Denis Olivennes a jugé légitime la riposte d’Israël au Hamas. Mais face à la tournure du conflit, le chef d’entreprise dénonce désormais la politique menée par Benyamin Netanyahou qu’il estime prisonnier de l’extrême droite. Le risque étant de voir l’État juif devenir un État paria
Causeur. Le 11 mai vous avez initié un texte, signé avec Kamel Daoud, Pascal Bruckner, Michel Hazanavicius et d’autres, intitulé « Agir pour la situation avant qu’il ne soit trop tard ». Jamais Israël n’a été aussi isolé, réprouvé, attaqué. Était-ce vraiment le moment de se joindre à ce funeste cœur des vierges ?
Denis Olivennes. Avant de vous répondre, je tiens à préciser que je m’exprime ici en tant que Français, patriote, qui ne conçoit pas son destin ailleurs que dans son pays, mais qui s’estime lié à Israël par le « pacte d’Auschwitz », comme disait Emmanuel Lévinas. Il y a donc une différence ontologique entre ceux qui fustigent l’État juif par antisionisme ou antisémitisme et ma critique de la politique du gouvernement de Benjamin Nétanyahou. Si j’ai été avec quelques-uns à l’initiative de la tribune que vous mentionnez, c’est parce que j’aime Israël, j’admire Israël et je veux qu’Israël existe. Alors était-ce le moment, me demandez-vous ? Longtemps j’ai fait mienne une maxime d’Elie Wiesel : « Je ne dis jamais de mal en public d’Israël, c’est le prix que je paye pour ne pas y vivre. » J’ai tenu cette position jusqu’à récemment car Israël était injustement mis au ban des nations. Mais tout a basculé quand le gouvernement Nétanyahou a cessé de respecter le droit international. À présent, il doit être fermement condamné car il emprunte une voie insupportable.
Vous mettez sur le même plan Israël et la bande Hamas-Hezbollah-Houthis ?
Je ne confonds pas l’agresseur et l’agressé, le totalitarisme et la démocratie. Mais on ne combat pas un monstre en devenant un monstre soi-même.
Êtes-vous conscient que, si le Hezbollah avait attaqué massivement le 8 octobre, l’existence d’Israël était menacée. L’obsession de nombre d’Israéliens est que le Hamas ne puisse pas recommencer.
Je suis parfaitement conscient de la barbarie du Hamas. De son alliance avec le Hezbollah. De sa pénétration dans la profondeur d’Israël lors de l’attaque du 7 octobre 2023. De l’effet de surprise provoqué par cette opération. Tout cela a montré combien Israël était fragile et pouvait être détruit. De sorte que la légitime défense de l’État juif me paraît absolument incontestable. Et que le but de guerre consistant à éliminer le Hamas ne me pose aucun problème. Mais nous sommes arrivés à une nouvelle phase de la riposte, qui a changé non pas d’intensité, mais de nature. Israël mène la plus longue guerre de son histoire, la plus meurtrière aussi avec des milliers de victimes civiles, sans qu’on en voie l’efficacité puisque davantage d’otages ont été libérés par le Hamas lors des cessez-le-feu que lors des bombardements. Ensuite, l’élection de Donald Trump semble avoir donné des ailes à Nétanyahou, qui a limogé le ministre de la Défense et le patron du Shin Bet, attaqué l’État de droit et montré une grande complaisance vis-à-vis des exactions commises par les colons en Cisjordanie. Troisième élément de contexte : Tsahal fait obstacle à l’aide humanitaire à Gaza, ce qui est inouï, même si je sais bien que le Hamas utilise la nourriture comme moyen de pression sur les Palestiniens qui lui sont hostiles, cela ne légitime pas que l’on risque d’affamer une population. Et dans ce climat déjà suffocant, des membres du gouvernement israélien font encore monter la température en proclamant carrément que le but de guerre n’est plus d’éliminer le Hamas, mais d’occuper Gaza et de déplacer massivement sa population. Ce faisant, on sort du cadre du droit international. On passe d’une guerre de légitime défense face au Hamas à une guerre conquérante, impériale, peut-être messianique, inspirée par des ministres fascistes dont Nétanyahou est le prisonnier. J’ai bien peur que l’horreur du 7-Octobre ait diffusé un poison dans l’esprit de beaucoup d’Israéliens, qui ne voient plus les Palestiniens comme des êtres humains. Avant, quand j’allais en Israël, la plupart des gens me disaient qu’il fallait qu’on trouve une solution avec ce peuple voisin. Mais à présent, je vois bien que, pour un grand nombre d’entre eux, les Palestiniens ont disparu de l’horizon. Or aussi légitime soit la revendication immémoriale des juifs de revenir dans leur foyer national en Palestine, il ne faut pas oublier qu’ils sont arrivés dans une terre où vivaient d’autres habitants qui eux aussi ont le droit d’avoir leur État. Et il y a assez de place pour tout le monde.
Et ces autres habitants n’ont jamais manifesté un franc enthousiasme pour la coexistence. Parce que vous aimez Israël, vous attendez qu’il soit moralement supérieur aux autres. Comme l’a écrit le sociologue Charles Rozjman, reprenant le jugement de Péguy sur Kant, cela ne revient-il pas à souhaiter que l’État juif ait les mains blanches, donc qu’il n’ait pas de mains ?
Ma référence n’est pas Kant, mais Lévinas. Je ne demande pas à l’État d’Israël d’être angélique. Je ne lui demande pas de ne pas être un État. Je lui demande juste d’être un État démocratique et un État qui respecte les règles du droit international, des conventions de la guerre en particulier, ou du moins qui s’efforce de le faire. Israël a presque toujours eu cette boussole. Mais là franchement…
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Pourquoi l’État juif devrait-il être un meilleur État que les autres ?
Parce que la tradition juive consiste principalement dans le récit de la révélation divine d’une loi morale. Donc oui, être juif, c’est avoir une exigence morale. Ça ne veut pas dire que l’État juif n’a pas le droit de se défendre, qu’il n’a pas le droit d’avoir une armée, mais cela signifie qu’il doit considérer autrui avec respect, avec esprit de responsabilité. Je l’attends de n’importe quel État démocratique. Et je l’attends en particulier d’un État juif.
Le nombre de victimes civiles est épouvantable. Cependant, le Hamas a reconnu que 72 % d’entre elles étaient des hommes en âge de combattre.
Cette guerre est-elle proportionnée ? Elle l’est sans doute encore. Lorsque les alliés ont défait le nazisme, les bombardements ont causé entre 1,5 et 2 millions de victimes civiles en Allemagne, soit à peu près 1 à 2 % de la population, comme à Gaza. Mais les armées avançaient et Hitler a fini par se suicider. Alors que dans la guerre actuelle, malgré les promesses renouvelées chaque semaine, on ne progresse pas, on n’en finit pas avec le Hamas. La situation s’apparente plutôt à l’enlisement de la guerre du Vietnam.
Nous avons du mal à croire que l’armée israélienne s’amuse à faire durer les choses pour le plaisir cruel d’assassiner un maximum d’Arabes…
Vous avez raison. Même s’il existe quand même de la cruauté en Cisjordanie chez bon nombre de colons, qui ont été dénoncés dès 1967 par le grand philosophe Yeshayahou Leibowitz. À quoi s’ajoute qu’aujourd’hui le gouvernement israélien est entre les mains d’une aile extrémiste et suprémaciste qui parle des Palestiniens comme s’ils étaient des animaux ou des nazis. Tout cela conduit Israël à rompre avec ses principes. Je ne sais plus quel était ce rabbin, dont tous les enfants avaient péri pendant la Shoah, et à qui ses amis disaient que rien de pire n’aurait pu lui arriver. Il avait répondu : « Si, il aurait pu m’arriver quelque chose de pire : que ce soit moi le tueur. »

27 décembre 2024. Depuis 2023, des rassemblements hebdomadaires critiquent la politique de Netanyahou et de ses ministres d’extrême droite, notamment Ben Gvir et Smotrich © SOPA Images/SIPA
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a dans la société israélienne une terrible indifférence qui n’existait pas dans les précédentes guerres. En 1993, de nombreux Israéliens croyaient encore au processus d’Oslo. Mais depuis, à chaque petite ouverture, les dirigeants palestiniens ont fait obstacle. Quand Israël a quitté Gaza, ils en ont fait une base terroriste. Au Sud-Liban, ils ont soutenu le Hezbollah. Il faut être deux pour danser le tango. Or on ne voit nulle part en Palestine des partenaires possibles, à part quelques intellectuels.
Je ne dirais pas le contraire. Tant que les Palestiniens n’intégreront pas l’idée qu’Israël a droit à l’existence, tant qu’ils considéreront que cette nation est une aberration, une création coloniale dont il faut se débarrasser, la paix sera impossible. Mais il faut garder espoir. Relisez le fameux discours de Victor Hugo en 1849 au Congrès mondial de la paix, où il lance aux Européens : « Vous verrez qu’un jour, vous ne vous ferez plus la guerre. » Il est déjà arrivé, sur d’autres continents, à d’autres époques, que des peuples trouvent le chemin de la réconciliation alors qu’ils se haïssaient mutuellement et s’étaient entretués pendant des générations. Je ne prétends pas que c’est simple, mais si on renonce à cette idée, on verse dans la barbarie. Ce qui me paraît inacceptable au plan moral et voué à l’échec sur le plan pratique. Avec ses projets destructeurs, l’extrême droite israélienne est en train de démolir l’image du pays, d’en faire un État paria. Résultat, le Hamas pourrait gagner la guerre de l’opinion… Cela dit, je reste optimiste. Car j’ai gardé, malgré tous mes efforts, un vieux reste de marxisme. Je suis persuadé que les conditions matérielles sont déterminantes dans l’Histoire. Si on crée la possibilité d’un État palestinien qui se développerait économiquement, vous verrez, le désir de paix l’emportera sur le désir de guerre, la pulsion de vie sur la pulsion de mort. Il me semble que la population palestinienne aspire à cela du reste. Qu’elle ne se reconnaît pas dans le bellicisme furieux de ses représentants.
Alors attendons que la grâce tombe sur les Palestiniens et que leur amour de leurs enfants ou de leur vie soit plus fort que leur détestation des juifs ! Les Israéliens ont-ils entendu une voix palestinienne dénoncer le 7-Octobre ? Une seule ? Pour ne pas être déshumanisé, mieux vaut avoir un peu d’humanité ! Peut-être êtes-vous sujet à la naïveté habituelle de la gauche face à l’islam politique, en France comme en Israël. Votre famille idéologique a eu plus que du mal à reconnaître l’antisémitisme qui ronge l’islam en France.
Je ne pense pas m’illusionner sur le Hamas, sur son idéologie mortifère, sur les fautes commises par les Palestiniens depuis soixante-dix ans, l’impasse dans laquelle ils se sont enfermés cependant que le cancer de l’occupation de la Cisjordanie empoisonnait le sang d’Israël. Je ne suis pas aveugle non plus s’agissant de l’antisémitisme chez certains de nos compatriotes musulmans. Les Français sont globalement l’un des peuples les moins antisémites au monde, mais je reconnais que la haine du juif est trois à quatre fois plus importante au sein de deux franges du pays : la jeunesse et la communauté musulmane. Il faut prendre à bras-le-corps ce sujet, dénoncer l’influence néfaste de La France insoumise, qui a trahi l’héritage de la gauche : l’émancipation des juifs en 1791, les dreyfusards, Léon Blum… Et il faut reconnaître que l’antisémitisme est un problème qui se pose à l’islam, sans craindre d’être traité d’islamophobe. De même, on doit pouvoir dire qu’Israël se fourvoie à Gaza sans craindre d’être accusé d’être des alliés objectifs du Hamas.
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Venons-en à la tribune de Delphine Horvilleur, qui est plus sévère que la vôtre puisqu’elle parle de « politique suprémaciste et raciste » en Israël. N’est-elle pas allée trop loin ?
Elle est rabbin. Elle parle de là où elle est. J’imagine que tous les samedis – je ne mets pas les pieds à la synagogue –, elle doit prêcher les principes censés animer les juifs. Or au bout d’un moment, alors que la guerre à Gaza continue de faire des victimes civiles sans que son objectif soit atteint, si un rabbin dit « je n’ai pas envie de voir ça, je n’ai pas envie qu’on coupe l’aide humanitaire », il me semble être tout à fait dans son rôle. Qui pense sérieusement que Delphine Horvilleur est une ennemie d’Israël ? Une fois encore j’affirme que des reproches comme les siens ou comme les miens sont formulés non pas pour nuire à l’État juif, mais pour l’aider. Quand elle critique Israël, Delphine Horvilleur ne peut pas être confondue avec cette gauche qui, sous couvert d’antisionisme, a réenchanté l’antisémitisme.
Évidemment, mais elle peut être récupérée. Approuvez-vous le président quand il dit que c’est le bon moment pour reconnaître l’existence d’un État palestinien ? J’ai signé il y a un an une tribune rédigée par Ofer Bronstein qui plaide pour une reconnaissance simultanée : la reconnaissance d’un État de Palestine en échange de la reconnaissance d’Israël par tous les pays arabes. La reconnaissance est un fusil à un coup. Il faut obtenir qu’elle soit mutuelle, car c’est la vraie clé de la paix. La France a un rôle capital à jouer, mais elle ne le peut que si elle est fidèle à l’esprit remarquable du général de Gaulle, qui, malgré la légende noire, a fait en la matière des déclarations très justes, notamment lors de la fameuse conférence de presse du 27 novembre 1967, admiratif d’Israël qui se rétablissait sur « le site de son ancienne grandeur ». Ou dans celui de François Mitterrand. Elle doit parler aux Israéliens en tant qu’amie de la cause palestinienne et acteur de la construction de l’État palestinien. Et elle doit parler aux Arabes en tant qu’amie et en tant qu’alliée d’Israël inconditionnellement attachée à son droit à l’existence et à sa sécurité.