauts dirigeants du pays. Un médecin de Téhéran résume la situation : « Le message était clair : pas de coronavirus avant les élections » [tooltips content= »Ghazal Golshiri et Allan Kaval, « En Iran, l’épidémie de coronavirus révèle l’incurie des autorités », Le Monde, 4 mars 2020″](14)[/tooltips]. Depuis, le chaos sanitaire iranien s’accroît au péril des pays voisins et des territoires traversés par l’axe chiite. Quelles conséquences en Syrie où la moitié de la population a été déplacée ?

Pourtant, bien des éléments montrent que la volonté de puissance et l’agressivité du régime irano-chiite demeurent inentamés[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Sur l’Iran, l’escalade militaire et le désarroi européen », Boulevard extérieur, 7 janvier 2020″](15)[/tooltips]. Le 21 février 2020, les législatives iraniennes ont fait tomber le décor Potemkine qui prétend dissimuler la réalité politique et idéologique dudit régime. Déjà, le clivage entre « opportunistes » (les prétendus « modérés ») et « durs » (les « conservateurs ») reposait non pas sur les fins mais sur le rythme et les moyens, sans parler des rivalités portant sur l’accès aux rentes et ressources d’une économie sous contrôle politique. Désormais, ce sont les « trotskystes » de l’islamisme chiite qui contrôlent le Parlement. Au sommet, le Guide suprême, les Pasdarans tenant lieu de colonne vertébrale du régime. La résolution de 2015 sur la limitation du programme balistique est allègrement violée et il ne reste quasiment rien du dispositif d’encadrement du nucléaire iranien[tooltips content= »Le 3 mars 2020, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Mariano Grossi, a confirmé au président français, Emmanuel Macron, l’irrespect par l’Iran de ses engagements nucléaires. Téhéran a multiplié par trois le stock d’uranium enrichi. Dès le 14 janvier, Paris, Londres et Berlin (l’E3) ont annoncé l’activation du mécanisme de règlement des différends »](16)[/tooltips].

En Irak, les milices panchiite au service de Téhéran harcèlent les troupes américaines avec pour objectif le départ des forces de la coalition, ce qui achèverait le phagocytage de ce pays et ouvrirait la possibilité d’évincer les Occidentaux de la région (objectif partagé avec la Russie). Le 11 mars, des roquettes Katioucha se sont abattues sur la base de Taji, tuant deux soldats américains et un soldat britannique. Quelques heures plus tard, l’aviation américaine bombardait la base d’une milice panchiite en Irak (une trentaine de morts). Le 14 mars, deux nouvelles roquettes visaient la base de la coalition internationale. Une certitude : le coronavirus ne nous préservera pas d’une nouvelle escalade entre Méditerranée et Golfe Arabo-Persique ou dans le détroit d’Ormuz[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « La stratégie de déstabilisation menée par l’Iran qui pourrait conduire à la guerre », Huffpost, 5 août 2019″](17)[/tooltips].

En Libye, sur les rivages africains de la Méditerranée, la désunion occidentale, l’irrésolution européenne et l’incapacité à déployer des troupes, afin de disposer d’un levier sur ce théâtre, ont causé un vide géopolitique comblé par la Russie dans un premier temps, la Turquie ensuite. Le scénario d’une « nouvelle Syrie » aurait de graves conséquences en Europe

En Libye, sur le flanc sud de l’Europe, la situation s’aggrave. Malgré la conférence de Berlin du 19 janvier 2020, en appui à la médiation de l’ONU, la négociation d’un accord de cessez-le feu, préalable à une réconciliation politique nationale, a échoué. Envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé a démissionné le 3 mars dernier. Sur place, la Russie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats-Unis soutiennent le maréchal Khalifa Haftar, chef de la Cyrénaïque qui tente depuis le printemps 2019 de prendre Tripoli. Des mercenaires russes de la compagnie Wagner sont à pied d’œuvre et matérialisent le soutien de Moscou. Khalifa Haftar recrute aussi sur le continent, notamment au Soudan. Depuis le Golfe et l’Égypte, matériels et équipements sont livrés à son armée. A la tête du seul gouvernement reconnu par l’ONU, Fayez el-Sarraj est soutenu par la Turquie et le Qatar. C’est bien après la Russie, il faut le concéder, que la Turquie s’est activement engagée. Le 27 novembre 2019, Ankara et Tripoli signent un accord de sécurité ainsi qu’un accord de délimitation des domaines maritimes respectifs en Méditerranée orientale, au grand dam des pays voisins (Grèce, Chypre et Egypte). Recep. T. Erdogan expédie ensuite des conseillers militaires turcs ainsi que des mercenaires recrutés parmi les milices syriennes que la Turquie finance et équipe. En retour, un axe Haftar-Assad se dessine, avec l’envoi d’une délégation du gouvernement de Benghazi en Syrie et l’ouverture d’une ambassade (3 mars 2020). Esquissé dès 2018, cet axe est soutenu par la Russie qui recrute également des mercenaires syriens destinés à se battre sur le front libyen. Aussi la Libye est-elle en passe de se transformer en « nouvelle Syrie », avec de graves conséquences pour l’Europe, tant sur le plan énergétique que migratoire. La Russie comme la Turquie pourraient user de ces moyens de pression.

L’impuissance européenne est frappante, la France et l’Italie ne parvenant pas à s’entendre, ce qui exclut toute action collective des Vingt-Sept (n’incriminons par l’Union européenne en tant que telle). L’Italie argue de son rôle historique en Libye et fait prévaloir l’objectif de contrôle des flux migratoires. Elle privilégie ses liens avec le gouvernement de Tripoli (Fayez el-Sarraj). Il faut y ajouter la forte présence du groupe ENI dans le pétrole libyen. Initialement, la France soutenait Khalifa Haftar dans son action contre diverses milices islamistes. L’anti-terrorisme et ses objectifs tactiques l’ont emporté sur une vision d’ensemble de la situation libyenne. Depuis, le Khalifa Haftar s’est autonomisé, en s’appuyant sur des alliés plus entreprenants, et il a lancé la « bataille de Tripoli ». Disons-le : Khalifa Haftar s’est joué de la France et n’a pas respecté les engagements pris à La Celle-Saint-Cloud (juillet 2017), puis à Paris (mai 2018). La rencontre du 9 mars dernier, à l’invitation d’Emmanuel Macron, n’a rien donné de plus. Du côté français, l’idée était qu’un « homme fort » de ce type pourrait contribuer à la stabilité du Sahel. Mais faut-il mettre en péril la situation en Méditerranée pour préserver l’hinterland africain ? Il est à craindre par ailleurs que le possible déplacement de l’épicentre du coronavirus vers l’Afrique, encore à l’écart semble-t-il, ne bouleverse la situation en Afrique subsaharienne. Cette pandémie devrait y trouver un nouveau terrain d’expansion.

En toile de fond de cette crise globale, la « précipitation », au sens chimique du terme, d’enjeux territoriaux, écologiques, démographiques et identitaires est plus inquiétante encore. La convergence de lignes dramaturgiques se précise avec en perspective une « singularité »

Il faut ici rendre hommage à un livre remarquable écrit en 2004 par Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces. Dans son prologue, il écrivait : « Dans tout système complexe, de très nombreux éléments interagissent les uns avec les autres. Souvent l’évolution crée une force qui s’oppose à elle-même ; la résultante est alors une oscillation ou un amortissement, c’est-à-dire un arrêt. Ce mécanisme, appelé contre-réaction ou boucle fermée, aboutit à un équilibre où les paramètres qui décrivent l’état des choses s’écartent peu des valeurs moyennes. Si au contraire l’évolution crée une force qui s’exerce dans son propre sens, il en résulte une croissance qui s’accélère dans le temps. Ce mécanisme-là, dite de réaction positive ou de boucle ouverte, cause la destruction du système, si un agent extérieur n’intervient pas » [tooltips content= »Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004″](18)[/tooltips]. Nous en serions là. Le moteur de l’Histoire de cette expansion réside dans le formidable progrès des sciences et de techniques, de l’électronique et de l’information, une force démesurée qui a bâti un « réseau de réseaux » dont la puissance de calcul de nos smartphones individuels nous donne une faible idée. L’humanité fonctionne en boucle ouverte, ce qui conduirait à une « divergence » : pour dire les choses plus concrètement, une possible grande catastrophe qui dépasserait l’ampleur de la Peste noire et d’événements comparables dans l’histoire de l’humanité.

Trois lignes dramaturgiques convergent formant ainsi une menace globale : la prolifération des armes balistiques et de destruction massive qui, en deux ou trois décennies, s’est accélérée (on pense notamment à l’Iran et à la Corée du Nord pour les armes nucléaires) ; les déséquilibres de la biosphère et les épidémies à venir qui en résulteront ; les désastres naturels. « La synergie des trois fléaux, les guerres, les épidémies et les désastres naturels, risque d’engendrer une singularité qui ne serait pas le triomphe d’une super-intelligence, mais constituerait au contraire le coup d’arrêt donné par la biosphère à son bourreau ». Et notre auteur de citer Pascal : « Chacun sait qu’il doit mourir mais il ne le croit pas ». Tout au plus s’agira-t-il de survivre un temps. A la différence des États-Unis, les pays européens ont préféré, individuellement et collectivement, conduire une politique de jouissance plutôt qu’une politique de puissance. Décrochée des États-Unis et, bientôt, de la Chine populaire, l’Europe l’est également des pays en développement sur le plan de la démographie. L’affolement à la seule vue de quelques milliers de réfugiés syriens ou autres qui s’entassent sur ses frontières n’est pas pure irrationalité. Il exprime la conscience des importants déséquilibres démographiques entre le « Vieux continent » et ses périphéries géopolitiques.

Le niveau des périls demande que l’on renoue avec une conception haute du politique, saisi dans son essence. Il ne s’agit pas seulement d’exercer le pouvoir mais de renouer avec l’idée de bien commun. Pourtant, cela ne suffira pas

Face aux périls et déséquilibres du monde, de nombreuses voies invoquent le principe de souveraineté, un plus petit nombre portant cette exigence à l’échelon européen. De fait, le redoutable avenir exigera que l’on prenne des décisions souveraines, au sens existentiel du terme. Il ne s’agirait plus du sage concept de droit public brandi par les « statolâtres » mais de la souveraineté telle qu’est est apparaît dans l’œuvre de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de l’exception » [tooltips content= »Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988. »](19)[/tooltips]. Encore faut-il comprendre que la souveraineté n’est pas une sorte de hochet magique que l’on agite sous l’effet de la peur ou par frénésie : tous les États membres de l’ONU sont souverains mais seul un petit nombre l’est effectivement. Nonobstant le nationalisme qui, sous différentes appellations, fait un retour en force dans l’opinion publique, il est difficile de voir en quoi le rôle d’État-brancardier, de fait mis en valeur par la pandémie en cours, signifierait le retour au premier plan de la nation. Dans ce monde de titans qui mobilise de fantastiques énergies, les États européens sont individuellement confrontés au problème de la masse critique. L’avenir, si tant ait qu’il y en ait un, pourrait appartenir à des États-civilisations et à de Grands Espaces (le Grossraum de Carl Schmitt). N’est-ce pas déjà le cas ? Privés de l’alliance américaine, les principaux États européens verraient leur puissance et leur influence se réduire comme peau de chagrin. Et le « chacun pour soi » pourrait très vite l’emporter. Sur un plan géopolitique, en faisant abstraction de la « singularité » évoquée plus haut, le péril qui menace l’Europe est de redevenir un « petit cap de l’Asie », objet de l’Histoire plus que sujet.

L’idée de souveraineté porte l’accent sur le seul exercice du pouvoir. Concept autoréférentiel, il ne nous dit rien de la vertu et des fins politiques à poursuivre. Le primat de la souveraineté sur toute autre considération, au nom de l’efficacité, résulte d’une inversion de la hiérarchie fonctionnelle entre les « oratores » et les « bellatores ». A la fin du Moyen Âge, la lutte au sommet entre le Pape et l’Empereur a épuisé ces pouvoirs à vocation universelle, ce qui a permis aux rois et aux principes territoriaux, ces chefs de l’aristocratie, de l’emporter. La voie était ouverte pour Machiavel et l’hypertrophie du pouvoir qui se prend pour fin, pour des guerres exponentielles sans commune mesure avec celles du Moyen Âge. Le juriste René-Jean Dupuy nomme « États libertaires » ces formations territoriales se voulant les seuls et uniques maîtres de leur politique [tooltips content= »René-Jean Dupuy, Le droit international, PUF, 2001″](20)[/tooltips].

Idéalement, une véritable communauté politique s’articule à l’idée de bien commun. Que l’on prenne garde toutefois à une forme illusoire de constructivisme qui prétendrait réaliser « le thomisme dans un seul pays » (une sorte de néo-salazarisme). Enfin, s’élever à la hauteur des défis de l’époque impose le sens de l’universel, voire l’idée d’« État universel ». Non pas comme réalité accomplie ou projet politique concret mais comme idée régulatrice. Tel était le sens qu’Ernst Jünger donnait à ce concept [tooltips content= »Ernst Jünger, L’État universel, Gallimard, 1962. »](21)[/tooltips]. En d’autres termes, le niveau des enjeux, leur caractère existentiel et l’échelon mondial requièrent une forme de cosmopolitique. Tout cela ne fait pas un programme politique mais il serait enfantin de croire qu’il existe une boîte à outils dans laquelle puiser. En revanche, la figure du Katechon s’impose à l’esprit [tooltips content= »Le Katechon est évoqué par saint Paul dans sa Deuxième Lettre aux Thessaloniciens. Dans la Bible de Luther, le terme est traduit par « Aufhalter ». »](22)[/tooltips]. Ainsi le Nouveau Testament désigne-t-il l’homme ou la force qui, par son action et son exemple moral, parviendra à conjurer le désastre. Sans base métaphysique solide, nous ne pourrons faire face à notre destin ou, selon une formule orientale, « chevaucher le tigre ».

Source: Institut Thomas More.

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Mossad: l’histoire secrète des assassinats commandités par Israël


Dans Lève-toi et tue le premier (Grasset), Ronen Bergman raconte l’histoire secrète des assassinats commandités par Israël.


Lève-toi et tue le premier – le titre du livre de Ronen Bergman sur l’histoire du renseignement du foyer national juif et de l’État d’Israël est déjà tout un programme. Dans leur lutte pour la survie et la renaissance nationale, les sionistes n’ont même pas songé à s’inspirer du célèbre lieutenant de Grenadiers français, le Comte d’Antroche : pas question de crier « Messieurs les Arabes, tirez les premiers ». Dans cette guerre déclenchée dans les années 1920, les Juifs ont toujours suppléé leur faible nombre par les ruses, les stratagèmes et les coups secs rapides et ciblés. Ces derniers, et tout particulièrement les assassinats ciblés, sont au cœur de ce pavé de 759 pages très documenté que lecteur aura du mal à lâcher. Bref, une parfaite lecture de confinement.

Car ce roman vrai se lit d’une traite et on ne le referme qu’à la dernière page. À tout instant, le lecteur se pose la question de la réalité des faits. Est-ce un vrai travail d’enquête ou une opération de manipulation du Mossad ? Pourquoi les agents les plus secrets d’Israël ont-ils parlé ? Pour satisfaire leurs égos ? Pour soulager leurs consciences ? Pour faire peur à leurs ennemis ? Il est important parfois de montrer sa force pour être crédible ; au début des années 1970, la marine française n’a pas hésité à laisser les chalutiers espions soviétiques s’approcher de la rade de Brest pour voir la réalité de ses sous-marins nucléaires…

Deux faits méritent d’être relevés et analysés. 

Tout d’abord, l’auteur  raconte qu’en 2011, M. Gaby Ashkenazi[tooltips content= »Avec Moshe AYALON et Yaïr LAPID, il est aujourd’hui un des « trois mousquetaires » du mouvement de centre-gauche « Kakhol Lavan », « Blanc Bleu », dirigé par Benny GANTZ »](1)[/tooltips], le chef d’état-major de l’armée de défense d’Israël, Tsahal, n’aurait pas hésité à demander aux services de prendre des mesures contre lui. Comment alors expliquer que rien n’ait été fait pour empêcher ces agents actifs ou retraités de parler, de les contraindre à respecter l’obligation de réserve imposée à tout fonctionnaire, qui plus est à toute personne concernée par le « confidentiel défense » ? 

Une dent contre Netanyahou

La réponse se trouve peut-être dans le prologue et la conclusion du livre qui laissent à penser que l’auteur poursuit le combat de Meïr Dagan contre Benjamin Netanyahou. Les deux hommes ne se sont jamais appréciés et ont eu une divergence fondamentale en 2011; le Premier ministre et son ministre de la défense Ehoud Barak considéraient que, dans la guerre contre la nucléarisation de l’Iran, la tactique des assassinats ciblés avait atteint ses limites et qu’il fallait bombarder les installations nucléaires iraniennes. Au-delà de l’inimitié et de l’opposition stratégique vis-à-vis de l’Iran, l’opération contre l’officier de liaison du Hamas auprès de l’Iran Mahmoud Al-Mabhouh assassiné dans sa chambre d’hôtel de l’hôtel Rotana à Dubaï dans la soirée du 19 janvier 2010, est selon Bergman un véritable tournant stratégique. Mabhouh a bien été éliminé mais les hommes du Mossad et leur modus operandi ont été partiellement exposés, ce qui selon l’auteur constitue « une réussite tactique impressionnante, un échec stratégique désastreux ». Selon l’auteur, le bilan négatif de l’opération a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et convaincu les deux anciens commandos de Sayeret Matkal (unité d’élite de l’état-major et l’une des trois principales unités des forces spéciales israéliennes) que le rapport « qualité-prix » des assassinats ciblés les rendaient stratégiquement peu rentables. 

Le Premier ministre n’a pas renouvelé le mandat du chef du Mossad. Ce dernier n’a pas décoléré et a étalé à qui voulait l’entendre sa vérité. Pour se garder d’une telle filiation, l’auteur précise : « depuis une décennie entière, j’avais lancé de sévères critiques contre le Mossad, et en particulier contre Dagan, ce qui l’avait mis très en colère », et n’hésite pas à rapporter un commentaire que lui a adressé Meïr Dagan « vous êtes vraiment une espèce de bandit, vous ». Comme ses objets de recherche, Bergman aussi brouille les pistes… 

Ronen Begrman identifie au moins quatre éléments qui ont permis l’évolution de la pratique du recours à l’assassinat ciblé et de la justifier. Tout d’abord, une phrase du Talmud (traité Sanhédrin, page 73 verset 1) devenue le titre de l’ouvrage et connue par tout Israélien : « Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier ». Plus qu’une citation, c’est un état d’esprit. Ensuite les pratiques révolutionnaires russes qui ont marqué, dès le début du XXème siècle, nombre d’immigrants influencés par les idées et les pratiques des mouvements socialistes, anarchistes et marxistes. À cela s’ajoute plus tard le traumatisme de la Shoah, un choc collectif mais aussi personnel et enfin, après la création de l’État en 1948, l’équation géostratégique avec l’exiguïté territoriale et le faible nombre d’habitants impose de porter le combat chez l’ennemi et rendre les guerres aussi rares et courtes que possible.

David Ben Gourion rationalise la sécurité du pays

Tout aurait commencé le 29 septembre 1907 dans une pièce donnant sur une orangeraie à Jaffa. Yitshak Ben-Zvi, un jeune Juif originaire de Russie réunit chez lui sept autres personnes également originaires de Russie. Il deviendra le deuxième Président de l’État. En référence à la révolte contre l’Empire romain au IIème siècle, ils créent le groupe d’auto-défense Bar Guiora pour effacer l’image du Juif faible et persécuté, du dhimmi. Leur devise était « dans le sang et le feu la Judée est tombée. Dans le sang et le feu la Judée ressuscitera », faisant référence à la glorieuse défaite contre les Romains 18 siècles auparavant. En 1909, il s’est transformé en Hashomer (« la garde ») qui va défendre les nouvelles colonies agricoles fondées avant la guerre de 14-18 en Terre sainte, et en 1920 en Haganah (« la défense ») qui a été le précurseur de l’armée de défense d’Israël, Tsahal. En 1931, une scission est intervenue ; a été créée « l’organisation militaire nationale », ou Irgoun de Menahem Begin et d’Yitzhak Shamir.

Bergman raconte les attentats contre les personnages clés de la lutte arabe contre la présence juive en terre sainte, comme Tewfik bey, et les Britanniques comme Tom Wilkin ou Lord Moyne au Caire en 1944. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Haganah met en place une unité spéciale dénommée « Gmul », la « récompense » dans le sens de revanche, pour traquer les nazis en cours de reconversion et de dissimulation.

En 1948, avec la renaissance de l’État d’Israël, David Ben Gourion met bon ordre et crée trois agences : la direction du renseignement militaire rattachée à l’état-major de l’armée, AMAN (« département de renseignements »), les services généraux de la sécurité intérieure, le Shin Bet (service de sécurité général, DGSI), et une structure rattachée au ministère des Affaires étrangères, le Mossad, chargé du renseignement et de l’espionnage extérieur.

S’ensuit une succession d’opérations qui démontrent, s’il en était besoin, le nombre d’adversités, au-delà de la dizaine de guerres[tooltips content= »La guerre d’indépendance, la guerre du Sinaï, la guerre d’usure, la guerre du Kippour, l’opération « Litani », la première guerre du Liban, la seconde guerre du Liban, l’opération « plomb durci », sans compter les deux intifadas »](2)[/tooltips], auxquelles Israël a dû faire face en plus de soixante-dix ans. Défilent alors sous vos yeux des événements qui vous permettent de découvrir les méthodes du Mossad, des hommes hors du commun, des circonstances… qui aiguiseront votre curiosité et votre envie d’en savoir plus…

La lutte contre les fédayins (« ceux qui sont prêts au sacrifice ») venant de Gaza dès la signature des armistices de 1949 ; la création en 1953 de l’unité 101 confiée à Ariel Sharon, ses opérations dont celle, controversée au sein même du gouvernement israélien, sur le village de Qibya ; les opérations lancées par les chefs des services de renseignement égyptien, Moustapha Hafez, et jordanien, Salah Moustapha, qui vont être victimes tous les deux du Mossad ; la mort de Roi Rotberg du village de Nahal Oz à la frontière de la bande de Gaza, qui a eu droit à une oraison funèbre de Moshe Dayan dont les habitants parlent encore aujourd’hui…

La description des événements est ponctuée des évolutions politiques en Égypte avec la prise du pouvoir par les militaires, et plus particulièrement Gamal Abdel Nasser, ou en Israël par le remplacement de David Ben Gourion par Moshe Sharett et le retour du « Vieux » … Chaque opération est marquée par des questionnements techniques, comme l’efficacité des enveloppes piégées, ou politiques, comme l’opportunité de tuer un officier supérieur d’un État souverain, le recours aux Juifs des pays arabes ou originaires de ceux-ci, l’embauche de Juifs occupant des postes sensibles dans des pays amis, avec le risque d’alimenter les soupçons de double allégeance.

Le légendaire Elie Cohen

Au détour des descriptions, on apprend que c’est le renseignement israélien qui a récupéré le rapport de Nikita Khrouchtchev au cours du XXème congrès du Parti communiste d’Union soviétique, présentant les crimes staliniens. La figure emblématique d’Isser Harel a eu l’intelligence de le transmettre à la CIA, ce qui a constitué le point de départ de la relation entre les deux agences. On comprend aussi « la stratégie de la périphérie » visant à établir des coopérations fortes avec des pays comme l’Iran ou la Turquie, et la constitution d’une alliance tripartite du renseignement, dénommée « Trident ». 

Le Mossad a acquis ses lettres de noblesse internationales avec l’enlèvement d’Adolf Eichmann, un des principaux architectes et protagonistes de la solution finale. L’opération « Dibbouk » a été supervisée par Isser Harel lui-même et exécutée par une équipe dirigée par Rafi Eitan, également impliqué dans la neutralisation des ingénieurs allemands intervenant dans le développement et la fabrication de missiles égyptiens. 

Mais la maison connait des soubresauts avec le départ d’Isser Harel et son remplacement par Meïr Amit, avant celui de David Ben Gourion qui a eu pour successeur Levi Eshkhol. On découvre l’implication de l’agence israélienne dans l’assassinat de Mehdi Ben Barka et l’intensité de la coopération avec le renseignement marocain ; cela a permis à Israël de poser des micros dans la salle qui a accueilli un sommet du monde arabe dont une des principales conclusions était la non-préparation des armées arabes à une guerre contre Israël. 

1965 a été une année noire pour le Mossad avec la capture d’Élie Cohen, et sa pendaison à Damas. Il a été le seul à se faire prendre. Un agent ne se considère pas être un espion ; il s’estime être un guerrier pour la défense du peuple juif. En Israël, la capture d’un agent est considérée comme un désastre national, et constitue une véritable obsession pour les responsables de l’agence. Ayant réussi à pénétrer les hautes sphères de l’État, à photographier toutes les installations militaires sur le Golan, à transmettre des informations dont les détails et précisions ont permis à Tsahal de conquérir le plateau en moins de 24h le 11 juin 1967, Élie Cohen restera un des plus grands espions de tous les temps.

Cette année constitue un autre repère avec la réapparition des attentats commis par les fédayins du Fatah de Yasser Arafat et d’autres groupes palestiniens. C’est le début du développement des actes terroristes, de par le monde et sur le territoire israélien (la ville de Maalot près de la frontière libanaise en 1974), des détournements d’avions (le vol El AL 426 en 1968, le vol TWA 840, les vols Pan AM Swissair TWA et BOAC vers la Jordanie) [tooltips content= »Le Roi Hussein de Jordanie va lancer son armée contre les Palestiniens sans aucune retenue, ce qui va entrainer la création du mouvement « septembre noir » »](3)[/tooltips], des relations des Palestiniens avec d’autres mouvements révolutionnaires (l’attentat de l’aéroport de Tel Aviv par trois Japonais). 

Les Israéliens vont de catastrophe en catastrophe découvrir la généralisation du mouvement national palestinien, et entrer dans un engrenage sans fin avec des représailles (Karameh, l’assassinat de dirigeants palestiniens dans leur domicile à Beyrouth) qui va contrarier des tentatives de négociations et empêcher l’émergence de toute solution politique.

La lutte sans merci entre Israéliens et Palestiniens atteint son paroxysme avec la mort des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich ; les Israéliens munis des « feuilles rouges » [tooltips content= »Chaque assassinat ciblé est l’objet d’un ordre écrit du Premier ministre qui peut décider seul ou après avoir consulté les membres d’un comité restreint. Les « feuilles rouges » n’ont pas une durée illimitée et doive nt être revalidées à l’occasion d’un changement de Premier ministre. Ce formalisme juridique a failli entrainer la suppression d’une opération au dernier moment parce que le Premier ministre faisait la sieste !« ](4)[/tooltips] du Premier ministre, Mme Golda Meir, vont conduire une traque sans fin pour éliminer un à un tous les auteurs de la prise d’otages.

Islam radical, Iran, intifadas…

Une fois passé l’exploit d’Entebbe qui remonte le moral de l’État juif au plus bas après les carences et les pertes de la guerre du Kippour, le pays retrouve l’engrenage de la lutte contre les Palestiniens. D’action terroriste en représailles, de représailles en vengeance terroriste, Israël va s’engager progressivement, mais inéluctablement, dans le piège libanais. De l’opération Litani à la première guerre du Liban, Israël a emporté une victoire sur les Palestiniens en les contraignant à s’exiler à Tunis. Mais ils vont attiser la résistance des Chiites libanais soutenus par les Gardiens de la Révolution, et les attentats entrainent de telles victimes qu’Israël finit par quitter le pays aux cèdres après avoir essayé de préserver une zone de sécurité avec l’aide d’une milice chrétienne ; un bourbier d’une quinzaine d’années. 

Dans le même temps, Israël doit faire face à l’Intifada qui va trouver une conclusion avec les Accords d’Oslo. Mais le processus de paix va vite dérailler avec la multiplication des attentats, la mort du Premier ministre Yitshak Rabin et la seconde intifada. 

Au cours des vingt dernières années, Israël a été confronté à de nombreux défis : l’islam radical ; la volonté iranienne de se doter de l’arme nucléaire, de propager sa révolution de par le Proche orient et le monde, et surtout de détruire Israël ; le renforcement du Hezbollah malgré une seconde guerre du Liban ; la prise du pouvoir à Gaza par le Hamas qui attaque régulièrement les civils israéliens… Vous découvrez le début de l’utilisation des drones pour réaliser ces attentats ciblés. Une lutte sans fin ? Une guerre de cent ans avec le monde islamique ?

Confinés et cons finis


La France coupée en deux ?


Le moins qu’on puisse dire est que le drame du coronavirus aura au moins eu le mérite de mettre en avant nombre d’incuries françaises qui durent et perdurent au fil des années et que le fameux « nouveau monde » n’aura pas fait disparaître.

Charles Buzyn et Agnès Pasqua

Commençons par le commencement, lorsque le 21 janvier Agnès Buzyn a affirmé que « le risque d’introduction en France – du virus – est faible mais ne peut pas être exclu, d’autant qu’il y a des lignes directes avec Wuhan » (épicentre de l’épidémie à l’époque). Charles Pasqua, sors de ce corps ! Ce bis repetita du nuage de Tchernobyl s’arrêtant à la frontière française faute de visa pouvait amuser venant d’un ancien directeur commercial chez Ricard. Il est totalement pathétique venant d’un médecin. 

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Les choses commençaient bien mal et n’allaient pas s’améliorer, démontrant  l’impuissance voire même l’inconscience publique. Ainsi, comment a-t-on pu laisser venir à Lyon le 26 février, un mois plus tard, 3000 supporters de football venant du nord de l’Italie ? Pensait-on que les humains rentreraient et que les virus resteraient à la frontière en attendant le retour de leurs malheureux porteurs ? Ne savait-on pas déjà que l’épidémie empirait jour après jour de l’autre côté des Alpes ? Les mêmes qui ont laissé faire ça nous disent aujourd’hui, pour justifier le confinement, que les virus sont transportés par des humains. On est heureux d’apprendre qu’ils aient enfin compris ça…

Allo quoi, t’es ministre et tu mets pas de masque?

Et pour aller de Charybde en Scylla, quelle n’a pas été la surprise de la population d’apprendre, outre le gel hydroalcoolique, qu’il n’y a pas de masques, même pour nos soignants qui mettent leur peau en jeu tous les jours et qui ont déjà perdu cinq des leurs, ni pour le reste de la population, en particulier les professions qui travaillent encore et sont au contact de public. L’inénarrable Sibeth Ndiaye a d’ailleurs justifié le manque de masques en affirmant que « même en étant Ministre, on ne sait pas utiliser un masque » ! Nabilla archi-battue avec son « t’es une fille et t’as pas de shampooing » !

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Et on n’avait pas encore tout vu puisque, entre temps, Edouard Philippe avait annoncé aux Français le samedi 14 mars au soir qu’au nom de la lutte contre l’épidémie il fallait fermer tous les commerces non essentiels sine die mais, en même temps oblige, qu’il fallait impérativement aller voter le lendemain. Tout ça pour reporter deux jours plus tard le second tour des municipales à une date ultérieure non encore connue, même si a priori ce sera le 21 juin. Alfred Jarry sors de ce corps, bienvenue au Royaume du bon Père Ubu !

Confinement à géographie variable

Enfin pour que la fête soit complète, il fallait bien que les médias politiquement corrects y mettent du leur en mettant en cause le Professeur Raoult, une sommité de la médecine, qui a testé un traitement qui pourrait peut-être donner des résultats encourageants contre le COVID-19. On a ainsi pu voir avec consternation sur le service public de télévision Patrick Cohen donnant une leçon de virologie au Professeur Raoult. Au rythme où vont les choses, Franck Ribéry expliquera sous peu le VIH au Professeur Luc Montagnier, Prix Nobel de médecine, sur France 5 dans « C’est à vous ».

Pour conclure, le confinement qui devrait être total est devenu aux yeux des Français une vaste fumisterie quand on voit son absence de respect à Barbès ou à Saint-Denis comme l’a montré le journal suisse Le Temps, tandis qu’à Falaise la gendarmerie a verbalisé une famille qui rentrait des obsèques de sa mère et de sa grand-mère. Deux poids, deux mesures ! Il est devenu une telle plaisanterie que Muriel Penicaud s’est vantée d’avoir conclu un accord pour remettre les chantiers du BTP au travail puisque, c’est bien connu, les électriciens, maçons ou plaquistes ne peuvent pas être touchés ni transmettre le coronavirus.

Bref le pays est aujourd’hui vraiment coupé en deux avec d’un côté les confinés et de l’autre les cons finis…

Mes Mots du jour

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Julien Aubert: « Après le coronavirus, il faudra repenser la France »


Julien Aubert, député du Vaucluse, vient d’envoyer une lettre à l’Élysée, co-signée par six parlementaires (Valérie Boyer, Thibault Bazin, Bernard Brochant, Sébastien Meurant, Bérangère Poletti et Patrice Varchère) où il s’étonne poliment de la façon dont l’État se plie, au jour le jour, aux préconisations du Conseil scientifique qui apparemment remplace désormais en France l’exécutif ; de l’incapacité de notre pays à mettre en place un dépistage largement utilisé ailleurs — en Corée comme en Allemagne par exemple ; et des difficultés bien parisiennes pour valider le traitement à la chloroquine proposée par le professeur Didier Raoult. Il a bien voulu répondre, dans le prolongement de cette lettre, à quelques questions sur l’après-coronavirus, qui, compte-tenu des décisions actuelles, lui paraît chargé de menaces lourdes.


Jean-Paul Brighelli. La rivalité Paris-Marseille sur la gestion du coronavirus, est-ce une façon de rejouer en continu PSG-OM ?

Julien Aubert. Je crois, pour parler poliment, que les rivalités médicales et les conflits de personnalités n’ont pas aidé le dialogue et la coordination. Yves Lévy [immunologiste spécialiste du SIDA et accessoirement mari d’Agnès Buzyn, qui a fait classer la chloroquine il y a peu parmi les substances dangereuses] souhaitait récemment couper la tête de Didier Raoult — qui le lui rend bien. Vous avez là tous les ingrédients d’un polar complotiste que je vous suggère d’écrire.

Jean-Paul Brighelli. Vous regrettez dans votre courrier que nous ne testions pas les Français pour savoir qui est atteint ou non du coronavirus — ce qu’ont fait nombre de pays industrialisés, à commencer par l’Allemagne, avec des résultats spectaculaires (à peine une centaine de morts en Corée). Pourquoi est-ce impossible en France ?

Julien Aubert. Parce que nous avons bradé notre industrie ! Cela date de Jospin — l’idée que la France ne serait plus qu’un pays de « services ». Pour fabriquer des tests, nous manquons de réactifs. L’Allemagne, elle, a encore une industrie chimique — c’est une vieille tradition dans ce pays. C’est en cela que nous sommes devenus membres à part entière du Tiers-Monde !

Et pas uniquement au niveau médical ! Les Français s’aperçoivent qu’avoir bradé notre industrie à l’étranger — sous prétexte que les Chinois pourraient toujours nous approvisionner, une certitude qui a fait long feu ces dernières semaines — nous expose terriblement aux inconvénients que nous constations il y a peu en Afrique face à d’autres maladies épidémiques.

A lire aussi: Coronavirus: la Corée parvient à endiguer l’épidémie sans confinement

La première leçon à tirer de cet épisode tragique est qu’il faut réintroduire une vraie indépendance stratégique — et que si nous sommes « en guerre », comme le dit Macron, il faut concevoir la notion de stratégie au-delà du militaire. Un pays est un corps vivant. Il faut nous demander quelles fonctions vitales il nous faudra à l’avenir préserver et financer. Pour des économies dérisoires, nous avons bradé une expertise dont l’absence, aujourd’hui, nous coûte très cher. Bercy décidément calcule à très courte vue — alors que nous savons depuis De Gaulle que la France ne se gère pas à la corbeille !

Jean-Paul Brighelli. Il faudra donc récupérer une indépendance industrielle et financière… Pourquoi ne pas convoquer un nouveau Bretton-Woods pour remettre à plat l’ensemble du système international — européen tout au moins ?

Julien Aubert. Peut-être — mais ni Bercy ni Bruxelles ne se laisseront faire. Le schéma le plus probable, c’est que les eurocrates, désireux de relancer l’Europe après la crise, imagineront des eurobonds, afin de renforcer le fédéralisme.

Jean-Paul Brighelli. Alors qu’il faudrait peut-être prononcer un moratoire des dettes souveraines — voire leur effacement…

Julien Aubert. Il faut laisser la crise financière actuelle aller jusqu’au bout. C’est quand les marchés seront vraiment perdants que nous pourrons intervenir — par exemple en sauvant les établissements bancaires déficitaires, en contrepartie de l’effacement de tout ou partie de la dette. Par une prise de participation étatique dans les établissements bancaires stratégiques. Aujourd’hui, les banques veulent bien prêter de l’argent aux entreprises — mais à des taux parfois absurdement élevés. L’intervention massive de l’État permettrait de sauvegarder nos intérêts stratégiques — parce que la « guerre » ne s’arrêtera pas avec la victoire sur le virus !

Évidemment, ce sera compliqué par le fait que la Chine, qui pèse très lourd dans les dettes des États dont elle a acquis des pans entiers, ne consentira pas aisément à perdre beaucoup d’argent. Nous sommes au centre d’un conflit d’intérêts entre USA et Chine — à qui dominera le monde. Et il n’y aura pas de consensus non plus sans les États-Unis. D’où la nécessité de prendre le contrôle des banques dans la mesure où elles ont une importance stratégique.

Ce que la crise fait apparaître, c’est l’absence totale de…

>>> Lire la fin de cet entretien sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

L’homme est un virus pour l’homme

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Épisode 2: Je trinque


21 mars

Suite de la première partie

Rappel. 

Ce n’était pas un scoop, plutôt le sens du devoir qui m’avait poussée à prendre position, début mars, sur le coronavirus. Je recevais cinq fois, dix fois par jour des articles pleins de morgue, rédigés par des amis et des connaissances, surtout américains, me prévenant contre toute velléité de croyance en une soi-disant épidémie aux proportions historiques. Ça ricanait, ça se moquait des paranos hystériques et probablement de gauche, jamais à court d’informations gonflables fabriquées pour et par des médias menteurs. 

Il y avait alors, si je ne me trompe pas, un seul cas en France. Un Brit ayant transité par Singapour avant de prendre des vacances en famille en Savoie. Je tenais à boucler mon papier avant. Avant de savoir si la réalité me donnerait raison contre les fiers sceptiques.

La toux

Mais la toux est venue de but en blanc, dimanche le 8 mars. Et c’était moi la sceptique. Ne me dis pas que tu écris un papier sur le coronavirus et tu es contaminée aussitôt par voie d’ordinateur ! Tu t’épuises en débats futiles avec des relations 200% Trump et, pour prouver le bien fondé de tes arguments, tu deviens malade imaginaire ? Tout le monde parle du virus et c’est toi qui l’attrapes ? Comme l’anneau du manège ?

Une toux sèche  comme une obsession, qui tord les muscles de la poitrine. Les muscles, je me dis, pas les poumons. Cette douleur est musculaire. J’assume, j’assure. Je dîne comme si de rien n’était. Du saumon cru sur un lit de riz et de l’igname râpé, tout, sauf le poisson, d’importation directe du Japon. Mais ça n’a pas de goût, pas d’intérêt pour mon corps, qui se plie en crampes et tout doucement m’en débarrasse. Je finis la soirée en faisant des rots comme un clown de vulgarité. Douée d’une volonté d’acier trempé je décide d’encaisser la toux sans jamais en perdre la maîtrise. Pas de quintes. Pas de détresse respiratoire. 

Je me fais porter pâle

Lundi, le 9, je renonce à assister à la présentation de notre livre collectif, #JeSuisMila #JeSuisCharlie #NousSommesLaRépublique. Bien entendu, je n’ai pas le virus, mais ce n’est pas le moment de tousser en public. J’exagère ? Je me prive bêtement d’un petit plaisir en société, moi qui travaille seule, me défends seule… J’aurais bien voulu rencontrer des complices. Est-ce que j’ai peur de prendre le bus ? 

La toux, oui. Pas de frissons, pas de maux de tête, pas de courbatures. Le thermomètre électronique resté inerte depuis l’an dernier est mort pour rien. Pas de mini-pile au Monoprix. On achète un nouveau thermomètre, c’est lundi je pense. 37,9°. Je demande à Google qui me dit que la fièvre démarre à 38°. Ouf !

Je ne veux pas manger, rien n’a de goût, un petit bout de pain c’est déjà trop, je peux à peine avaler mon café, adoré en temps normal. Je traine, je dors, je regarde la télévision, je tousse. Un soir j’éternue, comme si j’avais un rhume. Ça dure une demi-heure. Et s’arrête net. Symptômes bizarres, sensation de non-être. J’ouvre le mail et le referme. Rien ne m’intéresse. Mais je vois que les pas-moi-parano ne se découragent pas.  

Tout est annulé, je ne rate rien… sauf le gala de l’OJE. Un délice. Hors de question de rester debout dans la petite foule sympathique pendant le cocktail, à forcer la voix, à tousser et encore à tousser pendant le dîner que je n’arriverai pas à manger.  Je transmets mes regrets et me couche. 

Amis, famille et amour me surveillent. Mon souci principal est de ne pas devenir diffuseur de fake news. Je balbutie des explications aux amis qui ne connaissent pas forcément mon dossier médical. Jamais malade, c’est pas la grippe, bizarre, pas vraiment fiévreuse, si ce n’est pas le virus, c’est quoi diable ? Jamais malade. Côté famille on finit par me faire comprendre que 37,7° même 37,5° c’est de la fièvre (on verra pourquoi plus loin). Je transmets des updates deux ou trois fois par jour. 

Mais il faut finir par savoir,  oui ou non. Demain je passerai le coup de fil qui s’impose. Grosse fatigue. Je dors pendant deux jours et deux nuits. Je parle enfin à mon médecin dévoué et fiable. J’ai honte de le déranger pour si peu. En effet,  il me dit, « Si je demande le test pour toi, on me rira au nez ». Tant mieux, mais comment me situer dans le réel ? Me réclamer indûment du coronavirus serait nuire gravement à ma réputation de témoin fiable de l’aube obscure du 21e siècle. Travestir cette expérience unique en « grippette » pour garder un semblant de réalisme serait lâche. 

Je décide de protéger à tout prix les poumons. Une nuit, avant de m’endormir, je respire lentement, calmement, profondément, longuement, en faisant attention de ne pas diriger un seul coronavirus vers ces précieux organes gonflables. Le lendemain matin, la toux est nichée juste derrière la voix. Je parle à peine, elle se tait, je force la voix, elle avance. La température baisse un peu, 37,5°. Pas de quintes de toux. Je le sais, si je me laisse aller, je m’étoufferai. C’est quoi l’équivalent, au niveau respiratoire, de marcher sur des œufs ?

Pendant ce temps, je ne peux pas écrire, à peine réfléchir. Je suis plus ou moins debout, jamais éveillée. Je flotte dans une réalité qui refuse de se préciser. Il aurait fallu mieux me protéger ? Fin février, début mars, le volet français de l’épidémie était encore virtuel. Je me suis lavé les mains comme il faut, je ne suis allée que deux fois au restaurant, j’ai pris le bus deux fois aller-retour… Et maintenant s’il s’avère que, contre toute logique, moi je tombe dans le décompte du jour, que dire à ceux que j’ai côtoyés et depuis quand ? Des vendeurs, des caissiers, le pharmacien, la gardienne, … c’est la honte ! Je préfère disparaître sans laisser de traces que de leur dire « c’est moi qui vous avais apporté le virus. » 

Les retrouvailles

Que dire de celui qui vit à mes côtés ? Revenu du Japon. Indemne. On désinfectait la maison, les vêtements, les chaussures. Nous, on sait faire. Pas comme les Chinois ! Il ne veut rien avouer pour le Diamond Princess. Ce n’est pas le moment d’insister. Il fait les courses, on partage l’espace, je ne transmets rien ? Encore un trou dans mon histoire. Sauf si…

Le retour du voyage annuel au Japon est toujours riche en délices. Cette fois-ci, c’est restreint. Tout de même, j’ai mangé, par politesse, le plat de tempura soigneusement emporté. On a jeté tous les sacs en plastique comme si le virus avait pu survivre au voyage. Cette année, exceptionnellement, il est resté sept semaines au lieu de trois, pour des raisons d’ordre administratif concernant la France.  J’avais peur qu’il soit rattrapé par l’épidémie avant de pouvoir rentrer, mais c’est le coronavirus qui est arrivé en France avant lui. 

La vie, la survie, la conquète, la recherche littéraire

Un jour, je me lève et j’ai faim. Tout cela est dérisoire par rapport à ce qui nous arrive, collectivement, aujourd’hui, mais ce jour-là, pour la première fois depuis le 8 mars, j’ai faim, je veux manger précisément un œuf sur le plat. Le jaune d’œuf se présente à mon esprit, savoureux, séduisant. La promesse est tenue. À midi, c’est pasta à la sauce tomate, des tomates fraîches de première qualité. L’appétit est revenu en même temps que la baisse de température. 36,8°. Je n’ai pas tout imaginé ! Je l’ai eu, je l’ai vaincu, je reprends des forces, ça remonte à 37,2° et baisse de nouveau, pour s’établir enfin à 36,3°, la normale pour moi. Soudain, je me reconnais. Dans mon for intérieur et dans le miroir.

Nous sommes depuis quelques jours, tous, en confinement. Il faut télécharger et remplir l’attestation avant de sortir. Brièvement. Dans un monde qui a perdu sa vitalité. Dans notre ville qui ne ressemble à rien. Ma petite histoire, trop simple pour mériter le détour, prend place dans l’irréalité qu’on partage pandémiquement aujourd’hui. Où sommes-nous, qu’est-ce qui nous arrive, dans quel registre peut-on assimiler cette histoire, la relier à notre avant et après ? C’est ce que je cherche. Le langage. Les images.

Pompéi. Je l’ai. C’est Pompéi. Nous sommes figés dans un Pompéi… froid.

A suivre…

Laissons les vivants enterrer les morts

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En application des décisions faisant l‘objet du discours d’Emmanuel Macron le 16 mars, il devenait interdit d’être présent aux funérailles de ses proches et de ses amis. Interpellé sur cette mesure draconienne Edouard Philippe déclarait le lendemain sur le JT de France 2 : «Ce que je vais dire est terrible à entendre, mais […] je vais répondre non. Nous devons limiter au maximum les déplacements. Même dans cette circonstance, nous ne devons pas déroger à la règle qui a été fixée». Et la civilisation dans tout cela ?


Ce soir, 23 mars, la rédaction de Causeur m’apprend que le gouvernement est revenu sur sa prescription. Vingt personnes peuvent donc participer à un enterrement. Certes, enterrer ses morts n’est pas une activité productrice, on peut donc l’interdire en même temps que l’on demande aux entreprises de tout faire pour poursuivre leurs activités, ce qui n’est pas toujours compatible avec le renformcement du « confinement ».

La nécessité fait loi. La vie doit l’emporter sur la mort. Même si pour d’autres raisons le conseil scientifique du gouvernement soutenait encore par la voix de son président, manifestement souffrant, que les masques et les tests dont on manque cruellement sont inutiles pour préserver la population, alors qu’ils ont fortement contribué à juguler l’épidémie en Corée du Sud. Et le 21 de ce mois Olivier Véran annonce la commande de 25 millions de masques à distribuer dans les semaines à venir pour les services les plus concernés, mais toujours pas pour les pékins.

Mais je referme cette parenthèse pour revenir à mon sujet : la place des morts pour les vivants.

« L’impensable » – je reprends ce terme à Jankélévitch – est au centre imparlable de ce qui vit et pense. On peut se détourner d’un cadavre, mais pas du mort ami ou ennemi qui porte en lui le reflet fugace de l’ipséité du court voyage des vivants.

Ne pas pouvoir participer aux funérailles d’un proche avec lequel nous avons une dette de vie est pire qu’une privation : un reniement forcé dont il est difficile de se défaire tant il fait obstacle au deuil.

Tant il fait obstacle à ce qui est donné, comme l’écrit le poète François Cheng, d’origine chinoise, superbement accompagné par les encres de Fabienne Verdier :

Ce qui est donné
C’est la promesse d’une vie
jamais remémorée
À reprendre entière
Ou à laisser

L’interdit, adoubé de « science », porté sur les funérailles méconnaît cette fonction essentielle pour l’humain face à la stupeur devant la mort. Et cette méconnaissance porte à croire qu’on va limiter l’épidémie par la mesure dérisoire d’une interdiction faite aux endeuillés, alors qu’il n’est pas si difficile d’appliquer aux cimetières les précautions en vigueur dans n’importe quelle « grande surface ».

Le gouvernement aurait-il profité de son confinement pour lire l’« Antigone » de Sophocle ? Il prendrait conscience de la fragilité d’une « raison d’État » confrontée au devoir sacré, non seulement d’ensevelir mais d’accompagner un mort jusqu’à sa sépulture. On connaît la fin tragique de Créon d’avoir voulu s’y opposer.

Emmanuel Macron n’aurait, en effet, rien à gagner à faire figure de nouveau Créon par le maintien d’une mesure dérisoire autant que cruelle.

Le Président de la République, maniant l’anaphore avec le talent qu’on lui connaît, s’est adoubé chef de guerre contre le virus. À ce titre, comme à celui que lui reconnaît la Constitution, il commande les armées. Au premier rang des troupes, les soignants. De bonnes paroles et des coups de chapeau aux professionnels de la santé ne suffisent pas à pourvoir ces derniers des armes indispensables pour mener le combat. Tout soignant, notamment dans les EHPAD, toujours dépourvus de masques, et qui n’en auront droit qu’au compte-goutte, sont donc les futurs « morts » en première ligne de cette « guerre ». Cinq médecins ont déjà payé de leur vie leur fidélité désarmée au serment d’Hippocrate.

Macron prendra-t-il alors pour modèle le légendaire Jacques Péricard auquel on prête d’avoir eu raison, en 1915, d’une contre-attaque allemande qui avait fauché la quasi-totalité de sa section, au cri de : « Debout les morts » ?

Un week-end au temps du confinement…


Un lundi comme un dimanche, le virus ne nous ménage pas, alors confinés pour confinés…


J’ai vu que beaucoup de journaux, de reportages tournaient autour du « premier week-end du confinement » et de l’angoisse et de la frustration qui pourraient apparaître à cette occasion. Le virus partage pourtant ce point commun, encore un, avec le capitalisme, qu’il ne connaît que le temps de la production et de la réplication à l’infini. On pourra se reporter au livre d’Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (La Fabrique) ou encore au chapitre 6 de La société du spectacle de Debord intitulé « Le temps spectaculaire ». Ils rappellent tous les deux que le capitalisme est aussi, depuis son apparition, un aménagement autoritaire du temps humain et que son ambition est de le contrôler dans les moindres aspects de notre vie, y compris quand il nous accorde, de plus en plus parcimonieusement depuis quelques années, ce qu’il appelle des « loisirs ».

À lire aussi, Guillaume Bigot: Coronavirus, il n’y aura plus de retour à la normale

Le virus, comme le capitalisme, n’a jamais aimé les samedi et les dimanche, quand les êtres humains pouvaient encore se retrouver ensemble autour d’une table, ou sur les terrains de sport, sur les bancs d’un stade ou sur une chaise longue à lire pendant des après-midi qui prenaient des allures d’éternité dans les parcs, dans les jardins, sur les plages. Voire de se retrouver pour discuter de la condition qui leur était faite et de s’organiser pour la changer.

Regret d’une illusion

Il y a quelque chose de tragi-comique à faire comme si cela présentait la moindre importance que nous soyons « en week-end » au temps du Covid-19. C’est oublier qu’avant le virus, déjà, nombre de travailleurs avaient perdu la jouissance du dimanche et que n’importe quelle grande métropole mondialisée montrait depuis longtemps déjà des week-ends qui ressemblaient à n’importe quelle autre journée de la semaine, dans le présent perpétuel de la production et de la consommation. Que beaucoup de gens, déjà, n’avaient plus de dimanche, comme les soignants, justement, ou les routiers arrêtés sur les aires d’autoroute ou encore ceux que les valets médiatiques du pouvoir insultaient à cause de leurs « régimes spéciaux » et qui pourtant leur permettaient en deux heures de TGV de rentrer le dimanche soir de leur résidence secondaire pour aller faire du bruit avec la bouche sur les plateaux d’infos continues.

À lire aussi, Philippe David: La principale victime du coronavirus? 30 ans d’idéologie dominante

C’est oublier aussi que confiné un lundi ou confiné un dimanche, c’est toujours être confiné et que regretter les week-ends d’autrefois, c’est regretter le rêve d’un temps libre qui, déjà, avait virtuellement cessé d’exister. Comme il semblerait, en plus, que la période que nous vivons, en favorisant le télétravail et l’isolement du télé travailleur préfigure la société rêvée par nos maîtres, il n’appartiendra qu’à nous, encore une fois, quand nous pourrons ressortir, de refuser violemment cet ordre mortifère, de dire non à ceux qui sont déjà, car l’occasion fait le larron, en train de réaménager le code du travail au nom de l’état d’urgence sanitaire.

Il faudra se battre, et pas seulement en (nous) applaudissant, mais en exigeant « le dimanche de la vie », utopie entrevue par Hegel quand il contemplait les joyeuses représentations de la peinture flamande de Breughel et quelques autres où l’on festoie dans un temps non plus libre, mais enfin réellement libéré.

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Mon séjour à l’hôpital Cochin

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Hospitalisée à l’hôpital Cochin, Sophie Bachat croyait avoir contracté le coronavirus. Si une autre pathologie lui a été diagnostiquée, elle tire son chapeau à tout le personnel soignant. Récit.


Le dimanche 15 mars, j’ai été transportée d’urgence à l’hôpital Cochin pour une suspicion de Covid-19. Je m’étais traînée toute la journée, mettant ma contrariété sur le compte de la fermeture des bistrots mais vers vingt heures tout s’accélère. Je me mets alors à trembler de fièvre, à tousser et surtout à paniquer. En dix minutes, je me retrouve dans une ambulance direction l’hôpital Cochin. J’avais omis de préciser au médecin du Samu que j’étais asthmatique donc à risques.

« Découvrez-vous ou je vous mets de la glace sur les cuisses! » 

Les urgences de Cochin sont calmes, sans clochard aviné, semi-agonisants sur des brancards ou enfants pleurant dans les bras de leurs mères. J’appris plus tard que j’avais été bien sûr dirigée vers le coin VIP du moment. Je suis immédiatement prise en charge, on me dit que ma fièvre est montée à 39. La valse des examens commence : prise de sang, scanner, et le fameux test, qui fera de moi une malheureuse élue ou pas. Le prélèvement dans le nez pour détecter la présence du Covid-19. Grelottant de fièvre, je me couvre avec mon manteau, un infirmier, furieux car je risque de faire encore monter ma température : « Madame découvrez-vous ou je vous mets de la glace sur les cuisses! » (à lire avec l’accent antillais). J’ai encore l’esprit assez mal tourné pour penser que cela fait dialogue de film érotique.

Le matin suivant, on me place dans une salle d’attente, toujours très calme, on m’abandonne devant BFM sur un écran géant flambant neuf. Une dame positive au Covid19  vient de se faire renvoyer chez elle, on lui dit de ne pas sortir et d’appeler si cela ne va pas. Avec angoisse, j’attends mon résultat..

NEGATIF ! Mais on me garde. Direction la médecine interne. L’ambulancière qui pousse mon brancard engage la conversation. Dans un excès de vanité certainement dû à ma fébrilité, je lui dis que j’écris pour Causeur. Elle me fusille du regard en pensant transporter une Mussolini en jupons.

De la morphine !

La chambre est immense, presque design et pour moi toute seule (je ne suis pas assez alerte pour comprendre qu’il s’agit d’un isolement). Les jours qui suivent passent dans l’hébétude.  Je n’ai jamais eu autant de prises de sang, de perfusions, d’examens divers et variés. Mes bras commencent à ressembler à ceux de Marianne Faithful en 69 « Here I lie on my hospital bed, tell me sister Morphine when are you coming round again ? » Je demande justement de la morphine un soir où mes maux de tête se font trop insupportables même avec la perfusion de paracétamol.

La fièvre ne baisse pas. Autour de 39-40 degrés, c’est la guerre dans mon organisme. Je regarde la télé jour et nuit et apprends ainsi que l’heure du confinement a sonné. Tous les programmes se mélangent dans mon esprit fiévreux. Stéphane Bern participe à Top Chef pendant que des stars de la télé réalité dégustent des betteraves revisitées déguisées en Eric Zemmour. Marianne passe de la morphine au LSD.

Le quatrième jour, démunis et inquiets, les médecins m’annoncent qu’on va me refaire un test Covid car les urgentistes pourraient s’être trompés, affluence et pression obligent. Tandis que je fonds en larmes, l’interne me rassure : même si le test était positif, je ne porterais qu’une forme bénigne du virus car je n’ai pas de difficultés respiratoires.

La dame qui chauffe

Le personnel soignant entre alors dans ma chambre déguisé en apiculteurs de l’espace. En fin de journée, l’interne fait irruption dans ma chambre : « Vous voyez je ne suis pas déguisée, c’est toujours négatif! ». Eurêka ! Cette deuxième exploration nasale a porté ses fruits ! Une bactérie atypique s’est logée dans mon organisme et provoque les mêmes symptômes que le Covid-19.  Un virus Canada Dry qui me vaut le surnom de « la dame qui chauffe ».

Le bon antibiotique fait son œuvre pour faire rapidement baisser la fièvre. Dans la bonne humeur au milieu de l’angoisse qui commence à jaillir partout, j’entends qu’il manque des seringues, qu’il faut libérer des lits, que la semaine à venir s’annonce compliquée. Mais cette bonne humeur est salvatrice. Gelaô et Thanatos. Gelaô (rire en grec) fait référence au soleil.

Alors merci. Merci aux pompiers, merci aux ambulanciers, merci à tout le personnel soignant, des médecins aux femmes de ménage. Merci pour votre gentillesse, votre attention, votre humour. Et surtout pour votre immense compétence. À l’heure qu’il est, personne ne sait où nous allons mais les Français peuvent vous faire confiance.

De la fracture sociale à l’heure du coronavirus


La crise sanitaire que nous rencontrons peut-elle nous sortir de « l’archipelisation française »?


Durant  le confinement, la fracture sociale continue. Si les gilets jaunes ne défilent plus dans la rue, si les grévistes ne bloquent plus les transports, si les protestations sectorielles n’agitent plus le débat public, la séparation politico-culturelle des classes sociales forme bien le substrat indépassable de la vie politique nationale. Le dernier sondage du JDD [tooltips content= »Sondage JDD/Ifop du 22/03/2020« ](1)[/tooltips] sur la perception des Français de l’action du gouvernement dans la crise du coronavirus,  souligne crument cette réalité : les catégories aisées sont les plus confiantes à l’égard du gouvernement, à un niveau très élevé de 72%, quand   51% des employés et 56% des ouvriers ne font pas confiance à l’exécutif. L’âge est aussi un facteur important de différenciation, les plus de 65 ans soutiennent très largement le pouvoir en place. 

Un vote culturel de classe

Cette fragmentation sociale du paysage national, paradoxalement, bloque les évolutions politiques du pays, alors qu’elle représente désormais l’épicentre de l’enjeu idéologique français. Le vote devient un vote culturel de classe qui tend à faire passer au second rang les convictions des citoyens. La conséquence la plus directe de cet état de fait est de contrecarrer l’émergence d’un puissant courant politique de droite qui répondrait « naturellement » à la droitisation idéologique des esprits : le succès des ouvrages d’Eric Zemmour en est un témoignage manifeste. La droite conservatrice qui se reconnait dans la talentueuse radicalité du journaliste polémiste, vote massivement pour des candidats « modérés », tant elle redoute d’être assimilée à une forme d’expression  « populiste ». 

A lire aussi: Julien Aubert: « Après le coronavirus, il faudra repenser la France »

Il n’y a pas que la fracture de l’économie qui sépare l’électorat conservateur de l’électorat populiste de droite, il y a d’abord et avant tout une question de style et d’image, c’est-à-dire  de classe, au sens bourdieusien  du terme. Il y a une peur panique, physiquement perceptible,  de l’électorat bourgeois d’être assimilé à un vote plébéien, quelle que soit, par ailleurs, la radicalité de ses convictions sur l’immigration, la sécurité  ou les questions sociétales, par exemple.  

Cette réalité est apparue en pleine lumière en 2017, à l’occasion de la victoire de Macron, où la France qui a voté le plus nettement pour le candidat du système – celle de l’ouest parisien et francilien et des provinces de l’ouest – est bien celle qui avait  fourni les gros bataillons de la Manif pour tous !

Une simple erreur de casting à l’issue d’une campagne présidentielle brouillée par les affaires du candidat de la droite ? Non. Les Européennes en mai dernier ont amené une réponse claire à cette question. La carte électorale et les études d’opinion ont montré que non seulement le vote catholique avait largement choisit Macron, mais que plus les électeurs se disaient catholiques pratiquants, plus ils avaient voté pour la liste de la majorité. Le vote de classe l’a emporté sur le vote des convictions éthiques. Le candidat « naturel » de la France traditionnelle, le très catholique et versaillais François-Xavier Bellamy, fut la principale victime de ce recentrage bourgeois, avec un mini score de 8,5% [tooltips content= »Selon un sondage Ifop/La Croix du 27 mai 2017, 43 % des pratiquants réguliers déclarent avoir voté LREM, et 20 % pour LR. »](2)[/tooltips].

La modération pour l’électorat bourgeois est finalement plus une question de style, qu’une question d’idée ; et sa contestation, quand elle existe, ne peut intégrer la violence du tragique qui fait fi des bonnes manières. Au fond, cet électorat est resté, au fil des décennies, intrinsèquement giscardien; l’homme dont l’arrogante modération donna les clefs du pouvoir à une gauche archaïque et sectaire, et dont Raymond Aron avait résumé la nature politique dans une formule décisive : celui « qui ne sait pas que l’histoire est tragique » !

L’archipel électoral

La droite française, comme la gauche, s’est délestée au  fil des décennies de son électorat populaire qui s’est largement replié dans l’abstentionnisme ou dans des votes marginalisés par le système. Elle a dilapidé, sans capacité de réaction, l’héritage de De Gaulle qui avait su, en son temps, rassembler l’électorat bourgeois conservateur et l’électorat populaire et patriote, sur la base d’une vision politique façonnée par le tragique de l’histoire. La France, comme sujet historique, pouvait rassembler alors des classes sociales qui avaient le sentiment de partager un destin commun, en dépit de la divergence de leurs intérêts.  Aucune force politique, en l’état, ne se montre apte à rassembler une majorité de Français au-delà de sa base sociologique étroite. Les dernières municipales – certes marquées par une situation exceptionnelle – ont montré la réalité d’un électorat « archipélisé » qui permet à des forces politiques rétrécies et déconsidérées de maintenir tant bien que mal leurs bastions traditionnels.     

A lire aussi, Jérôme Fourquet: Covid-19: « 83% des Français souhaitaient la fermeture immédiate des frontières »

Aujourd’hui, chaque force sociale, vote, défile et proteste de son côté, dans des combats qui ne franchissent pas le seuil critique qui permettrait de dégager une nouvelle alternative politique. Les gilets jaunes n’ont pas rallié la droite conservatrice qui ne s’est pas identifiée à une révolte populaire patriote, comme la gauche syndicale des grandes entreprises publiques a montré son impuissance à mobiliser les gros bataillons des salariés du privé. La Manif pour tous, de son côté, est condamnée à voir défiler ses troupes nombreuses dans l’indifférence générale d’un pays fragmenté qui ne trouve pas de dénominateur commun à ses révoltes, ni une force politique capable de les mettre en cohérence.

La tragédie du coronavirus qui s’est imposée sur le devant de la scène pour bousculer bien des certitudes établies, jouera-t-elle le rôle du cygne noir redouté qui, d’un coup, abat l’ancien monde vermoulu pour de nouvelles réalités politiques dont nous n’imaginons pas encore les contours ?

L'Archipel français: Naissance dune nation multiple et divisée

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Astérix et Obélix orphelins

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Le dessinateur Albert Uderzo chez lui, en 2013 © VILA -VSD/SIPA Numéro de reportage: 00698782_000009

Le dessinateur Albert Uderzo est décédé


Nos disparus méritent mieux qu’une comptabilité obscène, à l’éclairage souffreteux d’un point presse. Chaque soir, la colère monte d’un cran. L’entendez-vous mugir, à la tombée du jour ? Elle vient du Grand Est, des côteaux d’Ottrott, de l’atelier d’Ettore Bugatti, des flacons de vin rouge aux bolides bleutés, de la table à l’asphalte, ces terres à l’ombre dorée tremblent. Nous pensons à eux. Ce vent d’angoisse souffle jusqu’à l’intérieur de nos foyers. Rien ne l’arrêtera désormais. Notre pays gronde. Quand le chagrin et le désespoir se font la courte-échelle, c’est tout un peuple qui s’interroge sur le sens de l’État. Même dans la mort, nos élites ne savent pas garder la bonne distance. Ces gens-là sont dépassés. Il leur reste la communication, cette vieille baderne, comme seule arme de défense. Les guerriers nus de l’hôpital se souviendront de leur incurie. La faillite managériale et la culture de l’économat, autrement dit la poursuite effrénée du petit sou se paye comptant… en nombre de vies. Nous passons à la caisse enregistreuse. À l’inconséquence budgétaire qui étrangle notre système depuis vingt ans, s’ajoutent les impardonnables leçons de morale. Après la crise, après le deuil, dans plusieurs semaines, peut-être, des résolutions de l’An 01, de l’ère post-Covid-19, devront être envisagées. En ce moment, nos combattants de l’impossible, premiers de cordée de la réanimation, encaissent les coups, parent au plus pressé, bricolent avec les moyens du bord, font preuve d’une conscience professionnelle qui redonne fierté à toute une Nation. Il existe encore des citoyens debout qui ne chouinent pas et qui agissent au péril de leur existence. Nous autres, gens de lettres et commentateurs assis, sommes démunis et admiratifs. Nous les remercions humblement. Car, nous l’avons bien compris, nous manquons de tout, de masques, de tests, de respirateurs et de sens des responsabilités. Face au chaos en marche, nos gouvernants ont enfilé l’uniforme du garde-champêtre. Ils ont la manie de la contravention, la tique des impuissants. 

Manu Dibango et Albert Uderzo sont tombés dans la marmite quand ils étaient petits

Dans cette actualité désolante, nous apprenons la disparition de deux figures populaires : un dessinateur et un musicien. Un fils d’immigrés italiens de 92 ans au nez gascon et un géant camerounais de 86 ans au crâne lustré, deux serviteurs de la francophonie. Au crayon ou au saxo, ils auront œuvré, sans relâche, au rayonnement de leur art respectif. Albert Uderzo et Manu Dibango, deux destins, deux talents hors du commun, par l’entremise des cases et des notes, avec cette même tendresse en héritage qui rassure petits et grands. « La mort, c’est trop bête » titrait Jean Cau dans sa nécrologie de Coco Chanel, en 1971. 

Par réflexe sanitaire et besoin de réconfort, je me suis plongé dans ma collection d’Astérix. Et j’ai relu ce midi Le bouclier Arverne. Mon album datant de 1968, ses pages s’effeuillent comme une marguerite. Malgré sa décomposition avancée due à de trop nombreuses manipulations, il garde toute sa fraîcheur juvénile. Le dessin d’Uderzo, d’une permanence exemplaire, d’une rondeur dynamique qui n’était pas sans relation avec sa passion exclusive pour les Ferrari, se moque des majorités soumises. Ces images-là, m’auront accompagné, tout au long de ma vie, d’une rougeole barbaresque au confinement actuel. Qui peut en dire autant ? Sur qui, pouvons-nous nous appuyer pendant près de quarante ans ? Sans une trahison, sans une défaillance, sans un coup fourré, avec toujours l’assurance de ce rire innocent qui apaise au creux de la nuit. Je ne me lasse pas de cette introduction mythologique : « Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur ». Où êtes-vous, aujourd’hui, Astérix, Obélix et même toi, Idéfix ? Nous aurions tant besoin de votre potion magique. J’ai remis la main sur un numéro de Paris Match de l’année 1966 et cette photo montrant le couple « Goscinny et Uderzo » déguisé en Gaulois, avec casques, tresses et belles bacchantes, trinquant gaiement à la cervoise. Et cette légende : « René Goscinny, 39 ans et Albert Uderzo, 38 ans, tous deux passionnés d’histoire. Le premier écrit, l’autre dessine. Et un million d’Astérix a déjà été vendu en cinq ans ». Vous n’étiez qu’au début de votre conquête mondiale. 

Quant à toi, Manu, grâce à ton son mêlé, ton souffle salvateur et cette énergie qui fédère les peuples, tu auras traversé toutes les mers et bravé tant de tempêtes. Tu as ensorcelé la planète par ta soul unique, tu en avais le secret. On a bien essayé de piller tes harmonies, mais tu as résisté. Alors longtemps après vous, soyez-en convaincus, « Soul Makossa » et « Astérix » viendront calmer l’angoisse des Hommes. 

Un monde affolé qui bascule dans l’inconnu

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Le 19 mars, des pompiers munis de protections nettoient les rues à Téhéran en Iran, pour lutter contre le coronavirus © MORTEZA NIKOUBAZL/SIPA Numéro de reportage : 00950838_000006

La pandémie du coronavirus met en évidence les fragilités d’un monde interconnecté. Au vrai, ce géosystème chaotique est au bord d’un abîme que de vastes plans keynésiens élaborés en toute hâte auront du mal à combler.


La doxa anti-libérale dénonce l’austérité mais l’impécuniosité des dernières décennies limite les possibilités d’agir d’États lestés par le social-fiscalisme. Surtout, il n’y aura pas de Sainte-Alliance sanitaire faisant passer à l’arrière-plan les rivalités géopolitiques qui s’aggravent. Avec plusieurs foyers conflictuels sur ses frontières, l’Europe est particulièrement concernée. En toile de fond, la possible convergence de lignes dramaturgiques nous conduisant à une « singularité ». Au-delà des mesures de circonstance, il importe de comprendre ce qui advient.

L’expansion géographique du coronavirus bouleverse les nombreux pays atteints par ce qui l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie officiellement de « pandémie ». Nonobstant son redoutable pouvoir de contamination et les conséquences de ce virus sur des systèmes de santé menacés de thrombose, la disproportion entre le nombre des personnes atteintes et ses effets multiformes sont frappants. Le phénomène démontre que l’interconnexion des espaces géographiques et la densité des interdépendances font du monde un vaste géosystème chaotique. Est qualifié de chaotique un système sensible aux conditions initiales dans lequel les causes provoquent des effets hors de proportion. Il serait pourtant erroné de croire possible le retour à une fantasmatique autarcie primitive. D’une certaine manière, « nous sommes embarqués ».

Par ailleurs, le satisfecit français sur les vertus de l’État-providence et la possibilité d’une grande relance keynésienne laissent dubitatifs. Depuis 2008, nous n’avons pas su ou voulu reconstituer des marges de manœuvre financière. Enfin, il serait vain d’espérer la formation d’une Sainte-Alliance sanitaire faisant passer la lutte contre le virus avant les rivalités de puissance. Bref, les périls s’accumulent à l’horizon, ce qui fait redouter la possible convergence de différentes lignes dramaturgiques. Dès lors, ce pourrait être une descente aux enfers.

Si les conséquences du coronavirus ont alimenté les anticipations négatives à l’origine du krach boursier, celui-ci résulte de multiples causes dont les effets se cumulent. L’effondrement des cours du pétrole et l’incapacité des dirigeants occidentaux à agir de concert ont aussi leur part. Le sempiternel procès de « la finance » ou de la « mondialisation » ne sera pas à la hauteur des défis

En vérité, bien des observateurs redoutaient l’imminence d’un krach boursier. D’une part, nous étions à la fin d’une longue période de croissance et, si l’on en croit la théorie des cycles (le cycle Juglar en l’occurrence), la conjoncture finit inévitablement par se retourner. Dès avant le coronavirus, le FMI pointait les tendances à la récession. Aux États-Unis, première économie au monde, la perpétuation de la croissance reposait sur un important déficit provoquant une surchauffe économique, ce qui est toujours de mauvais augure. Par ailleurs, les batailles commerciales sur fond de rivalités géopolitiques, de part et d’autre du Pacifique comme au Moyen-Orient, laissaient craindre un choc exogène, irréductible à des facteurs économiques. Las ! C’est un virus qui fit office de déclencheur : « Petite cause, grands effets ». Comme de coutume, les demi-habiles incrimineront la finance. D’une part, le mécanisme de transmission est l’inverse de celui de 2008 : c’est le blocage de l’économie productive qui génère les anticipations négative des traders et fait plonger les marchés financiers. D’autre part, les soubresauts des grandes bourses mondiales puis leur premier plongeon ont été aggravés par le déclenchement entre la Russie et l’Arabie Saoudite d’une guerre des prix sur le marché du pétrole (krach pétrolier et boursier du lundi 9 mars 2020). Si l’attitude désinvolte et les maladresses de Donald Trump ont aggravé la crise, ce comportement erratique ne vient qu’ensuite. Au demeurant, bien des dirigeants européens ont aussi pratiqué le déni et n’ont guère manifesté d’esprit de concertation et de coordination. Il faut certes saluer l’intervention massive de la FED et de la BCE afin d’éviter l’effondrement total [tooltips content= »Au soir du mercredi 18 mars, la BCE a lancé un plan d’urgence baptisé « programme d’achat urgence pandémique » (ou PEPP) de 750 milliards d’euros, pour tenter de contenir les répercussions sur l’économie de la pandémie de coronavirus. Ce montant s’ajoute à un programme de rachat de 20 milliards d’euros par mois engagé depuis décembre 2019. Il faut aussi prendre en compte les 120 milliards d’euros déjà débloqués pour la crise du coronavirus, le 12 mars dernier. Trois jours avant le plan de la BCE, la Fed avait abaissé ses taux directeurs et annoncé l’achat de 500 milliards de dollars de bons du Trésor et de 200 milliards de dollars de titres hypothécaires (15 mars 2020). »](1)[/tooltips]. Cependant, les politiques d’expansion monétaire ne butent-elles pas sur leurs limites ?

La mondialisation est incriminée, encore faut-il savoir ce que l’on nomme ainsi. Ce processus séculaire est ramené à l’une des hypostases : la croissance du commerce, des échanges et de l’économie, à l’échelon global, au cours du dernier demi-siècle. Au vrai, la mondialisation commence avec les Grandes Découvertes, lorsque cette portion des terres émergées qu’est l’Europe partit à la conquête du monde. La mondialisation est d’abord ibérique. Très vite, Français, Anglais et Hollandais sont sur les talons des Portugais et des Espagnols. Au milieu du vingtième siècle, les États-Unis devinrent les dépositaires des pouvoirs historiques de l’Occident. Cela pour dire que ce processus est comparable à une dialectique hégélienne qui dépasse les individus. Elle ne relève pas d’une décision politique à un moment donné. Tels qu’ils sont décrits par Fernand Braudel, les mouvements de l’« économie-monde » enchaînent des cycles protectionnistes et libre-échangistes, voient se succéder guerres et hégémonies. Lorsque qu’après la crise de 1929, les dévaluations et les mesures protectionnistes firent dévier la mondialisation marchande, une guerre mondiale prit le relais. Dans une acception large, la mondialisation est l’un des noms donnés à l’Histoire universelle. La pensée-slogan peut bien dénoncer l’« ultra-libéralisme » ou « le règne de la marchandise », notre destinée est mondiale. A moins qu’il ne s’agisse d’une fatalité.

L’éloge de l’État-providence et des bienfaits de l’action publique dissimulent l’essentiel. Faute d’avoir su alléger la charge des dépenses, les hauts niveaux des déficits et d’endettement publics limiteront la latitude d’action des pays les plus impécunieux

A situation d’exception, pouvoirs et mesures d’exception : les pays développés à économie de marché doivent mobiliser des sommes colossales pour éviter le collapsus économique final. « Ce n’est pas le moment d’économiser », explique Jean-Pisani-Ferry[tooltips content= »Entretien publié dans Le Monde, 13 mars 2020. »](2)[/tooltips]. Au vu des déficits accumulés et de la montagne de dettes publiques dans la plupart des pays, il faudrait se demander si cela n’a jamais été le cas. D’aucuns parlent d’un « retour des États ». En prenant comme critère le poids des prélèvements obligatoires et de la dépense publique dans le PIB, les États n’ont pas brillé par leur absence. Ces chiffres sont très supérieurs à ceux des années 1960, cet âge d’or du keynésianisme, y compris dans les pays réputés les plus libéraux : 35% de prélèvements obligatoires aux États-Unis, près de 40% au Royaume-Uni. A la Belle Epoque, lorsque les États étaient centrés sur les fonctions régaliennes, ces taux s’étalaient sur une fourchette de 10 à 15% du PIB. Notons au passage que c’était l’âge d’or de la souveraineté nationale. En notre ère réputée « ultra-libérale », le montant sans équivalent historique des prélèvements obligatoires et de l’endettement public pèse sur l’économie et détermine pour partie son fonctionnement : c’est l’impécuniosité des États qui génère le marché de la dette, avec sa logistique financière. Ne mêlons pas causes et conséquences.

Peut-être n’y a-t-il pas d’alternative à une relance mondiale concertée. Il convient pourtant de s’inquiéter du fait que les banques centrales ont épuisé leurs réserves et les États surendettés n’ont plus guère de marge de manœuvre : comment financer ces plans de relance ? L’arithmétique serait-elle donc une simple convention qu’une décision politique pourrait modifier ? Une fois passé le gros de la crise de 2008, il eût fallu reconstituer réserves et marges de manœuvre. John Maynard Keynes ne disait pas autre chose : déficits en temps de crise, équilibre budgétaire en période de croissance (on recharge le fusil). Au-delà de la conjoncture, il semble urgent de s’interroger sur la thèse d’une stagnation séculaire, artificiellement et temporairement contrariée par la mise sous stéroïdes de l’économie mondiale[tooltips content= »L’hypothèse de la « stagnation séculaire » a été une première fois introduite par Alvin Hansen, dans un discours prononcé en 1938, et reprise dans un texte publié l’année suivante (A. Hansen, « Economic Progress and Declining Population Growth », American Economic Review, Vol. 29 (1), pp. 1-15). Elle renvoie à un régime économique de croissance faible et de sous-emploi, également caractérisé par une inflation faible, voire par un phénomène de désinflation. Après la crise de 2008, cette hypothèse a été reprise par Lawrence H. Summers (L. H. Summers, « U.S. Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis, and the Zero Lower Bound », Business Economics, Vol. 49, n°2), du fait de la relative faiblesse de la croissance économique, aux États-Unis comme dans la zone euro, elle nourrit le débat économique. »](3)[/tooltips]. Il est vrai qu’un tel avenir aurait des conséquences gravissimes sur des régimes politiques modernes dont la formule de légitimité, purement immanente, repose sur les seuls succès technico-économiques. Il ne faut pas mépriser les biens que l’on possède, et nous pourrions regretter un jour les aménités de cette civilisation marchande et technicienne. Il n’en importe pas moins de prendre la mesure de la catastrophe, de scruter l’horizon et d’anticiper l’avenir. Autant que faire se peut.

Dans le registre du « vivre ensemble », préciosités et mignardises sur la solidarité de « toutes et tous » et le « faire nation » ne sont plus de saison. Ils dissimulent mal l’état réel de sociétés post-modernes atomisées et épuisées. L’improbabilité d’une thérapeutique par le haut n’interdit pas de formuler un diagnostic sur notre modernité tardive

Dans leur adresse à la nation, on comprend certes la volonté des dirigeants de ne pas provoquer d’effet de panique et d’en appeler au respect d’un certain nombre de comportements civiques. Un paradoxe toutefois : la solidarité de « toutes et tous » consiste essentiellement à se barricader chez soi et à s’abstenir de tout contact extérieur : « moralia minimalia ». Par ailleurs, faut-il céder à la « câlinothérapie », segmenter la population pour remercier de manière particulière les agents publics et additionner les tics de langage ? Songeons à l’amiral Nelson lors de la bataille de Trafalgar : « L’Angleterre attend de chacun d’entre vous qu’il fasse son devoir ». Surtout, cette langue de coton ne saurait occulter l’état réel de notre « modernité tardive ». Sur ce point, la lecture du dernier ouvrage d’Hugues Lagrange, sur les « maladies du bonheur », s’impose[tooltips content= »Hugues Lagrange, Les maladies du bonheur, PUF, 2020″](4)[/tooltips]. Brassant et analysant de multiples données, le sociologue dresse un tableau clinique de l’humanité post-moderne (il parle d’« homme moderne »). Affectée de multiples troubles mentaux et comportementaux, cette humanité est victime de l’anxiété et de la dépression, de l’alcoolisme et de la drogue. Désinstitutionnalisé et privé de forme stable d’appartenance, l’« homme moderne » souffre de la solitude et de l’angoisse.

Comment ne pas songer au « dernier homme » de Nietzsche qui, clignant de l’œil, s’écrie : « Nous avons inventé le bonheur » ? Hélas, le philosophe de Sils-Maria nous a prophétisé deux siècles de nihilisme : le compte n’y est pas. Hugues Lagrange explique qu’il faudrait « réinstituer l’homme » et lui ouvrir un destin au sein d’une « société décente ». Gardons-nous de croire que le « retour des États » suffira à la tâche. En guise de réponse à des maux de civilisation, se donner pour but la construction d’un « kolkhoze fleuri » [tooltips content= »Voir Jean Gabin dans Le cave se rebiffe, film de Gilles Grangier (1961). »](5)[/tooltips] (fût-il peint en bleu, blanc, rouge), serait illusoire. Tout au plus faudrait-il exiger de l’État qu’il cesse d’entériner et de consacrer la tyrannie de minorités qui prétendent imposer leurs mœurs et les transformer en règles de droit.

On ne saurait pourtant ignorer que ces demandes viennent d’une partie de la société elle-même, le plus grand nombre manifestant l’indifférence pour autant que cela n’ait pas d’impact économique direct sur leur situation. L’idée d’un « bloc populaire » demeuré sain, futur « sujet historique » appelé à se dresser contre un « pôle élitaire » composé d’« anywhere » est illusoire. A moins que ce ne soit un mensonge manié par des gens qui se voient comme une « élite de remplacement » (Vilfredo Pareto) appelée à diriger les nations occidentales en s’appuyant sur les masses – selon la rengaine du « moment populiste » à venir.

Il serait erroné de penser que la situation sanitaire pourrait suspendre les rivalités de puissance. Le cas de la Chine populaire, dirigée par un parti-État aux ambitions totalitaires, en témoigne. Loin de battre sa coulpe et de reconnaître les fautes commises au départ de l’épidémie chinoise, Pékin passe à l’offensive

Certes, bien des gouvernements auront fait preuve d’une négligence fâcheuse, voire coupable : « Humain trop humain ». Dans le cas de la Chine populaire, il pourrait s’agir d’un mensonge éhonté et d’une dissimulation volontaire, jusqu’à ce que le phénomène dépasse les dirigeants néo-maoïstes et leurs exécutants. S’en étonnera-t-on ? La Chine est sous la coupe d’un régime idéologique qui, loin de s’adoucir au contact de la modernité occidentale, s’est durci. L’idéologie est fondée sur une parole fausse ; son nom métaphysique est le mensonge, comme l’a soutenu Alexandre Soljenitsyne. On ne saurait en effet ignorer le cas de ce médecin chinois de Wuhan qui a rapidement alerté les pouvoirs publics, a été persécuté pour mourir ensuite du virus. De façon éhontée, Pékin se pose désormais en parangon de vertu, arguant de sa politique de confinement et de lutte massive contre la propagation du virus. Après avoir reçu de l’étranger des millions de masques au plus fort de l’épidémie, dans la région de Wuhan et ailleurs, le régime chinois mène une « diplomatie du masque » au moyen de livraisons ostentatoires aux pays contaminés par la suite. Sans pudeur aucune ni sens de la vérité, il administre des leçons de « gestion de crise ». Le Département de la propagande du Parti annonce la publication prochaine d’un livre intitulé Da guo zhan yi, soit La grande puissance combat l’épidémie.

Pour détourner l’attention du « virus de Wuhan », le pouvoir local n’hésite pas à reprendre des mensonges sur l’origine américaine de cette épidémie depuis devenue pandémie. Signifiée le 18 mars 2020, l’expulsion de journalistes américains du New York Times, du Wall Street Journal et du Washington Post marque une nouvelle étape dans le conflit sino-américain. D’un point de vue européen, l’excessive dépendance à l’industrie chinoise ne pourra plus être ignorée. Mouvement long de l’histoire décrit par Fernand Braudel[tooltips content= »Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 1977. »](6)[/tooltips], et ce bien avant les représentants de l’histoire interconnectée, la mondialisation ne connaîtra pas d’arrêt durable : qu’est-elle d’autre sinon l’arraisonnement du monde par la technique ? En revanche, la sino-mondialisation n’est plus tenable[tooltips content= »Voir Emmanuel Dubois de Prisque et avec Sophie Boisseau du Rocher, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Odile Jacob, 2019″](7)[/tooltips]. L’expérience des faits et la réponse spontanée des producteurs aux signaux du marché (pénuries, retards et surcoûts) devraient entraîner le redéploiement des activités afin d’assurer la sécurité des approvisionnements et donc des pays européens. Si besoin est, des incitations publiques devront aller en ce sens. Déjà, il appartient aux États de reconsidérer le dossier « Huawei » et les précautions à prendre en matière de 5G.

Les rivalités de puissance se renforcent et le sacrifice par la Russie de l’« OPEP+ » et de son entente avec l’Arabie Saoudite en matière de pétrole, en témoigne. La nouvelle guerre froide s’étend au domaine énergétique, quitte à saborder le niveau des prix et à mettre à mal les relations entre Moscou et Riyad

Il n’y aura donc pas de Sainte-Alliance sanitaire pour mettre entre parenthèses les conflits et rivalités de puissance entre les nations. Si besoin était, le conflit entre la Russie et l’Arabie Saoudite autour de la production de pétrole et la liquidation de l’« OPEP+ », sur fond de pandémie et de dégringolade des marchés, en sont la preuve. En 2016, la Russie et l’Arabie Saoudite, principal producteur pétrolier de l’OPEP, ont passé un accord visant à réduire la production et à faire remonter les cours. Cette alliance commerciale est désignée par le terme d’« OPEP+ ». Elle a volé en éclats. Pourquoi ? Le coronavirus paralysant l’activité économique, le prix du pétrole baissait depuis plusieurs semaines. Les discussions autour de nouveaux quotas ont échoué le vendredi 6 mars 2020, Riyad ne parvenant pas à convaincre Moscou du bien-fondé d’une telle décision.

Aussi l’Arabie Saoudite a-t-elle décidé d’augmenter sa production pétrolière et de baisser ses prix, un choc sans précédent depuis la guerre du Golfe (1991) suivant cet échec. Simple différend commercial ? Selon la presse russe, la décision du Kremlin aurait été prise à la demande d’Igor Setchine, président de Rosneft, qui depuis longtemps voit dans l’« OPEP+ » une « menace stratégique » (les autres compagnies pétrolières voulaient maintenir cette alliance commerciale).

Selon Alexandre Dynkine, président de l’IMEMO[tooltips content= »IMEMO : Institut de l’économie mondiale et des relations internationales. Fondé en 1956, l’IMEMO est situé à Moscou. Il est principalement dédié à l’étude des politiques menées par les États occidentaux et l’ensemble des pays développés. L’objectif est d’envisager et d’analyser les tendances mondiales à l’œuvre dans divers champs, du point de vue la Russie et de ses intérêts nationaux. L’IMEMO organise notamment les « Primakov Readings », une réunion d’experts, de diplomates et de « décideurs » mondiaux. »](8)[/tooltips], « le Kremlin a décidé de sacrifier l’accord OPEP + pour stopper la production de gaz de schiste aux États-Unis et les punir pour Nord Stream 2 ». La décision est politique et s’inscrit dans le contexte de nouvelle guerre froide. Au-delà de la rupture du lien spécial avec l’Arabie Saoudite, dont le rôle en Syrie n’est plus important, la cible visée par le Kremlin est donc américaine. Ce faisant, le brusque contre-choc pétrolier est venu aggraver la situation économique mondiale. Ajoutons que le profit que le consommateur pourra tirer d’une baisse des prix sera largement dépassé par les effets négatifs de ce marasme économique.

Schématiquement, la Russie compte sur le caractère frustre de son économie (une « économie de cafard », tendue vers la survie) et le contrôle social de la population pour traverser des difficultés économiques qui affecteraient principalement les pays libres et développés. Gageons qu’il se trouvera bien des idéologues en Occident pour vanter la performance et expliquer que la pénurie constituerait la réponse à la misère morale et spirituelle de l’« homme moderne ». Et l’« écologie fondamentale » a désormais son pendant droitier, une forme de national-bolchévisme mâtinée de survivalisme.

A l’avenir, les frontières est et sud-est de l’Europe demeureront sous tension. Sur l’axe Baltique-mer Noire, le conflit russo-ukrainien est toujours ouvert et sanglant. Le jour venu, ce « conflit de basse intensité » pourrait monter en puissance. Au sud-est, Ankara instrumentalise les flux migratoires pour exercer des pressions sur l’Europe. Un chantage inacceptable qui ne dissimulera pas le problème géopolitique de fond

Interrogée par Le Monde, le ministre suédois des Affaires étrangères, Ann Linde, rappelle que le conflit au Donbass demeure actif : « Sur les 420 kilomètres de ligne de contact, il n’existe seulement cinq points de passage […]. Rien qu’en janvier et février, 35 militaires ont été tués dans une zone où il y a eu un désengagement : c’est bien un théâtre militaire actif » [tooltips content= »Ann Linde, « Sur l’Ukraine, « la position russe n’a pas évolué d’un millimètre » », Le Monde, 11 mars 2019″](9)[/tooltips]. En Ukraine comme en Moldavie et en Géorgie, ce type de conflit installe dans les esprits l’idée d’un inéluctable démembrement de l’État qui en est la victime. Il constitue également un levier d’action qui, en usant du pseudo-État crée par l’occupant et ses « proxies », peut exercer des pressions sur Kiev, Chisinau ou Tbilissi. Surtout, c’est une base de départ pour une opération armée plus vaste, lorsque les circonstances seront jugées favorables. Aussi ne faut-il rien exclure. Dans l’immédiat, force est de constater que la doctrine russe d’Emmanuel Macron (le « dialogue sans naïveté ») n’a rien produit[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Trois mots sur la nouvelle doctrine russe d’Emmanuel Macron », Boulevard extérieur, 3 septembre 2019″](10)[/tooltips]. Les échanges de prisonniers entre Kiev et Moscou ont d’abord permis à la Russie de récupérer un personnage dont le témoignage aurait été fort utile à l’enquête sur les responsables du tir sur le vol MH-17, le 17 juillet 2014, au-dessus du Donbass (le procès est en cours, au tribunal de Schiphol, près d’Amsterdam)[tooltips content= »Le 17 juillet 2014, un Boeing 777 décolle de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol pour Kuala-Lumpur (Malaisie) avec 298 personnes à bord dont 196 Néerlandais. Le vol MH17 (Malaysian Airlines 17) est ensuite abattu par un Buk, missile anti-aérien de conception soviétique, au-dessus du Donbass où l’armée ukrainienne affronte les milices séparatistes pro-russes. Le drame est suivi d’une opération de désinformation avec force scenarii et fausses nouvelles visant à innocenter la Russie et ses forces par procuration. »](11)[/tooltips].

L’échec de la doctrine russe d’Emmanuel Macron est également patent en Syrie, plus particulièrement à Idlib. Depuis décembre 2019, l’action combinée de Damas et de ses alliés russo-iraniens ont jeté 900 000 personnes sur les routes, cette masse mettant en péril la frontière turco-syrienne. De fait, Recep T. Erdogan instrumentalise ces flux pour exercer un chantage à l’encontre de l’Europe. Au vrai, il ne s’agit pas seulement pour Ankara d’obtenir une aide financière plus importante [tooltips content= »Les responsables turcs reprochent aussi à l’Union européenne de ne pas avoir respecté plusieurs dispositions de l’accord migratoire signé en mars 2016 avec Bruxelles, notamment la promesse de libéralisation des visas à l’endroit des ressortissants turcs et la modernisation de l’accord d’Union douanière. Ces questions sont traitées par la Commission européenne, sous le contrôle des États membres de l’Union européenne. »](12)[/tooltips] mais d’avoir le soutien des autres pays membres de l’OTAN dans la mise en place d’une zone de sécurité en avant des frontières turques avec la Syrie. Alors que la Russie bloque au Conseil de sécurité l’ouverture de corridors humanitaires qui permettrait de soulager la population concentrée à Idlib, il y a bien des convergences turco-européennes sur cette question. Le constat fera hurler les poutinophiles, mais ces derniers sont beaucoup moins promptes à stigmatiser leur « homme fort » lorsque celui-ci parvient à s’entendre avec Recep T. Erdogan (S-400, Turkstream, cessez-le-feu, partage des mêmes éléments de langage anti-occidentaux). Cela dit et malgré l’importance géostratégique de la Turquie, il est évident que l’on ne saurait faire confiance à Recep T. Erdogan. L’alliance demeure mais elle devient transactionnelle, et les pays européens auront à utiliser leurs quelques cartes pour instaurer un rapport de force favorable à une future négociation. A défaut d’un accord solide sur les questions migratoires, l’accès des biens industriels turcs au marché unique pourrait être remis en cause[tooltips content= »Jean-Thomas Lesueur, « Migrants : répondre au chantage d’Erdogan », Institut Thomas More, 17 mars 2020″](13)[/tooltips].

Au Moyen-Orient et dans le golfe Arabo-Persique, rien n’est réglé ni même reporté. La population iranienne peut bien souffrir de la pandémie, le Guide suprême et les Gardiens de la Révolution resserrent leur emprise sur le pays, et les milices panchiites poussent les feux en Irak. Au péril d’une nouvelle escalade

Après les provocations iraniennes qui ont conduit à l’élimination par les États-Unis du général Soleimani, on eût voulu croire possible un retour au calme. Donald Trump a préféré ignorer les représailles iraniennes sur une base américaine en Irak qui ont pourtant fait de nombreux blessés (opération « Shahid Soleimani », 8 janvier 2020). Le même jour, un Boeing de l’Ukraine International Airlines aura été abattu par la défense anti-aérienne iranienne. Il se trouve certainement des partisans d’une politique de complaisance à l’égard du régime chiite-iranien pour espérer une « désescalade » durable. Une approche comptable des relations internationales et des rapports de puissance aime aussi à privilégier la comparaison des PIB américain et iranien ainsi que des dépenses militaires, l’idée directrice étant de montrer qu’un État aussi insignifiant ne saurait constituer une réelle menace. A ce compte, la gravité de l’épidémie de Coronavirus en Iran irait dans le sens de l’apaisement et de la stabilisation. Considérée comme « un complot de l’ennemi », elle s’est abattue sur la population. Plus qu’ailleurs, les autorités sanitaires sont débordées, d’autant plus que le fait a été nié par les plus hauts dirigeants du pays. Un médecin de Téhéran résume la situation : « Le message était clair : pas de coronavirus avant les élections » [tooltips content= »Ghazal Golshiri et Allan Kaval, « En Iran, l’épidémie de coronavirus révèle l’incurie des autorités », Le Monde, 4 mars 2020″](14)[/tooltips]. Depuis, le chaos sanitaire iranien s’accroît au péril des pays voisins et des territoires traversés par l’axe chiite. Quelles conséquences en Syrie où la moitié de la population a été déplacée ?

Pourtant, bien des éléments montrent que la volonté de puissance et l’agressivité du régime irano-chiite demeurent inentamés[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Sur l’Iran, l’escalade militaire et le désarroi européen », Boulevard extérieur, 7 janvier 2020″](15)[/tooltips]. Le 21 février 2020, les législatives iraniennes ont fait tomber le décor Potemkine qui prétend dissimuler la réalité politique et idéologique dudit régime. Déjà, le clivage entre « opportunistes » (les prétendus « modérés ») et « durs » (les « conservateurs ») reposait non pas sur les fins mais sur le rythme et les moyens, sans parler des rivalités portant sur l’accès aux rentes et ressources d’une économie sous contrôle politique. Désormais, ce sont les « trotskystes » de l’islamisme chiite qui contrôlent le Parlement. Au sommet, le Guide suprême, les Pasdarans tenant lieu de colonne vertébrale du régime. La résolution de 2015 sur la limitation du programme balistique est allègrement violée et il ne reste quasiment rien du dispositif d’encadrement du nucléaire iranien[tooltips content= »Le 3 mars 2020, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Mariano Grossi, a confirmé au président français, Emmanuel Macron, l’irrespect par l’Iran de ses engagements nucléaires. Téhéran a multiplié par trois le stock d’uranium enrichi. Dès le 14 janvier, Paris, Londres et Berlin (l’E3) ont annoncé l’activation du mécanisme de règlement des différends »](16)[/tooltips].

En Irak, les milices panchiite au service de Téhéran harcèlent les troupes américaines avec pour objectif le départ des forces de la coalition, ce qui achèverait le phagocytage de ce pays et ouvrirait la possibilité d’évincer les Occidentaux de la région (objectif partagé avec la Russie). Le 11 mars, des roquettes Katioucha se sont abattues sur la base de Taji, tuant deux soldats américains et un soldat britannique. Quelques heures plus tard, l’aviation américaine bombardait la base d’une milice panchiite en Irak (une trentaine de morts). Le 14 mars, deux nouvelles roquettes visaient la base de la coalition internationale. Une certitude : le coronavirus ne nous préservera pas d’une nouvelle escalade entre Méditerranée et Golfe Arabo-Persique ou dans le détroit d’Ormuz[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « La stratégie de déstabilisation menée par l’Iran qui pourrait conduire à la guerre », Huffpost, 5 août 2019″](17)[/tooltips].

En Libye, sur les rivages africains de la Méditerranée, la désunion occidentale, l’irrésolution européenne et l’incapacité à déployer des troupes, afin de disposer d’un levier sur ce théâtre, ont causé un vide géopolitique comblé par la Russie dans un premier temps, la Turquie ensuite. Le scénario d’une « nouvelle Syrie » aurait de graves conséquences en Europe

En Libye, sur le flanc sud de l’Europe, la situation s’aggrave. Malgré la conférence de Berlin du 19 janvier 2020, en appui à la médiation de l’ONU, la négociation d’un accord de cessez-le feu, préalable à une réconciliation politique nationale, a échoué. Envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé a démissionné le 3 mars dernier. Sur place, la Russie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats-Unis soutiennent le maréchal Khalifa Haftar, chef de la Cyrénaïque qui tente depuis le printemps 2019 de prendre Tripoli. Des mercenaires russes de la compagnie Wagner sont à pied d’œuvre et matérialisent le soutien de Moscou. Khalifa Haftar recrute aussi sur le continent, notamment au Soudan. Depuis le Golfe et l’Égypte, matériels et équipements sont livrés à son armée. A la tête du seul gouvernement reconnu par l’ONU, Fayez el-Sarraj est soutenu par la Turquie et le Qatar. C’est bien après la Russie, il faut le concéder, que la Turquie s’est activement engagée. Le 27 novembre 2019, Ankara et Tripoli signent un accord de sécurité ainsi qu’un accord de délimitation des domaines maritimes respectifs en Méditerranée orientale, au grand dam des pays voisins (Grèce, Chypre et Egypte). Recep. T. Erdogan expédie ensuite des conseillers militaires turcs ainsi que des mercenaires recrutés parmi les milices syriennes que la Turquie finance et équipe. En retour, un axe Haftar-Assad se dessine, avec l’envoi d’une délégation du gouvernement de Benghazi en Syrie et l’ouverture d’une ambassade (3 mars 2020). Esquissé dès 2018, cet axe est soutenu par la Russie qui recrute également des mercenaires syriens destinés à se battre sur le front libyen. Aussi la Libye est-elle en passe de se transformer en « nouvelle Syrie », avec de graves conséquences pour l’Europe, tant sur le plan énergétique que migratoire. La Russie comme la Turquie pourraient user de ces moyens de pression.

L’impuissance européenne est frappante, la France et l’Italie ne parvenant pas à s’entendre, ce qui exclut toute action collective des Vingt-Sept (n’incriminons par l’Union européenne en tant que telle). L’Italie argue de son rôle historique en Libye et fait prévaloir l’objectif de contrôle des flux migratoires. Elle privilégie ses liens avec le gouvernement de Tripoli (Fayez el-Sarraj). Il faut y ajouter la forte présence du groupe ENI dans le pétrole libyen. Initialement, la France soutenait Khalifa Haftar dans son action contre diverses milices islamistes. L’anti-terrorisme et ses objectifs tactiques l’ont emporté sur une vision d’ensemble de la situation libyenne. Depuis, le Khalifa Haftar s’est autonomisé, en s’appuyant sur des alliés plus entreprenants, et il a lancé la « bataille de Tripoli ». Disons-le : Khalifa Haftar s’est joué de la France et n’a pas respecté les engagements pris à La Celle-Saint-Cloud (juillet 2017), puis à Paris (mai 2018). La rencontre du 9 mars dernier, à l’invitation d’Emmanuel Macron, n’a rien donné de plus. Du côté français, l’idée était qu’un « homme fort » de ce type pourrait contribuer à la stabilité du Sahel. Mais faut-il mettre en péril la situation en Méditerranée pour préserver l’hinterland africain ? Il est à craindre par ailleurs que le possible déplacement de l’épicentre du coronavirus vers l’Afrique, encore à l’écart semble-t-il, ne bouleverse la situation en Afrique subsaharienne. Cette pandémie devrait y trouver un nouveau terrain d’expansion.

En toile de fond de cette crise globale, la « précipitation », au sens chimique du terme, d’enjeux territoriaux, écologiques, démographiques et identitaires est plus inquiétante encore. La convergence de lignes dramaturgiques se précise avec en perspective une « singularité »

Il faut ici rendre hommage à un livre remarquable écrit en 2004 par Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces. Dans son prologue, il écrivait : « Dans tout système complexe, de très nombreux éléments interagissent les uns avec les autres. Souvent l’évolution crée une force qui s’oppose à elle-même ; la résultante est alors une oscillation ou un amortissement, c’est-à-dire un arrêt. Ce mécanisme, appelé contre-réaction ou boucle fermée, aboutit à un équilibre où les paramètres qui décrivent l’état des choses s’écartent peu des valeurs moyennes. Si au contraire l’évolution crée une force qui s’exerce dans son propre sens, il en résulte une croissance qui s’accélère dans le temps. Ce mécanisme-là, dite de réaction positive ou de boucle ouverte, cause la destruction du système, si un agent extérieur n’intervient pas » [tooltips content= »Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004″](18)[/tooltips]. Nous en serions là. Le moteur de l’Histoire de cette expansion réside dans le formidable progrès des sciences et de techniques, de l’électronique et de l’information, une force démesurée qui a bâti un « réseau de réseaux » dont la puissance de calcul de nos smartphones individuels nous donne une faible idée. L’humanité fonctionne en boucle ouverte, ce qui conduirait à une « divergence » : pour dire les choses plus concrètement, une possible grande catastrophe qui dépasserait l’ampleur de la Peste noire et d’événements comparables dans l’histoire de l’humanité.

Trois lignes dramaturgiques convergent formant ainsi une menace globale : la prolifération des armes balistiques et de destruction massive qui, en deux ou trois décennies, s’est accélérée (on pense notamment à l’Iran et à la Corée du Nord pour les armes nucléaires) ; les déséquilibres de la biosphère et les épidémies à venir qui en résulteront ; les désastres naturels. « La synergie des trois fléaux, les guerres, les épidémies et les désastres naturels, risque d’engendrer une singularité qui ne serait pas le triomphe d’une super-intelligence, mais constituerait au contraire le coup d’arrêt donné par la biosphère à son bourreau ». Et notre auteur de citer Pascal : « Chacun sait qu’il doit mourir mais il ne le croit pas ». Tout au plus s’agira-t-il de survivre un temps. A la différence des États-Unis, les pays européens ont préféré, individuellement et collectivement, conduire une politique de jouissance plutôt qu’une politique de puissance. Décrochée des États-Unis et, bientôt, de la Chine populaire, l’Europe l’est également des pays en développement sur le plan de la démographie. L’affolement à la seule vue de quelques milliers de réfugiés syriens ou autres qui s’entassent sur ses frontières n’est pas pure irrationalité. Il exprime la conscience des importants déséquilibres démographiques entre le « Vieux continent » et ses périphéries géopolitiques.

Le niveau des périls demande que l’on renoue avec une conception haute du politique, saisi dans son essence. Il ne s’agit pas seulement d’exercer le pouvoir mais de renouer avec l’idée de bien commun. Pourtant, cela ne suffira pas

Face aux périls et déséquilibres du monde, de nombreuses voies invoquent le principe de souveraineté, un plus petit nombre portant cette exigence à l’échelon européen. De fait, le redoutable avenir exigera que l’on prenne des décisions souveraines, au sens existentiel du terme. Il ne s’agirait plus du sage concept de droit public brandi par les « statolâtres » mais de la souveraineté telle qu’est est apparaît dans l’œuvre de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de l’exception » [tooltips content= »Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988. »](19)[/tooltips]. Encore faut-il comprendre que la souveraineté n’est pas une sorte de hochet magique que l’on agite sous l’effet de la peur ou par frénésie : tous les États membres de l’ONU sont souverains mais seul un petit nombre l’est effectivement. Nonobstant le nationalisme qui, sous différentes appellations, fait un retour en force dans l’opinion publique, il est difficile de voir en quoi le rôle d’État-brancardier, de fait mis en valeur par la pandémie en cours, signifierait le retour au premier plan de la nation. Dans ce monde de titans qui mobilise de fantastiques énergies, les États européens sont individuellement confrontés au problème de la masse critique. L’avenir, si tant ait qu’il y en ait un, pourrait appartenir à des États-civilisations et à de Grands Espaces (le Grossraum de Carl Schmitt). N’est-ce pas déjà le cas ? Privés de l’alliance américaine, les principaux États européens verraient leur puissance et leur influence se réduire comme peau de chagrin. Et le « chacun pour soi » pourrait très vite l’emporter. Sur un plan géopolitique, en faisant abstraction de la « singularité » évoquée plus haut, le péril qui menace l’Europe est de redevenir un « petit cap de l’Asie », objet de l’Histoire plus que sujet.

L’idée de souveraineté porte l’accent sur le seul exercice du pouvoir. Concept autoréférentiel, il ne nous dit rien de la vertu et des fins politiques à poursuivre. Le primat de la souveraineté sur toute autre considération, au nom de l’efficacité, résulte d’une inversion de la hiérarchie fonctionnelle entre les « oratores » et les « bellatores ». A la fin du Moyen Âge, la lutte au sommet entre le Pape et l’Empereur a épuisé ces pouvoirs à vocation universelle, ce qui a permis aux rois et aux principes territoriaux, ces chefs de l’aristocratie, de l’emporter. La voie était ouverte pour Machiavel et l’hypertrophie du pouvoir qui se prend pour fin, pour des guerres exponentielles sans commune mesure avec celles du Moyen Âge. Le juriste René-Jean Dupuy nomme « États libertaires » ces formations territoriales se voulant les seuls et uniques maîtres de leur politique [tooltips content= »René-Jean Dupuy, Le droit international, PUF, 2001″](20)[/tooltips].

Idéalement, une véritable communauté politique s’articule à l’idée de bien commun. Que l’on prenne garde toutefois à une forme illusoire de constructivisme qui prétendrait réaliser « le thomisme dans un seul pays » (une sorte de néo-salazarisme). Enfin, s’élever à la hauteur des défis de l’époque impose le sens de l’universel, voire l’idée d’« État universel ». Non pas comme réalité accomplie ou projet politique concret mais comme idée régulatrice. Tel était le sens qu’Ernst Jünger donnait à ce concept [tooltips content= »Ernst Jünger, L’État universel, Gallimard, 1962. »](21)[/tooltips]. En d’autres termes, le niveau des enjeux, leur caractère existentiel et l’échelon mondial requièrent une forme de cosmopolitique. Tout cela ne fait pas un programme politique mais il serait enfantin de croire qu’il existe une boîte à outils dans laquelle puiser. En revanche, la figure du Katechon s’impose à l’esprit [tooltips content= »Le Katechon est évoqué par saint Paul dans sa Deuxième Lettre aux Thessaloniciens. Dans la Bible de Luther, le terme est traduit par « Aufhalter ». »](22)[/tooltips]. Ainsi le Nouveau Testament désigne-t-il l’homme ou la force qui, par son action et son exemple moral, parviendra à conjurer le désastre. Sans base métaphysique solide, nous ne pourrons faire face à notre destin ou, selon une formule orientale, « chevaucher le tigre ».

Source: Institut Thomas More.

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Mossad: l’histoire secrète des assassinats commandités par Israël

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Otages du vol Air France libérés d'Entebbe par le Mossad et accueillis à Tel Aviv, juillet 1976. IPPA / AFP

Dans Lève-toi et tue le premier (Grasset), Ronen Bergman raconte l’histoire secrète des assassinats commandités par Israël.


Lève-toi et tue le premier – le titre du livre de Ronen Bergman sur l’histoire du renseignement du foyer national juif et de l’État d’Israël est déjà tout un programme. Dans leur lutte pour la survie et la renaissance nationale, les sionistes n’ont même pas songé à s’inspirer du célèbre lieutenant de Grenadiers français, le Comte d’Antroche : pas question de crier « Messieurs les Arabes, tirez les premiers ». Dans cette guerre déclenchée dans les années 1920, les Juifs ont toujours suppléé leur faible nombre par les ruses, les stratagèmes et les coups secs rapides et ciblés. Ces derniers, et tout particulièrement les assassinats ciblés, sont au cœur de ce pavé de 759 pages très documenté que lecteur aura du mal à lâcher. Bref, une parfaite lecture de confinement.

Car ce roman vrai se lit d’une traite et on ne le referme qu’à la dernière page. À tout instant, le lecteur se pose la question de la réalité des faits. Est-ce un vrai travail d’enquête ou une opération de manipulation du Mossad ? Pourquoi les agents les plus secrets d’Israël ont-ils parlé ? Pour satisfaire leurs égos ? Pour soulager leurs consciences ? Pour faire peur à leurs ennemis ? Il est important parfois de montrer sa force pour être crédible ; au début des années 1970, la marine française n’a pas hésité à laisser les chalutiers espions soviétiques s’approcher de la rade de Brest pour voir la réalité de ses sous-marins nucléaires…

Deux faits méritent d’être relevés et analysés. 

Tout d’abord, l’auteur  raconte qu’en 2011, M. Gaby Ashkenazi[tooltips content= »Avec Moshe AYALON et Yaïr LAPID, il est aujourd’hui un des « trois mousquetaires » du mouvement de centre-gauche « Kakhol Lavan », « Blanc Bleu », dirigé par Benny GANTZ »](1)[/tooltips], le chef d’état-major de l’armée de défense d’Israël, Tsahal, n’aurait pas hésité à demander aux services de prendre des mesures contre lui. Comment alors expliquer que rien n’ait été fait pour empêcher ces agents actifs ou retraités de parler, de les contraindre à respecter l’obligation de réserve imposée à tout fonctionnaire, qui plus est à toute personne concernée par le « confidentiel défense » ? 

Une dent contre Netanyahou

La réponse se trouve peut-être dans le prologue et la conclusion du livre qui laissent à penser que l’auteur poursuit le combat de Meïr Dagan contre Benjamin Netanyahou. Les deux hommes ne se sont jamais appréciés et ont eu une divergence fondamentale en 2011; le Premier ministre et son ministre de la défense Ehoud Barak considéraient que, dans la guerre contre la nucléarisation de l’Iran, la tactique des assassinats ciblés avait atteint ses limites et qu’il fallait bombarder les installations nucléaires iraniennes. Au-delà de l’inimitié et de l’opposition stratégique vis-à-vis de l’Iran, l’opération contre l’officier de liaison du Hamas auprès de l’Iran Mahmoud Al-Mabhouh assassiné dans sa chambre d’hôtel de l’hôtel Rotana à Dubaï dans la soirée du 19 janvier 2010, est selon Bergman un véritable tournant stratégique. Mabhouh a bien été éliminé mais les hommes du Mossad et leur modus operandi ont été partiellement exposés, ce qui selon l’auteur constitue « une réussite tactique impressionnante, un échec stratégique désastreux ». Selon l’auteur, le bilan négatif de l’opération a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et convaincu les deux anciens commandos de Sayeret Matkal (unité d’élite de l’état-major et l’une des trois principales unités des forces spéciales israéliennes) que le rapport « qualité-prix » des assassinats ciblés les rendaient stratégiquement peu rentables. 

Le Premier ministre n’a pas renouvelé le mandat du chef du Mossad. Ce dernier n’a pas décoléré et a étalé à qui voulait l’entendre sa vérité. Pour se garder d’une telle filiation, l’auteur précise : « depuis une décennie entière, j’avais lancé de sévères critiques contre le Mossad, et en particulier contre Dagan, ce qui l’avait mis très en colère », et n’hésite pas à rapporter un commentaire que lui a adressé Meïr Dagan « vous êtes vraiment une espèce de bandit, vous ». Comme ses objets de recherche, Bergman aussi brouille les pistes… 

Ronen Begrman identifie au moins quatre éléments qui ont permis l’évolution de la pratique du recours à l’assassinat ciblé et de la justifier. Tout d’abord, une phrase du Talmud (traité Sanhédrin, page 73 verset 1) devenue le titre de l’ouvrage et connue par tout Israélien : « Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier ». Plus qu’une citation, c’est un état d’esprit. Ensuite les pratiques révolutionnaires russes qui ont marqué, dès le début du XXème siècle, nombre d’immigrants influencés par les idées et les pratiques des mouvements socialistes, anarchistes et marxistes. À cela s’ajoute plus tard le traumatisme de la Shoah, un choc collectif mais aussi personnel et enfin, après la création de l’État en 1948, l’équation géostratégique avec l’exiguïté territoriale et le faible nombre d’habitants impose de porter le combat chez l’ennemi et rendre les guerres aussi rares et courtes que possible.

David Ben Gourion rationalise la sécurité du pays

Tout aurait commencé le 29 septembre 1907 dans une pièce donnant sur une orangeraie à Jaffa. Yitshak Ben-Zvi, un jeune Juif originaire de Russie réunit chez lui sept autres personnes également originaires de Russie. Il deviendra le deuxième Président de l’État. En référence à la révolte contre l’Empire romain au IIème siècle, ils créent le groupe d’auto-défense Bar Guiora pour effacer l’image du Juif faible et persécuté, du dhimmi. Leur devise était « dans le sang et le feu la Judée est tombée. Dans le sang et le feu la Judée ressuscitera », faisant référence à la glorieuse défaite contre les Romains 18 siècles auparavant. En 1909, il s’est transformé en Hashomer (« la garde ») qui va défendre les nouvelles colonies agricoles fondées avant la guerre de 14-18 en Terre sainte, et en 1920 en Haganah (« la défense ») qui a été le précurseur de l’armée de défense d’Israël, Tsahal. En 1931, une scission est intervenue ; a été créée « l’organisation militaire nationale », ou Irgoun de Menahem Begin et d’Yitzhak Shamir.

Bergman raconte les attentats contre les personnages clés de la lutte arabe contre la présence juive en terre sainte, comme Tewfik bey, et les Britanniques comme Tom Wilkin ou Lord Moyne au Caire en 1944. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Haganah met en place une unité spéciale dénommée « Gmul », la « récompense » dans le sens de revanche, pour traquer les nazis en cours de reconversion et de dissimulation.

En 1948, avec la renaissance de l’État d’Israël, David Ben Gourion met bon ordre et crée trois agences : la direction du renseignement militaire rattachée à l’état-major de l’armée, AMAN (« département de renseignements »), les services généraux de la sécurité intérieure, le Shin Bet (service de sécurité général, DGSI), et une structure rattachée au ministère des Affaires étrangères, le Mossad, chargé du renseignement et de l’espionnage extérieur.

S’ensuit une succession d’opérations qui démontrent, s’il en était besoin, le nombre d’adversités, au-delà de la dizaine de guerres[tooltips content= »La guerre d’indépendance, la guerre du Sinaï, la guerre d’usure, la guerre du Kippour, l’opération « Litani », la première guerre du Liban, la seconde guerre du Liban, l’opération « plomb durci », sans compter les deux intifadas »](2)[/tooltips], auxquelles Israël a dû faire face en plus de soixante-dix ans. Défilent alors sous vos yeux des événements qui vous permettent de découvrir les méthodes du Mossad, des hommes hors du commun, des circonstances… qui aiguiseront votre curiosité et votre envie d’en savoir plus…

La lutte contre les fédayins (« ceux qui sont prêts au sacrifice ») venant de Gaza dès la signature des armistices de 1949 ; la création en 1953 de l’unité 101 confiée à Ariel Sharon, ses opérations dont celle, controversée au sein même du gouvernement israélien, sur le village de Qibya ; les opérations lancées par les chefs des services de renseignement égyptien, Moustapha Hafez, et jordanien, Salah Moustapha, qui vont être victimes tous les deux du Mossad ; la mort de Roi Rotberg du village de Nahal Oz à la frontière de la bande de Gaza, qui a eu droit à une oraison funèbre de Moshe Dayan dont les habitants parlent encore aujourd’hui…

La description des événements est ponctuée des évolutions politiques en Égypte avec la prise du pouvoir par les militaires, et plus particulièrement Gamal Abdel Nasser, ou en Israël par le remplacement de David Ben Gourion par Moshe Sharett et le retour du « Vieux » … Chaque opération est marquée par des questionnements techniques, comme l’efficacité des enveloppes piégées, ou politiques, comme l’opportunité de tuer un officier supérieur d’un État souverain, le recours aux Juifs des pays arabes ou originaires de ceux-ci, l’embauche de Juifs occupant des postes sensibles dans des pays amis, avec le risque d’alimenter les soupçons de double allégeance.

Le légendaire Elie Cohen

Au détour des descriptions, on apprend que c’est le renseignement israélien qui a récupéré le rapport de Nikita Khrouchtchev au cours du XXème congrès du Parti communiste d’Union soviétique, présentant les crimes staliniens. La figure emblématique d’Isser Harel a eu l’intelligence de le transmettre à la CIA, ce qui a constitué le point de départ de la relation entre les deux agences. On comprend aussi « la stratégie de la périphérie » visant à établir des coopérations fortes avec des pays comme l’Iran ou la Turquie, et la constitution d’une alliance tripartite du renseignement, dénommée « Trident ». 

Le Mossad a acquis ses lettres de noblesse internationales avec l’enlèvement d’Adolf Eichmann, un des principaux architectes et protagonistes de la solution finale. L’opération « Dibbouk » a été supervisée par Isser Harel lui-même et exécutée par une équipe dirigée par Rafi Eitan, également impliqué dans la neutralisation des ingénieurs allemands intervenant dans le développement et la fabrication de missiles égyptiens. 

Mais la maison connait des soubresauts avec le départ d’Isser Harel et son remplacement par Meïr Amit, avant celui de David Ben Gourion qui a eu pour successeur Levi Eshkhol. On découvre l’implication de l’agence israélienne dans l’assassinat de Mehdi Ben Barka et l’intensité de la coopération avec le renseignement marocain ; cela a permis à Israël de poser des micros dans la salle qui a accueilli un sommet du monde arabe dont une des principales conclusions était la non-préparation des armées arabes à une guerre contre Israël. 

1965 a été une année noire pour le Mossad avec la capture d’Élie Cohen, et sa pendaison à Damas. Il a été le seul à se faire prendre. Un agent ne se considère pas être un espion ; il s’estime être un guerrier pour la défense du peuple juif. En Israël, la capture d’un agent est considérée comme un désastre national, et constitue une véritable obsession pour les responsables de l’agence. Ayant réussi à pénétrer les hautes sphères de l’État, à photographier toutes les installations militaires sur le Golan, à transmettre des informations dont les détails et précisions ont permis à Tsahal de conquérir le plateau en moins de 24h le 11 juin 1967, Élie Cohen restera un des plus grands espions de tous les temps.

Cette année constitue un autre repère avec la réapparition des attentats commis par les fédayins du Fatah de Yasser Arafat et d’autres groupes palestiniens. C’est le début du développement des actes terroristes, de par le monde et sur le territoire israélien (la ville de Maalot près de la frontière libanaise en 1974), des détournements d’avions (le vol El AL 426 en 1968, le vol TWA 840, les vols Pan AM Swissair TWA et BOAC vers la Jordanie) [tooltips content= »Le Roi Hussein de Jordanie va lancer son armée contre les Palestiniens sans aucune retenue, ce qui va entrainer la création du mouvement « septembre noir » »](3)[/tooltips], des relations des Palestiniens avec d’autres mouvements révolutionnaires (l’attentat de l’aéroport de Tel Aviv par trois Japonais). 

Les Israéliens vont de catastrophe en catastrophe découvrir la généralisation du mouvement national palestinien, et entrer dans un engrenage sans fin avec des représailles (Karameh, l’assassinat de dirigeants palestiniens dans leur domicile à Beyrouth) qui va contrarier des tentatives de négociations et empêcher l’émergence de toute solution politique.

La lutte sans merci entre Israéliens et Palestiniens atteint son paroxysme avec la mort des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich ; les Israéliens munis des « feuilles rouges » [tooltips content= »Chaque assassinat ciblé est l’objet d’un ordre écrit du Premier ministre qui peut décider seul ou après avoir consulté les membres d’un comité restreint. Les « feuilles rouges » n’ont pas une durée illimitée et doive nt être revalidées à l’occasion d’un changement de Premier ministre. Ce formalisme juridique a failli entrainer la suppression d’une opération au dernier moment parce que le Premier ministre faisait la sieste !« ](4)[/tooltips] du Premier ministre, Mme Golda Meir, vont conduire une traque sans fin pour éliminer un à un tous les auteurs de la prise d’otages.

Islam radical, Iran, intifadas…

Une fois passé l’exploit d’Entebbe qui remonte le moral de l’État juif au plus bas après les carences et les pertes de la guerre du Kippour, le pays retrouve l’engrenage de la lutte contre les Palestiniens. D’action terroriste en représailles, de représailles en vengeance terroriste, Israël va s’engager progressivement, mais inéluctablement, dans le piège libanais. De l’opération Litani à la première guerre du Liban, Israël a emporté une victoire sur les Palestiniens en les contraignant à s’exiler à Tunis. Mais ils vont attiser la résistance des Chiites libanais soutenus par les Gardiens de la Révolution, et les attentats entrainent de telles victimes qu’Israël finit par quitter le pays aux cèdres après avoir essayé de préserver une zone de sécurité avec l’aide d’une milice chrétienne ; un bourbier d’une quinzaine d’années. 

Dans le même temps, Israël doit faire face à l’Intifada qui va trouver une conclusion avec les Accords d’Oslo. Mais le processus de paix va vite dérailler avec la multiplication des attentats, la mort du Premier ministre Yitshak Rabin et la seconde intifada. 

Au cours des vingt dernières années, Israël a été confronté à de nombreux défis : l’islam radical ; la volonté iranienne de se doter de l’arme nucléaire, de propager sa révolution de par le Proche orient et le monde, et surtout de détruire Israël ; le renforcement du Hezbollah malgré une seconde guerre du Liban ; la prise du pouvoir à Gaza par le Hamas qui attaque régulièrement les civils israéliens… Vous découvrez le début de l’utilisation des drones pour réaliser ces attentats ciblés. Une lutte sans fin ? Une guerre de cent ans avec le monde islamique ?

Confinés et cons finis

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Le professeur Didier Raoult de Marseille © Daniel Cole/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22432761_000010

La France coupée en deux ?


Le moins qu’on puisse dire est que le drame du coronavirus aura au moins eu le mérite de mettre en avant nombre d’incuries françaises qui durent et perdurent au fil des années et que le fameux « nouveau monde » n’aura pas fait disparaître.

Charles Buzyn et Agnès Pasqua

Commençons par le commencement, lorsque le 21 janvier Agnès Buzyn a affirmé que « le risque d’introduction en France – du virus – est faible mais ne peut pas être exclu, d’autant qu’il y a des lignes directes avec Wuhan » (épicentre de l’épidémie à l’époque). Charles Pasqua, sors de ce corps ! Ce bis repetita du nuage de Tchernobyl s’arrêtant à la frontière française faute de visa pouvait amuser venant d’un ancien directeur commercial chez Ricard. Il est totalement pathétique venant d’un médecin. 

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Et mes libertés c’est du poulet?

Les choses commençaient bien mal et n’allaient pas s’améliorer, démontrant  l’impuissance voire même l’inconscience publique. Ainsi, comment a-t-on pu laisser venir à Lyon le 26 février, un mois plus tard, 3000 supporters de football venant du nord de l’Italie ? Pensait-on que les humains rentreraient et que les virus resteraient à la frontière en attendant le retour de leurs malheureux porteurs ? Ne savait-on pas déjà que l’épidémie empirait jour après jour de l’autre côté des Alpes ? Les mêmes qui ont laissé faire ça nous disent aujourd’hui, pour justifier le confinement, que les virus sont transportés par des humains. On est heureux d’apprendre qu’ils aient enfin compris ça…

Allo quoi, t’es ministre et tu mets pas de masque?

Et pour aller de Charybde en Scylla, quelle n’a pas été la surprise de la population d’apprendre, outre le gel hydroalcoolique, qu’il n’y a pas de masques, même pour nos soignants qui mettent leur peau en jeu tous les jours et qui ont déjà perdu cinq des leurs, ni pour le reste de la population, en particulier les professions qui travaillent encore et sont au contact de public. L’inénarrable Sibeth Ndiaye a d’ailleurs justifié le manque de masques en affirmant que « même en étant Ministre, on ne sait pas utiliser un masque » ! Nabilla archi-battue avec son « t’es une fille et t’as pas de shampooing » !

A lire aussi: Sibeth Ndiaye ne sait pas utiliser un masque

Et on n’avait pas encore tout vu puisque, entre temps, Edouard Philippe avait annoncé aux Français le samedi 14 mars au soir qu’au nom de la lutte contre l’épidémie il fallait fermer tous les commerces non essentiels sine die mais, en même temps oblige, qu’il fallait impérativement aller voter le lendemain. Tout ça pour reporter deux jours plus tard le second tour des municipales à une date ultérieure non encore connue, même si a priori ce sera le 21 juin. Alfred Jarry sors de ce corps, bienvenue au Royaume du bon Père Ubu !

Confinement à géographie variable

Enfin pour que la fête soit complète, il fallait bien que les médias politiquement corrects y mettent du leur en mettant en cause le Professeur Raoult, une sommité de la médecine, qui a testé un traitement qui pourrait peut-être donner des résultats encourageants contre le COVID-19. On a ainsi pu voir avec consternation sur le service public de télévision Patrick Cohen donnant une leçon de virologie au Professeur Raoult. Au rythme où vont les choses, Franck Ribéry expliquera sous peu le VIH au Professeur Luc Montagnier, Prix Nobel de médecine, sur France 5 dans « C’est à vous ».

Pour conclure, le confinement qui devrait être total est devenu aux yeux des Français une vaste fumisterie quand on voit son absence de respect à Barbès ou à Saint-Denis comme l’a montré le journal suisse Le Temps, tandis qu’à Falaise la gendarmerie a verbalisé une famille qui rentrait des obsèques de sa mère et de sa grand-mère. Deux poids, deux mesures ! Il est devenu une telle plaisanterie que Muriel Penicaud s’est vantée d’avoir conclu un accord pour remettre les chantiers du BTP au travail puisque, c’est bien connu, les électriciens, maçons ou plaquistes ne peuvent pas être touchés ni transmettre le coronavirus.

Bref le pays est aujourd’hui vraiment coupé en deux avec d’un côté les confinés et de l’autre les cons finis…

Mes Mots du jour

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Julien Aubert: « Après le coronavirus, il faudra repenser la France »

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Julien Aubert (LR) dans la salle des quatre colonnes, février 2020 © Jacques Witt/SIPA Numéro de reportage : 00945632_000011

Julien Aubert, député du Vaucluse, vient d’envoyer une lettre à l’Élysée, co-signée par six parlementaires (Valérie Boyer, Thibault Bazin, Bernard Brochant, Sébastien Meurant, Bérangère Poletti et Patrice Varchère) où il s’étonne poliment de la façon dont l’État se plie, au jour le jour, aux préconisations du Conseil scientifique qui apparemment remplace désormais en France l’exécutif ; de l’incapacité de notre pays à mettre en place un dépistage largement utilisé ailleurs — en Corée comme en Allemagne par exemple ; et des difficultés bien parisiennes pour valider le traitement à la chloroquine proposée par le professeur Didier Raoult. Il a bien voulu répondre, dans le prolongement de cette lettre, à quelques questions sur l’après-coronavirus, qui, compte-tenu des décisions actuelles, lui paraît chargé de menaces lourdes.


Jean-Paul Brighelli. La rivalité Paris-Marseille sur la gestion du coronavirus, est-ce une façon de rejouer en continu PSG-OM ?

Julien Aubert. Je crois, pour parler poliment, que les rivalités médicales et les conflits de personnalités n’ont pas aidé le dialogue et la coordination. Yves Lévy [immunologiste spécialiste du SIDA et accessoirement mari d’Agnès Buzyn, qui a fait classer la chloroquine il y a peu parmi les substances dangereuses] souhaitait récemment couper la tête de Didier Raoult — qui le lui rend bien. Vous avez là tous les ingrédients d’un polar complotiste que je vous suggère d’écrire.

Jean-Paul Brighelli. Vous regrettez dans votre courrier que nous ne testions pas les Français pour savoir qui est atteint ou non du coronavirus — ce qu’ont fait nombre de pays industrialisés, à commencer par l’Allemagne, avec des résultats spectaculaires (à peine une centaine de morts en Corée). Pourquoi est-ce impossible en France ?

Julien Aubert. Parce que nous avons bradé notre industrie ! Cela date de Jospin — l’idée que la France ne serait plus qu’un pays de « services ». Pour fabriquer des tests, nous manquons de réactifs. L’Allemagne, elle, a encore une industrie chimique — c’est une vieille tradition dans ce pays. C’est en cela que nous sommes devenus membres à part entière du Tiers-Monde !

Et pas uniquement au niveau médical ! Les Français s’aperçoivent qu’avoir bradé notre industrie à l’étranger — sous prétexte que les Chinois pourraient toujours nous approvisionner, une certitude qui a fait long feu ces dernières semaines — nous expose terriblement aux inconvénients que nous constations il y a peu en Afrique face à d’autres maladies épidémiques.

A lire aussi: Coronavirus: la Corée parvient à endiguer l’épidémie sans confinement

La première leçon à tirer de cet épisode tragique est qu’il faut réintroduire une vraie indépendance stratégique — et que si nous sommes « en guerre », comme le dit Macron, il faut concevoir la notion de stratégie au-delà du militaire. Un pays est un corps vivant. Il faut nous demander quelles fonctions vitales il nous faudra à l’avenir préserver et financer. Pour des économies dérisoires, nous avons bradé une expertise dont l’absence, aujourd’hui, nous coûte très cher. Bercy décidément calcule à très courte vue — alors que nous savons depuis De Gaulle que la France ne se gère pas à la corbeille !

Jean-Paul Brighelli. Il faudra donc récupérer une indépendance industrielle et financière… Pourquoi ne pas convoquer un nouveau Bretton-Woods pour remettre à plat l’ensemble du système international — européen tout au moins ?

Julien Aubert. Peut-être — mais ni Bercy ni Bruxelles ne se laisseront faire. Le schéma le plus probable, c’est que les eurocrates, désireux de relancer l’Europe après la crise, imagineront des eurobonds, afin de renforcer le fédéralisme.

Jean-Paul Brighelli. Alors qu’il faudrait peut-être prononcer un moratoire des dettes souveraines — voire leur effacement…

Julien Aubert. Il faut laisser la crise financière actuelle aller jusqu’au bout. C’est quand les marchés seront vraiment perdants que nous pourrons intervenir — par exemple en sauvant les établissements bancaires déficitaires, en contrepartie de l’effacement de tout ou partie de la dette. Par une prise de participation étatique dans les établissements bancaires stratégiques. Aujourd’hui, les banques veulent bien prêter de l’argent aux entreprises — mais à des taux parfois absurdement élevés. L’intervention massive de l’État permettrait de sauvegarder nos intérêts stratégiques — parce que la « guerre » ne s’arrêtera pas avec la victoire sur le virus !

Évidemment, ce sera compliqué par le fait que la Chine, qui pèse très lourd dans les dettes des États dont elle a acquis des pans entiers, ne consentira pas aisément à perdre beaucoup d’argent. Nous sommes au centre d’un conflit d’intérêts entre USA et Chine — à qui dominera le monde. Et il n’y aura pas de consensus non plus sans les États-Unis. D’où la nécessité de prendre le contrôle des banques dans la mesure où elles ont une importance stratégique.

Ce que la crise fait apparaître, c’est l’absence totale de…

>>> Lire la fin de cet entretien sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

L’homme est un virus pour l’homme

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Naples et le Vesuve © Bony/SIPA Numéro de reportage : 00811697_000104

Épisode 2: Je trinque


21 mars

Suite de la première partie

Rappel. 

Ce n’était pas un scoop, plutôt le sens du devoir qui m’avait poussée à prendre position, début mars, sur le coronavirus. Je recevais cinq fois, dix fois par jour des articles pleins de morgue, rédigés par des amis et des connaissances, surtout américains, me prévenant contre toute velléité de croyance en une soi-disant épidémie aux proportions historiques. Ça ricanait, ça se moquait des paranos hystériques et probablement de gauche, jamais à court d’informations gonflables fabriquées pour et par des médias menteurs. 

Il y avait alors, si je ne me trompe pas, un seul cas en France. Un Brit ayant transité par Singapour avant de prendre des vacances en famille en Savoie. Je tenais à boucler mon papier avant. Avant de savoir si la réalité me donnerait raison contre les fiers sceptiques.

La toux

Mais la toux est venue de but en blanc, dimanche le 8 mars. Et c’était moi la sceptique. Ne me dis pas que tu écris un papier sur le coronavirus et tu es contaminée aussitôt par voie d’ordinateur ! Tu t’épuises en débats futiles avec des relations 200% Trump et, pour prouver le bien fondé de tes arguments, tu deviens malade imaginaire ? Tout le monde parle du virus et c’est toi qui l’attrapes ? Comme l’anneau du manège ?

Une toux sèche  comme une obsession, qui tord les muscles de la poitrine. Les muscles, je me dis, pas les poumons. Cette douleur est musculaire. J’assume, j’assure. Je dîne comme si de rien n’était. Du saumon cru sur un lit de riz et de l’igname râpé, tout, sauf le poisson, d’importation directe du Japon. Mais ça n’a pas de goût, pas d’intérêt pour mon corps, qui se plie en crampes et tout doucement m’en débarrasse. Je finis la soirée en faisant des rots comme un clown de vulgarité. Douée d’une volonté d’acier trempé je décide d’encaisser la toux sans jamais en perdre la maîtrise. Pas de quintes. Pas de détresse respiratoire. 

Je me fais porter pâle

Lundi, le 9, je renonce à assister à la présentation de notre livre collectif, #JeSuisMila #JeSuisCharlie #NousSommesLaRépublique. Bien entendu, je n’ai pas le virus, mais ce n’est pas le moment de tousser en public. J’exagère ? Je me prive bêtement d’un petit plaisir en société, moi qui travaille seule, me défends seule… J’aurais bien voulu rencontrer des complices. Est-ce que j’ai peur de prendre le bus ? 

La toux, oui. Pas de frissons, pas de maux de tête, pas de courbatures. Le thermomètre électronique resté inerte depuis l’an dernier est mort pour rien. Pas de mini-pile au Monoprix. On achète un nouveau thermomètre, c’est lundi je pense. 37,9°. Je demande à Google qui me dit que la fièvre démarre à 38°. Ouf !

Je ne veux pas manger, rien n’a de goût, un petit bout de pain c’est déjà trop, je peux à peine avaler mon café, adoré en temps normal. Je traine, je dors, je regarde la télévision, je tousse. Un soir j’éternue, comme si j’avais un rhume. Ça dure une demi-heure. Et s’arrête net. Symptômes bizarres, sensation de non-être. J’ouvre le mail et le referme. Rien ne m’intéresse. Mais je vois que les pas-moi-parano ne se découragent pas.  

Tout est annulé, je ne rate rien… sauf le gala de l’OJE. Un délice. Hors de question de rester debout dans la petite foule sympathique pendant le cocktail, à forcer la voix, à tousser et encore à tousser pendant le dîner que je n’arriverai pas à manger.  Je transmets mes regrets et me couche. 

Amis, famille et amour me surveillent. Mon souci principal est de ne pas devenir diffuseur de fake news. Je balbutie des explications aux amis qui ne connaissent pas forcément mon dossier médical. Jamais malade, c’est pas la grippe, bizarre, pas vraiment fiévreuse, si ce n’est pas le virus, c’est quoi diable ? Jamais malade. Côté famille on finit par me faire comprendre que 37,7° même 37,5° c’est de la fièvre (on verra pourquoi plus loin). Je transmets des updates deux ou trois fois par jour. 

Mais il faut finir par savoir,  oui ou non. Demain je passerai le coup de fil qui s’impose. Grosse fatigue. Je dors pendant deux jours et deux nuits. Je parle enfin à mon médecin dévoué et fiable. J’ai honte de le déranger pour si peu. En effet,  il me dit, « Si je demande le test pour toi, on me rira au nez ». Tant mieux, mais comment me situer dans le réel ? Me réclamer indûment du coronavirus serait nuire gravement à ma réputation de témoin fiable de l’aube obscure du 21e siècle. Travestir cette expérience unique en « grippette » pour garder un semblant de réalisme serait lâche. 

Je décide de protéger à tout prix les poumons. Une nuit, avant de m’endormir, je respire lentement, calmement, profondément, longuement, en faisant attention de ne pas diriger un seul coronavirus vers ces précieux organes gonflables. Le lendemain matin, la toux est nichée juste derrière la voix. Je parle à peine, elle se tait, je force la voix, elle avance. La température baisse un peu, 37,5°. Pas de quintes de toux. Je le sais, si je me laisse aller, je m’étoufferai. C’est quoi l’équivalent, au niveau respiratoire, de marcher sur des œufs ?

Pendant ce temps, je ne peux pas écrire, à peine réfléchir. Je suis plus ou moins debout, jamais éveillée. Je flotte dans une réalité qui refuse de se préciser. Il aurait fallu mieux me protéger ? Fin février, début mars, le volet français de l’épidémie était encore virtuel. Je me suis lavé les mains comme il faut, je ne suis allée que deux fois au restaurant, j’ai pris le bus deux fois aller-retour… Et maintenant s’il s’avère que, contre toute logique, moi je tombe dans le décompte du jour, que dire à ceux que j’ai côtoyés et depuis quand ? Des vendeurs, des caissiers, le pharmacien, la gardienne, … c’est la honte ! Je préfère disparaître sans laisser de traces que de leur dire « c’est moi qui vous avais apporté le virus. » 

Les retrouvailles

Que dire de celui qui vit à mes côtés ? Revenu du Japon. Indemne. On désinfectait la maison, les vêtements, les chaussures. Nous, on sait faire. Pas comme les Chinois ! Il ne veut rien avouer pour le Diamond Princess. Ce n’est pas le moment d’insister. Il fait les courses, on partage l’espace, je ne transmets rien ? Encore un trou dans mon histoire. Sauf si…

Le retour du voyage annuel au Japon est toujours riche en délices. Cette fois-ci, c’est restreint. Tout de même, j’ai mangé, par politesse, le plat de tempura soigneusement emporté. On a jeté tous les sacs en plastique comme si le virus avait pu survivre au voyage. Cette année, exceptionnellement, il est resté sept semaines au lieu de trois, pour des raisons d’ordre administratif concernant la France.  J’avais peur qu’il soit rattrapé par l’épidémie avant de pouvoir rentrer, mais c’est le coronavirus qui est arrivé en France avant lui. 

La vie, la survie, la conquète, la recherche littéraire

Un jour, je me lève et j’ai faim. Tout cela est dérisoire par rapport à ce qui nous arrive, collectivement, aujourd’hui, mais ce jour-là, pour la première fois depuis le 8 mars, j’ai faim, je veux manger précisément un œuf sur le plat. Le jaune d’œuf se présente à mon esprit, savoureux, séduisant. La promesse est tenue. À midi, c’est pasta à la sauce tomate, des tomates fraîches de première qualité. L’appétit est revenu en même temps que la baisse de température. 36,8°. Je n’ai pas tout imaginé ! Je l’ai eu, je l’ai vaincu, je reprends des forces, ça remonte à 37,2° et baisse de nouveau, pour s’établir enfin à 36,3°, la normale pour moi. Soudain, je me reconnais. Dans mon for intérieur et dans le miroir.

Nous sommes depuis quelques jours, tous, en confinement. Il faut télécharger et remplir l’attestation avant de sortir. Brièvement. Dans un monde qui a perdu sa vitalité. Dans notre ville qui ne ressemble à rien. Ma petite histoire, trop simple pour mériter le détour, prend place dans l’irréalité qu’on partage pandémiquement aujourd’hui. Où sommes-nous, qu’est-ce qui nous arrive, dans quel registre peut-on assimiler cette histoire, la relier à notre avant et après ? C’est ce que je cherche. Le langage. Les images.

Pompéi. Je l’ai. C’est Pompéi. Nous sommes figés dans un Pompéi… froid.

A suivre…

Laissons les vivants enterrer les morts

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enterrement corona macron confinement
Morgue de Milan, mars 2020. Authors: Luca Bruno/AP/SIPA. Feature Reference: AP22440630_000035

 


En application des décisions faisant l‘objet du discours d’Emmanuel Macron le 16 mars, il devenait interdit d’être présent aux funérailles de ses proches et de ses amis. Interpellé sur cette mesure draconienne Edouard Philippe déclarait le lendemain sur le JT de France 2 : «Ce que je vais dire est terrible à entendre, mais […] je vais répondre non. Nous devons limiter au maximum les déplacements. Même dans cette circonstance, nous ne devons pas déroger à la règle qui a été fixée». Et la civilisation dans tout cela ?


Ce soir, 23 mars, la rédaction de Causeur m’apprend que le gouvernement est revenu sur sa prescription. Vingt personnes peuvent donc participer à un enterrement. Certes, enterrer ses morts n’est pas une activité productrice, on peut donc l’interdire en même temps que l’on demande aux entreprises de tout faire pour poursuivre leurs activités, ce qui n’est pas toujours compatible avec le renformcement du « confinement ».

La nécessité fait loi. La vie doit l’emporter sur la mort. Même si pour d’autres raisons le conseil scientifique du gouvernement soutenait encore par la voix de son président, manifestement souffrant, que les masques et les tests dont on manque cruellement sont inutiles pour préserver la population, alors qu’ils ont fortement contribué à juguler l’épidémie en Corée du Sud. Et le 21 de ce mois Olivier Véran annonce la commande de 25 millions de masques à distribuer dans les semaines à venir pour les services les plus concernés, mais toujours pas pour les pékins.

Mais je referme cette parenthèse pour revenir à mon sujet : la place des morts pour les vivants.

« L’impensable » – je reprends ce terme à Jankélévitch – est au centre imparlable de ce qui vit et pense. On peut se détourner d’un cadavre, mais pas du mort ami ou ennemi qui porte en lui le reflet fugace de l’ipséité du court voyage des vivants.

Ne pas pouvoir participer aux funérailles d’un proche avec lequel nous avons une dette de vie est pire qu’une privation : un reniement forcé dont il est difficile de se défaire tant il fait obstacle au deuil.

Tant il fait obstacle à ce qui est donné, comme l’écrit le poète François Cheng, d’origine chinoise, superbement accompagné par les encres de Fabienne Verdier :

Ce qui est donné
C’est la promesse d’une vie
jamais remémorée
À reprendre entière
Ou à laisser

L’interdit, adoubé de « science », porté sur les funérailles méconnaît cette fonction essentielle pour l’humain face à la stupeur devant la mort. Et cette méconnaissance porte à croire qu’on va limiter l’épidémie par la mesure dérisoire d’une interdiction faite aux endeuillés, alors qu’il n’est pas si difficile d’appliquer aux cimetières les précautions en vigueur dans n’importe quelle « grande surface ».

Le gouvernement aurait-il profité de son confinement pour lire l’« Antigone » de Sophocle ? Il prendrait conscience de la fragilité d’une « raison d’État » confrontée au devoir sacré, non seulement d’ensevelir mais d’accompagner un mort jusqu’à sa sépulture. On connaît la fin tragique de Créon d’avoir voulu s’y opposer.

Emmanuel Macron n’aurait, en effet, rien à gagner à faire figure de nouveau Créon par le maintien d’une mesure dérisoire autant que cruelle.

Le Président de la République, maniant l’anaphore avec le talent qu’on lui connaît, s’est adoubé chef de guerre contre le virus. À ce titre, comme à celui que lui reconnaît la Constitution, il commande les armées. Au premier rang des troupes, les soignants. De bonnes paroles et des coups de chapeau aux professionnels de la santé ne suffisent pas à pourvoir ces derniers des armes indispensables pour mener le combat. Tout soignant, notamment dans les EHPAD, toujours dépourvus de masques, et qui n’en auront droit qu’au compte-goutte, sont donc les futurs « morts » en première ligne de cette « guerre ». Cinq médecins ont déjà payé de leur vie leur fidélité désarmée au serment d’Hippocrate.

Macron prendra-t-il alors pour modèle le légendaire Jacques Péricard auquel on prête d’avoir eu raison, en 1915, d’une contre-attaque allemande qui avait fauché la quasi-totalité de sa section, au cri de : « Debout les morts » ?

Un week-end au temps du confinement…

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Capture Youtube, Guy Debord.

Un lundi comme un dimanche, le virus ne nous ménage pas, alors confinés pour confinés…


J’ai vu que beaucoup de journaux, de reportages tournaient autour du « premier week-end du confinement » et de l’angoisse et de la frustration qui pourraient apparaître à cette occasion. Le virus partage pourtant ce point commun, encore un, avec le capitalisme, qu’il ne connaît que le temps de la production et de la réplication à l’infini. On pourra se reporter au livre d’Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (La Fabrique) ou encore au chapitre 6 de La société du spectacle de Debord intitulé « Le temps spectaculaire ». Ils rappellent tous les deux que le capitalisme est aussi, depuis son apparition, un aménagement autoritaire du temps humain et que son ambition est de le contrôler dans les moindres aspects de notre vie, y compris quand il nous accorde, de plus en plus parcimonieusement depuis quelques années, ce qu’il appelle des « loisirs ».

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Le virus, comme le capitalisme, n’a jamais aimé les samedi et les dimanche, quand les êtres humains pouvaient encore se retrouver ensemble autour d’une table, ou sur les terrains de sport, sur les bancs d’un stade ou sur une chaise longue à lire pendant des après-midi qui prenaient des allures d’éternité dans les parcs, dans les jardins, sur les plages. Voire de se retrouver pour discuter de la condition qui leur était faite et de s’organiser pour la changer.

Regret d’une illusion

Il y a quelque chose de tragi-comique à faire comme si cela présentait la moindre importance que nous soyons « en week-end » au temps du Covid-19. C’est oublier qu’avant le virus, déjà, nombre de travailleurs avaient perdu la jouissance du dimanche et que n’importe quelle grande métropole mondialisée montrait depuis longtemps déjà des week-ends qui ressemblaient à n’importe quelle autre journée de la semaine, dans le présent perpétuel de la production et de la consommation. Que beaucoup de gens, déjà, n’avaient plus de dimanche, comme les soignants, justement, ou les routiers arrêtés sur les aires d’autoroute ou encore ceux que les valets médiatiques du pouvoir insultaient à cause de leurs « régimes spéciaux » et qui pourtant leur permettaient en deux heures de TGV de rentrer le dimanche soir de leur résidence secondaire pour aller faire du bruit avec la bouche sur les plateaux d’infos continues.

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C’est oublier aussi que confiné un lundi ou confiné un dimanche, c’est toujours être confiné et que regretter les week-ends d’autrefois, c’est regretter le rêve d’un temps libre qui, déjà, avait virtuellement cessé d’exister. Comme il semblerait, en plus, que la période que nous vivons, en favorisant le télétravail et l’isolement du télé travailleur préfigure la société rêvée par nos maîtres, il n’appartiendra qu’à nous, encore une fois, quand nous pourrons ressortir, de refuser violemment cet ordre mortifère, de dire non à ceux qui sont déjà, car l’occasion fait le larron, en train de réaménager le code du travail au nom de l’état d’urgence sanitaire.

Il faudra se battre, et pas seulement en (nous) applaudissant, mais en exigeant « le dimanche de la vie », utopie entrevue par Hegel quand il contemplait les joyeuses représentations de la peinture flamande de Breughel et quelques autres où l’on festoie dans un temps non plus libre, mais enfin réellement libéré.

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Mon séjour à l’hôpital Cochin

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Hôpital Cochin, Paris. Authors: DURAND FLORENCE/SIPA. Feature Reference: 00512713_000013

Hospitalisée à l’hôpital Cochin, Sophie Bachat croyait avoir contracté le coronavirus. Si une autre pathologie lui a été diagnostiquée, elle tire son chapeau à tout le personnel soignant. Récit.


Le dimanche 15 mars, j’ai été transportée d’urgence à l’hôpital Cochin pour une suspicion de Covid-19. Je m’étais traînée toute la journée, mettant ma contrariété sur le compte de la fermeture des bistrots mais vers vingt heures tout s’accélère. Je me mets alors à trembler de fièvre, à tousser et surtout à paniquer. En dix minutes, je me retrouve dans une ambulance direction l’hôpital Cochin. J’avais omis de préciser au médecin du Samu que j’étais asthmatique donc à risques.

« Découvrez-vous ou je vous mets de la glace sur les cuisses! » 

Les urgences de Cochin sont calmes, sans clochard aviné, semi-agonisants sur des brancards ou enfants pleurant dans les bras de leurs mères. J’appris plus tard que j’avais été bien sûr dirigée vers le coin VIP du moment. Je suis immédiatement prise en charge, on me dit que ma fièvre est montée à 39. La valse des examens commence : prise de sang, scanner, et le fameux test, qui fera de moi une malheureuse élue ou pas. Le prélèvement dans le nez pour détecter la présence du Covid-19. Grelottant de fièvre, je me couvre avec mon manteau, un infirmier, furieux car je risque de faire encore monter ma température : « Madame découvrez-vous ou je vous mets de la glace sur les cuisses! » (à lire avec l’accent antillais). J’ai encore l’esprit assez mal tourné pour penser que cela fait dialogue de film érotique.

Le matin suivant, on me place dans une salle d’attente, toujours très calme, on m’abandonne devant BFM sur un écran géant flambant neuf. Une dame positive au Covid19  vient de se faire renvoyer chez elle, on lui dit de ne pas sortir et d’appeler si cela ne va pas. Avec angoisse, j’attends mon résultat..

NEGATIF ! Mais on me garde. Direction la médecine interne. L’ambulancière qui pousse mon brancard engage la conversation. Dans un excès de vanité certainement dû à ma fébrilité, je lui dis que j’écris pour Causeur. Elle me fusille du regard en pensant transporter une Mussolini en jupons.

De la morphine !

La chambre est immense, presque design et pour moi toute seule (je ne suis pas assez alerte pour comprendre qu’il s’agit d’un isolement). Les jours qui suivent passent dans l’hébétude.  Je n’ai jamais eu autant de prises de sang, de perfusions, d’examens divers et variés. Mes bras commencent à ressembler à ceux de Marianne Faithful en 69 « Here I lie on my hospital bed, tell me sister Morphine when are you coming round again ? » Je demande justement de la morphine un soir où mes maux de tête se font trop insupportables même avec la perfusion de paracétamol.

La fièvre ne baisse pas. Autour de 39-40 degrés, c’est la guerre dans mon organisme. Je regarde la télé jour et nuit et apprends ainsi que l’heure du confinement a sonné. Tous les programmes se mélangent dans mon esprit fiévreux. Stéphane Bern participe à Top Chef pendant que des stars de la télé réalité dégustent des betteraves revisitées déguisées en Eric Zemmour. Marianne passe de la morphine au LSD.

Le quatrième jour, démunis et inquiets, les médecins m’annoncent qu’on va me refaire un test Covid car les urgentistes pourraient s’être trompés, affluence et pression obligent. Tandis que je fonds en larmes, l’interne me rassure : même si le test était positif, je ne porterais qu’une forme bénigne du virus car je n’ai pas de difficultés respiratoires.

La dame qui chauffe

Le personnel soignant entre alors dans ma chambre déguisé en apiculteurs de l’espace. En fin de journée, l’interne fait irruption dans ma chambre : « Vous voyez je ne suis pas déguisée, c’est toujours négatif! ». Eurêka ! Cette deuxième exploration nasale a porté ses fruits ! Une bactérie atypique s’est logée dans mon organisme et provoque les mêmes symptômes que le Covid-19.  Un virus Canada Dry qui me vaut le surnom de « la dame qui chauffe ».

Le bon antibiotique fait son œuvre pour faire rapidement baisser la fièvre. Dans la bonne humeur au milieu de l’angoisse qui commence à jaillir partout, j’entends qu’il manque des seringues, qu’il faut libérer des lits, que la semaine à venir s’annonce compliquée. Mais cette bonne humeur est salvatrice. Gelaô et Thanatos. Gelaô (rire en grec) fait référence au soleil.

Alors merci. Merci aux pompiers, merci aux ambulanciers, merci à tout le personnel soignant, des médecins aux femmes de ménage. Merci pour votre gentillesse, votre attention, votre humour. Et surtout pour votre immense compétence. À l’heure qu’il est, personne ne sait où nous allons mais les Français peuvent vous faire confiance.

De la fracture sociale à l’heure du coronavirus

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Infirmière dans un file d'attente pour le test du coronavirus à Marseille, hier © Daniel Cole/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22441037_000001

La crise sanitaire que nous rencontrons peut-elle nous sortir de « l’archipelisation française »?


Durant  le confinement, la fracture sociale continue. Si les gilets jaunes ne défilent plus dans la rue, si les grévistes ne bloquent plus les transports, si les protestations sectorielles n’agitent plus le débat public, la séparation politico-culturelle des classes sociales forme bien le substrat indépassable de la vie politique nationale. Le dernier sondage du JDD [tooltips content= »Sondage JDD/Ifop du 22/03/2020« ](1)[/tooltips] sur la perception des Français de l’action du gouvernement dans la crise du coronavirus,  souligne crument cette réalité : les catégories aisées sont les plus confiantes à l’égard du gouvernement, à un niveau très élevé de 72%, quand   51% des employés et 56% des ouvriers ne font pas confiance à l’exécutif. L’âge est aussi un facteur important de différenciation, les plus de 65 ans soutiennent très largement le pouvoir en place. 

Un vote culturel de classe

Cette fragmentation sociale du paysage national, paradoxalement, bloque les évolutions politiques du pays, alors qu’elle représente désormais l’épicentre de l’enjeu idéologique français. Le vote devient un vote culturel de classe qui tend à faire passer au second rang les convictions des citoyens. La conséquence la plus directe de cet état de fait est de contrecarrer l’émergence d’un puissant courant politique de droite qui répondrait « naturellement » à la droitisation idéologique des esprits : le succès des ouvrages d’Eric Zemmour en est un témoignage manifeste. La droite conservatrice qui se reconnait dans la talentueuse radicalité du journaliste polémiste, vote massivement pour des candidats « modérés », tant elle redoute d’être assimilée à une forme d’expression  « populiste ». 

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Il n’y a pas que la fracture de l’économie qui sépare l’électorat conservateur de l’électorat populiste de droite, il y a d’abord et avant tout une question de style et d’image, c’est-à-dire  de classe, au sens bourdieusien  du terme. Il y a une peur panique, physiquement perceptible,  de l’électorat bourgeois d’être assimilé à un vote plébéien, quelle que soit, par ailleurs, la radicalité de ses convictions sur l’immigration, la sécurité  ou les questions sociétales, par exemple.  

Cette réalité est apparue en pleine lumière en 2017, à l’occasion de la victoire de Macron, où la France qui a voté le plus nettement pour le candidat du système – celle de l’ouest parisien et francilien et des provinces de l’ouest – est bien celle qui avait  fourni les gros bataillons de la Manif pour tous !

Une simple erreur de casting à l’issue d’une campagne présidentielle brouillée par les affaires du candidat de la droite ? Non. Les Européennes en mai dernier ont amené une réponse claire à cette question. La carte électorale et les études d’opinion ont montré que non seulement le vote catholique avait largement choisit Macron, mais que plus les électeurs se disaient catholiques pratiquants, plus ils avaient voté pour la liste de la majorité. Le vote de classe l’a emporté sur le vote des convictions éthiques. Le candidat « naturel » de la France traditionnelle, le très catholique et versaillais François-Xavier Bellamy, fut la principale victime de ce recentrage bourgeois, avec un mini score de 8,5% [tooltips content= »Selon un sondage Ifop/La Croix du 27 mai 2017, 43 % des pratiquants réguliers déclarent avoir voté LREM, et 20 % pour LR. »](2)[/tooltips].

La modération pour l’électorat bourgeois est finalement plus une question de style, qu’une question d’idée ; et sa contestation, quand elle existe, ne peut intégrer la violence du tragique qui fait fi des bonnes manières. Au fond, cet électorat est resté, au fil des décennies, intrinsèquement giscardien; l’homme dont l’arrogante modération donna les clefs du pouvoir à une gauche archaïque et sectaire, et dont Raymond Aron avait résumé la nature politique dans une formule décisive : celui « qui ne sait pas que l’histoire est tragique » !

L’archipel électoral

La droite française, comme la gauche, s’est délestée au  fil des décennies de son électorat populaire qui s’est largement replié dans l’abstentionnisme ou dans des votes marginalisés par le système. Elle a dilapidé, sans capacité de réaction, l’héritage de De Gaulle qui avait su, en son temps, rassembler l’électorat bourgeois conservateur et l’électorat populaire et patriote, sur la base d’une vision politique façonnée par le tragique de l’histoire. La France, comme sujet historique, pouvait rassembler alors des classes sociales qui avaient le sentiment de partager un destin commun, en dépit de la divergence de leurs intérêts.  Aucune force politique, en l’état, ne se montre apte à rassembler une majorité de Français au-delà de sa base sociologique étroite. Les dernières municipales – certes marquées par une situation exceptionnelle – ont montré la réalité d’un électorat « archipélisé » qui permet à des forces politiques rétrécies et déconsidérées de maintenir tant bien que mal leurs bastions traditionnels.     

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Aujourd’hui, chaque force sociale, vote, défile et proteste de son côté, dans des combats qui ne franchissent pas le seuil critique qui permettrait de dégager une nouvelle alternative politique. Les gilets jaunes n’ont pas rallié la droite conservatrice qui ne s’est pas identifiée à une révolte populaire patriote, comme la gauche syndicale des grandes entreprises publiques a montré son impuissance à mobiliser les gros bataillons des salariés du privé. La Manif pour tous, de son côté, est condamnée à voir défiler ses troupes nombreuses dans l’indifférence générale d’un pays fragmenté qui ne trouve pas de dénominateur commun à ses révoltes, ni une force politique capable de les mettre en cohérence.

La tragédie du coronavirus qui s’est imposée sur le devant de la scène pour bousculer bien des certitudes établies, jouera-t-elle le rôle du cygne noir redouté qui, d’un coup, abat l’ancien monde vermoulu pour de nouvelles réalités politiques dont nous n’imaginons pas encore les contours ?

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