Accueil Site Page 865

Odilon-Jean Périer ou la force de la fragilité

0

Le poème du dimanche


C’est un bien mince volume que celui des poésies d’Odilon-Jean Périer. Sous le titre Le Promeneur, Michel Bulteau avait réuni un choix de ses poèmes, en 1989, dans la collection Orphée aux Editions de la Différence. Cela ne nous rajeunit pas.

Odilon-Jean Périer, né en 1901, mort en 1927, fait partie, comme Jules Laforgue par exemple, de cette théorie de poètes qui meurent très jeunes et laissent à l’amateur de poésie l’impression d’avoir perdu des petits frères partis trop vite. 

Le poète belge Odilon-Jean Périer D.R.

Alors que resplendit le surréalisme, la poésie de Périer est classique, transparente, fragile comme le givre ou le cristal de Murano. « Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps » écrivait-il prophétiquement dans Le citadin, poème-éloge de Bruxelles. Il n’a pas chanté très longtemps, c’est certain. Très haut, en revanche, il semble bien que si. Je vous laisse avec lui, le temps de deux courts poèmes. Vous allez voir, cela suffit pour se rendre compte de la façon dont cette poésie si simple procède par retombées durables, laissant filtrer un je ne sais quoi qui hante pour longtemps.


1

L’air est tellement pur
Que les Bruxellois dorment
Il n’y a de bonheur 
Que pour quelques personnes.
Que cette automobile
Est profonde et facile
Il n’y a de bonheur
Que pour quelques menteurs…

2

Ô douleur chevelue adossée au comptoir
Du vieux cabaret où je fume
Belle dame dorée emprisonnant le soir
Dans cette lyre qui s’allume
Dans la flûte de Pan que forment rayonnantes
Les limonades, les liqueurs,
À l’aimable madère et aux honteuses menthes
Vos yeux empruntent des couleurs.

Le promeneur

Price: 8,00 €

4 used & new available from 1,60 €

Ismaïl Kadaré et le cauchemar totalitaire

Dans Disputes au sommet, son dernier livre, Kadaré revient sur la brève conversation téléphonique entre Staline et Pasternak, un soir de 1934


L’œuvre d’Ismaïl Kadaré est, pour des raisons géographiques, toute tournée vers la critique intransigeante du totalitarisme. Le destin l’a fait naître en Albanie en 1936 où le joug soviétique sera particulièrement sévère après-guerre, sous l’autorité implacable de son dirigeant Enver Hoxha. Les romans de Kadaré, depuis Le Général de l’armée morte en 1963, sont une dénonciation, le plus souvent sous forme d’allégories, de cette violence politique qui lamine les esprits et les corps.

Un coup de fil à suspens

Dans Disputes au sommet, son nouveau livre, mi-roman, mi-essai, paru aux éditions Fayard, Kadaré revient sur un événement de l’ère soviétique à première vue mineur, mais qui eut en réalité beaucoup d’importance dans l’histoire, et pas seulement l’histoire littéraire. Il s’agit du coup de téléphone que Staline donna, un soir de 1934, à l’écrivain Boris Pasternak. Le contexte lui-même est assez dramatique, en plus du climat de terreur quotidienne qui régnait alors. En effet, le grand poète Ossip Mandelstam venait d’être arrêté, après avoir osé écrire un poème satirique contre Staline, « Le Montagnard du Kremlin ». Le coup de fil tourne autour de Mandelstam et ne dure pas plus de trois minutes, Staline raccrochant brutalement au nez de Pasternak.

À lire aussi: Dans les tuyaux de la pompe à vide

Il existe treize versions différentes de cette brève conversation téléphonique. Kadaré les reproduit toutes, et les commente minutieusement. La teneur de l’échange, malgré tout, peut être appréhendée dans ses grandes lignes. L’appel de Staline, d’abord, surprend Pasternak, qui ne sait pas trop quoi dire. Staline aurait commencé par annoncer quelque chose comme : « Il y a peu de temps a été arrêté le poète Mandelstam. Que pouvez-vous en dire, camarade Pasternak ? » Au lieu de prendre la défense de son confrère et plus ou moins ami, Pasternak se laisse aller à la peur et, selon la première version, répond avec hésitation : « Je le connais peu. C’est un acméiste, tandis que j’appartiens à un autre courant. Je ne peux donc rien dire sur Mandelstam. » Staline, alors, aurait immédiatement perçu que Pasternak essayait de se défausser. Il décide donc de conclure l’entretien ainsi : « Et moi, je peux vous dire que vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak. » Fin de l’échange.

L’impuissance de Pasternak

Les autres versions apportent peu d’éléments, seulement des nuances qui inspirent néanmoins à Kadaré de subtiles et passionnantes réflexions. Indiscutablement, tout tourne ici autour de Mandelstam. D’abord parce qu’il mourra un peu plus tard en déportation. Et surtout parce qu’il était un immense poète, et déjà reconnu comme tel à ce moment-là. Aujourd’hui, on considère volontiers Mandelstam comme l’un des meilleurs, sinon le meilleur. C’était par exemple le cas de Paul Celan, qui a dédié son recueil La Rose de personne « à la mémoire d’Ossip Mandelstam », lui consacrant même spécialement deux vers d’un poème de ce volume : « j’ai entendu, finitude, ton chant, / et je t’ai vu, Mandelstam ».

Une ambiance shakespearienne

Tout ceci pour dire que l’enjeu du dialogue entre Staline et Pasternak, ce soir-là, dépassait  ce dernier, futur prix Nobel, et sans doute aussi Staline lui-même. Kadaré se demande d’ailleurs avec perspicacité ce que chacun des deux intervenants pouvait retirer de cet échange qui tourne court.

À lire aussi: Genre: la fabrique des impostures wokistes

Et en particulier, Pasternak : « Une curiosité un peu plus précise, écrit Kadaré, aurait pu consister à tenter de comprendre si l’envie contre l’ex-ami avait fini par susciter la complaisance vis-à-vis du tyran ou si cette dernière en était indépendante. » Un mot revient souvent sous la plume de Kadaré, l’adjectif « retors », et il illustre bien cette affaire. C’est encore plus tangible quand on s’interroge sur l’attitude de Staline : « Une entente inavouée, estime Kadaré, tentait de prendre forme entre le tyran et l’écrivain. C’était une fascination mauvaise qui, pour s’afficher, attendait le moment où ce dernier, sans même s’en rendre compte, aurait été intérieurement brisé. »

Pour évoquer ce climat « retors » qui règne alors en URSS, et singulièrement au Kremlin (c’est de là que Staline téléphone à Pasternak), Kadaré évoque Shakespeare, en particulier Hamlet, que Pasternak essayait de traduire depuis des années, ou Richard III, pour son atmosphère morbide. Perdues dans cette tragédie, les pauvres paroles de Boris Pasternak ne sont pas assez fortes, assez convaincantes, loin de là, pour sauver son « ami » Mandelstam. On imagine la culpabilité ressentie par l’écrivain, ses terribles remords. Voilà ce que nous dit, sans vouloir conclure ou accuser, entre mille choses, ce très beau texte de Kadaré, qui, à condition d’en connaître un peu l’arrière-plan, vous hantera longtemps.

Ismail Kadaré, Disputes au sommet. Collection« Investigations ». Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami. Éd. Fayard.

La France, pays de basse intensité


On ne lit pas assez les rapports des parlementaires. Celui présenté par Patricia Mirallès (LREM) et Jean-Louis Thiériot (LR), membres de la Commission de la Défense nationale et des forces armées, sur la « préparation à la haute intensité » guerrière de notre pays, vaut son pesant d’arsenic. Après avoir lu ça, nos militaires d’opérette auront la tentation de se recycler dans la dentelle ou de prendre en gérance un bistro de province.

Résumons le rapport de nos deux parlementaires : l’armée française, ces dernières années, a été réorientée vers la lutte anti-terroriste, des opérations ponctuelles et ciblées — et certainement pas vers une riposte face à une armée globalement conquérante. Il faudrait, pour qu’elle soit à même de répondre à une « attaque de haute intensité », quelques années d’investissements lourds — « un effort financier résolu », disent les auteurs, qui manient heureusement l’euphémisme. N’en déplaise aux dames qui craquent encore sur nos pioupious. 

Parlons chiffres. La France consacre 1,9% de son budget à la Défense — les Etats-Unis, avec un budget autrement conséquent, donnent à l’armée pratiquement le double (3,7%), la Russie 4%, et l’Arabie saoudite 8%, afin de mieux combattre des bergers yéménites et l’Iran des mollahs.

Il est loin le temps où De Gaulle se payait le luxe de ne pas intégrer l’OTAN parce qu’il tenait à une France forte et indépendante du bouclier des grands frères (ou supposés tels) d’outre-Atlantique.

À noter que nous avons dégarni le front des troupes, si je puis dire, sans pour autant consacrer plus d’argent à des secteurs qui crient famine, Education ou Justice. Et que ce n’est pas parce que nous nous renforcions militairement que la dette a explosé, ces vingt dernières années.

On remarquera que nous avons sensiblement accru (de 44% ces cinq dernières années, nous restons fermement le 3ème plus gros exportateur de jouets guerriers) nos exportations d’armes : nous armons l’étranger, en oubliant — est-ce un oubli ? — de nous armer nous-mêmes. Après les conquérants, les commerçants. 

Impuissance moyenne

Ce que signifie cette décadence (quel autre mot voulez-vous utiliser ?), c’est la volonté étatique, depuis Mitterrand, de dégraisser le volant régalien : en clair, de dissoudre peu à peu l’Etat, c’est-à-dire la nation. La France, à force de s’intégrer dans un « grand concert » européen qui est au mieux un grand marché, au pire un grand bazar, n’est plus capable à elle seule de dominer l’orchestre. Elle n’en a d’ailleurs pas l’intention. Nos politiques s’en vont criant « Europe ! Europe ! Europe ! » comme une incantation censée nous protéger de tout, et qui pratiquement nous expose à tous. Nous faisons très sagement de nous retirer du Mali : qui sait si quelques djihadistes décidés ne seraient pas capables, s’il leur en prenait l’idée, de venir ici nous tailler des croupières ? Quelle riposte militaire avons-nous lancée contre l’islamisme armé qui est venu nous titiller dans l’Hexagone même ?

A lire aussi, Loup Viallet: Sahel: «La tentative de conquête néocoloniale de Poutine en Ukraine va décrédibiliser la propagande russe en Afrique»

Nous sommes devenus un pays de troisième classe. On le sait davantage dans le Midi que dans le Nord, nous qui voyons chaque été débarquer les hordes de touristes allemands ou hollandais, satisfaits de leurs performances et de leur tirelire qui leur permet de se gorger de cubis de rosé — et éventuellement d’acheter terrains et maisons. La France désindustrialisée (qui parle sérieusement de réindustrialiser un pays que les décideurs économiques ont classé définitivement dans la catégorie « services » ?), la France dépeuplée à laquelle l’immigration consentie par les gouvernements successifs sert de cache-misère au niveau natalité, la France incapable même de conserver son industrie nucléaire (la firme Europe, qui obéit aux gros actionnaires du Nord, refuse de reconnaître, sous de prétendus arguments écologiques, qu’une centrale atomique est plus propre qu’une centrale allemande au charbon ou au lignite) ou ses dernières grandes entreprises : personne pour demander des comptes sur la vente d’Alstom par le ministre des Finances du gouvernement Hollande ? Tant pis. 

De Gaulle parlait jadis de la grandeur de la France. Le mot se comprenait immédiatement au sens qualitatif, et renvoyait à Louis XIV ou à Napoléon. Il faut désormais l’entendre au sens quantitatif : la France est un pays de petite taille — elle est par exemple plus petite que l’Ukraine, et il faut le savoir quand on veut nous faire croire que l’armée russe avance lentement : il y a du chemin à parcourir. Après avoir joué longtemps dans la cour des grands à l’ONU, notre pays a revu ses prétentions à la baisse, et s’est accepté comme une puissance moyenne. Eh bien, pas même : nous affichons à cette heure une impuissance moyenne. 

Et nous avons l’armée moyenne qui nous correspond, propre à défiler sur les Champs Elysées, le système éducatif et judiciaire en berne, une classe politique qui manque de classe, et des médias aux ordres. Même le domaine culturel, dans lequel nous brillâmes durant des siècles, est affligeant. Pas un compositeur depuis Ravel, pas un peintre depuis Picasso, pas un écrivain depuis Camus. Un pays qui s’enthousiasme pour les écrits de Virginie Despentes ou Edouard Louis est un pays dans l’abîme.

La France s’est mise au musée

Comme le dit très bien Régis Debray dans un opuscule récemment paru chez Gallimard (1), nous privilégions la mémoire, faute désormais de faire l’histoire. La France s’est mise au musée. « Culte de la mémoire, des mémoriaux et des mémentos », dit-il. Des lamentos aussi. Nous pleurons, nous déplorons. Nous alimentons la nostalgie. Pleure, ô mon pays bien-aimé !
Pendant ce temps, le monde ne s’est pas arrêté. Les Etats-Unis continuent la guerre froide, les Russes la rallument, les Ukrainiens trinquent. Nous, nous menaçons les restaurateurs qui font dans la cuisine slave, fussent-ils ukrainiens. C’est qu’il y a longtemps que nous ne savons plus lire.  

A lire aussi: Le pied de nez de Régis Debray à son AVC

Tant pis si j’en arrive à dire du bien de Luc Ferry, mais dans un récent édito du Figaro, il a parfaitement noté que Poutine ne craint rien des « démocraties molles », et son attaque sur l’Ukraine repose sur une vision du monde d’une parfaite cohérence, que nous avons le culot d’appeler de la folie : 

« À ses yeux, l’avenir de la planète a basculé du côté de l’Asie, de l’Inde, du monde islamique et de l’Afrique. Dans ces conditions, être à la fois craint et haï par des « démocraties molles » n’est qu’anecdotique. Culturellement, scientifiquement, démographiquement, économiquement, militairement, l’avenir sera chinois. Cette analyse lui semble d’autant plus évidente qu’elle rejoint celle de nombreux Occidentaux qui, à l’image de nos déclinologues et de nos pessimistes, pensent eux aussi que notre continent est fichu, que notre civilisation est morte, que plus personne n’est prêt à mourir pour elle. » 

Pascal pariait sur Dieu, Poutine parie sur le renversement du monde : demain la Chine, l’Inde, l’Afrique. Le Groupe Wagner qui s’impose au Mali au moment même où l’armée française plie bagage, quel symbole ! Nous pensions avoir au moins des troupes aptes à des coups de main, nous avons une armée qui fait rigoler les dictateurs africains et les mercenaires russes. La Russie, exclue du système bancaire occidental SWIFT, passe au système chinois CIPS. La Chine peut nous dire merci.

Quant à la riposte consistant à demander de moins chauffer les appartements pour économiser le gaz, je ne dirai pas ce que j’en pense, pour rester poli. Une puissance moyenne réagit selon son manque de moyens.

Je veux bien que des politiques parlent de « reconquête », de « renaissance », et encouragent les citoyens à voter pour ces beaux programmes. Mais les faits sont têtus, et la réalité, c’est notre impuissance. Une France qui baisse ne baise plus l’Histoire.

La fabrique du crétin: Vers l'apocalypse scolaire

Price: 18,00 €

31 used & new available from 2,55 €

(1) Régis Debray, Des Musées aux missiles, Tracts en ligne n°3, Gallimard, mars 2022.

Nous ne sommes pas au-dessus du tragique de l’histoire

Certaines guerres doivent être évitées, d’autres doivent être menées. Méfions-nous de l’hubris. En France, face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, certains “grands penseurs” autoproclamés se permettent du haut de leurs fauteuils confortables de condamner les uns ou les autres, de distribuer les bons et les mauvais points… 


C’est la guerre en Ukraine, c’est la guerre à nos portes. Une guerre fratricide entre deux peuples européens, une guerre dont l’un des protagonistes détient le pouvoir d’anéantir la France en quelques minutes. La France n’a jamais cessé de faire la guerre, mais les Français avaient oublié ce que cela signifie d’avoir peur de la guerre.

Hubris, coupable démesure de l’homme qui se croit l’égal de puissances qui le dépassent.

Et les beaux esprits ne doutent de rien. Ils ne doutent pas, ils ne savent plus douter, leurs égos boursoufflés ne leur laissent plus aucune place pour le doute ni pour le débat. Alors ils assènent leurs certitudes, et à l’instant où se déchaînent les horreurs de la guerre ils ne prennent pas même une minute pour réfléchir humblement face aux forces qui ravagent des pays et des peuples, et ils pontifient.

Hubris.

Ceux qui n’hésitent pas un instant avant d’appeler un peuple à se battre jusqu’à l’anéantissement s’il le faut, au nom de valeurs plus importantes que tout, jusqu’à ce que tout ne soit que ruines trempées du sang des enfants – mais eux-mêmes, partiront-ils se battre aux côtés de ceux qu’ils encouragent à mourir ?

Vladimir Poutine et Xi Jinping, Pékin, 4 février 2022 © Alexei Druzhinin/SPUTNIK/SIPA Numéro de reportage : 01059193_000001

Ceux qui n’hésitent pas un instant à appeler un peuple à déposer les armes face à l’envahisseur pour survivre – mais eux-mêmes, voudraient-ils se laisser envahir, voudraient-ils sans combattre livrer leurs enfants à une tyrannie étrangère ?

Ceux qui sans même y penser, comme si c’était banal, prennent le risque d’attirer la guerre sur notre sol, sur nos familles, sur nos enfants, oubliant que c’est une chose de partir se battre, et une tout autre de faire venir la guerre jusque chez soi.

Ceux qui sans même y penser, comme si c’était banal, sont prêts à toutes les compromissions pour ne surtout pas attirer la guerre sur notre sol.

Ont-ils pris le temps de douter, de songer que certaines guerres doivent être évitées et que d’autres doivent être livrées, et qu’il n’est pas toujours simple de distinguer les deux ? Le temps de suspendre la parole et le geste, le temps de trembler devant la puissance et les armes sanglantes d’Arès, avant de choisir d’ouvrir ou non les portes de la guerre ?

Hubris.

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: La France, pays de basse intensité

Churchill a douté avant de choisir de combattre, Dunkerque, le Blitz, les enfants envoyés à la campagne et les abris dans les caves.

Les Romains, pourtant guerriers et conquérants, consultaient les augures avant de partir au combat.

Mais en France, aujourd’hui, tout le monde disserte sur la guerre, sauf les militaires qui la font et n’ont pas le droit de s’exprimer librement. On veut la fleur au fusil comme si l’arme nucléaire n’existait pas, ou on prend prétexte de cette arme pour ne surtout rien risquer de changer à son quotidien, alors qu’il est possible d’agir, mais pas n’importe comment.

On s’invente des histoires avec des gentils totalement gentils et des méchants totalement méchants, on a oublié que l’ennemi n’est pas forcément un monstre, et que quelqu’un qui n’est pas un monstre peut néanmoins être un ennemi. On a oublié que Hector et Achille étaient tous deux des héros, que Brasidas et Périclès étaient tous deux des hommes de bien, on a oublié des siècles de chevalerie où l’on savait respecter ceux contre qui on se battait, et où l’on savait néanmoins qu’il est parfois nécessaire de choisir un camp.

On rivalise de postures vertueuses ou raisonnables, on met en scène un narcissisme abject mâtiné de photos publicitaires, on instrumentalise à des fins électoralistes, on étale sa satisfaction obscène de donner tort à ses vieux ennemis politiques, en se moquant bien sûr éperdument de ceux qui là-bas, en Ukraine, meurent sous les balles et sous les bombes.

Hubris.

Oui, il y avait d’excellentes raisons de respecter Vladimir Poutine : alors que son pays était vendu à la découpe, il lui a rendu le sens de la grandeur, et sa fierté à son peuple. Les Russes étaient acculés par les oligarques et par l’avidité de puissances étrangères qui exploitaient sans vergogne leur misère, et ils ont réussi à relever la tête. Il faudrait n’avoir ni cœur ni honneur pour y être insensible.

Mais l’autocrate est devenu tyran, et tout ce que nous voyons nous porte aujourd’hui vers les Ukrainiens : leur courage, leur détermination, la fierté d’une nation qui veut tout simplement être, la dignité d’un peuple qui ne se résigne pas, qui met les femmes et les enfants à l’abri tandis que les hommes retournent combattre – il y a bien longtemps que nous n’avions pas vu cette noblesse. Il faudrait n’avoir ni cœur ni honneur pour y être insensible.

Et ici, des juges autoproclamés se permettent du haut de leurs fauteuils confortables de condamner les uns ou les autres, de distribuer les bons et les mauvais points, de donner des leçons au monde entier, alors que les uns encouragent ceux qui envahissent chaque jour un peu plus leur propre pays et humilient chaque jour un peu plus leur propre peuple, et que les autres renoncent bien vite à soutenir un peuple frère qui, lui, refuse l’invasion de sa patrie et l’humiliation de la soumission à l’étranger. Et dans la médiocrité de la fange qui leur tient lieu de pensée, les idéologues censurent Tchaikovski….

Hubris.

A lire aussi, Gil Mihaely: Et si le tsar était nu?

Et hubris, aussi, de ce pays d’outre-océan qui joue avec le monde comme avec un jeu d’échec, et sème les graines de la guerre pour monter les uns contre les autres ceux dont il craint qu’un jour ils lui fassent de l’ombre. Hubris, aussi, de cette Union Européenne qui prétend imposer sa volonté à tous les peuples d’Europe, cette UE qui s’acharne à vouloir interdire à nos frères Polonais de revendiquer leur souveraineté, à l’heure même où ils repoussent l’invasion migratoire de populations hostiles à notre civilisation mais accueillent avec une générosité qui nous oblige un million de nos frères Ukrainiens.

L’hubris a toujours conduit à l’effondrement. Puissions-nous retrouver l’humilité de savoir que nous ne sommes pas au-dessus du tragique de l’histoire, et ne jamais le prendre à la légère. Puissions-nous respecter assez la guerre pour la savoir terrible, et nous redonner les moyens de menacer et dissuader ceux qui voudraient la porter sur notre sol ou sur celui de nos alliés. Puissions-nous retrouver la fierté de douter et de débattre plutôt que l’arrogance d’asséner des certitudes. Puisse la Russie se souvenir qu’elle n’a pas besoin d’être un empire pour être grande. Puisse le peuple ukrainien retrouver au plus vite la paix, sans devoir renoncer à la liberté. Et puissions-nous trouver enfin un moyen concret, qui ne soit ni lâche ni suicidaire mais simplement efficace, de l’y aider.

Très puissant Arès, puissé-je toujours me détourner de l’amère lâcheté, mais contenir aussi l’impétuosité trompeuse de l’âme, et réprimer la violence du cœur qui me pousserait à d’inutiles et cruels combats. Ô Immortel, Bienheureux ! Donne-moi le vrai courage, afin que je repousse les ennemis loin de ma terre, et qu’elle demeure sous les lois inviolées de la paix.

Le maestro sort de dépression

0

Mais son art reste marqué par la dualité et les paradoxes. Sophie Bachat a écouté le nouvel album du chanteur belge.


« C’est trop mainstream » me dit-on à la rédaction de Causeur quand je propose de chroniquer le dernier album de Stromae. À mon sens, c’est une erreur. Qu’une œuvre soit mainstream, en d’autres termes et en bon français : populaire, ou underground – que les lecteurs me pardonnent ces anglicismes – n’a que peu d’importance. L’essentiel étant le regard que l’on pose dessus, et surtout l’émotion qu’elle nous procure. Paul Van Haver dit Stromae m’émeut, même si dans notre pays, il n’est pas de bon ton d’être touché par des artistes populaires.

De retour de dépression

Stromae est donc de retour après sept ans d’absence et une grosse dépression, dont il parle dans sa chanson « L’Enfer » ; qu’il a interprétée en direct au 20 heures de TF1 en janvier, et qui fut un magnifique moment de télévision. À son image : à la fois sobre et maîtrisé, et débordant d’émotion. Lorsqu’on descend en enfer et qu’on en revient vivant, on ne peut qu’être dans le vrai.

Sa saison en enfer, le maestro – qui n’aura jamais autant mérité son pseudo – la raconte, et surtout lui règle son compte dans Multitude. En effet, cet opus a tout de l’album concept sur la dépression, mais sans autocomplaisance. Le disque s’ouvre sur un coup de poing : « Invaincu », chanson dans laquelle le chanteur laisse entrevoir sa violence, avec une voix plus grave qu’à l’accoutumée, sans cet aspect un peu maniéré qu’elle peut parfois revêtir. Il intime à sa souffrance de lui foutre la paix, et cela est poignant: « Tu crois que tu vas me la mettre ? Espèce de petite putain (…) Moi j’ai payé le prix, et j’ai du mal à le dire, et du mal à l’écrire, mais m’affaiblir, jusqu’au dernier cri (debout), putain de maladie, tant que je suis en vie je suis invaincu ». La diction est heurtée, rapide et précise, soutenue par des chœurs d’enfants africains qui font penser à des chants de guerre. Nous pouvons également y voir une allusion au génocide rwandais, dans lequel Stromae a perdu son père et une partie de sa famille : « Trois balles en pleine tête, une pour ma grand-mère, mon grand-père et une pour mon cousin. T’as pas gagné la guerre ». Avec ce texte et son génie, Stromae a au moins gagné une bataille. Qu’importe si ce mot est grandiloquent, et galvaudé surtout, mais oui Stromae est un génie ! Je le prouverai tout à l’heure (pour paraphraser cet autre génie qu’était Gainsbourg [1]). 

Des bons et des mauvais jours

Mais cet album célèbre aussi la vie, avec la naissance de son fils : « Je t’ai donné la vie, tu as sauvé la mienne, si tu savais comme je t’aime, j’ai jamais tant aimé, je te connais à peine » (C’est que du bonheur) Cependant, comme avec Stromae nous ne sommes jamais dans le cliché sentimental, mais, encore une fois dans le vrai, et surtout le vrai que l’on tait, il évoque également les couches et les odeurs, ainsi que les désillusions que l’on connaît un jour ou l’autre lorsqu’on est parent.

A lire aussi, Thomas Morales: Le lundi, c’est OVNI(s)

Les deux dernières chansons de l’album se répondent : « Bonne journée » et « Mauvaise journée ». Nous y revoilà, tout y est, l’éternelle dualité de la vie, le bien et le mal, les odeurs de merde et la joie indicible de devenir parent.

Selon le Littré, le génie est « l’esprit du démon, bon ou mauvais qui présidait la destinée de chaque homme ». Le génie peut donc être diabolique et le Diable lui-même est duel. Et c’est cela Stromae: le masculin et le féminin, le bon et le mauvais, le gai et le triste. Déjà dans le tube « Tous les mêmes » (2014), il s’était fait mi-homme mi-femme dans le clip, et littéralement coupé en deux. Une partie de son visage maquillée pour chanter la partition de la femme, sophistiquée et fatale, et l’autre moitié, en type grossier et grimaçant.

Un nouveau Jacques Brel ? Pas exactement

Depuis ses débuts, on a souvent comparé Paul Van Haver au grand Jacques, et c’est à mon avis, un jugement d’une grande paresse. Je vais en étonner plus d’un, et beaucoup vont crier au scandale, mais Stromae c’est plutôt la version belge et modernisée de Bowie. Comme lui, son perfectionnisme frôle la folie. Tant pour ses looks que pour ses mises en scène, c’est un « control freak ». Le maestro veut tout maîtriser, sa musique bien sûr, mais aussi son image, sa stratégie marketing et toute la production. Son excentricité vestimentaire, à l’image de Bowie, le cache et le révèle à la fois. Ses shows sont réglés comme du papier à musique pour servir d’écrin à une présence scénique quasi surnaturelle. Ziggy / Stromae ? N’oublions pas que l’ombre de la schizophrénie planait aussi au-dessus de la tête de David Jones. Et que son demi-frère en est même mort, se jetant sous un train en 1985.

« Multitude » est un tour du monde musical, avec pour fil rouge une explosion de percussions, tantôt chaudes et syncopées, tantôt inquiétantes, qui donnent finalement envie de s’abandonner dans une transe, à l’image de Brigitte Bardot dans la fameuse scène de « Et Dieu créa la femme ». Alors on danse.


[1] Juif et Dieu, « Mauvaises nouvelles des étoiles » 1981.

François Cérésa, un romancier vertigineux

Le roman français a son électron libre. Il se nomme François Cérésa. Depuis des années, il arpente les terres plus ou moins fertiles de notre littérature.


Affranchi de toute contrainte de genre ou de style, Cérésa promène son lecteur à travers l’espace et le temps. Il va du roman historique, sur les pas de Victor Hugo ou de Dumas père, à l’autobiographie plus ou moins travestie, en passant par les récits parodiques voire les épopées picaresques les plus échevelées. Rien n’arrête le fondateur du mensuel Service Littéraire. Tel Shiva, le dieu hindou, il brandit d’une main la plume de l’éditorialiste, de l’autre la fourchette de Jules Magret, chroniqueur gastronomique. Dans le même temps, le romancier se documente et fourbit ses armes. Au bout du compte, une production impressionnante par sa diversité, jalonnée de prix littéraires tout aussi variés.

Le plus étonnant, dans son cas, outre la faculté de renouvellement et la prolixité, c’est qu’il ne connait pas de terra incognita. Ainsi aborde-t-il, dans L’Oiseau qui avait le vertige, le roman policier dans sa grande tradition, celle de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. C’est, du reste, à cette dernière, et plus spécifiquement à ses Dix petits Nègres, que l’on songe dès l’incipit : une île déserte, coupée du monde par une terrible tempête et par des sabotages délibérés. Un huis clos où évoluent des personnages fort différents, inquiétants, tous porteurs de mystère à des titres divers. Des meurtres comme s’il en pleuvait et des soupçons qui se portent successivement sur l’un ou sur l’autre jusqu’à ce qu’un nouveau rebondissement vienne les infirmer. Bref, tous les ingrédients de l’énigme policière classique.

Une vision apocalyptique

Mais alors, penserez-vous, quel est donc l’apport spécifique de François Cérésa ? Il est multiforme. Le plus évident, c’est que l’actualité la plus brûlante s’invite dans l’intrigue. La pandémie de Covid sévit, avec son cortège de contraintes. De plus, éclatent des controverses idéologiques entre partisans convaincus et souvent caricaturaux de thèses antagonistes.

A lire aussi, Thomas Morales: Berry story

De quoi électriser une ambiance déjà lourde. Caractéristique, aussi, de la manière de l’auteur, l’ambiguïté entretenue autour des protagonistes et le réseau de relations suggérées, jusque dans leurs noms, avec des personnages historiques. L’Histoire se répète. Ainsi croise-t-on Robespierre, Desmoulins et Saint-Just. Quant aux thèmes abordés, aux mœurs évoquées, à l’atmosphère d’érotisme, voire de pornographie, parfois envahissante, dans laquelle baigne le roman, rien de plus actuel, de plus caractéristique de notre civilisation agonisante. Stupre à tous les étages. Jusqu’au langage, souvent trivial, utilisé sciemment par l’écrivain : « Rincez-vous l’œil, bande de nazes… ».  

Voilà qui témoigne d’un appauvrissement, d’une banalisation qu’on aurait mauvaise grâce à imputer au romancier lui-même. Son souci de réalisme, ou de vérisme, procède d’une volonté de dépeindre notre monde aux couleurs les plus exactes. Si celles-ci paraissent ici particulièrement ternes ou glauques, on ne saurait transposer à l’égard de l’auteur les diatribes de Barbey d’Aurevilly reprochant avec véhémence à Zola sa complaisance à sonder les bas fonds…

Final tragique

Résumons-nous, comme eût dit Alexandre Vialatte : si la trame répond aux canons classiques, tout le reste est imputable à l’auteur (l’imagination, l’art de camper des personnages originaux). En leitmotiv et jusqu’au final tragique, l’opéra de Verdi La Force du Destin suggère l’unité de l’ensemble. À chacun d’apprécier la leçon qui s’en dégage.

François Cérésa, L’Oiseau qui avait le vertige. L’Archipel, 254 p.

Quand la néo-ruralité sabote notre agriculture

1

Oise. Condamné à payer 102 000€ de dommages et intérêts à six néo-ruraux pour trouble anormal du voisinage, le fermier Verschuere ne sait pas comment il pourra payer.


102 000 euros. C’est la somme que devra verser Vincent Verschuere, éleveur dans l’Oise, pour « troubles anormaux du voisinage ». Il y a dix ans, six voisins se plaignent du bruit et de l’odeur de ses vaches. En cause, une ferme transmise de génération en génération au cœur de Saint-Aubin-en-Bray, que Vincent Verschuere agrandit. Après un premier jugement en défaveur de l’agriculteur en 2018, un jugement en appel a été rendu le 4 janvier, à Amiens. Le tribunal a rendu son verdict le 8 mars. La peine est encore plus lourde que celle du premier jugement.

Victoire des néo-ruraux

« Il y a une énorme jurisprudence dans cette affaire. La ferme était là avant les six riverains qui ont porté plainte. Sur les six, aucun n’est issu du village, ce sont des néo-ruraux, dont trois qui n’habitent déjà plus dans le village. Ce sont des gens qui pensent que la campagne est un lieu sans cloche, sans aucun bruit, ils se croient dans Martine à la ferme. Le principal riverain, celui qui a porté l’initiative, a son meilleur copain qui est avocat. Tous les dimanches, ils jouent au golf ensemble. C’est l’avocat qui lui a suggéré de convaincre d’autres voisins de porter plainte pour pouvoir gagner », me souffle Luc Smessaert, vice-président de la FNSEA et éleveur laitier dans l’Oise.

Qu’en disent les habitants du village ? « Je me suis rendu plusieurs fois sur place. La famille de l’éleveur est très bien perçue. C’est d’ailleurs un très joli coin, c’est le début du pays de Bray. Il faut savoir que dans beaucoup de villages français, et notamment dans l’Oise, les fermes sont complètement dans les villages. Elles ne sont pas à l’extérieur comme les fermes céréalières de Seine-et-Marne, par exemple. L »élevage, d’une façon générale, est au cœur des villages. Moi-même, en Picardie, j’amenais des vaches en traversant les routes tous les jours. Le problème c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus cette acceptation de la campagne », ajoute Luc Smessaert.

A lire aussi: Campagnes: le bruit et l’odeur

Drame pour notre agriculture

Le 29 janvier 2021, une loi de « protection du patrimoine sensoriel des campagnes », portée par le député Pierre Morel-À-L’Huissier (UDI), avait pourtant été votée en première lecture par l’Assemblée nationale. Nous nous en étions réjouis dans nos colonnes. Le Sénat l’avait ensuite adoptée. Comme nous l’explique Luc Smessaert, la défense de Vincent Verschuere avait fait appel pour la prendre en compte, justement.

Son avocat l’a mis en avant au tribunal. Peine perdue. D’une manière générale, il semble qu’en dépit de sa promulgation, l’administration traîne des pieds pour la faire appliquer. À titre d’exemple, l’inventaire du « patrimoine sensoriel et olfactif » qu’est censé effectuer chaque région n’a pas été mené à bien. Et ce sont les éleveurs comme Vincent Verschuere qui en font les frais !

Aux 102 000 euros de dommages et intérêts auxquels est condamné l’éleveur de 33 ans, il faut ajouter plus de 20 000 euros de frais de défense. Évidemment, l’homme est effondré. Sa ferme est là depuis des générations, sa propre mère travaille encore avec lui. Elle espérait avoir une bonne nouvelle avant de prendre une retraite qu’elle n’aura pas volé. À l’heure où les candidats à la présidence sont au diapason pour la sauvegarde de notre agriculture, cette décision des juges est inique. S’étonnera-t-on encore que les agriculteurs se suicident par centaines ? En 2016, pas moins de 526 agriculteurs se sont donné la mort.

A lire aussi: Marignane bientôt aux mains des cochons?

« Alors qu’en pleine guerre en Ukraine, on nous dit qu’il va falloir produire plus chez nous et avoir la souveraineté alimentaire, va-t-on s’interdire de produire du lait, de la viande chez nous ? Va-t-on tout importer sachant que dès qu’il y aura un blocus, les prix vont grimper en flèche ? La ruralité est en danger. Nos campagnes sont attractives parce qu’elles sont cultivées et économiques. Si demain on n’en fait que des cités dortoir, ce ne sera plus du tout la même chose », alerte Luc Smessaert.

Face à cette victoire d’une minorité capricieuse sur le bon sens, des voix se lèvent. Vincent Verschuere peut notamment compter sur Olivier Paccaud, sénateur LR de l’Oise, sur Nadège Lefebvre, Présidente du Conseil départemental, sur la FNSEA.

Et sur Causeur !!

Pierre Mérot: l’adultère au temps du confinement

0

Dans Pars, oublie et sois heureuse, Pierre Mérot livre le portrait d’une délinquante des sentiments


Elle se nomme Sandy Courbet dans le roman épistolaire (même si ce sont des mails ici) de Pierre Mérot, à la fois auteur et personnage, qui lui ne change pas de nom.

On pense d’emblée au peintre Gustave Courbet et à son tableau L’Origine du monde avec ce sexe velu de femme offert à la vue de tous. L’origine de la vie, de l’amour de la mort. De l’amour décliné sous toutes les formes depuis la nuit des temps. Et toujours on y revient, et toujours on succombe, et toujours on entre dans une histoire incertaine, déstabilisante et vouée à l’échec. On finit par s’en remettre, mal, mais on s’en remet. Parfois, certes, c’est limite. Dans quelques cas, bien sûr, Thanatos remporte le match. On regarde le ciel, il est bleu dans la lumière d’août, les angoisses sont trop violentes, le cœur est gros, le chagrin pèse une tonne, et on finit par psalmodier les derniers mots de Pierre Drieu la Rochelle : « Mais nous avons joué, j’ai perdu. Je réclame la mort. »

La soixantaine en salle des profs

Sandy et Pierre ont joué. À armes inégales. C’est souvent comme ça quand l’un aime plus que l’autre. Pierre est prof de français, Sandy prof d’anglais. Malgré un certain confort d’être enseignant à Paris, la salle de réunion, le réfectoire, les néons, la sonnerie, quand on arrive à la soixantaine, ça ne motive plus trop. Pierre voudrait retrouver les sensations de jadis, les tourments au petit matin, les illusions perdues le soir, les questions sans réponse.

A lire ensuite: «La décision» de Karine Tuil: un thriller philosophique

Pierre Mérot a envie d’air. Il va être servi. Ni Sandy ni lui ne sont libres mais ça n’a pas d’importance. Sauf que le mari de Sandy n’est pas devenu un simple ami comme elle le laisse croire.  Quant à Pierre,  c’est un ours de 100 kilos qui boit de la bière, fume et court après le succès littéraire – son premier roman Mammifères (2003), prix de Flore, n’était pourtant pas mal du tout. Il va tomber raide dingue de Sandy « aux cheveux prodigieux », elle est son « sucre », une hors-la-loi de quarante kilos. Du reste dans Mammifères, que Mérot cite, son auteur n’écrivait-il pas en parlant de lui : « Vous avez un besoin presque vital de ceux qui ne vous aiment pas et votre sexualité vous pousse vers ce qui vous rabaisse » ? En plein coronavirus, avec confinement de deux mois, la banale rencontre se transforme en passion brûlante. Au passage, Pierre regrette presque que les contraintes gouvernementales ne soient pas plus dures. On ne peut pas lui en vouloir de demander davantage de chaines quand on connaît la servitude volontaire de certains enseignants. Sandy lui échappe, lui ment. Il sent qu’elle n’est pas la femme amoureuse qu’il espérait. Mais l’espérait-il vraiment, ce tourmenté masochiste ? Il écrit ce livre qui, sans Sandy, n’aurait pas existé. Mieux, il annonce une suite à Mammifères qu’on n’espérait plus – on jubile.

Vampires

Les écrivains sont des vampires, il ne faut jamais l’oublier. On ne sait pas ce que Sandy pense de leur relation puisque nous n’avons pas ses réponses. Il faut donc croire sur parole le romancier, ce qui peut faire sourire, surtout quand il écrit, comme si c’était en rouge dans la marge d’une copie : « Ton âme n’est pas belle, Sandy, je le redis et ce n’est pas une insulte. Elle a des éclairs de beauté, oui. Mais elle est essentiellement malhonnête. » La renaissance de l’écrivain est-elle à ce prix ? Il faut croire que oui. Mérot, encore : « Comme tu m’as fait souffrir, Sandy ! Comme tu m’as réinsufflé la vie, aussi ! »

Je me demande, après avoir refermé ce livre, si au fond l’amour ne doit pas être considéré comme une maladie virale. Une maladie virale qui impose un confinement définitif. Car la rupture n’existe pas. L’amoureuse, une fois partie, survit dans le corps d’autres femmes.

Pierre Mérot, Pars, oublie et sois heureuse, Albin Michel.

Nucléaire: le Qatar prêt à mettre ses médiateurs au service de Washington

Le Qatar entend être le médiateur phare des négociations entre Américains et Iraniens et préparer enfin l’après-accord.


Depuis que le Qatar est sorti de l’isolement diplomatique suite à la fin de la crise du Golfe de 2017 [1], la diplomatie de Doha s’est redéployée, jouant de ses alliances nouvelles, et s’agite de toutes parts pour jouer un rôle de plus en plus croissant de médiateur de crises régionales.

Fort de son succès diplomatique et politique dans la gestion de l’évacuation des Occidentaux d’Afghanistan après la chute de Kaboul, mais aussi de son rôle d’hôte des négociations entre Américains et Talibans pendant trois ans à Doha, le Qatar s’est préoccupé récemment à l’Afrique. Partisan du dialogue et du multilatéralisme, le petit Emirat s’est érigé en peu de temps, comme un acteur clé de médiateur de crises, bien au-delà des frontières du Moyen-Orient d’ailleurs.

La diplomatie, c’est notre métier !

Après l’Ethiopie, après Gaza, après l’Afghanistan, peut-être bientôt avec la Corée du Sud face à l’Iran, le Qatar s’est recentré dernièrement sur les pourparlers entre les États-Unis, éternel allié, et l’Iran, partenaire privilégié, autour de la question sans fin du nucléaire. Le Moyen-Orient reste bien à la fois son cœur de métier et sa cible privilégiée. Il faut dire que félicité l’été dernier par le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, pour se présenter en nouvelle plateforme de dialogue mondial, le Qatar a en réalité mis en place cette stratégie depuis bien longtemps pour étoffer son soft power et son hard power. C’est depuis les années 2000 que le pays cherche à se placer sur l’échiquier de la planète non seulement pour peser dans les décisions mondiales, mais aussi pour garantir sa survie par une indispensabilité géopolitique devenue évidence.

A lire aussi: Guerre en Ukraine: la phase de l’endurance

L’Iran, le Qatar connait bien, puisqu’il partage avec son géant voisin le plus grand champ gazier du monde. Le Qatar a une relation privilégiée avec Washington, puisque les Etats-Unis y disposent de leur plus grande base militaire hors-sol. De l’autre côté, Doha a pu compter sur l’aide de Téhéran au plus fort de la crise que le pays traversait en 2017 face à ses voisins saoudien et émirati. Pour autant, sans partager le projet de Téhéran pour le Moyen-Orient, et même pour l’avenir de son pays, il sait qu’il a un rôle à jouer. Une place qu’essaiera à terme de lui disputer son rival émirati, qui a renoué de timides relations avec l’Iran depuis 2019, afin de compenser sa prise de distance croissante avec la politique saoudienne.

Les sanctions iraniennes en question

Depuis des semaines, le Qatar a donc intensifié son rôle de médiateur entre les États-Unis et l’Iran alors que les puissances occidentales s’efforcent de convaincre les dirigeants iraniens méfiants de signer un accord pour relancer l’accord nucléaire de 2015. Les chancelleries occidentales s’impatientent autour d’un futur accord signé de nouveau avec Téhéran et pressent les négociateurs d’accélérer la cadence. Sur la demande de Washington et de Téhéran même, Doha a joué depuis des mois les intermédiaires jusque dans la capitale autrichienne, à Vienne, où se situe le siège de l’Agence Internationale de l’Energie atomique (AIEA), afin de rapprocher les points de vue.

Un des points d’achoppement encore dans la balance concerne la volonté iranienne de faire signer à Washington une clause, qui contraindra les Etats-Unis à ne pas abandonner à la prochaine présidence de nouveau unilatéralement l’accord, comme l’avait fait Donald Trump en 2018. Le travail de fond du Qatar a également visé à préparer des pourparlers directs entre les deux pays, dès l’instant qu’un accord sera signé, et ce pour préparer sa mise en œuvre. Notamment concernant l’allégement des sanctions contre l’Iran. Ayant l’oreille attentive des deux pays, l’émirat cherche à restaurer la confiance entre les deux protagonistes au plus vite. Car il sait, qu’il y va de sa crédibilité, de la sécurité dans la région et qu’il s’agit surtout de prévoir l’après-traité afin de ne pas renouveler les erreurs du passé : avoir signé le JCPOA de l’époque [2] et l’avoir considéré comme une fin et non pas comme le début d’une nouvelle étape historique. Il ne s’agit pas juste de contraindre et faire signer Téhéran, il faut pouvoir accompagner le pays également. Les voyages des officiels qataris et iraniens se sont multipliés dernièrement dans ce sens.


[1] La crise du Golfe est une crise diplomatique opposant du 5 juin 2017 au 5 janvier 2021 le Qatar à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et à plusieurs autres pays musulmans NDLR.

[2] L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien a été signé le 14 juillet 2015 entre l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Union européenne NDLR.

Et si le tsar était nu?

Vladimir Poutine a sous-estimé la résistance des soldats ukrainiens et la détermination occidentale. Sur le terrain, ses soldats ont déjà perdu la guerre des images. Le chef du Kremlin s’est piégé lui-même.


Une semaine après le déclenchement de la guerre en Ukraine, certaines informations trouaient les nuages de l’incertitude pour dessiner un tableau surprenant: Poutine, l’as de la menace, tire enfin du fourreau l’épée tant redoutée, et elle est rouillée.

On sait déjà que le premier acte du drame ukrainien est raté. La guerre était supposée commencer par un coup de maître : décapiter l’ennemi d’un coup. Détruire ses forces aériennes et ses défenses sol-air, conquérir un aérodrome à côté de Kiev par une opération héliportée, y acheminer des troupes aéroportées et prendre d’assaut le centre névralgique du pouvoir ukrainien dans la capitale. Échec et mat. Ça n’a pas marché et les pertes russes ont été conséquentes. Les colonnes lancées de la Biélorussie vers Kiev, et probablement les autres troupes russes, semblent manquer de souffle. Plus surprenant encore, les Russes semblent avoir beaucoup de mal à s’assurer le contrôle de l’air malgré leur supériorité écrasante. Enfin, des informations de moins en moins anecdotiques révèlent des problèmes de logistique, de contrôle, de professionnalisme et, pire encore, de moral dans l’armée de terre russe. Et c’est l’exact contraire chez les Ukrainiens. Ils ont déjà leurs héros : les défenseurs de l’île aux serpents qui, avec un panache à la Cambronne, ont envoyé les marins russes se faire foutre, et le jeune soldat qui a fait sauter un pont sachant qu’il ne pourrait pas en réchapper. Ces exemples valent plusieurs bataillons.

A lire aussi, Stéphane Germain: Lucidité à géométrie variable

Quoi qu’il arrive, l’image des forces armées russes est d’ores et déjà écornée, un gros problème dans un conflit où le « storytelling », l’histoire que les opinions publiques vont retenir, est d’une importance capitale. Pour paraphraser un mot connu : Poutine n’aura sans doute jamais une deuxième chance de faire une bonne première impression.

La « petite Russie » bien décidée à tenir tête à la grande

L’indéniable génie de Poutine consistait à brandir ses armes sans les utiliser, sauf dans des conflits de faible intensité comme en Syrie. Quand il menaçait, les médias du monde entier surestimaient la puissance russe pour fantasmer un adversaire invincible. Peu de gens connaissent les détails de l’intervention russe en Syrie, mais tout le monde célèbre le coup de maître. En Ukraine, Poutine a pris l’énorme risque qui consiste à montrer sa main, grosse erreur pour le joueur d’échecs converti en joueur de poker. On attendait une quinte flush, on voit deux paires. Il valait mieux nous laisser fantasmer.

À lire aussi, Harold Hyman : Poutine est-il encore un grand stratège?

Même si le jeu militaire est loin d’être terminé au moment où nous « bouclons », la résistance ukrainienne s’organise. Il y a d’abord les civils qui se préparent à se battre. Et il y a aussi ceux qu’on ne voit pas dans les reportages : les unités militaires qui préparent une campagne de « Stay Behind », tactique inspirée des réseaux clandestins coordonnés par l’OTAN pendant la guerre froide. Équipées d’armes légères et de moyens antichars, ces unités entraînées pourraient rendre la vie de l’armée russe en Ukraine cauchemardesque. Ajoutons que les renseignements des États-Unis, dont la réputation a été entachée notamment à cause de la deuxième guerre contre l’Irak, se sont montrés excellents cette fois-ci. Au moins quatre mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, la Pentagone estimait avec un haut niveau de certitude que Moscou préparait une guerre, ce qui a laissé le temps de voir venir. Avec un soutien occidental et des bases arrière dans les pays de l’Europe de l’Est, le conflit risque de se prolonger et s’envenimer.

Sanctions économiques

En Russie, toujours en total contraste avec l’Ukraine, le soutien à la guerre n’est pas sans faille. Sans doute sommes-nous loin de l’opposition à la guerre du Vietnam aux États-Unis, ou à celle du Liban en Israël, mais les critiques plus ou moins larvées sont d’autant plus significatives que le prix à payer pour elles en Russie est exorbitant.

Les stratèges russes sont tombés dans le vieux piège qui consiste à préparer la guerre précédente. Ou plutôt les guerres précédentes, car il s’agit de celles de l’été 2008 en Géorgie et de 2014 en Ukraine. Dans les deux cas, la résistance a été brisée rapidement, et les réactions américaines et européennes se sont étiolées jusqu’à l’inefficacité. Dans le cas de la guerre de 2014, l’armée ukrainienne s’est même liquéfiée devant l’avancée des forces russes.

On peut donc conclure prudemment que Poutine s’est non seulement trompé sur la capacité de résistance ukrainienne, mais a aussi mésestimé la détermination américaine et la réaction de l’OTAN et de l’UE. Quant aux sanctions économiques, il est trop tôt pour évaluer leurs effets, mais on peut déjà souligner l’engagement de Chypre (l’île sert de refuge aux capitaux des riches russes) et du Royaume-Uni (Londres, son marché immobilier et sa City sont très importants pour la finance russe).

À lire aussi, Elisabeth Lévy: La guerre de l’Élysée n’aura pas lieu

Poutine est-il encore un interlocuteur raisonnable ? Certains en doutent. Cependant, même si, comme on peut le craindre, Poutine s’est piégé lui-même, victime d’avoir trop régné, de s’être isolé et entouré de béni-oui-oui, on peut toujours espérer dans le jugement d’autres membres de la chaîne de commandement. Des militaires russes vont-ils lancer des ogives nucléaires sur Paris, Washington ou Londres pour riposter à l’agression consistant à déconnecter leur pays de Swift ? Pas sûr. Contrairement à leurs prédécesseurs de la guerre froide, les hauts gradés ont certainement visité ces villes. Poutine n’est ni Hitler ni Staline, et la société russe n’est plus cette masse terrorisée menée à la baguette des années 1930-1950.

Il est possible que nous soyons face à un tournant et que, comme en 1991, la puissance russe sorte affaiblie de cette guerre. Ce n’est pas pour demain, certes, mais c’est un dénouement plus que plausible. Si c’est le cas, il ne faudra pas répéter les erreurs des années 1990 – l’humiliation de la Russie[1]. On peut critiquer le traité de Versailles sans soutenir Hitler. Il faut tirer les conclusions de notre politique russe de ces trois dernières décennies tout en résistant à Poutine. Et surtout ne jamais perdre de vue le jour d’après, car pas plus que nous, les Russes ne vont déménager.


[1]. En 1990, apprenant que Gorbatchev souhaite limiter l’expansion de l’OTAN, le président George Bush disait à son secrétaire d’État James Baker : « Au diable tout ça, nous avons vaincu et pas eux. Nous ne pouvons pas laisser les Soviétiques arracher la victoire des mâchoires de la défaite. » (« To hell with that, we prevailed and they didn’t. We can’t let the Soviets snatch victory from the jaws of defeat. » James A. Baker III, Politics of Diplomacy, Putnam Adult,  1995, p. 230.)

Odilon-Jean Périer ou la force de la fragilité

0
© Unsplash

Le poème du dimanche


C’est un bien mince volume que celui des poésies d’Odilon-Jean Périer. Sous le titre Le Promeneur, Michel Bulteau avait réuni un choix de ses poèmes, en 1989, dans la collection Orphée aux Editions de la Différence. Cela ne nous rajeunit pas.

Odilon-Jean Périer, né en 1901, mort en 1927, fait partie, comme Jules Laforgue par exemple, de cette théorie de poètes qui meurent très jeunes et laissent à l’amateur de poésie l’impression d’avoir perdu des petits frères partis trop vite. 

Le poète belge Odilon-Jean Périer D.R.

Alors que resplendit le surréalisme, la poésie de Périer est classique, transparente, fragile comme le givre ou le cristal de Murano. « Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps » écrivait-il prophétiquement dans Le citadin, poème-éloge de Bruxelles. Il n’a pas chanté très longtemps, c’est certain. Très haut, en revanche, il semble bien que si. Je vous laisse avec lui, le temps de deux courts poèmes. Vous allez voir, cela suffit pour se rendre compte de la façon dont cette poésie si simple procède par retombées durables, laissant filtrer un je ne sais quoi qui hante pour longtemps.


1

L’air est tellement pur
Que les Bruxellois dorment
Il n’y a de bonheur 
Que pour quelques personnes.
Que cette automobile
Est profonde et facile
Il n’y a de bonheur
Que pour quelques menteurs…

2

Ô douleur chevelue adossée au comptoir
Du vieux cabaret où je fume
Belle dame dorée emprisonnant le soir
Dans cette lyre qui s’allume
Dans la flûte de Pan que forment rayonnantes
Les limonades, les liqueurs,
À l’aimable madère et aux honteuses menthes
Vos yeux empruntent des couleurs.

Le promeneur

Price: 8,00 €

4 used & new available from 1,60 €

Ismaïl Kadaré et le cauchemar totalitaire

0
L'écrivain albanais Ismaïl Kadaré © John Foley / Opale / Editions Fayard

Dans Disputes au sommet, son dernier livre, Kadaré revient sur la brève conversation téléphonique entre Staline et Pasternak, un soir de 1934


L’œuvre d’Ismaïl Kadaré est, pour des raisons géographiques, toute tournée vers la critique intransigeante du totalitarisme. Le destin l’a fait naître en Albanie en 1936 où le joug soviétique sera particulièrement sévère après-guerre, sous l’autorité implacable de son dirigeant Enver Hoxha. Les romans de Kadaré, depuis Le Général de l’armée morte en 1963, sont une dénonciation, le plus souvent sous forme d’allégories, de cette violence politique qui lamine les esprits et les corps.

Un coup de fil à suspens

Dans Disputes au sommet, son nouveau livre, mi-roman, mi-essai, paru aux éditions Fayard, Kadaré revient sur un événement de l’ère soviétique à première vue mineur, mais qui eut en réalité beaucoup d’importance dans l’histoire, et pas seulement l’histoire littéraire. Il s’agit du coup de téléphone que Staline donna, un soir de 1934, à l’écrivain Boris Pasternak. Le contexte lui-même est assez dramatique, en plus du climat de terreur quotidienne qui régnait alors. En effet, le grand poète Ossip Mandelstam venait d’être arrêté, après avoir osé écrire un poème satirique contre Staline, « Le Montagnard du Kremlin ». Le coup de fil tourne autour de Mandelstam et ne dure pas plus de trois minutes, Staline raccrochant brutalement au nez de Pasternak.

À lire aussi: Dans les tuyaux de la pompe à vide

Il existe treize versions différentes de cette brève conversation téléphonique. Kadaré les reproduit toutes, et les commente minutieusement. La teneur de l’échange, malgré tout, peut être appréhendée dans ses grandes lignes. L’appel de Staline, d’abord, surprend Pasternak, qui ne sait pas trop quoi dire. Staline aurait commencé par annoncer quelque chose comme : « Il y a peu de temps a été arrêté le poète Mandelstam. Que pouvez-vous en dire, camarade Pasternak ? » Au lieu de prendre la défense de son confrère et plus ou moins ami, Pasternak se laisse aller à la peur et, selon la première version, répond avec hésitation : « Je le connais peu. C’est un acméiste, tandis que j’appartiens à un autre courant. Je ne peux donc rien dire sur Mandelstam. » Staline, alors, aurait immédiatement perçu que Pasternak essayait de se défausser. Il décide donc de conclure l’entretien ainsi : « Et moi, je peux vous dire que vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak. » Fin de l’échange.

L’impuissance de Pasternak

Les autres versions apportent peu d’éléments, seulement des nuances qui inspirent néanmoins à Kadaré de subtiles et passionnantes réflexions. Indiscutablement, tout tourne ici autour de Mandelstam. D’abord parce qu’il mourra un peu plus tard en déportation. Et surtout parce qu’il était un immense poète, et déjà reconnu comme tel à ce moment-là. Aujourd’hui, on considère volontiers Mandelstam comme l’un des meilleurs, sinon le meilleur. C’était par exemple le cas de Paul Celan, qui a dédié son recueil La Rose de personne « à la mémoire d’Ossip Mandelstam », lui consacrant même spécialement deux vers d’un poème de ce volume : « j’ai entendu, finitude, ton chant, / et je t’ai vu, Mandelstam ».

Une ambiance shakespearienne

Tout ceci pour dire que l’enjeu du dialogue entre Staline et Pasternak, ce soir-là, dépassait  ce dernier, futur prix Nobel, et sans doute aussi Staline lui-même. Kadaré se demande d’ailleurs avec perspicacité ce que chacun des deux intervenants pouvait retirer de cet échange qui tourne court.

À lire aussi: Genre: la fabrique des impostures wokistes

Et en particulier, Pasternak : « Une curiosité un peu plus précise, écrit Kadaré, aurait pu consister à tenter de comprendre si l’envie contre l’ex-ami avait fini par susciter la complaisance vis-à-vis du tyran ou si cette dernière en était indépendante. » Un mot revient souvent sous la plume de Kadaré, l’adjectif « retors », et il illustre bien cette affaire. C’est encore plus tangible quand on s’interroge sur l’attitude de Staline : « Une entente inavouée, estime Kadaré, tentait de prendre forme entre le tyran et l’écrivain. C’était une fascination mauvaise qui, pour s’afficher, attendait le moment où ce dernier, sans même s’en rendre compte, aurait été intérieurement brisé. »

Pour évoquer ce climat « retors » qui règne alors en URSS, et singulièrement au Kremlin (c’est de là que Staline téléphone à Pasternak), Kadaré évoque Shakespeare, en particulier Hamlet, que Pasternak essayait de traduire depuis des années, ou Richard III, pour son atmosphère morbide. Perdues dans cette tragédie, les pauvres paroles de Boris Pasternak ne sont pas assez fortes, assez convaincantes, loin de là, pour sauver son « ami » Mandelstam. On imagine la culpabilité ressentie par l’écrivain, ses terribles remords. Voilà ce que nous dit, sans vouloir conclure ou accuser, entre mille choses, ce très beau texte de Kadaré, qui, à condition d’en connaître un peu l’arrière-plan, vous hantera longtemps.

Ismail Kadaré, Disputes au sommet. Collection« Investigations ». Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami. Éd. Fayard.

La France, pays de basse intensité

0
Charles Michel, Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen réunis à Versailles, sommet sur l'Ukraine, 11 mars 2022 © ISA HARSIN / SIPA

On ne lit pas assez les rapports des parlementaires. Celui présenté par Patricia Mirallès (LREM) et Jean-Louis Thiériot (LR), membres de la Commission de la Défense nationale et des forces armées, sur la « préparation à la haute intensité » guerrière de notre pays, vaut son pesant d’arsenic. Après avoir lu ça, nos militaires d’opérette auront la tentation de se recycler dans la dentelle ou de prendre en gérance un bistro de province.

Résumons le rapport de nos deux parlementaires : l’armée française, ces dernières années, a été réorientée vers la lutte anti-terroriste, des opérations ponctuelles et ciblées — et certainement pas vers une riposte face à une armée globalement conquérante. Il faudrait, pour qu’elle soit à même de répondre à une « attaque de haute intensité », quelques années d’investissements lourds — « un effort financier résolu », disent les auteurs, qui manient heureusement l’euphémisme. N’en déplaise aux dames qui craquent encore sur nos pioupious. 

Parlons chiffres. La France consacre 1,9% de son budget à la Défense — les Etats-Unis, avec un budget autrement conséquent, donnent à l’armée pratiquement le double (3,7%), la Russie 4%, et l’Arabie saoudite 8%, afin de mieux combattre des bergers yéménites et l’Iran des mollahs.

Il est loin le temps où De Gaulle se payait le luxe de ne pas intégrer l’OTAN parce qu’il tenait à une France forte et indépendante du bouclier des grands frères (ou supposés tels) d’outre-Atlantique.

À noter que nous avons dégarni le front des troupes, si je puis dire, sans pour autant consacrer plus d’argent à des secteurs qui crient famine, Education ou Justice. Et que ce n’est pas parce que nous nous renforcions militairement que la dette a explosé, ces vingt dernières années.

On remarquera que nous avons sensiblement accru (de 44% ces cinq dernières années, nous restons fermement le 3ème plus gros exportateur de jouets guerriers) nos exportations d’armes : nous armons l’étranger, en oubliant — est-ce un oubli ? — de nous armer nous-mêmes. Après les conquérants, les commerçants. 

Impuissance moyenne

Ce que signifie cette décadence (quel autre mot voulez-vous utiliser ?), c’est la volonté étatique, depuis Mitterrand, de dégraisser le volant régalien : en clair, de dissoudre peu à peu l’Etat, c’est-à-dire la nation. La France, à force de s’intégrer dans un « grand concert » européen qui est au mieux un grand marché, au pire un grand bazar, n’est plus capable à elle seule de dominer l’orchestre. Elle n’en a d’ailleurs pas l’intention. Nos politiques s’en vont criant « Europe ! Europe ! Europe ! » comme une incantation censée nous protéger de tout, et qui pratiquement nous expose à tous. Nous faisons très sagement de nous retirer du Mali : qui sait si quelques djihadistes décidés ne seraient pas capables, s’il leur en prenait l’idée, de venir ici nous tailler des croupières ? Quelle riposte militaire avons-nous lancée contre l’islamisme armé qui est venu nous titiller dans l’Hexagone même ?

A lire aussi, Loup Viallet: Sahel: «La tentative de conquête néocoloniale de Poutine en Ukraine va décrédibiliser la propagande russe en Afrique»

Nous sommes devenus un pays de troisième classe. On le sait davantage dans le Midi que dans le Nord, nous qui voyons chaque été débarquer les hordes de touristes allemands ou hollandais, satisfaits de leurs performances et de leur tirelire qui leur permet de se gorger de cubis de rosé — et éventuellement d’acheter terrains et maisons. La France désindustrialisée (qui parle sérieusement de réindustrialiser un pays que les décideurs économiques ont classé définitivement dans la catégorie « services » ?), la France dépeuplée à laquelle l’immigration consentie par les gouvernements successifs sert de cache-misère au niveau natalité, la France incapable même de conserver son industrie nucléaire (la firme Europe, qui obéit aux gros actionnaires du Nord, refuse de reconnaître, sous de prétendus arguments écologiques, qu’une centrale atomique est plus propre qu’une centrale allemande au charbon ou au lignite) ou ses dernières grandes entreprises : personne pour demander des comptes sur la vente d’Alstom par le ministre des Finances du gouvernement Hollande ? Tant pis. 

De Gaulle parlait jadis de la grandeur de la France. Le mot se comprenait immédiatement au sens qualitatif, et renvoyait à Louis XIV ou à Napoléon. Il faut désormais l’entendre au sens quantitatif : la France est un pays de petite taille — elle est par exemple plus petite que l’Ukraine, et il faut le savoir quand on veut nous faire croire que l’armée russe avance lentement : il y a du chemin à parcourir. Après avoir joué longtemps dans la cour des grands à l’ONU, notre pays a revu ses prétentions à la baisse, et s’est accepté comme une puissance moyenne. Eh bien, pas même : nous affichons à cette heure une impuissance moyenne. 

Et nous avons l’armée moyenne qui nous correspond, propre à défiler sur les Champs Elysées, le système éducatif et judiciaire en berne, une classe politique qui manque de classe, et des médias aux ordres. Même le domaine culturel, dans lequel nous brillâmes durant des siècles, est affligeant. Pas un compositeur depuis Ravel, pas un peintre depuis Picasso, pas un écrivain depuis Camus. Un pays qui s’enthousiasme pour les écrits de Virginie Despentes ou Edouard Louis est un pays dans l’abîme.

La France s’est mise au musée

Comme le dit très bien Régis Debray dans un opuscule récemment paru chez Gallimard (1), nous privilégions la mémoire, faute désormais de faire l’histoire. La France s’est mise au musée. « Culte de la mémoire, des mémoriaux et des mémentos », dit-il. Des lamentos aussi. Nous pleurons, nous déplorons. Nous alimentons la nostalgie. Pleure, ô mon pays bien-aimé !
Pendant ce temps, le monde ne s’est pas arrêté. Les Etats-Unis continuent la guerre froide, les Russes la rallument, les Ukrainiens trinquent. Nous, nous menaçons les restaurateurs qui font dans la cuisine slave, fussent-ils ukrainiens. C’est qu’il y a longtemps que nous ne savons plus lire.  

A lire aussi: Le pied de nez de Régis Debray à son AVC

Tant pis si j’en arrive à dire du bien de Luc Ferry, mais dans un récent édito du Figaro, il a parfaitement noté que Poutine ne craint rien des « démocraties molles », et son attaque sur l’Ukraine repose sur une vision du monde d’une parfaite cohérence, que nous avons le culot d’appeler de la folie : 

« À ses yeux, l’avenir de la planète a basculé du côté de l’Asie, de l’Inde, du monde islamique et de l’Afrique. Dans ces conditions, être à la fois craint et haï par des « démocraties molles » n’est qu’anecdotique. Culturellement, scientifiquement, démographiquement, économiquement, militairement, l’avenir sera chinois. Cette analyse lui semble d’autant plus évidente qu’elle rejoint celle de nombreux Occidentaux qui, à l’image de nos déclinologues et de nos pessimistes, pensent eux aussi que notre continent est fichu, que notre civilisation est morte, que plus personne n’est prêt à mourir pour elle. » 

Pascal pariait sur Dieu, Poutine parie sur le renversement du monde : demain la Chine, l’Inde, l’Afrique. Le Groupe Wagner qui s’impose au Mali au moment même où l’armée française plie bagage, quel symbole ! Nous pensions avoir au moins des troupes aptes à des coups de main, nous avons une armée qui fait rigoler les dictateurs africains et les mercenaires russes. La Russie, exclue du système bancaire occidental SWIFT, passe au système chinois CIPS. La Chine peut nous dire merci.

Quant à la riposte consistant à demander de moins chauffer les appartements pour économiser le gaz, je ne dirai pas ce que j’en pense, pour rester poli. Une puissance moyenne réagit selon son manque de moyens.

Je veux bien que des politiques parlent de « reconquête », de « renaissance », et encouragent les citoyens à voter pour ces beaux programmes. Mais les faits sont têtus, et la réalité, c’est notre impuissance. Une France qui baisse ne baise plus l’Histoire.

La fabrique du crétin: Vers l'apocalypse scolaire

Price: 18,00 €

31 used & new available from 2,55 €

(1) Régis Debray, Des Musées aux missiles, Tracts en ligne n°3, Gallimard, mars 2022.

Nous ne sommes pas au-dessus du tragique de l’histoire

0
Des combattants ukrainiens dans la région de Lugansk, 8 mars 2022 © Vadim Kudinov / SIPA

Certaines guerres doivent être évitées, d’autres doivent être menées. Méfions-nous de l’hubris. En France, face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, certains “grands penseurs” autoproclamés se permettent du haut de leurs fauteuils confortables de condamner les uns ou les autres, de distribuer les bons et les mauvais points… 


C’est la guerre en Ukraine, c’est la guerre à nos portes. Une guerre fratricide entre deux peuples européens, une guerre dont l’un des protagonistes détient le pouvoir d’anéantir la France en quelques minutes. La France n’a jamais cessé de faire la guerre, mais les Français avaient oublié ce que cela signifie d’avoir peur de la guerre.

Hubris, coupable démesure de l’homme qui se croit l’égal de puissances qui le dépassent.

Et les beaux esprits ne doutent de rien. Ils ne doutent pas, ils ne savent plus douter, leurs égos boursoufflés ne leur laissent plus aucune place pour le doute ni pour le débat. Alors ils assènent leurs certitudes, et à l’instant où se déchaînent les horreurs de la guerre ils ne prennent pas même une minute pour réfléchir humblement face aux forces qui ravagent des pays et des peuples, et ils pontifient.

Hubris.

Ceux qui n’hésitent pas un instant avant d’appeler un peuple à se battre jusqu’à l’anéantissement s’il le faut, au nom de valeurs plus importantes que tout, jusqu’à ce que tout ne soit que ruines trempées du sang des enfants – mais eux-mêmes, partiront-ils se battre aux côtés de ceux qu’ils encouragent à mourir ?

Vladimir Poutine et Xi Jinping, Pékin, 4 février 2022 © Alexei Druzhinin/SPUTNIK/SIPA Numéro de reportage : 01059193_000001

Ceux qui n’hésitent pas un instant à appeler un peuple à déposer les armes face à l’envahisseur pour survivre – mais eux-mêmes, voudraient-ils se laisser envahir, voudraient-ils sans combattre livrer leurs enfants à une tyrannie étrangère ?

Ceux qui sans même y penser, comme si c’était banal, prennent le risque d’attirer la guerre sur notre sol, sur nos familles, sur nos enfants, oubliant que c’est une chose de partir se battre, et une tout autre de faire venir la guerre jusque chez soi.

Ceux qui sans même y penser, comme si c’était banal, sont prêts à toutes les compromissions pour ne surtout pas attirer la guerre sur notre sol.

Ont-ils pris le temps de douter, de songer que certaines guerres doivent être évitées et que d’autres doivent être livrées, et qu’il n’est pas toujours simple de distinguer les deux ? Le temps de suspendre la parole et le geste, le temps de trembler devant la puissance et les armes sanglantes d’Arès, avant de choisir d’ouvrir ou non les portes de la guerre ?

Hubris.

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: La France, pays de basse intensité

Churchill a douté avant de choisir de combattre, Dunkerque, le Blitz, les enfants envoyés à la campagne et les abris dans les caves.

Les Romains, pourtant guerriers et conquérants, consultaient les augures avant de partir au combat.

Mais en France, aujourd’hui, tout le monde disserte sur la guerre, sauf les militaires qui la font et n’ont pas le droit de s’exprimer librement. On veut la fleur au fusil comme si l’arme nucléaire n’existait pas, ou on prend prétexte de cette arme pour ne surtout rien risquer de changer à son quotidien, alors qu’il est possible d’agir, mais pas n’importe comment.

On s’invente des histoires avec des gentils totalement gentils et des méchants totalement méchants, on a oublié que l’ennemi n’est pas forcément un monstre, et que quelqu’un qui n’est pas un monstre peut néanmoins être un ennemi. On a oublié que Hector et Achille étaient tous deux des héros, que Brasidas et Périclès étaient tous deux des hommes de bien, on a oublié des siècles de chevalerie où l’on savait respecter ceux contre qui on se battait, et où l’on savait néanmoins qu’il est parfois nécessaire de choisir un camp.

On rivalise de postures vertueuses ou raisonnables, on met en scène un narcissisme abject mâtiné de photos publicitaires, on instrumentalise à des fins électoralistes, on étale sa satisfaction obscène de donner tort à ses vieux ennemis politiques, en se moquant bien sûr éperdument de ceux qui là-bas, en Ukraine, meurent sous les balles et sous les bombes.

Hubris.

Oui, il y avait d’excellentes raisons de respecter Vladimir Poutine : alors que son pays était vendu à la découpe, il lui a rendu le sens de la grandeur, et sa fierté à son peuple. Les Russes étaient acculés par les oligarques et par l’avidité de puissances étrangères qui exploitaient sans vergogne leur misère, et ils ont réussi à relever la tête. Il faudrait n’avoir ni cœur ni honneur pour y être insensible.

Mais l’autocrate est devenu tyran, et tout ce que nous voyons nous porte aujourd’hui vers les Ukrainiens : leur courage, leur détermination, la fierté d’une nation qui veut tout simplement être, la dignité d’un peuple qui ne se résigne pas, qui met les femmes et les enfants à l’abri tandis que les hommes retournent combattre – il y a bien longtemps que nous n’avions pas vu cette noblesse. Il faudrait n’avoir ni cœur ni honneur pour y être insensible.

Et ici, des juges autoproclamés se permettent du haut de leurs fauteuils confortables de condamner les uns ou les autres, de distribuer les bons et les mauvais points, de donner des leçons au monde entier, alors que les uns encouragent ceux qui envahissent chaque jour un peu plus leur propre pays et humilient chaque jour un peu plus leur propre peuple, et que les autres renoncent bien vite à soutenir un peuple frère qui, lui, refuse l’invasion de sa patrie et l’humiliation de la soumission à l’étranger. Et dans la médiocrité de la fange qui leur tient lieu de pensée, les idéologues censurent Tchaikovski….

Hubris.

A lire aussi, Gil Mihaely: Et si le tsar était nu?

Et hubris, aussi, de ce pays d’outre-océan qui joue avec le monde comme avec un jeu d’échec, et sème les graines de la guerre pour monter les uns contre les autres ceux dont il craint qu’un jour ils lui fassent de l’ombre. Hubris, aussi, de cette Union Européenne qui prétend imposer sa volonté à tous les peuples d’Europe, cette UE qui s’acharne à vouloir interdire à nos frères Polonais de revendiquer leur souveraineté, à l’heure même où ils repoussent l’invasion migratoire de populations hostiles à notre civilisation mais accueillent avec une générosité qui nous oblige un million de nos frères Ukrainiens.

L’hubris a toujours conduit à l’effondrement. Puissions-nous retrouver l’humilité de savoir que nous ne sommes pas au-dessus du tragique de l’histoire, et ne jamais le prendre à la légère. Puissions-nous respecter assez la guerre pour la savoir terrible, et nous redonner les moyens de menacer et dissuader ceux qui voudraient la porter sur notre sol ou sur celui de nos alliés. Puissions-nous retrouver la fierté de douter et de débattre plutôt que l’arrogance d’asséner des certitudes. Puisse la Russie se souvenir qu’elle n’a pas besoin d’être un empire pour être grande. Puisse le peuple ukrainien retrouver au plus vite la paix, sans devoir renoncer à la liberté. Et puissions-nous trouver enfin un moyen concret, qui ne soit ni lâche ni suicidaire mais simplement efficace, de l’y aider.

Très puissant Arès, puissé-je toujours me détourner de l’amère lâcheté, mais contenir aussi l’impétuosité trompeuse de l’âme, et réprimer la violence du cœur qui me pousserait à d’inutiles et cruels combats. Ô Immortel, Bienheureux ! Donne-moi le vrai courage, afin que je repousse les ennemis loin de ma terre, et qu’elle demeure sous les lois inviolées de la paix.

Le maestro sort de dépression

0
Stromaé

Mais son art reste marqué par la dualité et les paradoxes. Sophie Bachat a écouté le nouvel album du chanteur belge.


« C’est trop mainstream » me dit-on à la rédaction de Causeur quand je propose de chroniquer le dernier album de Stromae. À mon sens, c’est une erreur. Qu’une œuvre soit mainstream, en d’autres termes et en bon français : populaire, ou underground – que les lecteurs me pardonnent ces anglicismes – n’a que peu d’importance. L’essentiel étant le regard que l’on pose dessus, et surtout l’émotion qu’elle nous procure. Paul Van Haver dit Stromae m’émeut, même si dans notre pays, il n’est pas de bon ton d’être touché par des artistes populaires.

De retour de dépression

Stromae est donc de retour après sept ans d’absence et une grosse dépression, dont il parle dans sa chanson « L’Enfer » ; qu’il a interprétée en direct au 20 heures de TF1 en janvier, et qui fut un magnifique moment de télévision. À son image : à la fois sobre et maîtrisé, et débordant d’émotion. Lorsqu’on descend en enfer et qu’on en revient vivant, on ne peut qu’être dans le vrai.

Sa saison en enfer, le maestro – qui n’aura jamais autant mérité son pseudo – la raconte, et surtout lui règle son compte dans Multitude. En effet, cet opus a tout de l’album concept sur la dépression, mais sans autocomplaisance. Le disque s’ouvre sur un coup de poing : « Invaincu », chanson dans laquelle le chanteur laisse entrevoir sa violence, avec une voix plus grave qu’à l’accoutumée, sans cet aspect un peu maniéré qu’elle peut parfois revêtir. Il intime à sa souffrance de lui foutre la paix, et cela est poignant: « Tu crois que tu vas me la mettre ? Espèce de petite putain (…) Moi j’ai payé le prix, et j’ai du mal à le dire, et du mal à l’écrire, mais m’affaiblir, jusqu’au dernier cri (debout), putain de maladie, tant que je suis en vie je suis invaincu ». La diction est heurtée, rapide et précise, soutenue par des chœurs d’enfants africains qui font penser à des chants de guerre. Nous pouvons également y voir une allusion au génocide rwandais, dans lequel Stromae a perdu son père et une partie de sa famille : « Trois balles en pleine tête, une pour ma grand-mère, mon grand-père et une pour mon cousin. T’as pas gagné la guerre ». Avec ce texte et son génie, Stromae a au moins gagné une bataille. Qu’importe si ce mot est grandiloquent, et galvaudé surtout, mais oui Stromae est un génie ! Je le prouverai tout à l’heure (pour paraphraser cet autre génie qu’était Gainsbourg [1]). 

Des bons et des mauvais jours

Mais cet album célèbre aussi la vie, avec la naissance de son fils : « Je t’ai donné la vie, tu as sauvé la mienne, si tu savais comme je t’aime, j’ai jamais tant aimé, je te connais à peine » (C’est que du bonheur) Cependant, comme avec Stromae nous ne sommes jamais dans le cliché sentimental, mais, encore une fois dans le vrai, et surtout le vrai que l’on tait, il évoque également les couches et les odeurs, ainsi que les désillusions que l’on connaît un jour ou l’autre lorsqu’on est parent.

A lire aussi, Thomas Morales: Le lundi, c’est OVNI(s)

Les deux dernières chansons de l’album se répondent : « Bonne journée » et « Mauvaise journée ». Nous y revoilà, tout y est, l’éternelle dualité de la vie, le bien et le mal, les odeurs de merde et la joie indicible de devenir parent.

Selon le Littré, le génie est « l’esprit du démon, bon ou mauvais qui présidait la destinée de chaque homme ». Le génie peut donc être diabolique et le Diable lui-même est duel. Et c’est cela Stromae: le masculin et le féminin, le bon et le mauvais, le gai et le triste. Déjà dans le tube « Tous les mêmes » (2014), il s’était fait mi-homme mi-femme dans le clip, et littéralement coupé en deux. Une partie de son visage maquillée pour chanter la partition de la femme, sophistiquée et fatale, et l’autre moitié, en type grossier et grimaçant.

Un nouveau Jacques Brel ? Pas exactement

Depuis ses débuts, on a souvent comparé Paul Van Haver au grand Jacques, et c’est à mon avis, un jugement d’une grande paresse. Je vais en étonner plus d’un, et beaucoup vont crier au scandale, mais Stromae c’est plutôt la version belge et modernisée de Bowie. Comme lui, son perfectionnisme frôle la folie. Tant pour ses looks que pour ses mises en scène, c’est un « control freak ». Le maestro veut tout maîtriser, sa musique bien sûr, mais aussi son image, sa stratégie marketing et toute la production. Son excentricité vestimentaire, à l’image de Bowie, le cache et le révèle à la fois. Ses shows sont réglés comme du papier à musique pour servir d’écrin à une présence scénique quasi surnaturelle. Ziggy / Stromae ? N’oublions pas que l’ombre de la schizophrénie planait aussi au-dessus de la tête de David Jones. Et que son demi-frère en est même mort, se jetant sous un train en 1985.

« Multitude » est un tour du monde musical, avec pour fil rouge une explosion de percussions, tantôt chaudes et syncopées, tantôt inquiétantes, qui donnent finalement envie de s’abandonner dans une transe, à l’image de Brigitte Bardot dans la fameuse scène de « Et Dieu créa la femme ». Alors on danse.


[1] Juif et Dieu, « Mauvaises nouvelles des étoiles » 1981.

François Cérésa, un romancier vertigineux

0
francois ceresa philippe lacoche
François Ceresa © ANDERSEN ULF/SIPA

Le roman français a son électron libre. Il se nomme François Cérésa. Depuis des années, il arpente les terres plus ou moins fertiles de notre littérature.


Affranchi de toute contrainte de genre ou de style, Cérésa promène son lecteur à travers l’espace et le temps. Il va du roman historique, sur les pas de Victor Hugo ou de Dumas père, à l’autobiographie plus ou moins travestie, en passant par les récits parodiques voire les épopées picaresques les plus échevelées. Rien n’arrête le fondateur du mensuel Service Littéraire. Tel Shiva, le dieu hindou, il brandit d’une main la plume de l’éditorialiste, de l’autre la fourchette de Jules Magret, chroniqueur gastronomique. Dans le même temps, le romancier se documente et fourbit ses armes. Au bout du compte, une production impressionnante par sa diversité, jalonnée de prix littéraires tout aussi variés.

Le plus étonnant, dans son cas, outre la faculté de renouvellement et la prolixité, c’est qu’il ne connait pas de terra incognita. Ainsi aborde-t-il, dans L’Oiseau qui avait le vertige, le roman policier dans sa grande tradition, celle de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. C’est, du reste, à cette dernière, et plus spécifiquement à ses Dix petits Nègres, que l’on songe dès l’incipit : une île déserte, coupée du monde par une terrible tempête et par des sabotages délibérés. Un huis clos où évoluent des personnages fort différents, inquiétants, tous porteurs de mystère à des titres divers. Des meurtres comme s’il en pleuvait et des soupçons qui se portent successivement sur l’un ou sur l’autre jusqu’à ce qu’un nouveau rebondissement vienne les infirmer. Bref, tous les ingrédients de l’énigme policière classique.

Une vision apocalyptique

Mais alors, penserez-vous, quel est donc l’apport spécifique de François Cérésa ? Il est multiforme. Le plus évident, c’est que l’actualité la plus brûlante s’invite dans l’intrigue. La pandémie de Covid sévit, avec son cortège de contraintes. De plus, éclatent des controverses idéologiques entre partisans convaincus et souvent caricaturaux de thèses antagonistes.

A lire aussi, Thomas Morales: Berry story

De quoi électriser une ambiance déjà lourde. Caractéristique, aussi, de la manière de l’auteur, l’ambiguïté entretenue autour des protagonistes et le réseau de relations suggérées, jusque dans leurs noms, avec des personnages historiques. L’Histoire se répète. Ainsi croise-t-on Robespierre, Desmoulins et Saint-Just. Quant aux thèmes abordés, aux mœurs évoquées, à l’atmosphère d’érotisme, voire de pornographie, parfois envahissante, dans laquelle baigne le roman, rien de plus actuel, de plus caractéristique de notre civilisation agonisante. Stupre à tous les étages. Jusqu’au langage, souvent trivial, utilisé sciemment par l’écrivain : « Rincez-vous l’œil, bande de nazes… ».  

Voilà qui témoigne d’un appauvrissement, d’une banalisation qu’on aurait mauvaise grâce à imputer au romancier lui-même. Son souci de réalisme, ou de vérisme, procède d’une volonté de dépeindre notre monde aux couleurs les plus exactes. Si celles-ci paraissent ici particulièrement ternes ou glauques, on ne saurait transposer à l’égard de l’auteur les diatribes de Barbey d’Aurevilly reprochant avec véhémence à Zola sa complaisance à sonder les bas fonds…

Final tragique

Résumons-nous, comme eût dit Alexandre Vialatte : si la trame répond aux canons classiques, tout le reste est imputable à l’auteur (l’imagination, l’art de camper des personnages originaux). En leitmotiv et jusqu’au final tragique, l’opéra de Verdi La Force du Destin suggère l’unité de l’ensemble. À chacun d’apprécier la leçon qui s’en dégage.

François Cérésa, L’Oiseau qui avait le vertige. L’Archipel, 254 p.

Quand la néo-ruralité sabote notre agriculture

1
Vincent Verschuere, à Saint-Aubin-en-Bray. Capture d'écran France 3.

Oise. Condamné à payer 102 000€ de dommages et intérêts à six néo-ruraux pour trouble anormal du voisinage, le fermier Verschuere ne sait pas comment il pourra payer.


102 000 euros. C’est la somme que devra verser Vincent Verschuere, éleveur dans l’Oise, pour « troubles anormaux du voisinage ». Il y a dix ans, six voisins se plaignent du bruit et de l’odeur de ses vaches. En cause, une ferme transmise de génération en génération au cœur de Saint-Aubin-en-Bray, que Vincent Verschuere agrandit. Après un premier jugement en défaveur de l’agriculteur en 2018, un jugement en appel a été rendu le 4 janvier, à Amiens. Le tribunal a rendu son verdict le 8 mars. La peine est encore plus lourde que celle du premier jugement.

Victoire des néo-ruraux

« Il y a une énorme jurisprudence dans cette affaire. La ferme était là avant les six riverains qui ont porté plainte. Sur les six, aucun n’est issu du village, ce sont des néo-ruraux, dont trois qui n’habitent déjà plus dans le village. Ce sont des gens qui pensent que la campagne est un lieu sans cloche, sans aucun bruit, ils se croient dans Martine à la ferme. Le principal riverain, celui qui a porté l’initiative, a son meilleur copain qui est avocat. Tous les dimanches, ils jouent au golf ensemble. C’est l’avocat qui lui a suggéré de convaincre d’autres voisins de porter plainte pour pouvoir gagner », me souffle Luc Smessaert, vice-président de la FNSEA et éleveur laitier dans l’Oise.

Qu’en disent les habitants du village ? « Je me suis rendu plusieurs fois sur place. La famille de l’éleveur est très bien perçue. C’est d’ailleurs un très joli coin, c’est le début du pays de Bray. Il faut savoir que dans beaucoup de villages français, et notamment dans l’Oise, les fermes sont complètement dans les villages. Elles ne sont pas à l’extérieur comme les fermes céréalières de Seine-et-Marne, par exemple. L »élevage, d’une façon générale, est au cœur des villages. Moi-même, en Picardie, j’amenais des vaches en traversant les routes tous les jours. Le problème c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus cette acceptation de la campagne », ajoute Luc Smessaert.

A lire aussi: Campagnes: le bruit et l’odeur

Drame pour notre agriculture

Le 29 janvier 2021, une loi de « protection du patrimoine sensoriel des campagnes », portée par le député Pierre Morel-À-L’Huissier (UDI), avait pourtant été votée en première lecture par l’Assemblée nationale. Nous nous en étions réjouis dans nos colonnes. Le Sénat l’avait ensuite adoptée. Comme nous l’explique Luc Smessaert, la défense de Vincent Verschuere avait fait appel pour la prendre en compte, justement.

Son avocat l’a mis en avant au tribunal. Peine perdue. D’une manière générale, il semble qu’en dépit de sa promulgation, l’administration traîne des pieds pour la faire appliquer. À titre d’exemple, l’inventaire du « patrimoine sensoriel et olfactif » qu’est censé effectuer chaque région n’a pas été mené à bien. Et ce sont les éleveurs comme Vincent Verschuere qui en font les frais !

Aux 102 000 euros de dommages et intérêts auxquels est condamné l’éleveur de 33 ans, il faut ajouter plus de 20 000 euros de frais de défense. Évidemment, l’homme est effondré. Sa ferme est là depuis des générations, sa propre mère travaille encore avec lui. Elle espérait avoir une bonne nouvelle avant de prendre une retraite qu’elle n’aura pas volé. À l’heure où les candidats à la présidence sont au diapason pour la sauvegarde de notre agriculture, cette décision des juges est inique. S’étonnera-t-on encore que les agriculteurs se suicident par centaines ? En 2016, pas moins de 526 agriculteurs se sont donné la mort.

A lire aussi: Marignane bientôt aux mains des cochons?

« Alors qu’en pleine guerre en Ukraine, on nous dit qu’il va falloir produire plus chez nous et avoir la souveraineté alimentaire, va-t-on s’interdire de produire du lait, de la viande chez nous ? Va-t-on tout importer sachant que dès qu’il y aura un blocus, les prix vont grimper en flèche ? La ruralité est en danger. Nos campagnes sont attractives parce qu’elles sont cultivées et économiques. Si demain on n’en fait que des cités dortoir, ce ne sera plus du tout la même chose », alerte Luc Smessaert.

Face à cette victoire d’une minorité capricieuse sur le bon sens, des voix se lèvent. Vincent Verschuere peut notamment compter sur Olivier Paccaud, sénateur LR de l’Oise, sur Nadège Lefebvre, Présidente du Conseil départemental, sur la FNSEA.

Et sur Causeur !!

Pierre Mérot: l’adultère au temps du confinement

0
L'écrivain Pierre Mérot © Astrid di Crollalanza

Dans Pars, oublie et sois heureuse, Pierre Mérot livre le portrait d’une délinquante des sentiments


Elle se nomme Sandy Courbet dans le roman épistolaire (même si ce sont des mails ici) de Pierre Mérot, à la fois auteur et personnage, qui lui ne change pas de nom.

On pense d’emblée au peintre Gustave Courbet et à son tableau L’Origine du monde avec ce sexe velu de femme offert à la vue de tous. L’origine de la vie, de l’amour de la mort. De l’amour décliné sous toutes les formes depuis la nuit des temps. Et toujours on y revient, et toujours on succombe, et toujours on entre dans une histoire incertaine, déstabilisante et vouée à l’échec. On finit par s’en remettre, mal, mais on s’en remet. Parfois, certes, c’est limite. Dans quelques cas, bien sûr, Thanatos remporte le match. On regarde le ciel, il est bleu dans la lumière d’août, les angoisses sont trop violentes, le cœur est gros, le chagrin pèse une tonne, et on finit par psalmodier les derniers mots de Pierre Drieu la Rochelle : « Mais nous avons joué, j’ai perdu. Je réclame la mort. »

La soixantaine en salle des profs

Sandy et Pierre ont joué. À armes inégales. C’est souvent comme ça quand l’un aime plus que l’autre. Pierre est prof de français, Sandy prof d’anglais. Malgré un certain confort d’être enseignant à Paris, la salle de réunion, le réfectoire, les néons, la sonnerie, quand on arrive à la soixantaine, ça ne motive plus trop. Pierre voudrait retrouver les sensations de jadis, les tourments au petit matin, les illusions perdues le soir, les questions sans réponse.

A lire ensuite: «La décision» de Karine Tuil: un thriller philosophique

Pierre Mérot a envie d’air. Il va être servi. Ni Sandy ni lui ne sont libres mais ça n’a pas d’importance. Sauf que le mari de Sandy n’est pas devenu un simple ami comme elle le laisse croire.  Quant à Pierre,  c’est un ours de 100 kilos qui boit de la bière, fume et court après le succès littéraire – son premier roman Mammifères (2003), prix de Flore, n’était pourtant pas mal du tout. Il va tomber raide dingue de Sandy « aux cheveux prodigieux », elle est son « sucre », une hors-la-loi de quarante kilos. Du reste dans Mammifères, que Mérot cite, son auteur n’écrivait-il pas en parlant de lui : « Vous avez un besoin presque vital de ceux qui ne vous aiment pas et votre sexualité vous pousse vers ce qui vous rabaisse » ? En plein coronavirus, avec confinement de deux mois, la banale rencontre se transforme en passion brûlante. Au passage, Pierre regrette presque que les contraintes gouvernementales ne soient pas plus dures. On ne peut pas lui en vouloir de demander davantage de chaines quand on connaît la servitude volontaire de certains enseignants. Sandy lui échappe, lui ment. Il sent qu’elle n’est pas la femme amoureuse qu’il espérait. Mais l’espérait-il vraiment, ce tourmenté masochiste ? Il écrit ce livre qui, sans Sandy, n’aurait pas existé. Mieux, il annonce une suite à Mammifères qu’on n’espérait plus – on jubile.

Vampires

Les écrivains sont des vampires, il ne faut jamais l’oublier. On ne sait pas ce que Sandy pense de leur relation puisque nous n’avons pas ses réponses. Il faut donc croire sur parole le romancier, ce qui peut faire sourire, surtout quand il écrit, comme si c’était en rouge dans la marge d’une copie : « Ton âme n’est pas belle, Sandy, je le redis et ce n’est pas une insulte. Elle a des éclairs de beauté, oui. Mais elle est essentiellement malhonnête. » La renaissance de l’écrivain est-elle à ce prix ? Il faut croire que oui. Mérot, encore : « Comme tu m’as fait souffrir, Sandy ! Comme tu m’as réinsufflé la vie, aussi ! »

Je me demande, après avoir refermé ce livre, si au fond l’amour ne doit pas être considéré comme une maladie virale. Une maladie virale qui impose un confinement définitif. Car la rupture n’existe pas. L’amoureuse, une fois partie, survit dans le corps d’autres femmes.

Pierre Mérot, Pars, oublie et sois heureuse, Albin Michel.

Nucléaire: le Qatar prêt à mettre ses médiateurs au service de Washington

1
Doha © Unsplash

Le Qatar entend être le médiateur phare des négociations entre Américains et Iraniens et préparer enfin l’après-accord.


Depuis que le Qatar est sorti de l’isolement diplomatique suite à la fin de la crise du Golfe de 2017 [1], la diplomatie de Doha s’est redéployée, jouant de ses alliances nouvelles, et s’agite de toutes parts pour jouer un rôle de plus en plus croissant de médiateur de crises régionales.

Fort de son succès diplomatique et politique dans la gestion de l’évacuation des Occidentaux d’Afghanistan après la chute de Kaboul, mais aussi de son rôle d’hôte des négociations entre Américains et Talibans pendant trois ans à Doha, le Qatar s’est préoccupé récemment à l’Afrique. Partisan du dialogue et du multilatéralisme, le petit Emirat s’est érigé en peu de temps, comme un acteur clé de médiateur de crises, bien au-delà des frontières du Moyen-Orient d’ailleurs.

La diplomatie, c’est notre métier !

Après l’Ethiopie, après Gaza, après l’Afghanistan, peut-être bientôt avec la Corée du Sud face à l’Iran, le Qatar s’est recentré dernièrement sur les pourparlers entre les États-Unis, éternel allié, et l’Iran, partenaire privilégié, autour de la question sans fin du nucléaire. Le Moyen-Orient reste bien à la fois son cœur de métier et sa cible privilégiée. Il faut dire que félicité l’été dernier par le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, pour se présenter en nouvelle plateforme de dialogue mondial, le Qatar a en réalité mis en place cette stratégie depuis bien longtemps pour étoffer son soft power et son hard power. C’est depuis les années 2000 que le pays cherche à se placer sur l’échiquier de la planète non seulement pour peser dans les décisions mondiales, mais aussi pour garantir sa survie par une indispensabilité géopolitique devenue évidence.

A lire aussi: Guerre en Ukraine: la phase de l’endurance

L’Iran, le Qatar connait bien, puisqu’il partage avec son géant voisin le plus grand champ gazier du monde. Le Qatar a une relation privilégiée avec Washington, puisque les Etats-Unis y disposent de leur plus grande base militaire hors-sol. De l’autre côté, Doha a pu compter sur l’aide de Téhéran au plus fort de la crise que le pays traversait en 2017 face à ses voisins saoudien et émirati. Pour autant, sans partager le projet de Téhéran pour le Moyen-Orient, et même pour l’avenir de son pays, il sait qu’il a un rôle à jouer. Une place qu’essaiera à terme de lui disputer son rival émirati, qui a renoué de timides relations avec l’Iran depuis 2019, afin de compenser sa prise de distance croissante avec la politique saoudienne.

Les sanctions iraniennes en question

Depuis des semaines, le Qatar a donc intensifié son rôle de médiateur entre les États-Unis et l’Iran alors que les puissances occidentales s’efforcent de convaincre les dirigeants iraniens méfiants de signer un accord pour relancer l’accord nucléaire de 2015. Les chancelleries occidentales s’impatientent autour d’un futur accord signé de nouveau avec Téhéran et pressent les négociateurs d’accélérer la cadence. Sur la demande de Washington et de Téhéran même, Doha a joué depuis des mois les intermédiaires jusque dans la capitale autrichienne, à Vienne, où se situe le siège de l’Agence Internationale de l’Energie atomique (AIEA), afin de rapprocher les points de vue.

Un des points d’achoppement encore dans la balance concerne la volonté iranienne de faire signer à Washington une clause, qui contraindra les Etats-Unis à ne pas abandonner à la prochaine présidence de nouveau unilatéralement l’accord, comme l’avait fait Donald Trump en 2018. Le travail de fond du Qatar a également visé à préparer des pourparlers directs entre les deux pays, dès l’instant qu’un accord sera signé, et ce pour préparer sa mise en œuvre. Notamment concernant l’allégement des sanctions contre l’Iran. Ayant l’oreille attentive des deux pays, l’émirat cherche à restaurer la confiance entre les deux protagonistes au plus vite. Car il sait, qu’il y va de sa crédibilité, de la sécurité dans la région et qu’il s’agit surtout de prévoir l’après-traité afin de ne pas renouveler les erreurs du passé : avoir signé le JCPOA de l’époque [2] et l’avoir considéré comme une fin et non pas comme le début d’une nouvelle étape historique. Il ne s’agit pas juste de contraindre et faire signer Téhéran, il faut pouvoir accompagner le pays également. Les voyages des officiels qataris et iraniens se sont multipliés dernièrement dans ce sens.


[1] La crise du Golfe est une crise diplomatique opposant du 5 juin 2017 au 5 janvier 2021 le Qatar à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et à plusieurs autres pays musulmans NDLR.

[2] L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien a été signé le 14 juillet 2015 entre l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Union européenne NDLR.

Et si le tsar était nu?

0
Vladimir Poutine lors d'une réunion avec des représentants du monde des affaires au Kremlin, Moscou, 24 février 2022 © Alexey NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

Vladimir Poutine a sous-estimé la résistance des soldats ukrainiens et la détermination occidentale. Sur le terrain, ses soldats ont déjà perdu la guerre des images. Le chef du Kremlin s’est piégé lui-même.


Une semaine après le déclenchement de la guerre en Ukraine, certaines informations trouaient les nuages de l’incertitude pour dessiner un tableau surprenant: Poutine, l’as de la menace, tire enfin du fourreau l’épée tant redoutée, et elle est rouillée.

On sait déjà que le premier acte du drame ukrainien est raté. La guerre était supposée commencer par un coup de maître : décapiter l’ennemi d’un coup. Détruire ses forces aériennes et ses défenses sol-air, conquérir un aérodrome à côté de Kiev par une opération héliportée, y acheminer des troupes aéroportées et prendre d’assaut le centre névralgique du pouvoir ukrainien dans la capitale. Échec et mat. Ça n’a pas marché et les pertes russes ont été conséquentes. Les colonnes lancées de la Biélorussie vers Kiev, et probablement les autres troupes russes, semblent manquer de souffle. Plus surprenant encore, les Russes semblent avoir beaucoup de mal à s’assurer le contrôle de l’air malgré leur supériorité écrasante. Enfin, des informations de moins en moins anecdotiques révèlent des problèmes de logistique, de contrôle, de professionnalisme et, pire encore, de moral dans l’armée de terre russe. Et c’est l’exact contraire chez les Ukrainiens. Ils ont déjà leurs héros : les défenseurs de l’île aux serpents qui, avec un panache à la Cambronne, ont envoyé les marins russes se faire foutre, et le jeune soldat qui a fait sauter un pont sachant qu’il ne pourrait pas en réchapper. Ces exemples valent plusieurs bataillons.

A lire aussi, Stéphane Germain: Lucidité à géométrie variable

Quoi qu’il arrive, l’image des forces armées russes est d’ores et déjà écornée, un gros problème dans un conflit où le « storytelling », l’histoire que les opinions publiques vont retenir, est d’une importance capitale. Pour paraphraser un mot connu : Poutine n’aura sans doute jamais une deuxième chance de faire une bonne première impression.

La « petite Russie » bien décidée à tenir tête à la grande

L’indéniable génie de Poutine consistait à brandir ses armes sans les utiliser, sauf dans des conflits de faible intensité comme en Syrie. Quand il menaçait, les médias du monde entier surestimaient la puissance russe pour fantasmer un adversaire invincible. Peu de gens connaissent les détails de l’intervention russe en Syrie, mais tout le monde célèbre le coup de maître. En Ukraine, Poutine a pris l’énorme risque qui consiste à montrer sa main, grosse erreur pour le joueur d’échecs converti en joueur de poker. On attendait une quinte flush, on voit deux paires. Il valait mieux nous laisser fantasmer.

À lire aussi, Harold Hyman : Poutine est-il encore un grand stratège?

Même si le jeu militaire est loin d’être terminé au moment où nous « bouclons », la résistance ukrainienne s’organise. Il y a d’abord les civils qui se préparent à se battre. Et il y a aussi ceux qu’on ne voit pas dans les reportages : les unités militaires qui préparent une campagne de « Stay Behind », tactique inspirée des réseaux clandestins coordonnés par l’OTAN pendant la guerre froide. Équipées d’armes légères et de moyens antichars, ces unités entraînées pourraient rendre la vie de l’armée russe en Ukraine cauchemardesque. Ajoutons que les renseignements des États-Unis, dont la réputation a été entachée notamment à cause de la deuxième guerre contre l’Irak, se sont montrés excellents cette fois-ci. Au moins quatre mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, la Pentagone estimait avec un haut niveau de certitude que Moscou préparait une guerre, ce qui a laissé le temps de voir venir. Avec un soutien occidental et des bases arrière dans les pays de l’Europe de l’Est, le conflit risque de se prolonger et s’envenimer.

Sanctions économiques

En Russie, toujours en total contraste avec l’Ukraine, le soutien à la guerre n’est pas sans faille. Sans doute sommes-nous loin de l’opposition à la guerre du Vietnam aux États-Unis, ou à celle du Liban en Israël, mais les critiques plus ou moins larvées sont d’autant plus significatives que le prix à payer pour elles en Russie est exorbitant.

Les stratèges russes sont tombés dans le vieux piège qui consiste à préparer la guerre précédente. Ou plutôt les guerres précédentes, car il s’agit de celles de l’été 2008 en Géorgie et de 2014 en Ukraine. Dans les deux cas, la résistance a été brisée rapidement, et les réactions américaines et européennes se sont étiolées jusqu’à l’inefficacité. Dans le cas de la guerre de 2014, l’armée ukrainienne s’est même liquéfiée devant l’avancée des forces russes.

On peut donc conclure prudemment que Poutine s’est non seulement trompé sur la capacité de résistance ukrainienne, mais a aussi mésestimé la détermination américaine et la réaction de l’OTAN et de l’UE. Quant aux sanctions économiques, il est trop tôt pour évaluer leurs effets, mais on peut déjà souligner l’engagement de Chypre (l’île sert de refuge aux capitaux des riches russes) et du Royaume-Uni (Londres, son marché immobilier et sa City sont très importants pour la finance russe).

À lire aussi, Elisabeth Lévy: La guerre de l’Élysée n’aura pas lieu

Poutine est-il encore un interlocuteur raisonnable ? Certains en doutent. Cependant, même si, comme on peut le craindre, Poutine s’est piégé lui-même, victime d’avoir trop régné, de s’être isolé et entouré de béni-oui-oui, on peut toujours espérer dans le jugement d’autres membres de la chaîne de commandement. Des militaires russes vont-ils lancer des ogives nucléaires sur Paris, Washington ou Londres pour riposter à l’agression consistant à déconnecter leur pays de Swift ? Pas sûr. Contrairement à leurs prédécesseurs de la guerre froide, les hauts gradés ont certainement visité ces villes. Poutine n’est ni Hitler ni Staline, et la société russe n’est plus cette masse terrorisée menée à la baguette des années 1930-1950.

Il est possible que nous soyons face à un tournant et que, comme en 1991, la puissance russe sorte affaiblie de cette guerre. Ce n’est pas pour demain, certes, mais c’est un dénouement plus que plausible. Si c’est le cas, il ne faudra pas répéter les erreurs des années 1990 – l’humiliation de la Russie[1]. On peut critiquer le traité de Versailles sans soutenir Hitler. Il faut tirer les conclusions de notre politique russe de ces trois dernières décennies tout en résistant à Poutine. Et surtout ne jamais perdre de vue le jour d’après, car pas plus que nous, les Russes ne vont déménager.


[1]. En 1990, apprenant que Gorbatchev souhaite limiter l’expansion de l’OTAN, le président George Bush disait à son secrétaire d’État James Baker : « Au diable tout ça, nous avons vaincu et pas eux. Nous ne pouvons pas laisser les Soviétiques arracher la victoire des mâchoires de la défaite. » (« To hell with that, we prevailed and they didn’t. We can’t let the Soviets snatch victory from the jaws of defeat. » James A. Baker III, Politics of Diplomacy, Putnam Adult,  1995, p. 230.)