À la « Fête de l’Huma » de Marine Le Pen à Mormant-sur-Vernisson, hier, certains discours identitaires des partenaires européens du RN rappelaient le FN d’autrefois. Nous sommes allés voir.
Baraques à frites, tireuses à bière, stands de produits régionaux, soleil estival et animation musicale : c’est une ambiance Woodstock de droite. Près de 6 000 militants, acheminés en bus, se sont rassemblés dans la circonscription de Montargis (45), fief du député RN Thomas Ménagé, à Mormant-sur-Vernisson — une commune de 133 habitants, nichée au milieu des champs de maïs, entre trois hangars, des bottes de paille et quelques machines agricoles. Ils ont pu goûter à l’ambiance conviviale et festive de la Fête de la Victoire. L’événement célébrait le premier anniversaire de la victoire de la liste de Jordan Bardella aux élections européennes du 9 juin 2024, et affichait des invités de marque : le Premier ministre Viktor Orbán, Matteo Salvini, le Vlaams Belang, Vox, le FPÖ… Tous les chefs de file identitaires européens, alliés du RN à Strasbourg, s’étaient ainsi donné rendez-vous au cœur du grand bassin parisien pour célébrer une Europe des produits du terroir et des effluves de saucisses, plutôt que celle de Bruxelles et de ses normes.


Une fête européenne en pleine Beauce
Les drapeaux claquaient : outre le tricolore, flottaient les couleurs portugaises, grecques, flamandes… Les discours célébraient l’Europe des nations et l’identité civilisationnelle du continent.
Le prolétariat français, base électorale du Rassemblement national, autrefois plutôt chauvin, semble avoir pris goût à l’Europe, à force de traverser les aéroports low-cost du continent. EasyJet lui a ouvert les voies de la conscientisation européenne autant que celles des week-ends à Rome, Barcelone ou Bruxelles. Alors, la base du RN peut aujourd’hui applaudir les discours huntingtoniens et les envolées lyriques sur la défense de l’identité continentale, nourrie par la visite des lieux consacrés. Pendant un après-midi, les orateurs européens ont presque incarné la voix d’un FN d’antan.
A lire aussi: Faure, comme la mort ?
L’euro-droite est en marche
Matteo Salvini bredouille quelques mots de français – « Bonjour la France ! Vive Marine ! ». Theo Van Grieken, chef du Vlaams Belang, tente même un discours dans la langue des Wallons. Risqué, quand on connaît les sentiments antifrancophones des électeurs nationalistes flamands. La rude langue magyare de Viktor Orbán — numéro un des leaders étrangers à l’applaudimètre — est adoucie par la sono et une traduction en simultané. Reste que tous les discours des partis frères du RN sont sans concessions : « Je ne mourrai pas pour l’Ukraine », lance Orbán, réaffirmant son attachement à un pays « européen et chrétien ». Salvini, lui, adopte une tonalité très choc des civilisations: « La menace ne vient plus des chars soviétiques, mais du Sud ».
Identité chrétienne, menace de l’islamisation, peuples en danger, grand remplacement… Une géopolitique viscérale, bien éloignée des usages feutrés de la diplomatie française ou de Sciences Po.
Le Front national de Jean-Marie Le Pen fut l’un des pionniers du réveil populiste et identitaire en Europe. Jordan Bardella et Marine Le Pen en adoucissent aujourd’hui les contours, mais l’inconscient historique du parti continue de transparaître chez ses homologues européens.
« On est encore loin d’un CPAC à la française (rendez-vous des conservateurs américains) », nous confie toutefois Randi Yaloz, chef de la branche française des Republican Overseas, l’association des expatriés républicains américains. « Il n’y a pas encore en France de parti aligné idéologiquement sur les Républicains américains… »


Bardella et la mythologie BBR
Dans son discours à la tribune, Jordan Bardella offre une litanie d’images de la France populaire : défense des automobilistes, évocations péguyennes des « terres paysannes » de Beauce, « Ici même où les cathédrales se dressent entre les forêts de Sologne et les plaines fertiles de la Beauce ».
L’ambiance de cette fête européenne est résolument bon enfant, avec une kermesse municipale en guise de décor. Les militants font la queue devant la tireuse à bière et le stand de barbe à papa, où l’on croise notamment le député européen Pierre-Romain Thionnet, souvent présenté comme la tête pensante de Jordan Bardella. L’ancien lecteur de Michéa rêvait d’une Fête de l’Huma de droite : il y est, il sourit, observe, prend des notes.
« Nos militants se déplacent plus volontiers ici que place Vauban, dans l’environnement parisien et urbain… », observe une députée, en allusion à la manifestation place Vauban où la faible mobilisation avait déçu nombre de cadres. Les militants semblent eux aussi plus à l’aise au milieu des champs de maïs que sur le pavé du VIIᵉ arrondissement, au pied des appartements haussmanniens. Et cette fois, le parti réussit le pari de la mobilisation.
« À parti populaire, événement populaire ! », résume le sénateur Aymeric Durox. « Ce n’est pas qu’on aime, on adore ce genre d’événements », nous confie Didier, militant de Coulommiers, arborant un t-shirt Bardella 2027 et tenant trois bières à la main pour ses camarades.
Les militants historiques, eux, savourent. Ils retrouvent l’ambiance des défilés du 1er mai et des fêtes BBR (bleu-blanc-rouge), où barbecues, stands régionaux et animations ravissaient la base. Le député européen Gilles Pennelle, cacique du parti, s’y reconnaît : « Le parti a évolué, mais peu changé dans son essence. C’est un parti où se retrouvent des gens de toutes conditions, de toutes générations… »
Dans cette chaleur populaire, les figures du RN testent leur popularité. « Je vous ai vu à la télé, je crois… », lance un militant à Pierre Gentillet, candidat RN dans le Cher et avocat médiatique sur CNews.


Des Forbans à Orbán
Un vieux militant venu de l’Yonne, adhérent depuis 1988, nuance toutefois : « On était plus courtois, autrefois. Mais c’est bien. On se bouscule toujours. » Le folklore a un peu changé : le FN de Le Pen inaugurait ses événements par des messes en latin, un rituel associant Jeanne d’Arc aux soldats de l’an II. Ici, les militants dansent sur du France Gall. En rock star, Orbán a succédé aux Forbans.
On fait la fête, on boit des bières, on mange de la barbe à papa, et on oublie les questions qui fâchent… en particulier celle de la présidentielle de 2027.
Bien sûr, quelques mauvaises langues murmurent depuis plusieurs mois que le RN serait gagné par le doute et le poison de la division : la défaite des législatives anticipées, la potentielle inéligibilité de Marine Le Pen, la mobilisation timide place Vauban — autant de grains de sable dans la mécanique. Mais les jeunes militants, déjà rompus à la langue de bois, esquivent les rumeurs. Le parti est « rassemblé », « uni », « mobilisé ».
Marine Le Pen laisse la parole à Bardella, et le laisse briller : « Quel bel accueil ! » Une manière de passer le flambeau sans le lâcher.
Une collaboratrice d’élue glisse, ingénue : « Vous ne trouvez pas qu’il a été beaucoup plus acclamé qu’elle ? »
Certains alliés européens maintiennent la fiction d’une Le Pen seule maîtresse à bord. L’Italien Matteo Salvini a bien cité Jordan Bardella, mais n’a fait applaudir que « Marine », tandis que Santiago Abascal, chef de Vox, affirmait que « personne ne pourra empêcher Marine Le Pen de devenir présidente de la République ».
En privé, les cadres sont plus résignés. Beaucoup ont déjà fait une croix sur la candidature Le Pen…
Reste que le parti semble prêt à renouer avec la convivialité militante. Lassée par les débordements et provocations qui émaillaient certains rassemblements du Front national, et faisaient fuir l’électorat, Marine Le Pen avait peu à peu asséché la vie interne du parti. Ici, pas de crânes rasés ni d’esthétique douteuse comme aux abords des défilés du 1er mai des années 1990. Juste une kermesse mariniste à laquelle il ne manquait que le stand de tir et les auto-tamponneuses.
Le RN a réussi sa démonstration de force tranquille. En creux, il semble vouloir conjurer la morosité post-législative et la menace d’inéligibilité de sa cheffe par la convivialité. On entretient la flamme, à défaut de pouvoir déclencher l’incendie. Dans ce parti où les élus s’installent, se notabilisent, construisent des carrières et des enracinements locaux, croit-on encore au grand soir électoral ? Beaucoup assument désormais une course de fond. La base électorale, après tout, reste fidèle, solide, et assez large pour élire et réélire un groupe parlementaire conséquent. Alors, la fête a parfois des airs de résignation heureuse. Après tout, le Parti communiste, en son temps, désespérant de la Révolution, tenait bon grâce à ses municipalités, ses réseaux, ses fidélités… et sa Fête de l’Huma.