Les critiques de Delphine Horvilleur contre Israël mêlent – et emmêlent – position morale et opinion politique. Au-delà de la polémique qu’elles ont suscitée, elles réveillent une querelle plus profonde née de la tension entre deux définitions du judaïsme, théologique et politique, religieuse et nationale. Alors que la synthèse israélienne ne fonctionne plus, il est urgent de penser l’État juif
La tribune dans laquelle Delphine Horvilleur dénonce l’action du gouvernement Nétanyahou à Gaza a suscité au sein de la communauté juive une vive polémique qui mérite mieux que des explications superficielles. Les raisons de la colère sont de deux ordres. D’abord, on reproche à la rabbine d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui souhaitent la destruction d’Israël. Cet argument est vrai, mais sans pertinence, car il interdit toute critique de l’État juif à qui que ce soit, même à ceux qui n’ont que de bonnes intentions envers lui. Le deuxième motif de querelle, c’est que ce texte réveille la tension structurelle entre deux définitions du judaïsme – théologique et généalogique. Pour les uns, c’est une religion d’individus et de communautés, pour les autres un peuple (est juif qui naît de mère juive), donc la matrice d’un État-nation, de sorte qu’on peut être juif sans observer le moindre commandement. La synthèse israélienne fait peu ou prou du judaïsme une religion d’État. On connaît la plus brève Constitution du monde : Israël est un État juif et démocratique. Pour cela, il faut d’abord qu’il soit un État.
Le reproche comme preuve d’amour
Commençons par les faits. C’est-à-dire en revenant sur les propos de Delphine Horvilleur en s’efforçant de ne pas les trahir. La rabbine adresse à l’État juif ce qu’elle considère comme la plus haute preuve d’affection : des reproches. C’est par amour, dit-elle, qu’elle interpelle Israël, l’invitant à ouvrir les yeux sur ses fautes. Des fautes qu’elle énumère clairement : l’éloignement des principes de la démocratie libérale, la légitimation de partis politiques à caractère raciste, l’indifférence à la souffrance palestinienne, le refus – risqué pour la vie des otages – d’arrêter la guerre et enfin le rejet de toute perspective d’État palestinien. Enfin, elle dénonce la faim imposée aux civils et la douleur des enfants de Gaza. À travers cette réprobation, elle se réclame de l’exigence éthique du judaïsme, dont elle rappelle qu’il ne peut rester sourd à la souffrance.
Ce réquisitoire n’est pas sans fondement. Nombre de ces sujets divisent aussi la société israélienne, en particulier les réformes institutionnelles menées par Benjamin Nétanyahou. Considérées comme une attaque en règle contre la Cour suprême, dernier contre-pouvoir dans l’équilibre constitutionnel israélien, ces réformes ont été contestées dès leur annonce en janvier 2023 et, selon les sondages, sont rejetées par la majorité des Israéliens.
Ensuite se pose la question des partis racistes et suprémacistes dirigés par les ministres Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich. Horvilleur n’a pas tort de dire que ces deux personnalités politiques marginales sont utilisées par Nétanyahou comme des alliés dans sa stratégie d’affaiblissement de la Cour. Sur ce point, la rabbine prend une position morale, fondée sur des valeurs qu’elle partage avec beaucoup d’Israéliens, peut-être même la majorité (rappelons qu’en novembre 2022, Nétanyahou n’a pas gagné le vote populaire), qui estiment que Nétanyahou n’est plus légitime et qu’il aurait dû démissionner pour laisser aux électeurs le soin d’attribuer les responsabilités dans la débâcle du 7-Octobre.
Une opinion politique plus qu’un impératif moral
Horvilleur traite ensuite les questions liées au conflit israélo-palestinien. Quand elle défend l’existence d’un État indépendant et un horizon politique pour les Palestiniens, elle exprime non pas une position morale, mais une opinion politique. Elle ne peut pas la justifier au nom d’une autorité éthique.
Elle aborde bien sûr la douloureuse question de la famine, ce qu’on appelle la « weaponisation » de l’aide alimentaire et humanitaire dans une logique militaire de siège. Cette question est à la fois politique et morale. Cependant, il faut aussi être rigoureux sur les faits. La famine générale annoncée n’a heureusement pas eu lieu, même si le niveau des réserves est tombé dramatiquement bas. Le Premier ministre israélien manie volontiers la menace, ne serait-ce que pour satisfaire les deux ministres déjà mentionnés, mais heureusement n’emploie le bâton qu’avec une grande retenue. C’est encore lui qui, pendant quatorze ans, a évité une guerre totale avec le Hamas, préférant faire financer l’organisation par le Qatar. C’est toujours lui qui vient d’autoriser l’entrée de l’aide à Gaza quand les stocks, reconstitués pendant le cessez-le-feu de janvier-mars dernier sont de nouveau arrivés à un niveau dangereux.
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Enfin, sur la question des otages, Horvilleur est victime d’un malentendu courant. Dans le passé, Israël a fait des choix variés, parfois contradictoires, face à des situations comparables : opérations commando pour délivrer les otages quand c’était possible, libérations de prisonniers palestiniens, négociations de cessez-le-feu, redéploiements de forces, voire versements de rançons quand aucune option militaire ne s’offrait. Mais Israël n’a jamais accepté d’arrêter une guerre contre des otages. L’objectif stratégique israélien à Gaza est simple : éviter un second 7-Octobre, éradiquer à long terme le Hamas, et empêcher toute tentative de reconstruction militaire de l’organisation. La même logique s’applique au Liban : Israël vise un cessez-le-feu non garanti par un tiers, mais imposé par sa propre force armée. Étrange, sans doute, mais toutes les autres méthodes ont échoué jusqu’à présent.
On peut légitimement s’étonner du fait que les buts de guerre n’aient toujours pas été atteints après dix-huit mois de combats, et se demander logiquement quand ils le seront. À ces excellentes questions on peut répondre que les marins de Christophe Colomb en posaient d’aussi bonnes. Mais on ne peut pas esquiver les interrogations sur l’existence d’objectifs stratégiques cachés, notamment celui d’une occupation permanente de la bande de Gaza et d’un déplacement massif de ses habitants. Soyons honnête : il est possible que ces objectifs existent. Certes, si on s’en tient à ses décisions, Nétanyahou ne compte ni s’approprier Gaza, ni la vider de sa population, mais certains de ses ministres ne cachent nullement avoir ce projet en tête. Or un jeu de dupes s’est installé à ce sujet au sein de la coalition gouvernementale, dont on ne saurait dire pour l’heure qui en sortira vainqueur.
Un pouvoir dirigé par un prince machiavélien
Israël est dirigé par un homme qui pourrait donner des cours particuliers à Machiavel, un homme mis en examen pour corruption. L’état mental de son épouse et de son fils cadet fait les choux gras de la presse. Ce princeps israélien n’aurait jamais dû être au pouvoir le 7 octobre 2023, et certainement pas y rester les six cents jours suivants. Pourtant, il y est, et tout à fait légalement.
Agissant avec un cynisme absolu, méfiant envers les militaires, les espions et les institutions, Nétanyahou n’obéit qu’au rapport de forces. C’est un Prince machiavélien dont l’unique boussole est la raison de l’État juif. Or, l’État est un objet que le judaïsme n’a jamais véritablement pensé. Rappelons que le christianisme, né de l’oppression romaine, a dû se transformer à partir du ive siècle, lorsqu’il est devenu religion d’État : de la main amputée du martyr à celle qui tient le glaive. Dix-sept siècles plus tard, le judaïsme se trouve à son tour face à son Constantin. Or il n’existe pas de philosophie politique juive. Il n’y a pas de « miroirs des princes » rédigés par des rabbins pour un roi ou un dauphin. Pas de saint Augustin pour distinguer la Cité de Dieu de la cité terrestre. Pas de Thomas d’Aquin pour articuler légitimité, bien commun et pouvoir spirituel. Pas même de Bossuet pour tirer une doctrine politique de l’Écriture. Aucun duc juif ne peut envoyer ses condottieri prendre une ville juive assiégée pendant Yom Kippour tombant un Shabbat.
De la communauté à l’État : un saut non résolu
Les Juifs ont rencontré l’État après 1948. Les sionistes, lecteurs de Locke, Hobbes, Jefferson, Machiavel, Marx et Lénine, avaient des repères clairs. Les rabbins et les exégètes des textes hébraïques n’ont eu que des miettes à commenter. Comment passer d’une communauté qui ne décide ni de la guerre ni de la paix, ni de la vie ni de la mort, à une entité politique capable de recruter des soldats et d’user de la violence ? Pendant des siècles, en l’absence d’une collectivité politique juive, la règle était simple : Dina de-malkhuta dina (« la loi de l’État est la loi »). En vertu de ce principe talmudique, les juifs doivent obéir aux lois du pays où ils résident, même si elles ne relèvent pas de la tradition religieuse juive. Ainsi, le respect de l’ordre étatique était la façon juive d’articuler autorité spirituelle et pouvoir temporel. Il faudrait relire Max Weber, pour qui l’acte politique n’est moral que si on accepte d’en porter la charge, y compris celle des conséquences non désirées mais prévisibles. Celui qui appelle à l’arrêt d’un conflit doit aussi considérer ce qui se produira après. Pour reprendre les mots du général de Gaulle, il s’agit de « vouloir les conséquences de ce qu’on veut ». Dans le cas de la guerre à Gaza, cela signifie par exemple ne pas se contenter de dire que la destruction du Hamas est un objectif légitime : il faut aussi se demander à quel prix, avec quels effets sur la population civile, avec quelles répercussions diplomatiques et régionales, et surtout avec quelle sortie politique crédible. Quant aux otages, la notion de pidyon shvuyim (« rachat des captifs »), souvent mentionnée dans le débat sur leur sort, est un parfait exemple de notre problématique. La Bible, évoquant des périodes où les Hébreux mènent une existence qu’on peut qualifier de politique sur leur terre, n’en parle pas. La question se pose au début de l’exil et logiquement la réponse n’est pas celle d’un royaume, mais celle de communautés vivant sous autorité étrangère, répondant à un impératif humanitaire et à la nécessité de solidarité collective. C’est dans les centres talmudiques de Babylonie et ensuite dans les communautés médiévales et jusqu’au xvie siècle que le Choul’han Aroukh codifie cette prescription, précisant qu’il s’agit de la « plus grande mitsva ». Un État juif peut-il agir de la même manière qu’une communauté juive de Worms ou de Meknès ?
Il n’y a pas de solution facile ou évidente à la tension entre l’impératif de ne pas céder à la terreur et celui de ne pas se laisser déshumaniser par elle. Critiquer l’État juif est légitime, mais pas suffisant. Si l’on veut être capable de conjuguer la fidélité au peuple juif et la fidélité à l’idée de justice, il faut aussi penser l’État juif.