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Arthur Schnitzler et Mademoiselle Else


Les carnets de Roland Jaccard


Je me trouvais à Vienne à l’occasion de la première du beau film de Paul Czinner, Mademoiselle Else, interprété par la jeune actrice Élisabeth Bergner. À cette occasion, Arthur Schnitzler qui participait à l’adaptation de tous les scénarios tirés de ses romans, m’avait invité chez lui. Il ne sortait plus guère et à Vienne même, où sa barbe blanche comme son feutre mou à larges bords ne passaient jamais inaperçus, il était devenu le symbole d’une époque fastueuse dont, après la chute de l’empire austro-hongrois, les Autrichiens rêvaient comme d’un âge d’or. Assis dans la véranda, nous contemplions le jardin en pleine floraison.

De la répétition

« Là où la nature se répète, dit alors Arthur Schnitzler, nous reconnaissons son infinie variété. Mais quand un écrivain se répète, nous considérons qu’il a fait son temps. Ce jugement est dénué de tout fondement. Telle la nature, l’écrivain recherche lui aussi la perfection en s’essayant aux mêmes sujets… »

Pendant qu’il parlait, je l’observais. Bien qu’ayant largement dépassé le seuil de la soixantaine, ni son teint de bronze ni ses yeux si vifs – des yeux qui ont sondé mieux qu’aucun autre le cœur des femmes – ne trahissaient son âge. Comme s’il devinait le cours de ma pensée, il murmura : « Vous l’ignorez sans doute, mais depuis le suicide de ma fille, Lili, l’an passé, ma vie a pris fin. Cette nuit encore, j’ai rêvé que j’étais chez Freud dans l’espoir un peu vain d’alléger la douleur causée par sa perte. Et Freud m’a dit que lui aussi a perdu sa fille, Sophie. Lili n’avait que dix-huit ans, comme Mademoiselle Else, et elle venait d’épouser un officier italien à Venise. Ses derniers mots furent : “Je ne voulais pas mourir, c’est un instant d’énervement.” Presque les mêmes mots qu’Else. Et d’ailleurs à Vienne on n’a pas manqué d’établir un parallèle entre le destin de ma fille et celui de mon héroïne, comme si la réalité avait été absorbée par la fiction, comme si Lili avait été envoûtée par Else. J’ai même reçu des lettres anonymes où l’on me disait qu’avec l’éducation malsaine qu’elle avait reçue, elle ne pouvait pas finir autrement. »

« la pire des disgrâces… »

Je voulus savoir ce qu’il pensait du banquier Dorsday et du chantage à sa nudité qu’il avait contraint Else à accepter. « Je me garderai bien de le juger, me répondait-il. Vous l’apprendrez sans doute vous aussi un jour à vos dépens, mais pour un homme sur le déclin, voir un corps dévêtu d’adolescente, c’est boire à la coupe suprême de Dieu. Je comprends qu’on soit prêt à toutes les bassesses, comme Dorsday, ou à toutes les turpitudes, comme mon Casanova, pour connaître cette ultime forme d’extase. Si le temps ne m’était pas compté, j’aimerais écrire un roman où des vieillards passeraient la nuit auprès de belles endormies. Vous l’ignorez encore, mais la vieillesse est la pire des disgrâces… »

Puis il revint sur l’idée qu’il serait parfaitement illusoire et vain d’exiger de nous-mêmes une moralité à laquelle nous ne pouvons qu’exceptionnellement prétendre : « Tant de choses trouvent à la fois place en nous, poursuivit-il, amour et tromperie, fidélité et infidélité, adoration pour une femme et désir d’une autre ou de plusieurs autres. Nous essayons bien de mettre un peu d’ordre en nous, mais cet ordre reste quelque chose d’artificiel… Le naturel, c’est le chaos. J’ai eu pour ma part des rapports très variés avec mes maîtresses : la plupart m’étaient indifférentes, quelques-unes me furent franchement antipathiques. Je n’en ai haï qu’une, celle qui fut la grande passion de ma vie. »

Il doutait qu’une amitié – et à plus forte raison un amour – fût possible entre un homme âgé et un être jeune encore. Comme je tentais de le convaincre du contraire, il me rétorqua : « Il y a là une différence insurmontable. Un roi et un anarchiste, si tous deux sont jeunes, une cocotte et une femme convenable, si toutes deux sont jeunes et encore mieux si elles sont vieilles, un étudiant antisémite et un sioniste… Soit. Mais un qui prend la mer et l’autre qui rentre au port, jamais ! »

Mademoiselle Else

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La synagogue des gentils


Il y a autant de façons d’être juif que de Juifs. D’une synagogue à l’autre, entre bienveillance et observance, les tribulations d’un Juif égaré, nostalgique d’une tradition qui le dépasse.


Quand j’étais petit, on disait le « temple », même mon copain Ari qui s’y rendait beaucoup plus souvent que moi. Aujourd’hui, j’entends dire la « syna ». Je n’y arrive pas, je n’y vais pas assez souvent pour être aussi familier, je dis la « synagogue ». Et il y a peu de chances pour que je me mette à l’appeler par son petit nom parce que j’y vais de moins en moins. On y allait déjà très peu, quand j’étais jeune, on accompagnait ma grand-mère une fois par an pour l’etzger de mon grand-père, l’anniversaire de sa mort, dans une synagogue classique, normale pour des juifs normaux, ni orthodoxes ni libéraux, avec les femmes en haut, les hommes en bas et les enfants qui se courent après dans les allées.

Ségrégation consentie

Adolescent, je me promettais chaque fois d’aller m’asseoir en haut avec les femmes, par solidarité et pour ne pas cautionner cet archaïque apartheid des sexes, mais je me dégonflais à chaque fois, le sens du ridicule m’empêchant toujours à la dernière minute de faire ma Rosa Parks. Ici la ségrégation était largement consentie, et les femmes semblaient préférer l’entre-soi et ses bavardages aux lectures et aux prières masculines. Régulièrement, le rabbin regardait le balcon et haussait le ton pour réclamer, non pas le silence, mais un peu moins de bruit avant de reprendre son office en récitant de l’hébreu à cent à l’heure et en se balançant façon autiste. Moi je suivais le mouvement, et sans rien comprendre, me levais et m’asseyais comme les autres et avec les autres. Parfois, je regardais le plafond, un peu intimidé et un peu ému par le vitrail en étoile de David d’où cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire nous contemplent.

Une nouvelle solennité

Je suis retourné récemment dans la même synagogue, elle n’avait pas changé, mais je n’ai rien retrouvé de ce que j’avais connu. Je suis entré avec une kippa de papier ramassée dans une boîte et au lieu des fidèles distraits et bavards de mon enfance, des cancans féminins et des gosses qui jouaient à chat, j’ai trouvé une assemblée de juifs recueillis qui ont levé sur moi des regards intrigués et assez peu accueillants. J’ai pris place sur la pointe des pieds et comme je ne faisais pas semblant, un type m’a tendu un livre de prières en me disant « ça fait plus sérieux », mais je n’ai pas senti cette pointe d’humour juif qui fait toute la connivence, le sourire et la communion. Cette fois-ci, j’étais un intrus qui se faisait remarquer, la communion se faisait sans moi. Où étaient passés ces juifs indifférents et un peu dissipés qui attendaient la fin du shabbat pour parler famille et affaires devant les jus de fruits et les petits gâteaux ? Le judaïsme débonnaire de ma grand-mère n’habitait plus les lieux, remplacé par une pratique sérieuse, grave, solennelle, austère et inspirée. Encore un peu et je me serais cru dans une église. « Mais d’où sortent ces juifs qui ont l’air de croire en Dieu ? » me dis-je en sortant, avec le sentiment que je ne reviendrais pas.

Je suis retourné à la synagogue depuis, enfin si on veut. Chaque année pour Kippour (le Grand Pardon) et pour des raisons belle-familiales, je suis le mouvement et je me retrouve avec les juifs libéraux qui louent un théâtre parisien pour l’occasion. Avec le MJLF, le judaïsme a adopté la mixité – les hommes ne sont plus séparés des femmes – et la parité – un homme et une femme célèbrent l’office. Cette année, en 5780, c’est un couple de rabbins qui anime la cérémonie. Dans le premier rôle féminin, Delphine Horvilleur. L’ambiance est très détendue, on se croirait au cinéma à Alger quand ma mère raconte ses souvenirs de jeunesse. On va, on vient, on dérange toute sa rangée pour aller chercher un retardataire à l’entrée, on s’évente, on s’échange un bébé contre une bouteille d’eau, on discute malgré les voisins qui font « chut », et comme un soir de jeûne, on fatigue, on s’ennuie et on s’assoupit. Je suis au spectacle, j’ouvre grand les yeux, étonné de voir tant de juifs en même temps, et qui se ressemblent si peu. Quand le rabbin chante, je les ferme, je tremble comme une feuille, je suis transporté.

Des vertus de l’obscurité

Mais quand Madame le Rabbin prend le micro pour nous donner des explications, je suis tenté de me boucher les oreilles. Je ne veux pas qu’on m’explique, qu’on décrypte, qu’on démystifie. Je préfère que le rite ancien garde son mystère, son austérité, son obscurité. Je n’ai pas demandé une traduction dans les mots de notre époque, une adaptation aux valeurs de notre temps. Je n’ai pas envie que soit rendue intelligible, mise au goût du jour et à la portée du juif moderne élevé dans le monde égalitaire des droits de l’homme et de l’individu, cette adoration, cette vénération, cette humiliation pour le Dieu unique, le maître, le seigneur, le roi, le Tout-Puissant. Je suis gêné quand on essaye de rendre ce mystère accessible aux enfants, quand on me sert un judaïsme pour le nul que je suis. J’aime autant quand tout ça reste de l’hébreu. Je préfère rester un juif qui non seulement ne croit pas mais qui ne comprend pas, qui s’ennuie et qui reste quand même, contre toute logique et contre toute raison.

À la fin, les enfants montent sur scène dans la liesse et la joie pour chanter, la musique met l’ambiance, la religion est devenue festive, entraînante et enjouée. Je ne marche pas. Je sens moins la sévérité des patriarches et le regard sombre du Dieu jaloux que la joie béate du Dieu amour des évangéliques, des charismatiques, des illuminés et des ravis de la crèche. Je ne suis pas venu me distraire, me divertir, me désennuyer. Tel le catholique à la messe qui s’emmerde sans le latin, je suis comme pris d’une nostalgie pour la tradition, pour les pratiques qui frôlent la superstition, pour un littéralisme qui dépasse l’entendement, pour une observance qui défie le bon sens, pour cette synagogue où l’on résiste encore à l’époque, même si on m’y regarde de travers, moi le moitié juif, le touriste égaré même pas circoncis, qui ne sait pas toujours ce qu’il fait là mais qui reste, le petit juif sentimentalement attaché pour qui la Raison ne fait pas le poids, et n’est pas une raison suffisante, pour faire de moi celui qui manquerait à la promesse de ses aïeux, le chaînon qui faillirait, qui romprait une chaîne ancestrale, archaïque, antédiluvienne d’hommes et de femmes, une famille de cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire.

La surdité des mélomanes


Sur France Musique, « la Tribune des critiques de disques » fait entendre plusieurs interprétations d’une même musique. Ses commentateurs à l’oreille aiguisée sombrent trop souvent dans l’idéologie ou l’esprit du système pour juger la qualité d’une oeuvre. Au risque de devenir sourds à sa beauté.


« La Tribune des critiques de disques » de France Musique est une émission célèbre et estimée qui fait honneur à la radio publique française, puisqu’il n’est pas sûr qu’il en existe l’exact équivalent à l’étranger, même dans les pays où l’on fait plus et mieux de musique que chez nous. La qualité de cette émission tient d’abord à sa formule aussi simple qu’efficace. Le fait de faire entendre à intervalles rapprochés un nombre conséquent d’interprétations d’une même œuvre musicale permet de comparer ces interprétations, mais aussi de révéler les différentes facettes de l’œuvre que chacune des interprétations aura mises en valeur, ce qui fait voir l’œuvre avec un saisissant relief. Les mélomanes qui, ordinairement, ne peuvent réaliser seuls cette expérience révélatrice en savent gré à l’émission. Celle-ci doit beaucoup aussi à la qualité des commentateurs, dont certains sont des puits de science. Mais, précisément parce que l’émission mérite tant de louanges, elle supportera peut-être qu’on lui adresse une critique.

Considérations savantes

Pour la formuler, j’userai d’un apologue. Supposons un groupe de messieurs, parmi lesquels un homme sensible. Voici que vient à passer la plus belle fille du monde. Cette apparition cause à l’homme sensible un choc qui le laisse interdit. Si on lui demande, l’instant d’après, comment la fille était habillée, quelle était la couleur de sa robe, comment elle était coiffée, chaussée, etc., il sera probablement incapable de répondre. En effet, ce qui l’a bouleversé, c’est seulement sa beauté, qui ne tient pas à son vêtement mais à sa nature, à la grâce inexplicable de cette forme plastique et dynamique qu’il est bien certain d’avoir vue, même s’il n’a pu en retenir l’image.

Mais voici que les autres messieurs se lancent dans une analyse savante. Avez-vous remarqué la mauvaise facture de la robe que portait cette fille, le négligé de sa coiffure, de sa ceinture, de ses souliers ? Et de se livrer à diverses considérations de modes, de styles et de convenances qui trahissent simplement le fait qu’ils n’ont pas perçu l’épiphanie qui se présentait à eux.

Passe ensuite une femme gauche et lourde. Tandis que l’homme sensible reste de marbre, les messieurs s’intéressent et s’extasient. Voyez ce chemisier ! Voyez ce collier ! Enfin une coiffure comme il faut ! Et que penser de cet admirable sac à main ! Tout ceci est parfait, d’un goût exquis ! Si l’un des messieurs s’engage sur ces fausses pistes avec suffisamment d’éloquence, les autres le suivent et s’égarent avec lui. Finalement, c’est à la femme banale que va la pomme. L’homme sensible essuie une larme.

Percevoir ou ne pas percevoir

De cet apologue je tire les leçons suivantes pour « La Tribune des critiques de disques ». Ce que l’auditeur attend des participants de cette émission, c’est qu’ils soient capables de reconnaître la beauté des diverses interprétations qu’on leur propose et de les classer selon ce critère. Cela suppose essentiellement d’avoir une oreille juste. Or, ce n’est pas donné à tout le monde et l’intellect ne peut y suppléer. En effet, la beauté d’une musique, comme celle d’une jeune fille ou d’une fleur, est sans pourquoi. Elle se prouve par son seul éclat, elle est index sui, preuve d’elle-même, comme disent les philosophes. Donc, elle se perçoit ou ne se perçoit pas, mais il est bien certain qu’elle ne se démontre pas par des arguments, lesquels, inversement, sont impuissants à la réfuter, si elle est présente. Les phrases qu’on entend souvent dans « La Tribune » – « C’est très beau, c’est magnifique, mais… » – sont absurdes. Si c’est beau, il n’y a pas de mais.

Les critiques peuvent être sourds à la beauté de deux façons. La première consiste à plaquer sur les versions entendues des goûts stylistiques contractés dans les conservatoires, les salles de concert, les organes de presse spécialisés, autrement dit dans un milieu professionnel. Or, de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls militaires, la musique ne saurait l’être aux professionnels de la musique. Ceux-ci, en effet, comme toute corporation, ont des codes, des manies, des tics, des passions, des engouements ou des rejets propres à leur milieu, toute une « culture d’entreprise » évoluant de saison en saison. Ces particularismes ne sont pas condamnables en soi et ils ont même souvent pour l’auditeur un intérêt documentaire certain. Mais ils entrent en conflit avec l’universalisme de l’art. Celui-ci seul donne sa raison d’être et sa noblesse à une émission comme « La Tribune » qui, précisément, n’est pas destinée aux professionnels, mais au public, c’est-à-dire à l’homme universel.

Page de partition de l'Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach (1747). ©Luisa ricciarini/Leemage
Page de partition de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach (1747).
©Luisa ricciarini/Leemage

Habitus professionnel

Je regrette tout particulièrement que, parmi ces modes et ces tics, il y en ait souvent qui relèvent de l’idéologie. On ostracise des interprétations remarquables simplement parce qu’elles sonnent trop « classique », ou parce qu’elles ont une densité religieuse devenue aujourd’hui politiquement incorrecte. À une interprétation profonde et recueillie, on reprochera d’« en faire trop », comme si l’idéal, pour un musicien up to date, était d’en faire moins, de ne pas se prendre au sérieux, de ne pas être « dupe », de tout regarder de côté et au second degré, selon les préjugés maniaques et ridicules de nos modernes déconstructeurs. Serait même bienvenu en toute musique, selon certains, un brin de « folie » garantissant qu’elle n’est pas ennuyeuse et réactionnaire. On fait de désagréables reproches à un interprète sous prétexte qu’il n’a pas perçu l’ironie ou la révolte qui, prétend-on, se trouvent en filigrane dans le morceau proposé ; plutôt que de s’appliquer à faire de la belle musique, il aurait dû tempêter et grincer, comme ces acteurs du théâtre contemporain qui se croient obligés de se jeter par terre en hurlant, ou comme ces peintres de l’art contemporain qui penseraient déchoir si leurs tableaux n’étaient couverts d’éclaboussures ineptes. On pèche aussi par progressisme. On dit souvent à « La Tribune » que « maintenant, on ne joue plus cela ainsi », comme si le temps qui passe apportait par lui-même une amélioration des goûts et des talents. Or, l’industrie discographique est déjà suffisamment ancienne pour nous avoir gardé trace d’interprétations datant d’un demi-siècle ou plus qui n’ont pas pris une ride, ou n’ont même jamais été égalées.

A lire aussi, Sébastien Bataille : Musique du confinement Vol. 2

Du risque de la surinterprétation

Ce premier type de surdité s’aggrave parfois d’un second, peut-être plus pardonnable, mais non moins regrettable. Il consiste à chercher dans une interprétation autre chose que la musique même, à savoir un certain sens humain psychologique ou dramatique que les critiques croient être la clef du morceau joué. Ils se croient autorisés à prêter à celui-ci un certain sens, puisqu’il est bien certain que la musique « parle », soit qu’elle reflète les mouvements de l’âme du compositeur, soit qu’elle explore les arcanes les plus profonds de la vie et de l’action des individus et des peuples, soit qu’elle évoque le monde extérieur, la nature, le cosmos. Cependant, le problème est qu’elle parle dans son propre langage, qui est unique en son genre et communique très peu et très mal avec les autres idiomes utilisés par les humains pour faire connaître leurs idées et leurs sentiments. Il est donc extrêmement conjectural de tenter de traduire en concepts et en mots les intentions du compositeur. C’est néanmoins ce que pensent devoir faire les critiques, dont le métier est de parler. Mobilisant les ressources de leur intellect, ils diront donc que le morceau entendu raconte telle histoire, suit tel développement dramatique, exprime telle nuance d’émotion. Il leur arrivera d’ailleurs d’avoir raison, c’est-à-dire de parvenir à cerner d’assez près ce que le compositeur a réellement « voulu dire » dans sa musique, dont on peut constater en effet que tel interprète a tenu compte, tel autre non. Mais il est clair qu’ils seront exposés, plus que de simples mélomanes et plus que les musiciens eux-mêmes (qui, eux, ont le droit de se taire, et en usent), à faire à cette occasion de sérieux contresens, c’est-à-dire à prêter à la musique des significations qu’elle n’a nullement, ou à considérer comme une signification essentielle, que l’interprète devrait impérativement faire passer au premier plan, un élément de sens qui existe sans doute, mais à titre secondaire ou négligeable. Et voilà leur jugement faussé. S’étant enfermés dans ce système artificiel, ils estimeront bonnes les interprétations qui lui sont conformes, fautives celles qui s’en écartent.

Par exemple, quand le compositeur a imaginé une certaine harmonie rare, subtile et profonde, ou une structure rythmique originale, qui ne peuvent être distinctement perçues que si l’interprète adopte un tempo suffisamment lent, ils seront sourds à cette vérité musicale si leur système leur a dit que le passage en question exprimait un sentiment violent ou extrême. Ils qualifieront donc de « molle » ou de « scolaire » une interprétation soignée, et ils battront des mains, au contraire, quand un barbare sabotera et rabotera – mais avec la véhémence requise par les a priori du critique – les subtilités de la partition. S’ils croient au contraire qu’une musique doit exprimer une régulière sérénité (ils expliqueront savamment pourquoi il doit en être ainsi), ils se gausseront des rubato par lesquels un artiste a cru mieux rendre justice à l’esprit hésitant, exploratoire, méditatif, qu’il a perçu dans l’œuvre. Ou encore, s’ils sont campés sur la conviction que l’œuvre doit comporter une certaine progression dramatique, ils déclareront mauvaise une interprétation qui fait de la belle musique avec cette œuvre dès les premières mesures. Selon eux, il fallait attendre ; l’interprète a eu tort d’avoir raison trop tôt. Une mélodie souverainement chantée par une grande voix que le mélomane, sensible à la richesse charnelle de cette voix, trouvera splendide, sera jugée détestable en raison d’un manque ou d’une insuffisance de tel ou tel caractère psychologique ou dramatique dont le critique croit mordicus qu’il est dans la musique. Il admettra que la voix est « très belle », mais il y aura un « mais » et in fine une condamnation. Il préférera l’interprétation d’une voix médiocre ou fatiguée, mais qui a le caractère souhaité… etc.

Ni sens ni programme

Dans tous ces cas, donc, les critiques auront négligé le fait que la beauté d’une musique est un miracle qu’il faut d’abord percevoir comme tel. L’auteur d’une musique géniale, en effet, n’a certes pas été directement guidé par des idées (aucune idée n’est cause d’aucune note). C’est la logique immanente du langage musical qui lui a fait trouver la note, la mélodie, l’accord, la suite d’accords, le rythme, le timbre, le tempo, la nuance dont il a intimement su qu’ils produiraient la beauté rayonnante qui est le but véritable, l’entéléchie de son art. À supposer qu’il ait eu en tête, en parallèle, telle ou telle intrigue psychologique ou narrative, il a pu l’oublier purement et simplement au moment d’écrire la partition, ses idées et ses soucis cédant à sa musique, qui habite une autre partie de son cerveau. De sorte que le sens profond de la musique qu’il a finalement produite pourra être fort différent de ce qui était anticipé dans le « programme » qu’il avait initialement envisagé, et a fortiori du programme que des observateurs extérieurs de sa musique peuvent imprudemment lui prêter. Or, c’est ce sens profond et vrai de la musique, non le sens artificiel et extérieur, que le bon interprète aperçoit et met en valeur. Il le peut parce qu’il parle le même langage musical que le compositeur. Il sait qu’il doit jouer l’œuvre telle qu’elle se présente selon sa logique musicale immanente, qui prime toute autre logique. Il tiendra compte éventuellement de certaines considérations de style, de vérité musicologique, de cohérence psychologique ou dramatique, mais il ne laissera pas ces considérations lui prendre la main. Il sait que c’est en visant seulement l’effet musical lui-même et sa beauté qu’il communiquera intimement avec le compositeur, rendra justice à son génie. Hélas, le voilà éliminé au premier ou au second tour par des critiques de « La Tribune » qui n’ont rien entendu de ce qu’il fallait entendre, et qui justifient cette élimination par des arguments sans valeur parce qu’extrinsèques.

Tels donc sont les deux types de surdités qui affectent certains critiques de « La Tribune ». Il en est même qui les cumulent… Hélas, il n’y a pas de remède connu à ces infirmités, sinon peut-être le temps, puisque l’oreille musicale est quelque chose qui mûrit, s’ouvre, s’approfondit, s’affine à mesure que la vie multiplie les expériences, procure des rencontres, fait traverser des épreuves. Il faut donc faire preuve d’indulgence, mais seulement avec les jeunes sourds.

Il est une autre faiblesse de « La Tribune » qui ne tient pas aux invités, mais à l’organisation matérielle de l’émission. Celle-ci favorise un phénomène très fâcheux en lui-même, l’imitation. Ce phénomène peut difficilement être évité dès lors que les critiques sont assis à une même table, donc se voient et s’entendent, et plus précisément que chacun voit comment l’autre entend la musique, ce qui ne peut pas ne pas influencer sa propre écoute. Un remède radical serait donc d’isoler chaque critique dans une cabine de sorte qu’il soit sans contact visuel ni sonore avec ses confrères. Ainsi, quand viendrait son tour de parler, il serait bien obligé de dire ce qu’il a ressenti comme il l’a ressenti, au premier degré. Ce serait une vérité nue, non biaisée par le conformisme et la crainte de déplaire. Il est vrai que les jugements seraient alors souvent très disparates d’un critique à l’autre. Mais quel inconvénient ? Ils seraient d’autant plus frappants et instructifs pour l’auditeur. Il conviendrait sans doute, ensuite, de ménager une plage de discussion où les invités pourraient comparer leurs jugements, sonder les raisons de leurs désaccords et chercher des points de convergence. Le fruit à attendre de cette sévère discipline serait que les interprétations géniales retrouveraient alors toutes leurs chances de monter in fine sur le podium – à moins que les invités soient tous sourds simultanément, hypothèse à exclure dans cette émission qui reste excellente, rare et précieuse.

Un miracle de bonté et d’amour


Cinéaste majeur de l’histoire du cinéma, Leo McCarey demeure trop méconnu d’un large public en France.


«Je ne veux pas changer mon genre : J’aime qu’on rie. J’aime qu’on pleure, j’aime que l’histoire raconte quelque chose, et je veux que le public, à la sortie de la salle de projection, se sente plus heureux qu’il ne l’était avant. » Leo McCarey

Largement méconnu, Leo Mc Carey est pourtant l’auteur de nombreux courts-métrages avec Laurel et Hardy, il a tourné vingt-trois longs métrages dont les incontournables La Soupe aux canards (Duck Soup avec les Marx Brothers 1933), L’Extravagant Mr Ruggles (Ruggles of Red Gap 1935), Cette sacrée vérité (The Awful Truth 1938), et les deux versions du splendide mélodrame Elle et lui (Love Affair 1937 et An Affair To Remember 1957).

Un mélo, mais un mélo drôle et mélancolique

Mais revenons sur un de ses trois films parlant frontalement de la foi Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945), les deux autres étant La Route semée d’étoiles (Going My Way 1944), et Une histoire de Chine (Satan Never Sleeps 1962)

Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945) est une comédie aux accents mélodramatiques mais aussi drôles et mélancoliques. Après le succès phénoménal de La Route semée d’étoiles (Going My Way 1944) aux États-Unis, Leo McCarey ne trouve aucun scénario qui lui plaise. Très content de sa collaboration avec Bing Crosby, il décide de lui confier à nouveau le rôle du Père O’Malley. Dans cette nouvelle aventure religieuse, il est nommé directeur de l’église Sainte-Marie et de l’école attenante où des religieuses enseignent, sous la houlette de la Mère Supérieure, Sœur Benedict – Ingrid Bergman, lumineuse, tendre, drôle et touchante – , dans un lieu empreint de sérénité, situé en plein cœur de la cité.

A lire, du même auteur : Dans la grâce de Dieu

Un duo au service de la bonté

Bing Crosby met son génie de comédien et de chanteur de charme au service de la bonté et de l’amour. Il interprète avec humour et malice ce rôle de prêtre aux méthodes d’éducation peu conventionnelles. Dans cette institution catholique menacée de disparition en raison de l’âpreté au gain d’un riche homme d’affaires, aigri et sans scrupule, Horace P. Bogardus, joué par l’irrésistible Henry Travers, le père O’Malley va devoir faire preuve de persévérance, de grandeur d’âme et d’une foi sans faille. Il se heurte avec gaité, bonheur et une grande noblesse d’âme à Sœur Benedict sur la manière de transmettre des valeurs à des enfants parfois perdus et en manque d’affection. La Mère Supérieure réagit brillamment avec un mélange de raideur et d’humour. Les deux comédiens excellent dans ce duo parfait au service de la bonté.

La mise en scène élégante, souple et invisible de Leo McCarey, la superbe photographie noir et blanc de George Barnes et le scénario précis et fin de Dudley Nichols[tooltips content= »Scénariste de plusieurs films de grands cinéastes: John Ford, George Cukor, Michael Curtiz, Henry Hathaway, Howard Hawks, Fritz Lang, Antony Man… »](1)[/tooltips] sont au service d’une dramaturgie inventive et brillante qui mêle la comédie et le mélodrame, le rire et les larmes. Le cinéaste concentre tout son talent pour nous montrer la force de la foi, de la bonté et de l’amour que défendent Sœur Benedict et le Père O’Malley.

Sans aucun doute le portrait de ce prêtre tantôt enjoué et malicieux, vif et intelligent, parfois grave et préoccupé est l’un des plus beaux de l’art cinématographique. Il nous montre un être que sa conception heureuse de la religion et de la vie, son souci du bien être physique et spirituel des gens qui l’entourent sont inspirés par une foi au service de la bonté comme Grâce providentielle pour lutter contre le Mal.

Humour et foi

Le sens du comique et du burlesque présent dans plusieurs scènes – celle irrésistible de drôlerie où un chat joue avec le chapeau du père O Malley pendant son discours aux religieuses ou celle cocasse des techniques de boxe enseignées par la Mère Supérieure à un enfant – sont d’une simplicité et d’une efficacité exemplaire. Elles nous font rire aux éclats. Tandis que la scène de la nativité de Jésus jouée par des bambins ou celle de l’annonce de la tuberculose de Sœur Benedict nous attendrissent et nous émeuvent. Mais toutes sont au service des convictions spirituelles, sociales, fermes et solides du cinéaste sur l’absolu miracle qu’opèrent l’amour et la bonté divine et humaine pour arriver à changer le cours des choses.

Indéniablement, la question du Mal est très présente chez Leo Mc Carey autant que dans les œuvres de Fritz Lang ou d’Alfred Hitchcock. Elle se manifeste dans plusieurs de ses films de manière différente mais tout aussi prégnante. Cependant le cinéaste apporte une réponse différente. Sa foi lui permet d’inventer ces personnages qui surmontent leur différence et mènent à bien leur mission sacerdotale, d’enseignement, de transmission des valeurs morales et humanistes essentiels.

La foi du père O’Malley et de Sœur Benedict déplace les montagnes et change les hommes les plus endurcis. Un miracle d’amour surgit, il vient du plus profond des cœurs et opère dans la joie du bonheur de vivre. Les Cloches de Sainte-Marie, 41 millions d’entrées aux États-Unis !

Les Cloches de Sainte-Marie de Leo McCarey

États-Unis – 1945 – V.O.S.T Et V.F. – 2h06  (Disponible en DVD Paramount)

Interprétation: Bing Crosby (Père Chuck O’Malley), Ingrid Bergman (Sœur  Benedict), Henry Travers (Horace P. Bogardus), William Gargan (le père de Patsy), Ruth Donnelly (Sœur  Michael). 2h06.

Les Cloches de Sainte-Marie

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Quand le sexe devient mou, la morale devient rigide

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Le billet du vaurien


En s’extirpant avec peine de son fauteuil, un ami me confia : « Me voici arrivé à l’âge où les raideurs se déplacent ».

Beaucoup d’hommes le pensent, mais rares sont ceux qui l’avouent à la femme de leur vie: « Aime-moi éternellement, mais ne sois pas triste si je te trompe trois fois par jour. »

Un dessin humoristique composé de deux vignettes juxtaposées montre un homme et une femme devant un grand miroir en pied. Tous deux sont d’apparence physique très banale. Dans un phylactère, le caricaturiste a représenté la manière dont ils se voient : la femme grosse, vieille et moche. L’homme comme un intermédiaire entre James Stewart et George Clooney. C’est une image assez réaliste, tragiquement réaliste, de la vision étonnamment irréaliste que les hommes et les femmes se font souvent, respectivement, d’elles-mêmes et d’eux-mêmes. Le shopping a encore de beaux jours devant lui. On comprend que ce soit l’activité préférée des femmes, après les soins accordés à leur corps et bien avant le sexe.

Camille Paglia m’assure qu’il n’y a pas de Mozart féminin, car il n’y a pas de Jack l’Éventreur féminin. En revanche, il y a trop d’empoisonneuses au propre et au figuré. Elles se désignent comme féministes. D’éternelles victimes qui n’auront de cesse de prendre une revanche qui leur semblera toujours bien pâle par rapport aux préjudices qu’elles ont subi.
Peut-on encore écrire que le sexe des jeunes filles, c’est leur petite monnaie ?

Cioran disait volontiers que sans la fausseté absolue du sexe faible, il ne se serait pas humilié à chanter le ciel. Comprenne qui pourra !

L’éternel quiproquo entre les femmes et les hommes : les unes veulent des lendemains sans aventure, les autres des aventures sans lendemain.

« L’erreur est humaine » se dit en japonais : les singes eux-mêmes tombent parfois des arbres.

Quand la philosophie acquière une quelconque autorité, elle meurt.

« Ne lire que du latin et du grec pendant quelque temps est la seule façon de désinfecter son âme », me dit cet ami. Bien vu, mais hélas trop tard pour moi : il ne me reste que des Schlager des années soixante pour remédier à l’écœurement du présent et quelques films. Le préféré de Kirk Douglas était : Seuls sont les indomptés . C’est aussi le mien.

Chamfort sans Manureva

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Jean-Baptiste Bilger renouvelle les codes de l’essai avec brio


Désolé, je n’ai pas résisté à ce titre « foireux ».

C’était trop fort, trop tentant, l’appel de la vanne me discréditera à jamais des cercles intellectuels. Chaque année, je perds des voix à l’Académie, mon élection s’éloigne, je m’enferre à vouloir amuser mon public. Pudeur enfantine ou vanité gamine ? Je n’ai toujours pas compris que, dans ce pays, le sérieux du propos adoubait, que la profondeur d’une pensée se nichait dans une certaine pesanteur universitaire. Pour se faire respecter de ses pairs, il faut écrire lourdement, étaler une prose à ramifications noueuses, s’embourber dans le néant, singer une réflexion obscure donc inatteignable, il s’agit de mettre en infériorité son lecteur, qu’il se sente, tout penaud, imbibé d’un savoir divin.

Les maximes aident à voir plus clair

Le magistère a quelque chose à voir avec le sado-masochisme, une envie de « tuer » son adversaire, de lui faire mal psychiquement. Moins le lecteur comprend ce qu’il lit, plus il sera persuadé de sa pertinence, de sa supposée grandeur, il s’imaginera alors investi d’une parcelle de cette connaissance tant désirée et si lointaine. Les gens aiment souffrir, ils ont une vision assommante et punitive de la littérature, ils ont le drame en héritage, moi, je préfère la phrase sauvage, fraîche comme la rosée, qui dandine son cul sans instruire, des mots qui happent, je cherche chez les écrivains cet agencement merveilleux et friable qui vient percuter l’esprit sans avoir besoin de s’expliquer. 

A lire aussi: Une femme avec une femme

Oui, je préfère le pépiement aux cris douloureux. Par principe, j’avais donc décidé de ne plus lire d’essais savants, le style imbitable et la leçon professorale ne sont plus des occupations de mon âge. Les deux penseurs qui ne quittent pas ma table de chevet s’appellent Alban Ceray et Giacomo Leopardi. Leurs maximes m’aident à y voir plus clair, à me sentir moins seul. Le premier a écrit des choses admirables sur la vertu et le regard social : « L’érotisme est la pornographie des lâches, leur paravent » (Du lit au divan paru en 1992 à la Table Ronde). Le second fait office de vigie, comme si son incapacité physique avait décuplé sa sagacité, ou son handicap avait dévoilé l’alacrité d’un raisonnement pénétrant : « Ce qui sauvegarde la liberté des nations, ce n’est pas la philosophie ni la raison […] Et un peuple de philosophes serait le plus petit et le plus couard du monde ». 

Je désespérais de ne pas trouver chez la jeune garde qui publie trop, une épaisseur jouissive, le défrichage inspiré, la passion des interstices, l’envie d’élever sans pontifier, le plaisir de s’emparer d’un sujet vierge et d’y imposer son tempo. Un essayiste doit opérer sur la bête, à mains nues. Un bon essai doit avoir le goût du sang et de l’amertume. Je ne crois pas à la distanciation, l’intellectuel autopsie avec ses tripes. Il se révèle à lui-même, au fil des pages. Le sujet est prétexte à exposer ses doutes, la rage filtre à un moment.

Chamfort, esthète de la répartie

De Chamfort (1741-1794), nous ne savions presque rien. Quelques précieux ou érudits le citaient parfois dans la conversation pour se faire mousser. L’assemblée était béate d’admiration. Nous avons lu, il y bien longtemps, ses maximes, j’en avais gardé le souvenir brumeux d’un esprit alerte, d’un causeur endimanché et puis, j’avais perdu sa trace à la Révolution. Jean-Baptiste Bilger est vorace, il ne lâche pas sa proie aux premières difficultés. Dans Chamfort ou la subversion de la morale aux éditions du CERF, il cartographie cet esthète de la répartie, ce beau parleur à la saillie saillante, le perce afin d’en déceler toutes les nuances, toutes les saisons de la vie, toutes les mues. Il le dépouille de ses peaux successives et aussi de ses oripeaux, le déconstruit pour lui rendre sa pureté originelle. Solidement arrimé, Bilger ne se contente pas de dérouler une mécanique précise, huilée à la perfection, il est animé par cette énergie gourmande de décortiquer l’œuvre et l’homme, dans un français impeccable. 

A lire aussi: Proust avant Proust

Cette marque de politesse est un gage de fluidité si rare de nos jours. Il y a en lui, la lutte sous-jacente entre le pédagogue et le styliste, le chercheur en lettres aguerri et l’artiste en sommeil, l’élève brillant et le désir de prendre la fuite, de lâcher les chevaux. Une pulsion de vie sourd à chaque paragraphe ce qui donne à la lecture, son élan et son intérêt. L’élite a trop souvent perdu le sens des responsabilités et de la curiosité, Bilger ne trahit pas cette exigence-là.

Jean-Baptiste Bilger
Jean-Baptiste Bilger

Un essai remarquable

Il analyse, commente, trace des perspectives, imagine des parallèles, enjambe des ponts, et, très finement, très élégamment, il s’appuie sur Chamfort pour aborder ce thème éternel et jamais assouvi, qu’est l’acte d’écrire. Ses ressorts et ses contraintes. L’écriture au cœur des relations d’argent, de pouvoir, d’influence, miroir de l’égo, source de tant d’incrédulités, instrument fallacieux de la vérité et machine à défaire les opinions. 

Chamfort retrouve, sous la plume de Bilger, toute sa dimension historique, il n’est plus ce témoin ridicule et poudré, homme de cour élevé dans l’épicerie, il est l’artisan de sa propre contradiction. Grâce à Bilger, on entrouvre les portes de cette fabrique des idoles dont notre société se meurt.

« Encore fallait-il remarquer que la littérature n’était pas elle-même étrangère a l’apparition et la propagation des idées fausses qui égaraient les hommes. Loin d’être toujours la généreuse dénonciation ou la réfutation rigoureuse des préjugés, la littérature en était souvent le foyer et la source. Si l’on se fie, en tout cas, aux paradoxes avancés par Chamfort à ce sujet, tous les livres, sans exception, quand bien même leurs auteurs auraient été animés de louables intentions et mus par le souci philanthropique d’éclairer leurs semblables, quand bien même ils se seraient proposé de développer les principes les meilleurs et la doctrine la plus salutaire, tous les livres, donc, seraient immanquablement entachés d’erreur et de fausseté » écrit-il. 

Un auteur est enfin ressuscité, un futur grand essayiste est né. 

Chamfort ou la subversion de la morale de Jean-Baptiste Bilger – Les éditions du CERF

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La France, fille oubliée de l’Église


Pour la première fois de son histoire, la France ne compte plus aucun cardinal en exercice sur son sol.


Le 27 mai dernier, l’annonce des futures canonisations des bienheureux Charles de Foucauld et César de Bus a donné un peu de baume au cœur à « la fille aînée de l’Église. »

Un petit coup de fil à Emmanuel Macron et c’est tout

Celle-ci attend toujours la première visite du souverain Pontife sur son sol (les visites de François à Strasbourg en 2014 et 2019 ont été exclusivement réservées aux institutions européennes). Malgré une récente visioconférence avec le président de la République, le pape François, qui s’exprime très difficilement et très rarement en français, langue officielle du Vatican, boude ostensiblement le pays.

Les catholiques de France sont-ils en train de payer l’adoption du « mariage et de la PMA pour tous » alors qu’ils ont été parmi les plus mobilisés d’Europe sur ces sujets?

Pire, pour la première fois de son histoire, aucun cardinal en exercice ne siège aujourd’hui dans une ville de France. Les archevêques émérites Vingt-Trois (Paris), Barbarin (Lyon) et Ricard (Bordeaux), quoique toujours électeurs du collège cardinalice jusqu’à leur 80ème anniversaire, ont rejoint le cardinal Paul Poupard (90 ans) parmi la cohorte des retraités de l’église de France. Les récents décès des cardinaux Panafieu, Tauran et Etchegaray ont encore accentué la perte d’influence de la France à Rome. En 2008, 2015 et 2018, la France n’avait même plus d’ambassadeur en poste à la villa Bonaparte de Rome et lors du dernier consistoire d’octobre 2019, Paris a fait chou blanc. Nommé archevêque de Paris fin 2017, Mgr Aupetit n’a toujours pas endossé la pourpre des saints apôtres et martyrs. Marseille n’est plus considéré comme un siège cardinalice et on peut douter que Bordeaux le soit toujours. Faut-il rappeler que les cathèdres de Rouen, Toulouse, Lille ou Rennes étaient, il y a cinquante ans, occupés par des cardinaux? Les catholiques de France sont-ils en train de payer l’adoption du « mariage et de la PMA pour tous » alors qu’ils ont été parmi les plus mobilisés d’Europe sur ces sujets?

La France à égalité avec Sainte Lucie, Tonga, Maurice, le Lesotho, les îles du Cap-Vert, Panama ou l’Albanie

On explique souvent, pour minimiser la situation, que le pape François privilégie les continents longtemps défavorisés d’Afrique et d’Asie. Or, depuis le début de son pontificat, le Pape François a nommé trente-trois européens dont quatorze italiens, sept espagnols, deux portugais, deux allemands, deux britanniques et même un luxembourgeois et un suédois… L’Amérique du Sud reste loin derrière avec dix-neuf cardinaux, l’Asie avec douze et l’Afrique en a reçu dix.

La France n’a plus qu’un seul cardinal en exercice (contre une petite dizaine dans les années 90). Avec le cardinal Mamberti, préfet du tribunal suprême de la Signature apostolique à Rome, créé en 2015, elle se retrouve à égalité avec Sainte Lucie, Tonga, Maurice, le Lesotho, les îles du Cap Vert, Panama ou l’Albanie…

Déjà très éprouvée par l’assassinat islamiste du père Hamel et l’incendie de Notre-Dame de Paris, la fille ainée de l’église semble aujourd’hui la grande oubliée du Vatican.

Labo P4: les tribulations des Français en Chine


Certains ont soupçonné le laboratoire P4 de Wuhan d’être à l’origine de la pandémie. Si rien ne le prouve, la livraison à la Chine d’une installation aussi sensible et dangereuse révèle la naïveté confondante de notre diplomatie.


Le laboratoire P4 de Wuhan fait la une. Le Covid-19 a-t-il été étudié ou développé en son sein ? En est-il sorti accidentellement ? Le personnel a-t-il respecté les protocoles de sécurité que requiert une telle installation ? Nous ne le saurons peut-être jamais.

Un projet flou

Cependant, quelles que soient les réponses à ces questions non dénuées d’arrière-pensées chez ceux qui les posent, nous, Français, devrions nous poser une autre série de questions également embarrassantes. Le P4 de Wuhan est une création française, le résultat d’une coopération offerte par la France à la Chine que regardaient avec méfiance beaucoup de nos partenaires, à commencer par les États-Unis. Même s’il n’a strictement rien à voir avec le coronavirus, ce projet reste éminemment discutable.

Pourquoi avons-nous décidé de transférer à la Chine une installation aussi sensible et dangereuse, à une époque où les laboratoires de catégorie P4 dans le monde se comptaient sur les doigts de deux mains ? Était-ce bien raisonnable ? Qu’attendions-nous et qu’avons-nous obtenu en retour de la Chine ?

Un autre temps

Revenons en 2004. La Chine profite à plein de son entrée dans l’OMC, fin 2001. La croissance du PNB dépasse les 10 %. Mais le revenu annuel par habitant est seulement de 4400 dollars. La marge de progression est donc considérable pour une population de plus de 1,3 milliard de personnes. Un eldorado. Le marché chinois et les qualités industrieuses de son peuple font briller les yeux des dirigeants et des chefs d’entreprise occidentaux en général et des Français en particulier.

Les Chinois le savent bien et en jouent. Caresser dans le sens du poil, flatter l’ego, jouer les modestes est un grand classique des Asiatiques face aux Occidentaux. À cela s’ajoute une rhétorique rassurante : « nous sommes encore un pays en développement » ou encore « la Chine n’a jamais eu d’ambition de domination universelle ». C’est l’époque de l’« émergence pacifique de la Chine », concept qui revient dans tous les discours officiels servis aux dirigeants occidentaux. Un autre temps.

Un partenaire stratégique de longue date

À Paris, le message est reçu cinq sur cinq. Le général de Gaulle n’a pas été le premier chef d’État occidental à avoir reconnu la Chine populaire pour rien. La Chine est l’avenir du monde et la France veut devenir son meilleur allié à l’Ouest. La coopération avec la Chine se développe donc tous azimuts. Sans limites, et sans avoir peur de prendre des risques. Dans cette marche en avant vers la position de « partenaire stratégique » privilégié, pas de temps pour un arrêt sur image ou une analyse froide du pour et du contre. Les visites succèdent aux visites. On se rend à Pékin comme auparavant on se rendait à Washington dès la constitution d’un nouveau gouvernement. « Si les Chinois ne le font pas avec nous, ils le feront avec d’autres. » Cette réflexion suffit à balayer tous les doutes.

L’actualité sanitaire de 2004 donne une bonne occasion à la France de prouver sa volonté de bâtir un partenariat stratégique durable. La Chine vient de connaître deux zoonoses en trois ans : le SARS et la grippe H5N1. La France dispose de l’installation la plus performante pour étudier et combattre ces virus. Les réseaux se mettent en branle et peu après arrive sur la table du président Chirac le projet de construction en Chine d’un laboratoire P4, nec plus ultra de la recherche biologique.

La réticence des spécialistes

Mais ce projet ne convainc pas tout le monde. C’est qu’on ne parle pas ici d’un laboratoire universitaire de base, mais d’une unité hypersensible où l’on manie les virus et les germes les plus dangereux. Autant de cochonneries mortelles avec lesquelles on peut certes faire avancer la science, mais qui peuvent aussi servir à produire des armes biologiques de destruction massive.

Les premiers à s’inquiéter et à émettre de fortes réserves sont les « non-proliférateurs », une gente respectée de spécialistes, présents dans diverses administrations et dans les centres de recherche stratégique. La Chine a bien signé les conventions d’interdiction des armes bactériologiques et chimiques, mais quand même. Viennent ensuite les biologistes eux-mêmes, du moins certains d’entre eux, qui s’inquiètent des capacités réelles de la Chine à respecter les règles strictes de sécurité biologique dans cette unité. Viennent enfin des spécialistes de la Chine, du moins ceux qui ont conservé un certain recul et un sens critique sur ce pays. Instruits par l’Histoire, ceux-ci doutent des engagements à long terme du régime chinois, de sa transparence et de sa capacité à accepter longtemps une cotutelle sur ce futur laboratoire.

En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014. © Robert Pratta / AFP
En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014.
© Robert Pratta / AFP

Le savant et le politique

Dans un certain nombre de grands pays, l’avis de ces spécialistes aurait sans doute pesé plus lourdement dans la décision finale. Aux États-Unis par exemple, le président peut difficilement faire fi des objections de ses experts sur des sujets aussi sensibles. Il risquerait de le payer cher ultérieurement devant une commission du Sénat ou un bataillon de journalistes. Le président Trump lui-même le constate, qui s’estime entravé par son administration et ne parvient pas à s’en affranchir pleinement. En France, les choses sont plus simples. Le tir au fonctionnaire est un sport d’élite très prisé dans les salons et les rédactions, aussi un politique ayant suffisamment de poigne peut-il s’asseoir sur l’avis des services. Le dossier P4 en sera une belle illustration.

En mai 2007, dans la foulée de la victoire de Nicolas Sarkozy arrive à la tête du ministère des Affaires étrangères un politique, un vrai, qui ne s’en laisse pas conter : Bernard Kouchner. Un médecin, entouré de médecins, dans son cabinet comme dans son entourage proche : rien de plus normal. Ça tombe bien pour notre affaire. Sur le dossier P4, Bernard Kouchner et ses amis médecins savent nécessairement bien mieux que les fonctionnaires de quoi ils parlent. Kouchner les connaît bien, ces esprits étroits qui, naguère, l’ont empêché d’O-N-Ger en rond comme il l’entendait. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui fixent la ligne, mais les politiques. Les fonctionnaires mettent en œuvre, point barre. Bernard Kouchner tape donc du poing sur la table. Soyons honnêtes, l’administration est conservatrice par nature et un nouveau ministre doit souvent bousculer ses services, renouveler les équipes, faire les gros yeux pour imposer sa politique : « l’Etat profond » est une réalité. Reste que l’Etat recèle de vrais compétences et il peut être bon de l’écouter parfois. L’histoire du P4 le prouvera.

La « patate chaude »

Où en est le dossier à la mi-2007 ? Il n’a guère avancé depuis la signature de l’accord de coopération en matière de lutte contre les maladies infectieuses en octobre 2004, durant la visite du président Chirac en Chine. Le décret d’application français a été publié en septembre 2005 et c’est à peu près tout. Normal, experts et fonctionnaires chargés du sujet ne se précipitent pas pour prendre en main cette « patate chaude » que tout le monde dans leurs rangs estime très risquée et que chacun préférerait voir enterrer dans le cimetière des fausses bonnes idées et des promesses non tenues. Ça tombe bien, il y reste encore un peu de place.

Tout change avec le docteur Kouchner. À grands coups de rodomontades et de soufflantes passées aux agents de son ministère, il fait avancer le dossier. Il s’appuie pour cela sur ses amis de l’institut Mérieux. Ces derniers connaissent la Chine depuis plusieurs années et ont noué des liens étroits avec leurs confrères chinois. Eux sont convaincus du bien-fondé de la réplication du laboratoire P4 de Lyon. En 2008, le comité de pilotage est créé. Alain Mérieux est nommé coprésident côté français. Ses collaborateurs s’assurent du développement du projet aux côtés des fonctionnaires. Les travaux commencent en 2010. Enthousiaste, l’Institut Mérieux développe un « réseau de recherche Mérieux en Chine ». Il tiendra ses assises trois ans de suite à Pékin à partir de 2010, avant de migrer à l’institut de virologie de Wuhan pour sa quatrième édition en avril 2013. Le laboratoire P4 est alors en construction depuis presque trois ans.

Un fiasco général

On connaît la suite. La Chine s’est, sans surprise, arrogé le contrôle de ce laboratoire situé sur son sol. Alain Mérieux, impuissant, a démissionné de la présidence de la commission bilatérale en 2015. Les 50 experts français annoncés en 2017 par Marisol Touraine ne sont jamais partis à Wuhan et, en janvier 2018, le laboratoire P4 est mis en exploitation, comme le rappelle l’enquête réalisée par France Culture. Moins de deux ans plus tard, le laboratoire P4 est suspecté – à tort ou à raison, nous n’en savons encore absolument rien à l’heure où nous écrivons – d’avoir fait précisément ce que les fonctionnaires français craignaient quinze ans plus tôt : n’importe quoi. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nous avons perdu le contrôle de cette installation.

Une dernière question enfin. Qu’avons-nous obtenu en échange de ce transfert technologique à la Chine ? Rien. Au lendemain de la signature de l’accord, Jacques Chirac lui-même expliquera à la presse : « Je leur ai renouvelé la détermination de nos entreprises à prendre toute leur part dans la modernisation de la Chine et leur disponibilité à la faire profiter de notre expérience. » Traduction prosaïque : « Chinois, achetez-nous des A380, des TGV, des centrales nucléaires. » Le bilan fut, comme toujours avec la Chine, bien en deçà de nos attentes.

Alstom ne vendra aucun TGV et, en 2017, son concurrent chinois vendra à la République tchèque trois rames d’un TGV doté de qualités techniques équivalentes à celles du TGV français. Airbus finira par vendre cinq A380 à China Southern Airlines et Areva vendra deux EPR à CGN. Des contrats qu’on peut difficilement relier à la livraison du P4.

On reste songeur devant l’angélisme de notre politique chinoise. Mais réjouissons-nous. Les fonctionnaires n’ont pas dicté leur loi. Comme l’écrit Le Figaro dans son édition du 21 avril, « Les hommes politiques ont arbitré en faveur du projet, contre l’avis des spécialistes. » On ne saurait mieux dire.

Pour en finir avec l’omnipotence de l’anglais dans l’Union Européenne


Le retour au multilinguisme des origines devient une nécessité pressante


Il suffit de se promener aux abords des institutions européennes pour constater que l’anglais règne en maître. Ou plutôt, une version pauvre et cachectique de la langue de Shakespeare, devenue de facto la lingua franca de l’europhile moyen. Ainsi peut-on croiser un député polonais conversant laborieusement avec un italien, ou un portugais baragouinant quelques phrases convenues à l’adresse d’un hongrois. S’il est évident que l’Europe n’est pas une nation et que les peuples ont souvent besoin d’une langue tierce pour communiquer, il est alarmant de constater l’écrasante domination de l’anglais dans les affaires publiques intra-européennes, alors même que le français, l’allemand et l’italien (notamment) ont longtemps eu une importance réelle – dans les textes comme dans la pratique. Rappelons d’ailleurs que le traité de Rome de 1957 fut rédigé en français, en italien, en néerlandais et en allemand.

Do you speak euro-globish?

L’anglais appauvri et omniprésent est une réalité du monde moderne des affaires. Mais ce qui est (encore) plus inquiétant, c’est le changement qui s’est opéré dans les vingt dernières années au niveau des institutions européennes, en particulier la Commission Européenne. Aujourd’hui, plus de 80% de ses documents sont rédigés en anglais, contre environ 45% dans les années 1990. Le constat est moins alarmant du côté du Parlement Européen, mais tout de même : plus de 60% des documents y sont rédigés en anglais. Le français et l’allemand sont à la peine, loin derrière. Sans parler de l’italien et de l’espagnol, qui ont pour ainsi dire quasi disparu en tant que langue originale de rédaction administrative et juridique. Tous les rapports de la Direction Générale de la Traduction appellent le même constat accablant, tels que celui-ci.

Et ce n’est pas le Brexit, acté depuis le 31 janvier dernier, qui va miraculeusement changer la donne. D’abord parce que la pratique de terrain est bien ancrée, et on voit mal comment soudainement des milliers de fonctionnaires reviendraient à l’usage quotidien du français, de l’allemand ou encore de l’italien. Ensuite parce que juridiquement, il serait compliqué de retirer l’anglais de la liste des langues officielles de l’Union Européenne, en raison du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne et d’un Règlement de 1958. Tout juste pourrait-on espérer son effacement relatif en tant que langue de travail.

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Car il ne s’agit pas, quoi qu’on en dise, de souhaiter la disparition de l’anglais dans l’UE ni de favoriser, consciemment ou non, l’hégémonie nouvelle d’une autre langue (notamment l’allemand ou le français), mais bien de rééquilibrer les forces linguistiques en Europe. En effet, comme le notait Jean Quatremer en février dernier, « le règne du globish s’est traduit par un appauvrissement de la pensée européenne et de la qualité des textes juridiques dont beaucoup sont tout simplement intraduisibles dans les langues nationales ». En effet, la langue n’est pas qu’un moyen de communication ; elle est le vecteur d’une culture juridique et économique, entre autres. De nombreux linguistes, tels Bernard Cerquiglini, constatent ainsi que « l’anglais est devenu la matrice intellectuelle de la Commission européenne ces dernières années, imposant ses valeurs et sa culture juridique ».

Il faudrait donc des efforts considérables (en réalité un véritable changement de cap) tant sur le plan politique, institutionnel qu’éducatif, pour changer la situation de manière significative. Et peu de responsables semblent à ce jour réceptifs à ce problème qui menace la cohésion européenne autant que l’identité des peuples. Pire, certains semblent enfoncer le clou, telle la France qui a récemment introduit, via un arrêté du 3 avril 2020, une certification obligatoire en langue anglaise pour les étudiants de niveau licence.

Un léger rééquilibrage

L’association GEM+, qui milite pour le multilinguisme au sein des institutions européennes (et plus généralement, en Europe), bataille farouchement depuis plusieurs années pour défendre la cause des autres grandes langues européennes face à l’anglais, dont ils considèrent l’hégémonie comme un appauvrissement juridique et culturel et un danger, à terme, pour la stabilité sociale et politique de l’Europe.

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Ils se sont penchés récemment sur un détail intéressant, celui des langues utilisées par Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission Européenne, lors de ses discours officiels au Parlement européen. Plus exactement, l’association a recensé minute par minute l’usage des trois langues utilisées : anglais, allemand et français, et ce depuis sa nomination. Il en ressort quelques enseignements : tout d’abord, Mme von der Leyen utilise systématiquement les trois dans l’enceinte parlementaire européenne. Ensuite, la proportion du français, même si minoritaire par rapport à l’anglais, est en augmentation, alors que dans le même temps l’usage de l’allemand reste stable. Un détail ? « Pas forcément », rétorque Jean-Luc Laffineur, avocat et président de GEM+. « Cela démontre peut-être une volonté de ne pas laisser le champ libre à l’anglais, car depuis le départ des Britanniques de l’UE,  même si l’anglais reste la langue la plus parlée dans l’UE (44% de la population) elle n’est la langue maternelle que de 1% des citoyens européens tandis que  l’allemand et le français ensemble sont parlées par près des deux-tiers des Européens en tant que langues maternelles ou étrangères. De plus, cela témoigne d’un attachement à l’histoire de l’Union Européenne, le français ayant eu une importance fondamentale à ses origines et étant encore aujourd’hui la langue de travail principale au sein de la Cour de Justice de l’Union européenne ». Mais cela suffit-il pour rééquilibrer l’usage des langues, et donc des cultures juridiques au sein de l’UE ? « L’avenir nous dira si cette baisse de l’anglais dans ses discours adressés aux élus européens, qui correspond à une montée du français et à un rééquilibrage de l’allemand, est un hasard ou bien le fruit (inconscient) d’une évolution en cours de la structure et du tropisme culturel de Mme von der Leyen et de ses équipes ».

Encore faudrait-il qu’au niveau national, nos dirigeants français montrent l’exemple – et c’est loin d’être le cas. A commencer par Emmanuel Macron, qui ne manque pas une occasion de s’exprimer en anglais, y compris dans des circonstances où le choix linguistique est lourd de sens. Même le titre de son compte LinkedIn officiel en dit long : « President of the French Republic ». Tout un symbole.

Italie: les gilets oranges créent le populisme sanitaire

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A la tête du mouvement des gilets oranges, le général Antonio Pappalardo incarne une espèce de Boulanger complotiste qui nie la réalité du coronavirus. Dix ans après l’émergence du Mouvement 5 étoiles, le nouveau visage du populisme italien mélange agitation de rue, imprécation et délires conspirationnistes. Le contre-coup de l’hystérie collective et du règne des experts médicaux.


Un général en retraite de 74 ans harangue la foule d’orange vêtue en criant sus à l’étranger. « L’étranger », c’est la classe politique qu’Antonio Pappalardo mitraille tous azimuts en ce 2 juin sur la piazza del Popolo de Rome.

Le virus, c’est du bidon !

« On dirait que ce virus me craint et ne m’attaque pas. Les experts internationaux disent bien que cette pandémie est une foutaise. Gare à qui fait mettre un masque aux enfants. Celui qui voudra me mettre un masque, je lui foutrai une baffe. Mes poumons, je sais comment les soigner » La diatribe vire à la logorrhée lorsque l’ex-officier des carabinieri impute les 36 000 morts italiens du Coronavirus à une vaste machination des gouvernants et accuse les masques de provoquer des lésions pulmonaires. Ses partisans massés au mépris de toute distanciation sociale croient également dur comme fer que le gouvernement s’apprête à vendre la botte aux Chinois. Sortie de l’euro et retour à la lire italienne, défense des valeurs chrétiennes et instauration d’un revenu en faveur du chef de famille complètent la panoplie idéologique du groupe inspiré par nos gilets jaunes.

On peut voir dans cette poussée de fièvre le contre-coup des mois d’angoisse collective et de la prise de pouvoir médicale qui a caractérisé la période du confinement.

Dix ans après 

Quelques jours plus tôt, les mêmes avaient arpenté la place du Dôme de Milan en proférant les mêmes inepties. Mais que signifie ce mouvement porté par un général Boulanger transalpin ? D’aucuns crient au retour du fascisme et pointent la responsabilité de l’opposition de centre-droit dans l’émergence des gilets oranges, Salvini en tête, qui ne cesse pourtant de s’en démarquer. Notons que les plus violents contempteurs des gilets oranges se situent dans les rangs du Mouvement 5 étoiles (M5S), dont le nouveau statut de parti de gouvernement ne doit pas occulter les racines populistes. Longtemps incarnation pure et parfaite de « l’antipolitique » italienne, le mouvement créé par l’humoriste Beppe Grillo a intégré l’establishment. Récolte-t-il ce qu’il a semé ? Sans doute doublement. Hier comme force antisystème adepte du dégagisme intégral, aujourd’hui en tant que parti croupion cramponné à ses maroquins, quitte à s’allier avec son pire ennemi historique le Parti démocrate afin d’éviter de nouvelles élections perdues d’avance.

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Comme le résume le directeur du quotidien Il Libero Pietro Senaldi, les gilets oranges « sont comme le Mouvement 5 étoiles il y a dix ans », sans proximité aucune avec le centre-droit. L’agitation de rue n’étant pas une politique, leurs débouchés électoraux apparaissent plus qu’incertains. La dernière incursion dans les urnes de leur leader sicilien Pappalardo s’est soldée par un fiasco retentissant en Ombrie. Mais arrêtons-nous un instant sur ce personnage fantasque qui tente aujourd’hui de capitaliser sur le malaise social et le désarroi d’une population fragilisée par la pandémie.

Pappalardo le guignolo

Naguère dirigeant du syndicat des forces armées, le général Antonio Pappalardo s’est fait connaître de la classe politique en se faisant élire député dans les rangs du Parti social-démocrate sicilien (1992). Brièvement secrétaire d’Etat aux finances du cabinet technique dirigé par l’économiste Ciampi, il réussit l’exploit de se faire démettre au bout de deux semaines, condamné qu’il est pour diffamation à l’encontre du commandant des armées. Au cours des décennies 90 et 2000, l’homme navigue entre flanc droit de la Chambre des députés, candidatures malheureuses à diverses élections et engagement au sein d’un mouvement sudiste opposé à la Ligue du nord. Pappalardo refait parler de lui en 2011-2012 lorsque la jacquerie antifiscale des Forconi lance une série de grèves et de manifestations contre le gouvernement Monti et sa politique d’austérité. Le général a le sang chaud et le verbe haut, si bien qu’il a plusieurs fois été interpellé, notamment pour avoir pris à partie une présidente de la Chambre ou outragé le président de la République.

Aujourd’hui, il défile aux côtés des anti-vaccins et de tous ceux convaincus que la gestion de l’épidémie a pour seul objectif de contrôler la population. Du Foucault pour les nuls. S’il est permis de douter de l’efficacité électorale de gilets oranges sans autre colonne vertébrale idéologique que l’imprécation de rue, une question taraude l’observateur. D’autres mouvements similaires, éventuellement plus structurés, pourraient-ils naître dans d’autres pays soumis à la pandémie ? À l’heure où le rapport à la raison s’est considérablement dégradé en Occident, a fortiori chez certains esprits faibles qui croient la terre plate, la 5G responsable du virus et une caste de reptiliens responsable de tous les malheurs du monde, rien n’est impossible. Pour un peu, la révolution orange nous ferait regretter le jaune fluo.

Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties

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Arthur Schnitzler et Mademoiselle Else

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© AFP

Les carnets de Roland Jaccard


Je me trouvais à Vienne à l’occasion de la première du beau film de Paul Czinner, Mademoiselle Else, interprété par la jeune actrice Élisabeth Bergner. À cette occasion, Arthur Schnitzler qui participait à l’adaptation de tous les scénarios tirés de ses romans, m’avait invité chez lui. Il ne sortait plus guère et à Vienne même, où sa barbe blanche comme son feutre mou à larges bords ne passaient jamais inaperçus, il était devenu le symbole d’une époque fastueuse dont, après la chute de l’empire austro-hongrois, les Autrichiens rêvaient comme d’un âge d’or. Assis dans la véranda, nous contemplions le jardin en pleine floraison.

De la répétition

« Là où la nature se répète, dit alors Arthur Schnitzler, nous reconnaissons son infinie variété. Mais quand un écrivain se répète, nous considérons qu’il a fait son temps. Ce jugement est dénué de tout fondement. Telle la nature, l’écrivain recherche lui aussi la perfection en s’essayant aux mêmes sujets… »

Pendant qu’il parlait, je l’observais. Bien qu’ayant largement dépassé le seuil de la soixantaine, ni son teint de bronze ni ses yeux si vifs – des yeux qui ont sondé mieux qu’aucun autre le cœur des femmes – ne trahissaient son âge. Comme s’il devinait le cours de ma pensée, il murmura : « Vous l’ignorez sans doute, mais depuis le suicide de ma fille, Lili, l’an passé, ma vie a pris fin. Cette nuit encore, j’ai rêvé que j’étais chez Freud dans l’espoir un peu vain d’alléger la douleur causée par sa perte. Et Freud m’a dit que lui aussi a perdu sa fille, Sophie. Lili n’avait que dix-huit ans, comme Mademoiselle Else, et elle venait d’épouser un officier italien à Venise. Ses derniers mots furent : “Je ne voulais pas mourir, c’est un instant d’énervement.” Presque les mêmes mots qu’Else. Et d’ailleurs à Vienne on n’a pas manqué d’établir un parallèle entre le destin de ma fille et celui de mon héroïne, comme si la réalité avait été absorbée par la fiction, comme si Lili avait été envoûtée par Else. J’ai même reçu des lettres anonymes où l’on me disait qu’avec l’éducation malsaine qu’elle avait reçue, elle ne pouvait pas finir autrement. »

« la pire des disgrâces… »

Je voulus savoir ce qu’il pensait du banquier Dorsday et du chantage à sa nudité qu’il avait contraint Else à accepter. « Je me garderai bien de le juger, me répondait-il. Vous l’apprendrez sans doute vous aussi un jour à vos dépens, mais pour un homme sur le déclin, voir un corps dévêtu d’adolescente, c’est boire à la coupe suprême de Dieu. Je comprends qu’on soit prêt à toutes les bassesses, comme Dorsday, ou à toutes les turpitudes, comme mon Casanova, pour connaître cette ultime forme d’extase. Si le temps ne m’était pas compté, j’aimerais écrire un roman où des vieillards passeraient la nuit auprès de belles endormies. Vous l’ignorez encore, mais la vieillesse est la pire des disgrâces… »

Puis il revint sur l’idée qu’il serait parfaitement illusoire et vain d’exiger de nous-mêmes une moralité à laquelle nous ne pouvons qu’exceptionnellement prétendre : « Tant de choses trouvent à la fois place en nous, poursuivit-il, amour et tromperie, fidélité et infidélité, adoration pour une femme et désir d’une autre ou de plusieurs autres. Nous essayons bien de mettre un peu d’ordre en nous, mais cet ordre reste quelque chose d’artificiel… Le naturel, c’est le chaos. J’ai eu pour ma part des rapports très variés avec mes maîtresses : la plupart m’étaient indifférentes, quelques-unes me furent franchement antipathiques. Je n’en ai haï qu’une, celle qui fut la grande passion de ma vie. »

Il doutait qu’une amitié – et à plus forte raison un amour – fût possible entre un homme âgé et un être jeune encore. Comme je tentais de le convaincre du contraire, il me rétorqua : « Il y a là une différence insurmontable. Un roi et un anarchiste, si tous deux sont jeunes, une cocotte et une femme convenable, si toutes deux sont jeunes et encore mieux si elles sont vieilles, un étudiant antisémite et un sioniste… Soit. Mais un qui prend la mer et l’autre qui rentre au port, jamais ! »

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La synagogue des gentils

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La synagogue Copernic à Paris : le rabbin Philippe Haddad célèbre l'office du shabbat par visioconférence, 28 mars 2020. © Stephane de Sakutin AFP

Il y a autant de façons d’être juif que de Juifs. D’une synagogue à l’autre, entre bienveillance et observance, les tribulations d’un Juif égaré, nostalgique d’une tradition qui le dépasse.


Quand j’étais petit, on disait le « temple », même mon copain Ari qui s’y rendait beaucoup plus souvent que moi. Aujourd’hui, j’entends dire la « syna ». Je n’y arrive pas, je n’y vais pas assez souvent pour être aussi familier, je dis la « synagogue ». Et il y a peu de chances pour que je me mette à l’appeler par son petit nom parce que j’y vais de moins en moins. On y allait déjà très peu, quand j’étais jeune, on accompagnait ma grand-mère une fois par an pour l’etzger de mon grand-père, l’anniversaire de sa mort, dans une synagogue classique, normale pour des juifs normaux, ni orthodoxes ni libéraux, avec les femmes en haut, les hommes en bas et les enfants qui se courent après dans les allées.

Ségrégation consentie

Adolescent, je me promettais chaque fois d’aller m’asseoir en haut avec les femmes, par solidarité et pour ne pas cautionner cet archaïque apartheid des sexes, mais je me dégonflais à chaque fois, le sens du ridicule m’empêchant toujours à la dernière minute de faire ma Rosa Parks. Ici la ségrégation était largement consentie, et les femmes semblaient préférer l’entre-soi et ses bavardages aux lectures et aux prières masculines. Régulièrement, le rabbin regardait le balcon et haussait le ton pour réclamer, non pas le silence, mais un peu moins de bruit avant de reprendre son office en récitant de l’hébreu à cent à l’heure et en se balançant façon autiste. Moi je suivais le mouvement, et sans rien comprendre, me levais et m’asseyais comme les autres et avec les autres. Parfois, je regardais le plafond, un peu intimidé et un peu ému par le vitrail en étoile de David d’où cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire nous contemplent.

Une nouvelle solennité

Je suis retourné récemment dans la même synagogue, elle n’avait pas changé, mais je n’ai rien retrouvé de ce que j’avais connu. Je suis entré avec une kippa de papier ramassée dans une boîte et au lieu des fidèles distraits et bavards de mon enfance, des cancans féminins et des gosses qui jouaient à chat, j’ai trouvé une assemblée de juifs recueillis qui ont levé sur moi des regards intrigués et assez peu accueillants. J’ai pris place sur la pointe des pieds et comme je ne faisais pas semblant, un type m’a tendu un livre de prières en me disant « ça fait plus sérieux », mais je n’ai pas senti cette pointe d’humour juif qui fait toute la connivence, le sourire et la communion. Cette fois-ci, j’étais un intrus qui se faisait remarquer, la communion se faisait sans moi. Où étaient passés ces juifs indifférents et un peu dissipés qui attendaient la fin du shabbat pour parler famille et affaires devant les jus de fruits et les petits gâteaux ? Le judaïsme débonnaire de ma grand-mère n’habitait plus les lieux, remplacé par une pratique sérieuse, grave, solennelle, austère et inspirée. Encore un peu et je me serais cru dans une église. « Mais d’où sortent ces juifs qui ont l’air de croire en Dieu ? » me dis-je en sortant, avec le sentiment que je ne reviendrais pas.

Je suis retourné à la synagogue depuis, enfin si on veut. Chaque année pour Kippour (le Grand Pardon) et pour des raisons belle-familiales, je suis le mouvement et je me retrouve avec les juifs libéraux qui louent un théâtre parisien pour l’occasion. Avec le MJLF, le judaïsme a adopté la mixité – les hommes ne sont plus séparés des femmes – et la parité – un homme et une femme célèbrent l’office. Cette année, en 5780, c’est un couple de rabbins qui anime la cérémonie. Dans le premier rôle féminin, Delphine Horvilleur. L’ambiance est très détendue, on se croirait au cinéma à Alger quand ma mère raconte ses souvenirs de jeunesse. On va, on vient, on dérange toute sa rangée pour aller chercher un retardataire à l’entrée, on s’évente, on s’échange un bébé contre une bouteille d’eau, on discute malgré les voisins qui font « chut », et comme un soir de jeûne, on fatigue, on s’ennuie et on s’assoupit. Je suis au spectacle, j’ouvre grand les yeux, étonné de voir tant de juifs en même temps, et qui se ressemblent si peu. Quand le rabbin chante, je les ferme, je tremble comme une feuille, je suis transporté.

Des vertus de l’obscurité

Mais quand Madame le Rabbin prend le micro pour nous donner des explications, je suis tenté de me boucher les oreilles. Je ne veux pas qu’on m’explique, qu’on décrypte, qu’on démystifie. Je préfère que le rite ancien garde son mystère, son austérité, son obscurité. Je n’ai pas demandé une traduction dans les mots de notre époque, une adaptation aux valeurs de notre temps. Je n’ai pas envie que soit rendue intelligible, mise au goût du jour et à la portée du juif moderne élevé dans le monde égalitaire des droits de l’homme et de l’individu, cette adoration, cette vénération, cette humiliation pour le Dieu unique, le maître, le seigneur, le roi, le Tout-Puissant. Je suis gêné quand on essaye de rendre ce mystère accessible aux enfants, quand on me sert un judaïsme pour le nul que je suis. J’aime autant quand tout ça reste de l’hébreu. Je préfère rester un juif qui non seulement ne croit pas mais qui ne comprend pas, qui s’ennuie et qui reste quand même, contre toute logique et contre toute raison.

À la fin, les enfants montent sur scène dans la liesse et la joie pour chanter, la musique met l’ambiance, la religion est devenue festive, entraînante et enjouée. Je ne marche pas. Je sens moins la sévérité des patriarches et le regard sombre du Dieu jaloux que la joie béate du Dieu amour des évangéliques, des charismatiques, des illuminés et des ravis de la crèche. Je ne suis pas venu me distraire, me divertir, me désennuyer. Tel le catholique à la messe qui s’emmerde sans le latin, je suis comme pris d’une nostalgie pour la tradition, pour les pratiques qui frôlent la superstition, pour un littéralisme qui dépasse l’entendement, pour une observance qui défie le bon sens, pour cette synagogue où l’on résiste encore à l’époque, même si on m’y regarde de travers, moi le moitié juif, le touriste égaré même pas circoncis, qui ne sait pas toujours ce qu’il fait là mais qui reste, le petit juif sentimentalement attaché pour qui la Raison ne fait pas le poids, et n’est pas une raison suffisante, pour faire de moi celui qui manquerait à la promesse de ses aïeux, le chaînon qui faillirait, qui romprait une chaîne ancestrale, archaïque, antédiluvienne d’hommes et de femmes, une famille de cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire.

La surdité des mélomanes

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La leçon de musique, Johannes Vermeer, 1662-1665. © DeAgostin/Leemage

Sur France Musique, « la Tribune des critiques de disques » fait entendre plusieurs interprétations d’une même musique. Ses commentateurs à l’oreille aiguisée sombrent trop souvent dans l’idéologie ou l’esprit du système pour juger la qualité d’une oeuvre. Au risque de devenir sourds à sa beauté.


« La Tribune des critiques de disques » de France Musique est une émission célèbre et estimée qui fait honneur à la radio publique française, puisqu’il n’est pas sûr qu’il en existe l’exact équivalent à l’étranger, même dans les pays où l’on fait plus et mieux de musique que chez nous. La qualité de cette émission tient d’abord à sa formule aussi simple qu’efficace. Le fait de faire entendre à intervalles rapprochés un nombre conséquent d’interprétations d’une même œuvre musicale permet de comparer ces interprétations, mais aussi de révéler les différentes facettes de l’œuvre que chacune des interprétations aura mises en valeur, ce qui fait voir l’œuvre avec un saisissant relief. Les mélomanes qui, ordinairement, ne peuvent réaliser seuls cette expérience révélatrice en savent gré à l’émission. Celle-ci doit beaucoup aussi à la qualité des commentateurs, dont certains sont des puits de science. Mais, précisément parce que l’émission mérite tant de louanges, elle supportera peut-être qu’on lui adresse une critique.

Considérations savantes

Pour la formuler, j’userai d’un apologue. Supposons un groupe de messieurs, parmi lesquels un homme sensible. Voici que vient à passer la plus belle fille du monde. Cette apparition cause à l’homme sensible un choc qui le laisse interdit. Si on lui demande, l’instant d’après, comment la fille était habillée, quelle était la couleur de sa robe, comment elle était coiffée, chaussée, etc., il sera probablement incapable de répondre. En effet, ce qui l’a bouleversé, c’est seulement sa beauté, qui ne tient pas à son vêtement mais à sa nature, à la grâce inexplicable de cette forme plastique et dynamique qu’il est bien certain d’avoir vue, même s’il n’a pu en retenir l’image.

Mais voici que les autres messieurs se lancent dans une analyse savante. Avez-vous remarqué la mauvaise facture de la robe que portait cette fille, le négligé de sa coiffure, de sa ceinture, de ses souliers ? Et de se livrer à diverses considérations de modes, de styles et de convenances qui trahissent simplement le fait qu’ils n’ont pas perçu l’épiphanie qui se présentait à eux.

Passe ensuite une femme gauche et lourde. Tandis que l’homme sensible reste de marbre, les messieurs s’intéressent et s’extasient. Voyez ce chemisier ! Voyez ce collier ! Enfin une coiffure comme il faut ! Et que penser de cet admirable sac à main ! Tout ceci est parfait, d’un goût exquis ! Si l’un des messieurs s’engage sur ces fausses pistes avec suffisamment d’éloquence, les autres le suivent et s’égarent avec lui. Finalement, c’est à la femme banale que va la pomme. L’homme sensible essuie une larme.

Percevoir ou ne pas percevoir

De cet apologue je tire les leçons suivantes pour « La Tribune des critiques de disques ». Ce que l’auditeur attend des participants de cette émission, c’est qu’ils soient capables de reconnaître la beauté des diverses interprétations qu’on leur propose et de les classer selon ce critère. Cela suppose essentiellement d’avoir une oreille juste. Or, ce n’est pas donné à tout le monde et l’intellect ne peut y suppléer. En effet, la beauté d’une musique, comme celle d’une jeune fille ou d’une fleur, est sans pourquoi. Elle se prouve par son seul éclat, elle est index sui, preuve d’elle-même, comme disent les philosophes. Donc, elle se perçoit ou ne se perçoit pas, mais il est bien certain qu’elle ne se démontre pas par des arguments, lesquels, inversement, sont impuissants à la réfuter, si elle est présente. Les phrases qu’on entend souvent dans « La Tribune » – « C’est très beau, c’est magnifique, mais… » – sont absurdes. Si c’est beau, il n’y a pas de mais.

Les critiques peuvent être sourds à la beauté de deux façons. La première consiste à plaquer sur les versions entendues des goûts stylistiques contractés dans les conservatoires, les salles de concert, les organes de presse spécialisés, autrement dit dans un milieu professionnel. Or, de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls militaires, la musique ne saurait l’être aux professionnels de la musique. Ceux-ci, en effet, comme toute corporation, ont des codes, des manies, des tics, des passions, des engouements ou des rejets propres à leur milieu, toute une « culture d’entreprise » évoluant de saison en saison. Ces particularismes ne sont pas condamnables en soi et ils ont même souvent pour l’auditeur un intérêt documentaire certain. Mais ils entrent en conflit avec l’universalisme de l’art. Celui-ci seul donne sa raison d’être et sa noblesse à une émission comme « La Tribune » qui, précisément, n’est pas destinée aux professionnels, mais au public, c’est-à-dire à l’homme universel.

Page de partition de l'Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach (1747). ©Luisa ricciarini/Leemage
Page de partition de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach (1747).
©Luisa ricciarini/Leemage

Habitus professionnel

Je regrette tout particulièrement que, parmi ces modes et ces tics, il y en ait souvent qui relèvent de l’idéologie. On ostracise des interprétations remarquables simplement parce qu’elles sonnent trop « classique », ou parce qu’elles ont une densité religieuse devenue aujourd’hui politiquement incorrecte. À une interprétation profonde et recueillie, on reprochera d’« en faire trop », comme si l’idéal, pour un musicien up to date, était d’en faire moins, de ne pas se prendre au sérieux, de ne pas être « dupe », de tout regarder de côté et au second degré, selon les préjugés maniaques et ridicules de nos modernes déconstructeurs. Serait même bienvenu en toute musique, selon certains, un brin de « folie » garantissant qu’elle n’est pas ennuyeuse et réactionnaire. On fait de désagréables reproches à un interprète sous prétexte qu’il n’a pas perçu l’ironie ou la révolte qui, prétend-on, se trouvent en filigrane dans le morceau proposé ; plutôt que de s’appliquer à faire de la belle musique, il aurait dû tempêter et grincer, comme ces acteurs du théâtre contemporain qui se croient obligés de se jeter par terre en hurlant, ou comme ces peintres de l’art contemporain qui penseraient déchoir si leurs tableaux n’étaient couverts d’éclaboussures ineptes. On pèche aussi par progressisme. On dit souvent à « La Tribune » que « maintenant, on ne joue plus cela ainsi », comme si le temps qui passe apportait par lui-même une amélioration des goûts et des talents. Or, l’industrie discographique est déjà suffisamment ancienne pour nous avoir gardé trace d’interprétations datant d’un demi-siècle ou plus qui n’ont pas pris une ride, ou n’ont même jamais été égalées.

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Du risque de la surinterprétation

Ce premier type de surdité s’aggrave parfois d’un second, peut-être plus pardonnable, mais non moins regrettable. Il consiste à chercher dans une interprétation autre chose que la musique même, à savoir un certain sens humain psychologique ou dramatique que les critiques croient être la clef du morceau joué. Ils se croient autorisés à prêter à celui-ci un certain sens, puisqu’il est bien certain que la musique « parle », soit qu’elle reflète les mouvements de l’âme du compositeur, soit qu’elle explore les arcanes les plus profonds de la vie et de l’action des individus et des peuples, soit qu’elle évoque le monde extérieur, la nature, le cosmos. Cependant, le problème est qu’elle parle dans son propre langage, qui est unique en son genre et communique très peu et très mal avec les autres idiomes utilisés par les humains pour faire connaître leurs idées et leurs sentiments. Il est donc extrêmement conjectural de tenter de traduire en concepts et en mots les intentions du compositeur. C’est néanmoins ce que pensent devoir faire les critiques, dont le métier est de parler. Mobilisant les ressources de leur intellect, ils diront donc que le morceau entendu raconte telle histoire, suit tel développement dramatique, exprime telle nuance d’émotion. Il leur arrivera d’ailleurs d’avoir raison, c’est-à-dire de parvenir à cerner d’assez près ce que le compositeur a réellement « voulu dire » dans sa musique, dont on peut constater en effet que tel interprète a tenu compte, tel autre non. Mais il est clair qu’ils seront exposés, plus que de simples mélomanes et plus que les musiciens eux-mêmes (qui, eux, ont le droit de se taire, et en usent), à faire à cette occasion de sérieux contresens, c’est-à-dire à prêter à la musique des significations qu’elle n’a nullement, ou à considérer comme une signification essentielle, que l’interprète devrait impérativement faire passer au premier plan, un élément de sens qui existe sans doute, mais à titre secondaire ou négligeable. Et voilà leur jugement faussé. S’étant enfermés dans ce système artificiel, ils estimeront bonnes les interprétations qui lui sont conformes, fautives celles qui s’en écartent.

Par exemple, quand le compositeur a imaginé une certaine harmonie rare, subtile et profonde, ou une structure rythmique originale, qui ne peuvent être distinctement perçues que si l’interprète adopte un tempo suffisamment lent, ils seront sourds à cette vérité musicale si leur système leur a dit que le passage en question exprimait un sentiment violent ou extrême. Ils qualifieront donc de « molle » ou de « scolaire » une interprétation soignée, et ils battront des mains, au contraire, quand un barbare sabotera et rabotera – mais avec la véhémence requise par les a priori du critique – les subtilités de la partition. S’ils croient au contraire qu’une musique doit exprimer une régulière sérénité (ils expliqueront savamment pourquoi il doit en être ainsi), ils se gausseront des rubato par lesquels un artiste a cru mieux rendre justice à l’esprit hésitant, exploratoire, méditatif, qu’il a perçu dans l’œuvre. Ou encore, s’ils sont campés sur la conviction que l’œuvre doit comporter une certaine progression dramatique, ils déclareront mauvaise une interprétation qui fait de la belle musique avec cette œuvre dès les premières mesures. Selon eux, il fallait attendre ; l’interprète a eu tort d’avoir raison trop tôt. Une mélodie souverainement chantée par une grande voix que le mélomane, sensible à la richesse charnelle de cette voix, trouvera splendide, sera jugée détestable en raison d’un manque ou d’une insuffisance de tel ou tel caractère psychologique ou dramatique dont le critique croit mordicus qu’il est dans la musique. Il admettra que la voix est « très belle », mais il y aura un « mais » et in fine une condamnation. Il préférera l’interprétation d’une voix médiocre ou fatiguée, mais qui a le caractère souhaité… etc.

Ni sens ni programme

Dans tous ces cas, donc, les critiques auront négligé le fait que la beauté d’une musique est un miracle qu’il faut d’abord percevoir comme tel. L’auteur d’une musique géniale, en effet, n’a certes pas été directement guidé par des idées (aucune idée n’est cause d’aucune note). C’est la logique immanente du langage musical qui lui a fait trouver la note, la mélodie, l’accord, la suite d’accords, le rythme, le timbre, le tempo, la nuance dont il a intimement su qu’ils produiraient la beauté rayonnante qui est le but véritable, l’entéléchie de son art. À supposer qu’il ait eu en tête, en parallèle, telle ou telle intrigue psychologique ou narrative, il a pu l’oublier purement et simplement au moment d’écrire la partition, ses idées et ses soucis cédant à sa musique, qui habite une autre partie de son cerveau. De sorte que le sens profond de la musique qu’il a finalement produite pourra être fort différent de ce qui était anticipé dans le « programme » qu’il avait initialement envisagé, et a fortiori du programme que des observateurs extérieurs de sa musique peuvent imprudemment lui prêter. Or, c’est ce sens profond et vrai de la musique, non le sens artificiel et extérieur, que le bon interprète aperçoit et met en valeur. Il le peut parce qu’il parle le même langage musical que le compositeur. Il sait qu’il doit jouer l’œuvre telle qu’elle se présente selon sa logique musicale immanente, qui prime toute autre logique. Il tiendra compte éventuellement de certaines considérations de style, de vérité musicologique, de cohérence psychologique ou dramatique, mais il ne laissera pas ces considérations lui prendre la main. Il sait que c’est en visant seulement l’effet musical lui-même et sa beauté qu’il communiquera intimement avec le compositeur, rendra justice à son génie. Hélas, le voilà éliminé au premier ou au second tour par des critiques de « La Tribune » qui n’ont rien entendu de ce qu’il fallait entendre, et qui justifient cette élimination par des arguments sans valeur parce qu’extrinsèques.

Tels donc sont les deux types de surdités qui affectent certains critiques de « La Tribune ». Il en est même qui les cumulent… Hélas, il n’y a pas de remède connu à ces infirmités, sinon peut-être le temps, puisque l’oreille musicale est quelque chose qui mûrit, s’ouvre, s’approfondit, s’affine à mesure que la vie multiplie les expériences, procure des rencontres, fait traverser des épreuves. Il faut donc faire preuve d’indulgence, mais seulement avec les jeunes sourds.

Il est une autre faiblesse de « La Tribune » qui ne tient pas aux invités, mais à l’organisation matérielle de l’émission. Celle-ci favorise un phénomène très fâcheux en lui-même, l’imitation. Ce phénomène peut difficilement être évité dès lors que les critiques sont assis à une même table, donc se voient et s’entendent, et plus précisément que chacun voit comment l’autre entend la musique, ce qui ne peut pas ne pas influencer sa propre écoute. Un remède radical serait donc d’isoler chaque critique dans une cabine de sorte qu’il soit sans contact visuel ni sonore avec ses confrères. Ainsi, quand viendrait son tour de parler, il serait bien obligé de dire ce qu’il a ressenti comme il l’a ressenti, au premier degré. Ce serait une vérité nue, non biaisée par le conformisme et la crainte de déplaire. Il est vrai que les jugements seraient alors souvent très disparates d’un critique à l’autre. Mais quel inconvénient ? Ils seraient d’autant plus frappants et instructifs pour l’auditeur. Il conviendrait sans doute, ensuite, de ménager une plage de discussion où les invités pourraient comparer leurs jugements, sonder les raisons de leurs désaccords et chercher des points de convergence. Le fruit à attendre de cette sévère discipline serait que les interprétations géniales retrouveraient alors toutes leurs chances de monter in fine sur le podium – à moins que les invités soient tous sourds simultanément, hypothèse à exclure dans cette émission qui reste excellente, rare et précieuse.

Un miracle de bonté et d’amour

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Bing Crosby (Père Chuck O'Malley) et Ingrid Bergman (Sœur Benedict) ©Mary Evans/AF Archive/SIPA - 1907021157

Cinéaste majeur de l’histoire du cinéma, Leo McCarey demeure trop méconnu d’un large public en France.


«Je ne veux pas changer mon genre : J’aime qu’on rie. J’aime qu’on pleure, j’aime que l’histoire raconte quelque chose, et je veux que le public, à la sortie de la salle de projection, se sente plus heureux qu’il ne l’était avant. » Leo McCarey

Largement méconnu, Leo Mc Carey est pourtant l’auteur de nombreux courts-métrages avec Laurel et Hardy, il a tourné vingt-trois longs métrages dont les incontournables La Soupe aux canards (Duck Soup avec les Marx Brothers 1933), L’Extravagant Mr Ruggles (Ruggles of Red Gap 1935), Cette sacrée vérité (The Awful Truth 1938), et les deux versions du splendide mélodrame Elle et lui (Love Affair 1937 et An Affair To Remember 1957).

Un mélo, mais un mélo drôle et mélancolique

Mais revenons sur un de ses trois films parlant frontalement de la foi Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945), les deux autres étant La Route semée d’étoiles (Going My Way 1944), et Une histoire de Chine (Satan Never Sleeps 1962)

Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945) est une comédie aux accents mélodramatiques mais aussi drôles et mélancoliques. Après le succès phénoménal de La Route semée d’étoiles (Going My Way 1944) aux États-Unis, Leo McCarey ne trouve aucun scénario qui lui plaise. Très content de sa collaboration avec Bing Crosby, il décide de lui confier à nouveau le rôle du Père O’Malley. Dans cette nouvelle aventure religieuse, il est nommé directeur de l’église Sainte-Marie et de l’école attenante où des religieuses enseignent, sous la houlette de la Mère Supérieure, Sœur Benedict – Ingrid Bergman, lumineuse, tendre, drôle et touchante – , dans un lieu empreint de sérénité, situé en plein cœur de la cité.

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Un duo au service de la bonté

Bing Crosby met son génie de comédien et de chanteur de charme au service de la bonté et de l’amour. Il interprète avec humour et malice ce rôle de prêtre aux méthodes d’éducation peu conventionnelles. Dans cette institution catholique menacée de disparition en raison de l’âpreté au gain d’un riche homme d’affaires, aigri et sans scrupule, Horace P. Bogardus, joué par l’irrésistible Henry Travers, le père O’Malley va devoir faire preuve de persévérance, de grandeur d’âme et d’une foi sans faille. Il se heurte avec gaité, bonheur et une grande noblesse d’âme à Sœur Benedict sur la manière de transmettre des valeurs à des enfants parfois perdus et en manque d’affection. La Mère Supérieure réagit brillamment avec un mélange de raideur et d’humour. Les deux comédiens excellent dans ce duo parfait au service de la bonté.

La mise en scène élégante, souple et invisible de Leo McCarey, la superbe photographie noir et blanc de George Barnes et le scénario précis et fin de Dudley Nichols[tooltips content= »Scénariste de plusieurs films de grands cinéastes: John Ford, George Cukor, Michael Curtiz, Henry Hathaway, Howard Hawks, Fritz Lang, Antony Man… »](1)[/tooltips] sont au service d’une dramaturgie inventive et brillante qui mêle la comédie et le mélodrame, le rire et les larmes. Le cinéaste concentre tout son talent pour nous montrer la force de la foi, de la bonté et de l’amour que défendent Sœur Benedict et le Père O’Malley.

Sans aucun doute le portrait de ce prêtre tantôt enjoué et malicieux, vif et intelligent, parfois grave et préoccupé est l’un des plus beaux de l’art cinématographique. Il nous montre un être que sa conception heureuse de la religion et de la vie, son souci du bien être physique et spirituel des gens qui l’entourent sont inspirés par une foi au service de la bonté comme Grâce providentielle pour lutter contre le Mal.

Humour et foi

Le sens du comique et du burlesque présent dans plusieurs scènes – celle irrésistible de drôlerie où un chat joue avec le chapeau du père O Malley pendant son discours aux religieuses ou celle cocasse des techniques de boxe enseignées par la Mère Supérieure à un enfant – sont d’une simplicité et d’une efficacité exemplaire. Elles nous font rire aux éclats. Tandis que la scène de la nativité de Jésus jouée par des bambins ou celle de l’annonce de la tuberculose de Sœur Benedict nous attendrissent et nous émeuvent. Mais toutes sont au service des convictions spirituelles, sociales, fermes et solides du cinéaste sur l’absolu miracle qu’opèrent l’amour et la bonté divine et humaine pour arriver à changer le cours des choses.

Indéniablement, la question du Mal est très présente chez Leo Mc Carey autant que dans les œuvres de Fritz Lang ou d’Alfred Hitchcock. Elle se manifeste dans plusieurs de ses films de manière différente mais tout aussi prégnante. Cependant le cinéaste apporte une réponse différente. Sa foi lui permet d’inventer ces personnages qui surmontent leur différence et mènent à bien leur mission sacerdotale, d’enseignement, de transmission des valeurs morales et humanistes essentiels.

La foi du père O’Malley et de Sœur Benedict déplace les montagnes et change les hommes les plus endurcis. Un miracle d’amour surgit, il vient du plus profond des cœurs et opère dans la joie du bonheur de vivre. Les Cloches de Sainte-Marie, 41 millions d’entrées aux États-Unis !

Les Cloches de Sainte-Marie de Leo McCarey

États-Unis – 1945 – V.O.S.T Et V.F. – 2h06  (Disponible en DVD Paramount)

Interprétation: Bing Crosby (Père Chuck O’Malley), Ingrid Bergman (Sœur  Benedict), Henry Travers (Horace P. Bogardus), William Gargan (le père de Patsy), Ruth Donnelly (Sœur  Michael). 2h06.

Les Cloches de Sainte-Marie

Price: 75,00 €

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Quand le sexe devient mou, la morale devient rigide

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James Stewart et Grace Kelly dans "Fenêtre sur cour" (1954) © Mary Evans/AF Archive.

Le billet du vaurien


En s’extirpant avec peine de son fauteuil, un ami me confia : « Me voici arrivé à l’âge où les raideurs se déplacent ».

Beaucoup d’hommes le pensent, mais rares sont ceux qui l’avouent à la femme de leur vie: « Aime-moi éternellement, mais ne sois pas triste si je te trompe trois fois par jour. »

Un dessin humoristique composé de deux vignettes juxtaposées montre un homme et une femme devant un grand miroir en pied. Tous deux sont d’apparence physique très banale. Dans un phylactère, le caricaturiste a représenté la manière dont ils se voient : la femme grosse, vieille et moche. L’homme comme un intermédiaire entre James Stewart et George Clooney. C’est une image assez réaliste, tragiquement réaliste, de la vision étonnamment irréaliste que les hommes et les femmes se font souvent, respectivement, d’elles-mêmes et d’eux-mêmes. Le shopping a encore de beaux jours devant lui. On comprend que ce soit l’activité préférée des femmes, après les soins accordés à leur corps et bien avant le sexe.

Camille Paglia m’assure qu’il n’y a pas de Mozart féminin, car il n’y a pas de Jack l’Éventreur féminin. En revanche, il y a trop d’empoisonneuses au propre et au figuré. Elles se désignent comme féministes. D’éternelles victimes qui n’auront de cesse de prendre une revanche qui leur semblera toujours bien pâle par rapport aux préjudices qu’elles ont subi.
Peut-on encore écrire que le sexe des jeunes filles, c’est leur petite monnaie ?

Cioran disait volontiers que sans la fausseté absolue du sexe faible, il ne se serait pas humilié à chanter le ciel. Comprenne qui pourra !

L’éternel quiproquo entre les femmes et les hommes : les unes veulent des lendemains sans aventure, les autres des aventures sans lendemain.

« L’erreur est humaine » se dit en japonais : les singes eux-mêmes tombent parfois des arbres.

Quand la philosophie acquière une quelconque autorité, elle meurt.

« Ne lire que du latin et du grec pendant quelque temps est la seule façon de désinfecter son âme », me dit cet ami. Bien vu, mais hélas trop tard pour moi : il ne me reste que des Schlager des années soixante pour remédier à l’écœurement du présent et quelques films. Le préféré de Kirk Douglas était : Seuls sont les indomptés . C’est aussi le mien.

Chamfort sans Manureva

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Portrait de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort. Dessin de Lavoro (détail)

Jean-Baptiste Bilger renouvelle les codes de l’essai avec brio


Désolé, je n’ai pas résisté à ce titre « foireux ».

C’était trop fort, trop tentant, l’appel de la vanne me discréditera à jamais des cercles intellectuels. Chaque année, je perds des voix à l’Académie, mon élection s’éloigne, je m’enferre à vouloir amuser mon public. Pudeur enfantine ou vanité gamine ? Je n’ai toujours pas compris que, dans ce pays, le sérieux du propos adoubait, que la profondeur d’une pensée se nichait dans une certaine pesanteur universitaire. Pour se faire respecter de ses pairs, il faut écrire lourdement, étaler une prose à ramifications noueuses, s’embourber dans le néant, singer une réflexion obscure donc inatteignable, il s’agit de mettre en infériorité son lecteur, qu’il se sente, tout penaud, imbibé d’un savoir divin.

Les maximes aident à voir plus clair

Le magistère a quelque chose à voir avec le sado-masochisme, une envie de « tuer » son adversaire, de lui faire mal psychiquement. Moins le lecteur comprend ce qu’il lit, plus il sera persuadé de sa pertinence, de sa supposée grandeur, il s’imaginera alors investi d’une parcelle de cette connaissance tant désirée et si lointaine. Les gens aiment souffrir, ils ont une vision assommante et punitive de la littérature, ils ont le drame en héritage, moi, je préfère la phrase sauvage, fraîche comme la rosée, qui dandine son cul sans instruire, des mots qui happent, je cherche chez les écrivains cet agencement merveilleux et friable qui vient percuter l’esprit sans avoir besoin de s’expliquer. 

A lire aussi: Une femme avec une femme

Oui, je préfère le pépiement aux cris douloureux. Par principe, j’avais donc décidé de ne plus lire d’essais savants, le style imbitable et la leçon professorale ne sont plus des occupations de mon âge. Les deux penseurs qui ne quittent pas ma table de chevet s’appellent Alban Ceray et Giacomo Leopardi. Leurs maximes m’aident à y voir plus clair, à me sentir moins seul. Le premier a écrit des choses admirables sur la vertu et le regard social : « L’érotisme est la pornographie des lâches, leur paravent » (Du lit au divan paru en 1992 à la Table Ronde). Le second fait office de vigie, comme si son incapacité physique avait décuplé sa sagacité, ou son handicap avait dévoilé l’alacrité d’un raisonnement pénétrant : « Ce qui sauvegarde la liberté des nations, ce n’est pas la philosophie ni la raison […] Et un peuple de philosophes serait le plus petit et le plus couard du monde ». 

Je désespérais de ne pas trouver chez la jeune garde qui publie trop, une épaisseur jouissive, le défrichage inspiré, la passion des interstices, l’envie d’élever sans pontifier, le plaisir de s’emparer d’un sujet vierge et d’y imposer son tempo. Un essayiste doit opérer sur la bête, à mains nues. Un bon essai doit avoir le goût du sang et de l’amertume. Je ne crois pas à la distanciation, l’intellectuel autopsie avec ses tripes. Il se révèle à lui-même, au fil des pages. Le sujet est prétexte à exposer ses doutes, la rage filtre à un moment.

Chamfort, esthète de la répartie

De Chamfort (1741-1794), nous ne savions presque rien. Quelques précieux ou érudits le citaient parfois dans la conversation pour se faire mousser. L’assemblée était béate d’admiration. Nous avons lu, il y bien longtemps, ses maximes, j’en avais gardé le souvenir brumeux d’un esprit alerte, d’un causeur endimanché et puis, j’avais perdu sa trace à la Révolution. Jean-Baptiste Bilger est vorace, il ne lâche pas sa proie aux premières difficultés. Dans Chamfort ou la subversion de la morale aux éditions du CERF, il cartographie cet esthète de la répartie, ce beau parleur à la saillie saillante, le perce afin d’en déceler toutes les nuances, toutes les saisons de la vie, toutes les mues. Il le dépouille de ses peaux successives et aussi de ses oripeaux, le déconstruit pour lui rendre sa pureté originelle. Solidement arrimé, Bilger ne se contente pas de dérouler une mécanique précise, huilée à la perfection, il est animé par cette énergie gourmande de décortiquer l’œuvre et l’homme, dans un français impeccable. 

A lire aussi: Proust avant Proust

Cette marque de politesse est un gage de fluidité si rare de nos jours. Il y a en lui, la lutte sous-jacente entre le pédagogue et le styliste, le chercheur en lettres aguerri et l’artiste en sommeil, l’élève brillant et le désir de prendre la fuite, de lâcher les chevaux. Une pulsion de vie sourd à chaque paragraphe ce qui donne à la lecture, son élan et son intérêt. L’élite a trop souvent perdu le sens des responsabilités et de la curiosité, Bilger ne trahit pas cette exigence-là.

Jean-Baptiste Bilger
Jean-Baptiste Bilger

Un essai remarquable

Il analyse, commente, trace des perspectives, imagine des parallèles, enjambe des ponts, et, très finement, très élégamment, il s’appuie sur Chamfort pour aborder ce thème éternel et jamais assouvi, qu’est l’acte d’écrire. Ses ressorts et ses contraintes. L’écriture au cœur des relations d’argent, de pouvoir, d’influence, miroir de l’égo, source de tant d’incrédulités, instrument fallacieux de la vérité et machine à défaire les opinions. 

Chamfort retrouve, sous la plume de Bilger, toute sa dimension historique, il n’est plus ce témoin ridicule et poudré, homme de cour élevé dans l’épicerie, il est l’artisan de sa propre contradiction. Grâce à Bilger, on entrouvre les portes de cette fabrique des idoles dont notre société se meurt.

« Encore fallait-il remarquer que la littérature n’était pas elle-même étrangère a l’apparition et la propagation des idées fausses qui égaraient les hommes. Loin d’être toujours la généreuse dénonciation ou la réfutation rigoureuse des préjugés, la littérature en était souvent le foyer et la source. Si l’on se fie, en tout cas, aux paradoxes avancés par Chamfort à ce sujet, tous les livres, sans exception, quand bien même leurs auteurs auraient été animés de louables intentions et mus par le souci philanthropique d’éclairer leurs semblables, quand bien même ils se seraient proposé de développer les principes les meilleurs et la doctrine la plus salutaire, tous les livres, donc, seraient immanquablement entachés d’erreur et de fausseté » écrit-il. 

Un auteur est enfin ressuscité, un futur grand essayiste est né. 

Chamfort ou la subversion de la morale de Jean-Baptiste Bilger – Les éditions du CERF

Chamfort ou La subversion de la morale

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La France, fille oubliée de l’Église

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La cathédrale Notre-Dame de Paris en chantier, février 2020 © Thibault Camus/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22427613_000002

Pour la première fois de son histoire, la France ne compte plus aucun cardinal en exercice sur son sol.


Le 27 mai dernier, l’annonce des futures canonisations des bienheureux Charles de Foucauld et César de Bus a donné un peu de baume au cœur à « la fille aînée de l’Église. »

Un petit coup de fil à Emmanuel Macron et c’est tout

Celle-ci attend toujours la première visite du souverain Pontife sur son sol (les visites de François à Strasbourg en 2014 et 2019 ont été exclusivement réservées aux institutions européennes). Malgré une récente visioconférence avec le président de la République, le pape François, qui s’exprime très difficilement et très rarement en français, langue officielle du Vatican, boude ostensiblement le pays.

Les catholiques de France sont-ils en train de payer l’adoption du « mariage et de la PMA pour tous » alors qu’ils ont été parmi les plus mobilisés d’Europe sur ces sujets?

Pire, pour la première fois de son histoire, aucun cardinal en exercice ne siège aujourd’hui dans une ville de France. Les archevêques émérites Vingt-Trois (Paris), Barbarin (Lyon) et Ricard (Bordeaux), quoique toujours électeurs du collège cardinalice jusqu’à leur 80ème anniversaire, ont rejoint le cardinal Paul Poupard (90 ans) parmi la cohorte des retraités de l’église de France. Les récents décès des cardinaux Panafieu, Tauran et Etchegaray ont encore accentué la perte d’influence de la France à Rome. En 2008, 2015 et 2018, la France n’avait même plus d’ambassadeur en poste à la villa Bonaparte de Rome et lors du dernier consistoire d’octobre 2019, Paris a fait chou blanc. Nommé archevêque de Paris fin 2017, Mgr Aupetit n’a toujours pas endossé la pourpre des saints apôtres et martyrs. Marseille n’est plus considéré comme un siège cardinalice et on peut douter que Bordeaux le soit toujours. Faut-il rappeler que les cathèdres de Rouen, Toulouse, Lille ou Rennes étaient, il y a cinquante ans, occupés par des cardinaux? Les catholiques de France sont-ils en train de payer l’adoption du « mariage et de la PMA pour tous » alors qu’ils ont été parmi les plus mobilisés d’Europe sur ces sujets?

La France à égalité avec Sainte Lucie, Tonga, Maurice, le Lesotho, les îles du Cap-Vert, Panama ou l’Albanie

On explique souvent, pour minimiser la situation, que le pape François privilégie les continents longtemps défavorisés d’Afrique et d’Asie. Or, depuis le début de son pontificat, le Pape François a nommé trente-trois européens dont quatorze italiens, sept espagnols, deux portugais, deux allemands, deux britanniques et même un luxembourgeois et un suédois… L’Amérique du Sud reste loin derrière avec dix-neuf cardinaux, l’Asie avec douze et l’Afrique en a reçu dix.

La France n’a plus qu’un seul cardinal en exercice (contre une petite dizaine dans les années 90). Avec le cardinal Mamberti, préfet du tribunal suprême de la Signature apostolique à Rome, créé en 2015, elle se retrouve à égalité avec Sainte Lucie, Tonga, Maurice, le Lesotho, les îles du Cap Vert, Panama ou l’Albanie…

Déjà très éprouvée par l’assassinat islamiste du père Hamel et l’incendie de Notre-Dame de Paris, la fille ainée de l’église semble aujourd’hui la grande oubliée du Vatican.

Labo P4: les tribulations des Français en Chine

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Le premier ministre Bernard Cazeneuve visite le laboratoire P4 de Wuhan, 23 février 2017. © Johannes EISELE / AFP

Certains ont soupçonné le laboratoire P4 de Wuhan d’être à l’origine de la pandémie. Si rien ne le prouve, la livraison à la Chine d’une installation aussi sensible et dangereuse révèle la naïveté confondante de notre diplomatie.


Le laboratoire P4 de Wuhan fait la une. Le Covid-19 a-t-il été étudié ou développé en son sein ? En est-il sorti accidentellement ? Le personnel a-t-il respecté les protocoles de sécurité que requiert une telle installation ? Nous ne le saurons peut-être jamais.

Un projet flou

Cependant, quelles que soient les réponses à ces questions non dénuées d’arrière-pensées chez ceux qui les posent, nous, Français, devrions nous poser une autre série de questions également embarrassantes. Le P4 de Wuhan est une création française, le résultat d’une coopération offerte par la France à la Chine que regardaient avec méfiance beaucoup de nos partenaires, à commencer par les États-Unis. Même s’il n’a strictement rien à voir avec le coronavirus, ce projet reste éminemment discutable.

Pourquoi avons-nous décidé de transférer à la Chine une installation aussi sensible et dangereuse, à une époque où les laboratoires de catégorie P4 dans le monde se comptaient sur les doigts de deux mains ? Était-ce bien raisonnable ? Qu’attendions-nous et qu’avons-nous obtenu en retour de la Chine ?

Un autre temps

Revenons en 2004. La Chine profite à plein de son entrée dans l’OMC, fin 2001. La croissance du PNB dépasse les 10 %. Mais le revenu annuel par habitant est seulement de 4400 dollars. La marge de progression est donc considérable pour une population de plus de 1,3 milliard de personnes. Un eldorado. Le marché chinois et les qualités industrieuses de son peuple font briller les yeux des dirigeants et des chefs d’entreprise occidentaux en général et des Français en particulier.

Les Chinois le savent bien et en jouent. Caresser dans le sens du poil, flatter l’ego, jouer les modestes est un grand classique des Asiatiques face aux Occidentaux. À cela s’ajoute une rhétorique rassurante : « nous sommes encore un pays en développement » ou encore « la Chine n’a jamais eu d’ambition de domination universelle ». C’est l’époque de l’« émergence pacifique de la Chine », concept qui revient dans tous les discours officiels servis aux dirigeants occidentaux. Un autre temps.

Un partenaire stratégique de longue date

À Paris, le message est reçu cinq sur cinq. Le général de Gaulle n’a pas été le premier chef d’État occidental à avoir reconnu la Chine populaire pour rien. La Chine est l’avenir du monde et la France veut devenir son meilleur allié à l’Ouest. La coopération avec la Chine se développe donc tous azimuts. Sans limites, et sans avoir peur de prendre des risques. Dans cette marche en avant vers la position de « partenaire stratégique » privilégié, pas de temps pour un arrêt sur image ou une analyse froide du pour et du contre. Les visites succèdent aux visites. On se rend à Pékin comme auparavant on se rendait à Washington dès la constitution d’un nouveau gouvernement. « Si les Chinois ne le font pas avec nous, ils le feront avec d’autres. » Cette réflexion suffit à balayer tous les doutes.

L’actualité sanitaire de 2004 donne une bonne occasion à la France de prouver sa volonté de bâtir un partenariat stratégique durable. La Chine vient de connaître deux zoonoses en trois ans : le SARS et la grippe H5N1. La France dispose de l’installation la plus performante pour étudier et combattre ces virus. Les réseaux se mettent en branle et peu après arrive sur la table du président Chirac le projet de construction en Chine d’un laboratoire P4, nec plus ultra de la recherche biologique.

La réticence des spécialistes

Mais ce projet ne convainc pas tout le monde. C’est qu’on ne parle pas ici d’un laboratoire universitaire de base, mais d’une unité hypersensible où l’on manie les virus et les germes les plus dangereux. Autant de cochonneries mortelles avec lesquelles on peut certes faire avancer la science, mais qui peuvent aussi servir à produire des armes biologiques de destruction massive.

Les premiers à s’inquiéter et à émettre de fortes réserves sont les « non-proliférateurs », une gente respectée de spécialistes, présents dans diverses administrations et dans les centres de recherche stratégique. La Chine a bien signé les conventions d’interdiction des armes bactériologiques et chimiques, mais quand même. Viennent ensuite les biologistes eux-mêmes, du moins certains d’entre eux, qui s’inquiètent des capacités réelles de la Chine à respecter les règles strictes de sécurité biologique dans cette unité. Viennent enfin des spécialistes de la Chine, du moins ceux qui ont conservé un certain recul et un sens critique sur ce pays. Instruits par l’Histoire, ceux-ci doutent des engagements à long terme du régime chinois, de sa transparence et de sa capacité à accepter longtemps une cotutelle sur ce futur laboratoire.

En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014. © Robert Pratta / AFP
En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014.
© Robert Pratta / AFP

Le savant et le politique

Dans un certain nombre de grands pays, l’avis de ces spécialistes aurait sans doute pesé plus lourdement dans la décision finale. Aux États-Unis par exemple, le président peut difficilement faire fi des objections de ses experts sur des sujets aussi sensibles. Il risquerait de le payer cher ultérieurement devant une commission du Sénat ou un bataillon de journalistes. Le président Trump lui-même le constate, qui s’estime entravé par son administration et ne parvient pas à s’en affranchir pleinement. En France, les choses sont plus simples. Le tir au fonctionnaire est un sport d’élite très prisé dans les salons et les rédactions, aussi un politique ayant suffisamment de poigne peut-il s’asseoir sur l’avis des services. Le dossier P4 en sera une belle illustration.

En mai 2007, dans la foulée de la victoire de Nicolas Sarkozy arrive à la tête du ministère des Affaires étrangères un politique, un vrai, qui ne s’en laisse pas conter : Bernard Kouchner. Un médecin, entouré de médecins, dans son cabinet comme dans son entourage proche : rien de plus normal. Ça tombe bien pour notre affaire. Sur le dossier P4, Bernard Kouchner et ses amis médecins savent nécessairement bien mieux que les fonctionnaires de quoi ils parlent. Kouchner les connaît bien, ces esprits étroits qui, naguère, l’ont empêché d’O-N-Ger en rond comme il l’entendait. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui fixent la ligne, mais les politiques. Les fonctionnaires mettent en œuvre, point barre. Bernard Kouchner tape donc du poing sur la table. Soyons honnêtes, l’administration est conservatrice par nature et un nouveau ministre doit souvent bousculer ses services, renouveler les équipes, faire les gros yeux pour imposer sa politique : « l’Etat profond » est une réalité. Reste que l’Etat recèle de vrais compétences et il peut être bon de l’écouter parfois. L’histoire du P4 le prouvera.

La « patate chaude »

Où en est le dossier à la mi-2007 ? Il n’a guère avancé depuis la signature de l’accord de coopération en matière de lutte contre les maladies infectieuses en octobre 2004, durant la visite du président Chirac en Chine. Le décret d’application français a été publié en septembre 2005 et c’est à peu près tout. Normal, experts et fonctionnaires chargés du sujet ne se précipitent pas pour prendre en main cette « patate chaude » que tout le monde dans leurs rangs estime très risquée et que chacun préférerait voir enterrer dans le cimetière des fausses bonnes idées et des promesses non tenues. Ça tombe bien, il y reste encore un peu de place.

Tout change avec le docteur Kouchner. À grands coups de rodomontades et de soufflantes passées aux agents de son ministère, il fait avancer le dossier. Il s’appuie pour cela sur ses amis de l’institut Mérieux. Ces derniers connaissent la Chine depuis plusieurs années et ont noué des liens étroits avec leurs confrères chinois. Eux sont convaincus du bien-fondé de la réplication du laboratoire P4 de Lyon. En 2008, le comité de pilotage est créé. Alain Mérieux est nommé coprésident côté français. Ses collaborateurs s’assurent du développement du projet aux côtés des fonctionnaires. Les travaux commencent en 2010. Enthousiaste, l’Institut Mérieux développe un « réseau de recherche Mérieux en Chine ». Il tiendra ses assises trois ans de suite à Pékin à partir de 2010, avant de migrer à l’institut de virologie de Wuhan pour sa quatrième édition en avril 2013. Le laboratoire P4 est alors en construction depuis presque trois ans.

Un fiasco général

On connaît la suite. La Chine s’est, sans surprise, arrogé le contrôle de ce laboratoire situé sur son sol. Alain Mérieux, impuissant, a démissionné de la présidence de la commission bilatérale en 2015. Les 50 experts français annoncés en 2017 par Marisol Touraine ne sont jamais partis à Wuhan et, en janvier 2018, le laboratoire P4 est mis en exploitation, comme le rappelle l’enquête réalisée par France Culture. Moins de deux ans plus tard, le laboratoire P4 est suspecté – à tort ou à raison, nous n’en savons encore absolument rien à l’heure où nous écrivons – d’avoir fait précisément ce que les fonctionnaires français craignaient quinze ans plus tôt : n’importe quoi. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nous avons perdu le contrôle de cette installation.

Une dernière question enfin. Qu’avons-nous obtenu en échange de ce transfert technologique à la Chine ? Rien. Au lendemain de la signature de l’accord, Jacques Chirac lui-même expliquera à la presse : « Je leur ai renouvelé la détermination de nos entreprises à prendre toute leur part dans la modernisation de la Chine et leur disponibilité à la faire profiter de notre expérience. » Traduction prosaïque : « Chinois, achetez-nous des A380, des TGV, des centrales nucléaires. » Le bilan fut, comme toujours avec la Chine, bien en deçà de nos attentes.

Alstom ne vendra aucun TGV et, en 2017, son concurrent chinois vendra à la République tchèque trois rames d’un TGV doté de qualités techniques équivalentes à celles du TGV français. Airbus finira par vendre cinq A380 à China Southern Airlines et Areva vendra deux EPR à CGN. Des contrats qu’on peut difficilement relier à la livraison du P4.

On reste songeur devant l’angélisme de notre politique chinoise. Mais réjouissons-nous. Les fonctionnaires n’ont pas dicté leur loi. Comme l’écrit Le Figaro dans son édition du 21 avril, « Les hommes politiques ont arbitré en faveur du projet, contre l’avis des spécialistes. » On ne saurait mieux dire.

Pour en finir avec l’omnipotence de l’anglais dans l’Union Européenne

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"L'Auberge espagnole", film de Cédric Klapisch (2002) Photo: Ce Qui Me Meut / BAC FILMS / Collection ChristopheL via AFP

Le retour au multilinguisme des origines devient une nécessité pressante


Il suffit de se promener aux abords des institutions européennes pour constater que l’anglais règne en maître. Ou plutôt, une version pauvre et cachectique de la langue de Shakespeare, devenue de facto la lingua franca de l’europhile moyen. Ainsi peut-on croiser un député polonais conversant laborieusement avec un italien, ou un portugais baragouinant quelques phrases convenues à l’adresse d’un hongrois. S’il est évident que l’Europe n’est pas une nation et que les peuples ont souvent besoin d’une langue tierce pour communiquer, il est alarmant de constater l’écrasante domination de l’anglais dans les affaires publiques intra-européennes, alors même que le français, l’allemand et l’italien (notamment) ont longtemps eu une importance réelle – dans les textes comme dans la pratique. Rappelons d’ailleurs que le traité de Rome de 1957 fut rédigé en français, en italien, en néerlandais et en allemand.

Do you speak euro-globish?

L’anglais appauvri et omniprésent est une réalité du monde moderne des affaires. Mais ce qui est (encore) plus inquiétant, c’est le changement qui s’est opéré dans les vingt dernières années au niveau des institutions européennes, en particulier la Commission Européenne. Aujourd’hui, plus de 80% de ses documents sont rédigés en anglais, contre environ 45% dans les années 1990. Le constat est moins alarmant du côté du Parlement Européen, mais tout de même : plus de 60% des documents y sont rédigés en anglais. Le français et l’allemand sont à la peine, loin derrière. Sans parler de l’italien et de l’espagnol, qui ont pour ainsi dire quasi disparu en tant que langue originale de rédaction administrative et juridique. Tous les rapports de la Direction Générale de la Traduction appellent le même constat accablant, tels que celui-ci.

Et ce n’est pas le Brexit, acté depuis le 31 janvier dernier, qui va miraculeusement changer la donne. D’abord parce que la pratique de terrain est bien ancrée, et on voit mal comment soudainement des milliers de fonctionnaires reviendraient à l’usage quotidien du français, de l’allemand ou encore de l’italien. Ensuite parce que juridiquement, il serait compliqué de retirer l’anglais de la liste des langues officielles de l’Union Européenne, en raison du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne et d’un Règlement de 1958. Tout juste pourrait-on espérer son effacement relatif en tant que langue de travail.

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Car il ne s’agit pas, quoi qu’on en dise, de souhaiter la disparition de l’anglais dans l’UE ni de favoriser, consciemment ou non, l’hégémonie nouvelle d’une autre langue (notamment l’allemand ou le français), mais bien de rééquilibrer les forces linguistiques en Europe. En effet, comme le notait Jean Quatremer en février dernier, « le règne du globish s’est traduit par un appauvrissement de la pensée européenne et de la qualité des textes juridiques dont beaucoup sont tout simplement intraduisibles dans les langues nationales ». En effet, la langue n’est pas qu’un moyen de communication ; elle est le vecteur d’une culture juridique et économique, entre autres. De nombreux linguistes, tels Bernard Cerquiglini, constatent ainsi que « l’anglais est devenu la matrice intellectuelle de la Commission européenne ces dernières années, imposant ses valeurs et sa culture juridique ».

Il faudrait donc des efforts considérables (en réalité un véritable changement de cap) tant sur le plan politique, institutionnel qu’éducatif, pour changer la situation de manière significative. Et peu de responsables semblent à ce jour réceptifs à ce problème qui menace la cohésion européenne autant que l’identité des peuples. Pire, certains semblent enfoncer le clou, telle la France qui a récemment introduit, via un arrêté du 3 avril 2020, une certification obligatoire en langue anglaise pour les étudiants de niveau licence.

Un léger rééquilibrage

L’association GEM+, qui milite pour le multilinguisme au sein des institutions européennes (et plus généralement, en Europe), bataille farouchement depuis plusieurs années pour défendre la cause des autres grandes langues européennes face à l’anglais, dont ils considèrent l’hégémonie comme un appauvrissement juridique et culturel et un danger, à terme, pour la stabilité sociale et politique de l’Europe.

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Ils se sont penchés récemment sur un détail intéressant, celui des langues utilisées par Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission Européenne, lors de ses discours officiels au Parlement européen. Plus exactement, l’association a recensé minute par minute l’usage des trois langues utilisées : anglais, allemand et français, et ce depuis sa nomination. Il en ressort quelques enseignements : tout d’abord, Mme von der Leyen utilise systématiquement les trois dans l’enceinte parlementaire européenne. Ensuite, la proportion du français, même si minoritaire par rapport à l’anglais, est en augmentation, alors que dans le même temps l’usage de l’allemand reste stable. Un détail ? « Pas forcément », rétorque Jean-Luc Laffineur, avocat et président de GEM+. « Cela démontre peut-être une volonté de ne pas laisser le champ libre à l’anglais, car depuis le départ des Britanniques de l’UE,  même si l’anglais reste la langue la plus parlée dans l’UE (44% de la population) elle n’est la langue maternelle que de 1% des citoyens européens tandis que  l’allemand et le français ensemble sont parlées par près des deux-tiers des Européens en tant que langues maternelles ou étrangères. De plus, cela témoigne d’un attachement à l’histoire de l’Union Européenne, le français ayant eu une importance fondamentale à ses origines et étant encore aujourd’hui la langue de travail principale au sein de la Cour de Justice de l’Union européenne ». Mais cela suffit-il pour rééquilibrer l’usage des langues, et donc des cultures juridiques au sein de l’UE ? « L’avenir nous dira si cette baisse de l’anglais dans ses discours adressés aux élus européens, qui correspond à une montée du français et à un rééquilibrage de l’allemand, est un hasard ou bien le fruit (inconscient) d’une évolution en cours de la structure et du tropisme culturel de Mme von der Leyen et de ses équipes ».

Encore faudrait-il qu’au niveau national, nos dirigeants français montrent l’exemple – et c’est loin d’être le cas. A commencer par Emmanuel Macron, qui ne manque pas une occasion de s’exprimer en anglais, y compris dans des circonstances où le choix linguistique est lourd de sens. Même le titre de son compte LinkedIn officiel en dit long : « President of the French Republic ». Tout un symbole.

Italie: les gilets oranges créent le populisme sanitaire

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gilets orange italie pappalardo
Le général Pappalardo harangue la foule des gilets oranges, Milan, mai 2020. Auteurs : Carlo Cozzoli/IPA/SIPA. Numéro de reportage : 00964678_000013

A la tête du mouvement des gilets oranges, le général Antonio Pappalardo incarne une espèce de Boulanger complotiste qui nie la réalité du coronavirus. Dix ans après l’émergence du Mouvement 5 étoiles, le nouveau visage du populisme italien mélange agitation de rue, imprécation et délires conspirationnistes. Le contre-coup de l’hystérie collective et du règne des experts médicaux.


Un général en retraite de 74 ans harangue la foule d’orange vêtue en criant sus à l’étranger. « L’étranger », c’est la classe politique qu’Antonio Pappalardo mitraille tous azimuts en ce 2 juin sur la piazza del Popolo de Rome.

Le virus, c’est du bidon !

« On dirait que ce virus me craint et ne m’attaque pas. Les experts internationaux disent bien que cette pandémie est une foutaise. Gare à qui fait mettre un masque aux enfants. Celui qui voudra me mettre un masque, je lui foutrai une baffe. Mes poumons, je sais comment les soigner » La diatribe vire à la logorrhée lorsque l’ex-officier des carabinieri impute les 36 000 morts italiens du Coronavirus à une vaste machination des gouvernants et accuse les masques de provoquer des lésions pulmonaires. Ses partisans massés au mépris de toute distanciation sociale croient également dur comme fer que le gouvernement s’apprête à vendre la botte aux Chinois. Sortie de l’euro et retour à la lire italienne, défense des valeurs chrétiennes et instauration d’un revenu en faveur du chef de famille complètent la panoplie idéologique du groupe inspiré par nos gilets jaunes.

On peut voir dans cette poussée de fièvre le contre-coup des mois d’angoisse collective et de la prise de pouvoir médicale qui a caractérisé la période du confinement.

Dix ans après 

Quelques jours plus tôt, les mêmes avaient arpenté la place du Dôme de Milan en proférant les mêmes inepties. Mais que signifie ce mouvement porté par un général Boulanger transalpin ? D’aucuns crient au retour du fascisme et pointent la responsabilité de l’opposition de centre-droit dans l’émergence des gilets oranges, Salvini en tête, qui ne cesse pourtant de s’en démarquer. Notons que les plus violents contempteurs des gilets oranges se situent dans les rangs du Mouvement 5 étoiles (M5S), dont le nouveau statut de parti de gouvernement ne doit pas occulter les racines populistes. Longtemps incarnation pure et parfaite de « l’antipolitique » italienne, le mouvement créé par l’humoriste Beppe Grillo a intégré l’establishment. Récolte-t-il ce qu’il a semé ? Sans doute doublement. Hier comme force antisystème adepte du dégagisme intégral, aujourd’hui en tant que parti croupion cramponné à ses maroquins, quitte à s’allier avec son pire ennemi historique le Parti démocrate afin d’éviter de nouvelles élections perdues d’avance.

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Comme le résume le directeur du quotidien Il Libero Pietro Senaldi, les gilets oranges « sont comme le Mouvement 5 étoiles il y a dix ans », sans proximité aucune avec le centre-droit. L’agitation de rue n’étant pas une politique, leurs débouchés électoraux apparaissent plus qu’incertains. La dernière incursion dans les urnes de leur leader sicilien Pappalardo s’est soldée par un fiasco retentissant en Ombrie. Mais arrêtons-nous un instant sur ce personnage fantasque qui tente aujourd’hui de capitaliser sur le malaise social et le désarroi d’une population fragilisée par la pandémie.

Pappalardo le guignolo

Naguère dirigeant du syndicat des forces armées, le général Antonio Pappalardo s’est fait connaître de la classe politique en se faisant élire député dans les rangs du Parti social-démocrate sicilien (1992). Brièvement secrétaire d’Etat aux finances du cabinet technique dirigé par l’économiste Ciampi, il réussit l’exploit de se faire démettre au bout de deux semaines, condamné qu’il est pour diffamation à l’encontre du commandant des armées. Au cours des décennies 90 et 2000, l’homme navigue entre flanc droit de la Chambre des députés, candidatures malheureuses à diverses élections et engagement au sein d’un mouvement sudiste opposé à la Ligue du nord. Pappalardo refait parler de lui en 2011-2012 lorsque la jacquerie antifiscale des Forconi lance une série de grèves et de manifestations contre le gouvernement Monti et sa politique d’austérité. Le général a le sang chaud et le verbe haut, si bien qu’il a plusieurs fois été interpellé, notamment pour avoir pris à partie une présidente de la Chambre ou outragé le président de la République.

Aujourd’hui, il défile aux côtés des anti-vaccins et de tous ceux convaincus que la gestion de l’épidémie a pour seul objectif de contrôler la population. Du Foucault pour les nuls. S’il est permis de douter de l’efficacité électorale de gilets oranges sans autre colonne vertébrale idéologique que l’imprécation de rue, une question taraude l’observateur. D’autres mouvements similaires, éventuellement plus structurés, pourraient-ils naître dans d’autres pays soumis à la pandémie ? À l’heure où le rapport à la raison s’est considérablement dégradé en Occident, a fortiori chez certains esprits faibles qui croient la terre plate, la 5G responsable du virus et une caste de reptiliens responsable de tous les malheurs du monde, rien n’est impossible. Pour un peu, la révolution orange nous ferait regretter le jaune fluo.

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