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La synagogue des gentils


La synagogue des gentils
La synagogue Copernic à Paris : le rabbin Philippe Haddad célèbre l'office du shabbat par visioconférence, 28 mars 2020. © Stephane de Sakutin AFP

Il y a autant de façons d’être juif que de Juifs. D’une synagogue à l’autre, entre bienveillance et observance, les tribulations d’un Juif égaré, nostalgique d’une tradition qui le dépasse.


Quand j’étais petit, on disait le « temple », même mon copain Ari qui s’y rendait beaucoup plus souvent que moi. Aujourd’hui, j’entends dire la « syna ». Je n’y arrive pas, je n’y vais pas assez souvent pour être aussi familier, je dis la « synagogue ». Et il y a peu de chances pour que je me mette à l’appeler par son petit nom parce que j’y vais de moins en moins. On y allait déjà très peu, quand j’étais jeune, on accompagnait ma grand-mère une fois par an pour l’etzger de mon grand-père, l’anniversaire de sa mort, dans une synagogue classique, normale pour des juifs normaux, ni orthodoxes ni libéraux, avec les femmes en haut, les hommes en bas et les enfants qui se courent après dans les allées.

Ségrégation consentie

Adolescent, je me promettais chaque fois d’aller m’asseoir en haut avec les femmes, par solidarité et pour ne pas cautionner cet archaïque apartheid des sexes, mais je me dégonflais à chaque fois, le sens du ridicule m’empêchant toujours à la dernière minute de faire ma Rosa Parks. Ici la ségrégation était largement consentie, et les femmes semblaient préférer l’entre-soi et ses bavardages aux lectures et aux prières masculines. Régulièrement, le rabbin regardait le balcon et haussait le ton pour réclamer, non pas le silence, mais un peu moins de bruit avant de reprendre son office en récitant de l’hébreu à cent à l’heure et en se balançant façon autiste. Moi je suivais le mouvement, et sans rien comprendre, me levais et m’asseyais comme les autres et avec les autres. Parfois, je regardais le plafond, un peu intimidé et un peu ému par le vitrail en étoile de David d’où cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire nous contemplent.

Une nouvelle solennité

Je suis retourné récemment dans la même synagogue, elle n’avait pas changé, mais je n’ai rien retrouvé de ce que j’avais connu. Je suis entré avec une kippa de papier ramassée dans une boîte et au lieu des fidèles distraits et bavards de mon enfance, des cancans féminins et des gosses qui jouaient à chat, j’ai trouvé une assemblée de juifs recueillis qui ont levé sur moi des regards intrigués et assez peu accueillants. J’ai pris place sur la pointe des pieds et comme je ne faisais pas semblant, un type m’a tendu un livre de prières en me disant « ça fait plus sérieux », mais je n’ai pas senti cette pointe d’humour juif qui fait toute la connivence, le sourire et la communion. Cette fois-ci, j’étais un intrus qui se faisait remarquer, la communion se faisait sans moi. Où étaient passés ces juifs indifférents et un peu dissipés qui attendaient la fin du shabbat pour parler famille et affaires devant les jus de fruits et les petits gâteaux ? Le judaïsme débonnaire de ma grand-mère n’habitait plus les lieux, remplacé par une pratique sérieuse, grave, solennelle, austère et inspirée. Encore un peu et je me serais cru dans une église. « Mais d’où sortent ces juifs qui ont l’air de croire en Dieu ? » me dis-je en sortant, avec le sentiment que je ne reviendrais pas.

Je suis retourné à la synagogue depuis, enfin si on veut. Chaque année pour Kippour (le Grand Pardon) et pour des raisons belle-familiales, je suis le mouvement et je me retrouve avec les juifs libéraux qui louent un théâtre parisien pour l’occasion. Avec le MJLF, le judaïsme a adopté la mixité – les hommes ne sont plus séparés des femmes – et la parité – un homme et une femme célèbrent l’office. Cette année, en 5780, c’est un couple de rabbins qui anime la cérémonie. Dans le premier rôle féminin, Delphine Horvilleur. L’ambiance est très détendue, on se croirait au cinéma à Alger quand ma mère raconte ses souvenirs de jeunesse. On va, on vient, on dérange toute sa rangée pour aller chercher un retardataire à l’entrée, on s’évente, on s’échange un bébé contre une bouteille d’eau, on discute malgré les voisins qui font « chut », et comme un soir de jeûne, on fatigue, on s’ennuie et on s’assoupit. Je suis au spectacle, j’ouvre grand les yeux, étonné de voir tant de juifs en même temps, et qui se ressemblent si peu. Quand le rabbin chante, je les ferme, je tremble comme une feuille, je suis transporté.

Des vertus de l’obscurité

Mais quand Madame le Rabbin prend le micro pour nous donner des explications, je suis tenté de me boucher les oreilles. Je ne veux pas qu’on m’explique, qu’on décrypte, qu’on démystifie. Je préfère que le rite ancien garde son mystère, son austérité, son obscurité. Je n’ai pas demandé une traduction dans les mots de notre époque, une adaptation aux valeurs de notre temps. Je n’ai pas envie que soit rendue intelligible, mise au goût du jour et à la portée du juif moderne élevé dans le monde égalitaire des droits de l’homme et de l’individu, cette adoration, cette vénération, cette humiliation pour le Dieu unique, le maître, le seigneur, le roi, le Tout-Puissant. Je suis gêné quand on essaye de rendre ce mystère accessible aux enfants, quand on me sert un judaïsme pour le nul que je suis. J’aime autant quand tout ça reste de l’hébreu. Je préfère rester un juif qui non seulement ne croit pas mais qui ne comprend pas, qui s’ennuie et qui reste quand même, contre toute logique et contre toute raison.

À la fin, les enfants montent sur scène dans la liesse et la joie pour chanter, la musique met l’ambiance, la religion est devenue festive, entraînante et enjouée. Je ne marche pas. Je sens moins la sévérité des patriarches et le regard sombre du Dieu jaloux que la joie béate du Dieu amour des évangéliques, des charismatiques, des illuminés et des ravis de la crèche. Je ne suis pas venu me distraire, me divertir, me désennuyer. Tel le catholique à la messe qui s’emmerde sans le latin, je suis comme pris d’une nostalgie pour la tradition, pour les pratiques qui frôlent la superstition, pour un littéralisme qui dépasse l’entendement, pour une observance qui défie le bon sens, pour cette synagogue où l’on résiste encore à l’époque, même si on m’y regarde de travers, moi le moitié juif, le touriste égaré même pas circoncis, qui ne sait pas toujours ce qu’il fait là mais qui reste, le petit juif sentimentalement attaché pour qui la Raison ne fait pas le poids, et n’est pas une raison suffisante, pour faire de moi celui qui manquerait à la promesse de ses aïeux, le chaînon qui faillirait, qui romprait une chaîne ancestrale, archaïque, antédiluvienne d’hommes et de femmes, une famille de cinquante et bientôt soixante siècles d’Histoire.

Mai 2020 – Causeur #79

Article extrait du Magazine Causeur




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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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