Spécialiste de politique étrangère depuis plus de quarante ans, Vincent Hervouët a couvert suffisamment de conflits pour ne pas prendre pour argent comptant la communication des belligérants et se méfier des analyses moralisantes. Une qualité rare au sein d’une profession si conformiste
Causeur. Vous êtes l’un des rares, non le seul éditorialiste à défendre l’État hébreu en rappelant obstinément que la guerre a été déclenchée le 7-Octobre. Le seul aussi à parler des otages. Le 22 mai, dans votre chronique d’Europe 1, vous avez pulvérisé Jean-Noël Barrot soulignant rageusement que notre gouvernement avait exactement la même conception du droit international et le même narratif de la guerre que le Hamas. Peut-être, mais ce n’est pas le gouvernement, dont la lecture prévaut désormais de Harvard au bistrot du coin, qui est isolé. Votre analyse serait-elle influencée par une forme d’élégance (ou de dandysme) ?
Vincent Hervouët. Je suis breton, j’ai la tête dure et cela m’a valu plusieurs séjours au placard. Sans en tirer gloire, car c’est toujours un échec. Mais vous faites erreur. Je ne suis pas seul. Sur Gaza comme sur le Donbass, la plupart de mes interlocuteurs sont à l’étranger. Ils ont été aux affaires ou ce sont des confrères que je connais depuis longtemps. Ils ont la distance, l’expérience. Ils savent et ils doutent. Mes papiers sont influencés par nos discussions. Et puis, j’ai des confrères ici dont je respecte le courage. Je ne méprise pas la presse française. Mais je la connais. Quand elle s’aveugle, elle s’obstine… et puis, elle oublie. J’ai souvenir d’une consœur débarquant à Pristina pour faire le tour des charniers imaginaires où 100 000 Kosovars avaient été enterrés comme elle le racontait depuis des semaines dans son journal… Elle écoutait l’OTAN. Elle suivait le Quai d’Orsay. Elle aimait Bernard Kouchner. Vingt ans après, la même trouvait qu’Hashim Thaçi était à sa place, aux côtés d’Emmanuel Macron et de Jean-Yves Le Drian, lors des cérémonies marquant le centenaire de 14-18, alors que le président de la Serbie, notre alliée dans la Grande Guerre, était relégué dans une tribune secondaire. Rien compris, rien appris… Depuis que le président kosovar croupit dans une cellule à La Haye, elle n’en parle plus. Mais elle a pris du galon. Elle cultive encore ses bonnes relations au Quai. Sa devise pourrait être : derrière le Barrot, toujours ! Elle ferraille désormais pour Volodymyr Zelensky et contre Benyamin Nétanyahou. Toujours en croisade. Vertueuse. Bien alignée. Si j’hésite à m’enrôler à ses côtés, ce n’est pas du dandysme, mais une prudence élémentaire.
La détestation d’Israël est depuis longtemps le fonds de commerce de l’islamo-gauche. Ce qui est nouveau, c’est que de nombreux Israéliens et amis d’Israël ici rivalisent dans la condamnation et l’indignation. Est-ce comparable à ce qui s’est passé après Sabra et Chatila ?
J’ai passé l’été 1982 au Liban. Je travaillais pour Le Quotidien de Paris. Beyrouth assiégée était la providence des reporters. Il n’y avait pas besoin de se baisser pour trouver une histoire ou des témoins. À l’est, j’ai échappé de très peu à la voiture piégée qui a explosé devant l’Hôtel Alexandre. À l’ouest, ma chambre d’hôtel a été dévastée par une roquette. Les principaux acteurs étaient à portée de main. Tous complotaient et certains racontaient n’importe quoi. C’était le pays des tapis volants. Israël était considéré comme la source de toutes les malveillances. Je me suis laissé intoxiquer sur l’hôpital de Bourj el-Brajné. L’armée israélienne prétendait avoir visé une pièce d’artillerie de l’OLP. En voyant les vieillards blessés dans leur lit, j’étais écœuré, évidemment. Je n’ai pas trouvé trace de la DCA palestinienne. J’en ai déduit qu’il n’y en avait jamais eu. J’avais tort.
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Sur Sabra et Chatila, des responsables m’ont livré plusieurs versions, présentées comme irréfutables, mais impossibles à prouver. Quelle que soit la vérité, le massacre a mis Israël sur la sellette et il a constitué en effet un tournant.
Mais comme l’avait été l’attentat de la rue des Rosiers, un mois plus tôt ! À la veille de cette tuerie, la presse française s’impatientait et dénonçait le siège de Beyrouth qui s’éternisait depuis deux mois. Les navettes diplomatiques américaines de Philip Habib piétinaient. Les téléspectateurs ne supportaient plus ce spectacle de guerre. François Mitterrand promettait de « sauver Beyrouth ». Ronald Reagan surnommait M. Begin, « Bomber Fan ». Aux yeux de tous, Israël était un pays méchant. À l’époque, personne ne dénonçait les « islamo-gauchistes ». Il y avait une appellation officielle, « le camp des islamo-progressistes », le seul honorable pour la presse française. Les tueurs envoyés par Abou Nidal ont retourné l’opinion. Cela a duré le temps que sèche le sang sur le pavé. La Légion étrangère a protégé le repli de l’OLP, Arafat a sauvé sa peau. Béchir Gemayel a été élu, puis assassiné. Le ton général à Paris était à la suspicion : Israël n’a jamais été innocent.
Que l’accusation de génocide soit malfaisante et mensongère, c’est entendu. Cependant, la guerre n’est-elle pas aujourd’hui disproportionnée ?
Gaza est une sale guerre. Comme toutes celles livrées aux terroristes, elle recèle un piège. Finir par ressembler à l’ennemi, épouser son inhumanité. Le Hamas n’avait aucun autre objectif de guerre. Sa seule ambition est d’entraîner son ennemi aux enfers. Les représailles les plus féroces lui permettant de rassembler sa base autour de lui. La solitude d’Israël est la victoire posthume de Yahya Al-Sinwar. Israël a toujours su combien il était vulnérable, gardant le fusil à portée de main. Le 7-Octobre l’a pourtant sidéré comme le 11-Septembre avait stupéfait les États-Unis. Découvrir la haine absolue que l’on suscite et mesurer l’innocence dont on a fait preuve redoublent la douleur. Sur le coup, George Bush avait déclaré « la guerre au terrorisme », promettant l’éradication du mal. On a vu le résultat en Irak comme en Afghanistan… Benyamin Nétanyahou en a fait autant avec la fin du Hamas, en plus de la libération des otages. Cela implique la capitulation de l’ennemi. Là est l’illusion : la guerre asymétrique n’est pas un duel à la loyale, bien ritualisé. Quels que soient les précautions prises et l’honneur des militaires, c’est une mêlée haineuse, un bain de sang avec des fous qui emportent la bataille d’opinion, car ils sont les plus cyniques, poussant les civils en première ligne et devant les caméras. Pour gagner, il faudrait doser la répression implacable contre les terroristes et l’ouverture politique qui les couperait de leur base… C’est la théorie. Cela exige du temps, Benyamin Nétanyahou n’en avait pas. Chacun le sait. Mais cela ne veut pas dire qu’il aurait pu faire autrement. Personne n’a la solution, surtout pas ceux qui lui font la leçon et prétendent que « la violence appelle la violence », parce qu’ils ont oublié le 7-Octobre.
Tsahal n’est-elle pas coupable d’exactions et autres actes inhumains ?
L’armée israélienne n’a pas encore été accusée de pratiquer la torture comme l’avait été l’armée française pendant la bataille d’Alger. Elle n’a pas eu recours aux escadrons de la mort comme les services espagnols face à l’ETA, aux exécutions sommaires d’innocents comme l’armée britannique face à l’IRA, ni à la contre-terreur et aux massacres de représailles comme l’armée algérienne pendant la décennie noire, l’armée russe face aux indépendantistes tchétchènes, l’armée congolaise avec le M23. Elle seule est accusée de génocide. Cela suffit à m’interroger.
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