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Nous sommes tous juges!

A l’époque des réseaux sociaux, où tout le monde exprime son avis sans la moindre rentenue, on nous enjoint souvent de ne pas porter de jugement. Pourtant, que serait un monde sans discernement, sans évaluation et sans liberté d’expression? Le billet de Philippe Bilger.


De la même manière que les quotidiens ne sont jamais meilleurs que durant les vacances, avec des séries passionnantes, je me donne le droit sur ce blog, au cours de cette période, de moins traiter de politique et davantage de thèmes quotidiens et familiers.

Combien de fois dans la vie courante ai-je entendu ces reproches adressés à d’autres ou à moi-même : « Il ne faut pas juger » ou « Il ne faut pas faire de comparaisons »… Je les ai toujours trouvés injustes dans la mesure où le jugement comme les comparaisons sont inévitables et permettent la plupart du temps de mieux faire comprendre les priorités qu’on a et les hiérarchies qu’implicitement on fait tous…

Soutenir le contraire revient à considérer que l’humanité est une masse indistincte, homogène, égale par principe, forcément remarquable dans sa globalité et éblouissante en chacun de ses membres. On sait bien que l’existence, que ce soit celle de nos proches ou de rencontres de hasard, pour nos dilections ou nos rejets, est radicalement aux antipodes de cet égalitarisme de façade. Il n’est pas de moyen plus efficace pour faire connaître nos choix que de les comparer ou de décrire, par exemple, pourquoi telle personnalité nous semble plus riche, plus stimulante que telle autre. Pour n’importe qui, il y a des différences, les unes sont positives et les autres négatives.

La vie elle-même, dans la plupart de ses séquences, évidemment professionnelles mais aussi d’ordre privé, nous confronte à des obligations de dire le vrai, de supporter l’imprévisibilité dure ou louangeuse des appréciations portées sur nous, à une forme de contentieux où successivement nous pouvons être des juges ou des victimes.

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Bien sûr qu’il convient de comparer – la comparaison étant souvent raison -, de ne pas occulter les ombres, de vanter les lumières, de ne pas faire semblant de placer tout le monde à la même aune, de refuser la facilité et la tromperie de l’hypocrisie.

Ce qui nous interdit d’être tous juges est d’une part l’affection, qui pourrait laisser croire qu’il y aurait là comme une contradiction avec les élans du coeur et d’autre part la politesse, nous contraignant par la bienséance à nier ce qui crève l’esprit et les yeux : le fait que l’inégalité est la règle, l’intelligence mal répartie, le courage rare et la sincérité résiduelle.

Ce n’est pas offenser l’humanisme que d’ériger la vérité comme critère capital. Bien au contraire. C’est redonner à chacun ce qui lui est dû et ne pas se payer de mots.

Pierre Chareau, le charme discret de l’avant-garde

Éclipsé par les dogmatiques Le Corbusier, Jeanneret et Perriand, Pierre Chareau a développé une œuvre singulière dans l’entre-deux-guerres. Cet architecte, décorateur et designer a même inventé un style : le « goût français ». Un beau livre lui rend enfin hommage.


En 2023, Pierre Chareau serait au chômage : il n’avait aucun diplôme. Pas plus que nombre des architectes de son temps : Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Ludwig Mies van der Rohe… Tous autodidactes. Au tournant du XIXe siècle, il faut croire que le talent était un gage de reconnaissance suffisant. On n’était pas encore entré dans la religion du bac + 7.

Sous la double signature des spécialistes Marc Bédarida et Francis Lamond, un « beau livre » en deux volumes récapitule la vie et la carrière de cet homme talentueux, émotif et discret. Jamais dogmatique ou doctrinaire, au contraire d’un Corbu follement idéalisé par la postérité, Chareau (1883-1950) a, lui aussi, traversé le premier XXe siècle : à la fois ensemblier, décorateur, designer (comme on ne le disait pas encore) et architecte.

L’homme à la pointe de la modernité

L’étendue, la diversité de son travail est souvent éclipsée par la légitime célébrité acquise de nos jours par son grand œuvre : cette fascinante « Maison de verre », commande du médecin Jean Dalsace et de son épouse Annie, et dont la construction, rue Saint-Guillaume dans le 7e arrondissement de Paris, s’est achevée en 1932. Un chapitre détaille la genèse du projet, les difficultés rencontrées pour démolir et transformer, dès 1928, un vieil hôtel particulier en une maison abritant le cabinet de consultation du docteur et l’intimité domestique du couple. La « Maison de verre » ? Un laboratoire avant-gardiste, puisant aux ressources de la modernité – transparence, matériaux innovants, organisation rationnelle des espaces, etc. – pour propager un art de vivre néanmoins rétif aux rigidités du fonctionnalisme promues par le pontife de la « machine à habiter » : Chareau, précisément, n’est pas Corbu. Il y a trente ans, le centre Pompidou avait consacré une première rétrospective à son œuvre. Elle n’en reste pas moins toujours méconnue dans toute son amplitude.

Né au seuil de la Belle Époque dans un milieu de négociants originaires du Havre, enfant « déclassé » à la suite du suicide de son père ruiné par de mauvais placements, Chareau est élevé par une mère réduite à l’indigence et contrainte de travailler comme dame de compagnie. Encore mineur, Pierre se marie avec Dollie, femme bilingue et très cultivée. Il se voit d’abord comme décorateur d’intérieur. Au sortir de la Grande Guerre, où il a servi comme canonnier, il aménage l’appartement du jeune couple Dalsace. Bientôt coopté comme sociétaire du Salon d’automne, et tandis qu’affluent les commandes privées (pour les Bernheim, Kapferer, Moscovitz, Daniel Dreyfus et j’en passe), Chareau, entré dans la mouvance d’un Mallet-Stevens ou d’un Francis Jourdain, contribue en outre, dès 1924, aux décors de L’Inhumaine – film muet du génial Marcel L’Herbier, cinéaste pour qui, plus tard, il réalise également ceux du Vertige (1926) puis de L’Argent (1928). Ainsi est-il l’une des sommités de l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Entre décors pour le 7e art, expositions internationales, aménagements haut de gamme, Pierre Chareau fait sa mue d’architecte d’intérieur en architecte tout court. En 1927, Edmond Bernheim lui commande la villa « Vent d’Aval », à Beauvallon, dans la Drôme ; l’année suivante Chareau se lance dans la construction de la fameuse « Maison de verre »…

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On n’en finirait pas de pointer la liste de ses contributions, à l’UAM (Union des artistes modernes, fondée en 1929) ou encore au Salon de la France d’outre-mer, au Grand Palais, où, en 1940, Chareau est chargé de concevoir le « Foyer du soldat colonial ». Autant de projets documentés par les innombrables photographies publiées dans ce bel ouvrage. Comme il arrive parfois, l’Histoire coupe court au destin le mieux tracé : juif par sa mère et marié à une juive, l’Occupation le pousse à l’exode ; au terme d’une éprouvante odyssée, l’homme alors âgé de presque 60 ans parvient à embarquer pour New York, où Dollie va le rejoindre – sur le même paquebot que Marcel Duchamp. Impécunieux, le couple exilé trouve sa famille d’adoption chez les poètes, intellectuels et surtout artistes de l’expressionnisme abstrait – d’Anaïs Nin à Paul Bowles, en passant par Robert Motherwell. Après-guerre, Pierre Chareau ne rentre pas en France. Il meurt dans l’été 1950, à l’hôpital proche de la petite « pièce-maison » qu’il achevait d’aménager sur Long Island.

Nos auteurs citent Francis Jourdain, lequel disait de Chareau qu’« il ne savait vraisemblablement “ni combien il étonnait, ni combien il était original” ». Cet homme aussi profondément introverti qu’inventif, est décidément un anti-Le Corbusier. Amateur d’art et collectionneur avisé, Pierre Chareau épouse un monde de formes et de matériaux nouveaux qui ne font nullement obstacle à la tradition, à l’opulence et au raffinement. Il suffit, pour en prendre la mesure, de feuilleter les quelques 800 pages de ces deux volumes qui égrènent, pour l’un les expositions et le mobilier, pour l’autre les architectures d’intérieur et les projets et réalisations de l’architecte : meubles, luminaires, agencements… Rompant de bonne heure avec la tradition historicisante du mouvement Arts and Crafts, comme avec la Sécession viennoise, Chareau invente une écriture stylistique qui, tout en architecturant des espaces sans cloisons, en intégrant le mobilier à des volumétries repensées dans leurs usages, leurs distributions, leurs mobilités, propose un cadre de vie dont il faut aujourd’hui bien saisir le caractère de radicalité qu’il avait alors. Pourtant, comme l’écrit fort bien Marc Bédarida, « jamais il ne propose, comme Le Corbusier, Pierre Jeanneret ou Charlotte Perriand un prototype d’habitation moderne où l’existence charnelle abandonne ses droits au manifeste. » Ainsi Chareau incarne-t-il le « goût français » à son meilleur, tel qu’il eut, dans l’entre-deux-guerres, la faveur de tout ce qui comptait dans l’intelligentsia cultivée. Répertoire éloquent, dont il se pourrait qu’on éprouve la nostalgie.

Francis Lamond et Marc Bédarida, Pierre Chareau, Norma, 2023.

Workaholic en vacances

Qui ne connaît pas un(e) collègue ou membre de la famille méritant le qualificatif d' »addict » au boulot? Illustre-t-il la servitude volontaire d’aujourd’hui ou l’esprit de sérieux qui nous sauvera?

On les appelait jadis les « bourreaux de travail » mais à l’époque du bourreau de travail, l’absence d’informatique et de la divine connexion permanente évitait la véritable addiction devenue aujourd’hui pathologique.

Le workaholic d’aujourd’hui est aussi addict au travail sur écran que l’alcoolique à son verre ou le fumeur à sa cigarette. L’entourage du workaholic est également victime, psychologiquement culpabilisé en permanence, nousrappelant le sévère : « Tais-toi, papa travaille » menaçant de notre enfance.

Entre ruse et dope

Le dépendant intoxiqué est rusé et bénéficie d’un a priori positif dans un monde où la paresse est un droit. Notre homme ou notre femme (plus rare) ne s’épanouit que dans un univers professionnel qui le met sous pression permanente, et si la pression n’est pas suffisante, il la crée avec talent. Le stress est sa dope!

Notre guerrier des temps modernes peut être une femme d’affaires ou un cadre sup en échec, le plus souvent professionnellement indépendant ou investi de « lourdes » (?) responsabilités selon lui. Les symptômes sont toujours les mêmes : un enjeu disproportionné à la tâche à accomplir, la conviction que son angoisse et son obsession sont la condition et la preuve de son implication et de son efficacité.

Un vocabulaire reconnaissable signe l’importance de ses missions; il ne donne ni ne reçoit de simples appels comme vous et moi : il a des « calls » car on sent bien que le « call » est d’un tout autre niveau, le call nécessite un isolement, une préparation psychologique sérieuse, un timing précis ; il l’annonce à l’avance à son entourage, la mine grave, il avertit à plusieurs reprises qu’« il veut le calme absolu»; il repère les lieux même dans la maison de famille, aura-t-il une bonne connexion ? Elles sont capricieuses ! Peut-il s’isoler ? Tout le monde est prévenu et devra faire preuve d’une discrétion à toute épreuve, que dis-je d’une disparation pure et simple. Il faut que son interlocuteur soit convaincu qu’il est à son bureau et seul… et si une voix se fait entendre, ou un aboiement de chien, il peut craquer et devenir violent (après) ou avant, si l’enfant rôde.

La visio: le nec plus ultra

Mais il y a pire comme vecteur du stress : « la visio conférence », c’est-à-dire un méga call à plusieurs. Avez-vous remarqué que rencontrer quelqu’un pour le boulot a de moins en moins d’intérêt ? Les importants, eux, plébiscitent la visio-conférence, accros au stress exquis qu’elle procure, car c’est là que tout se joue avec une tension comparable à celle du dialogue Poutine-Macron. Pour nourrir l’angoisse professionnelle s’ajoute la problématique de la connexion : Skype, Google Meet, Zoho meeting, Whereby, Report it, etc. les outils de « visio conférence » avec des codes d’installation et autres terribles incertitudes : attention au son, à la lumière, au fond (la plage, c’est pas terrible). C’est ce qu’on appelle probablement le COVID long : plus jamais de rapport normal au travail, le distanciel est né avec son cortège de pollution spatio-temporelle, ses exigences d’ubiquité et l’effacement de la vie privée en donnant la priorité aux absents professionnels.

Greffe de portable

Ne programmez rien de particulier à heure fixe en week-end (s’il s’est fait piéger et qu’il est parti), sachez que jamais au grand jamais, il ne le prolongera d’un « jour ouvrable ». Notre workaholic doit vérifier avant quelque activité ludique que ce soit, qu’il n’y a pas de raison de la retarder pour cause professionnelle. Le matin, il va d’abord courir chercher le journal car il peut y avoir eu une crise nationale pendant la nuit qui affecte un de ses clients. Les avocats sont assez touchés, béquilles de leurs clients, ils finissent par n’être disponibles que pour eux. (On aimerait bien que ce soit le cas des médecins ou des plombiers).

Son portable est greffé, il ne le quitte pas, le pose sur la table aux repas et sur ses genoux au théâtre en le cachant. Il n’a pas le temps de faire du sport mais a trouvé la solution : son portable toujours sur lui, il calcule les 10 000 pas qu’il doit faire par jour et BINGO, pendant qu’il marche, il peut passer des appels à son bureau !

Il y a un même workaholic qui a demandé le divorce parce que sa femme n’avait pas voulu annuler les billets de train de départ en vacances dont l’horaire pouvait le faire arriver en retard à la visio importante programmée à l’arrivée.

Pression maximale et cravate à la plage

C’est un hypocondriaque du boulot, rien n’est jamais assez bien fait, surtout par les autres, car il ne délègue pas, c’est la base pour maintenir une activité personnelle à saturation maximale, et qui d’autre que lui peut aussi bien faire ? Il souffre en silence de ce penchant amical ou familial qui veut l’entrainer en vacances. C’est une situation à haut risque : que va faire sa boite sans lui ? Et dans les cas aigus : comment partir quand l’économie française est dans cet état ?

Une fois en vacances quand même, il rechigne le matin à partir de la maison, il a un mail en retard, dit-il d’un air gourmand. Si ce n’est lui, c’est donc son frère que vous avez surpris à la montagne dans un restaurant d’altitude avec son iPad dissimulé sous son anorak, guettant le moment où le sortir. Et à Nice, où ses activités nécessitaient un déjeuner professionnel, il arrive en cravate sur la plage car la cravate est sa ceinture de sécurité mentale, celle du haut fonctionnaire en particulier, elle est la preuve de son sérieux inoxydable… Et ne croyez pas qu’il soit vieux, non il est né comme ça, avec une cravate.

Le sauveur de la France ?

Les mots à ne pas prononcer devant lui sont : « cool », « fais-toi plaisir », « lâche-toi », « déconnecte un peu », « allez ! oublie les dossiers », « ils se passeront bien de toi », « qu’est-ce que tu peux y faire ? », et enfin le mot « vacances » qui le met carrément en colère ! Il n’en prend pas, au mieux, il fait des « breaks »…

Cela dit, on l’aime bien comme toute espèce en voie de disparation ; la conscience professionnelle, le sens du devoir, l’esprit de responsabilité, le refus de la paresse… vous en connaissez beaucoup qui en font preuve sans risquer d’être mis au ban de la société de la coolitude, ou accusé par les syndicats d’exploitation abusive de soi-même ? Et en plus, ne croyez pas que ce soit l’appât du gain qui le motive, il n’en a cure, ce qu’il veut, c’est bosser dans l’intérêt général ! Après tout il sauvera peut-être la France ?

(Toute ressemblance avec des personnages existants n’a rien de fortuit).

Une seule culture, celle du « quartier »

Ancien préfet et fin connaisseur des cités, Michel Aubouin explique l’embrasement des banlieues par la désocialisation de leur jeunesse. Mais il pointe aussi la responsabilité des politiques. Pour lui, la palme revient à Jean-Claude Gayssot, ministre du logement dans le gouvernement Jospin et auteur de la fameuse loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU).


Causeur. La haine de la France et de notre société paraît être le ferment des émeutes. Qu’en pensez-vous, vous qui venez de publier Le Défi d’être Français ?

Michel Auboin. La plus grande partie de ceux qui mettent le feu à la France se revendiquent d’une même culture, celle des quartiers. Une culture tribale, primitive où les habitants des quartiers se considèrent comme propriétaires de leur enclave de leur territoire et considèrent que c’est chez eux et non un bout de France. S’ils nourrissent un fort ressentiment et se vivent comme des victimes, les émeutiers sont souvent au degré zéro de la conscience politique. Ils attaquent pour montrer qu’ils sont forts, qu’ils sont les meilleurs, ils font des dégâts car c’est une preuve de dangerosité qui met en valeur leur virilité et leur permet d’obtenir la reconnaissance dans le quartier. Leur vision du monde est paradoxale : ils haïssent la police, alors que le meilleur prédateur du jeune de banlieue n’est pas le policier, mais l’autre jeune de banlieue. En effet, la violence est endémique dans certains quartiers, les jeunes s’entretuent dans des rixes, peuvent se donner la mort pour des raisons absurdes. Après, tout le monde pleure dans une sorte de scène de catharsis primitive, mais là personne ne réagit, ne s’indigne, ne cherche à trouver un sens à ce gâchis. En revanche, si c’est un policier qui est en cause, tout s’embrase et le problème devient national.

Comment l’expliquez-vous ?

Ce que l’on peut constater à travers les vidéos notamment, c’est la profonde désocialisation de ces jeunes, la pauvreté de leur langue et l’absence de conscience des conséquences de leurs actes. Ils sont très frustes et n’ont pas les moyens de donner un contenu à leurs actions, faute de vocabulaire et de capacité à conceptualiser. Si certains tiennent parfois des embryons de discours politiques, c’est parce que les seuls adultes avec lesquels ils sont en contact, et dont ils acceptent la légitimité, sont des militants qui portent le discours de la victimisation, du ressentiment, de l’oppression. Parmi les très jeunes, on a affaire à une génération de gamins dont beaucoup sont déscolarisés et très violents. La plupart ont été traumatisés par la période du Covid, qui leur a symboliquement montré qu’ils n’avaient de place nulle part, ni dehors ni dedans, car ils sont nombreux à appartenir à des familles dysfonctionnelles, violentes. Ils se sont sentis en dehors du monde.

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Comment reprendre la situation en main ?

D’abord il faut que les Français réinvestissent leur histoire. Non pas parce qu’elle serait particulièrement glorieuse, encore qu’elle comporte de belles pages, mais tout simplement parce que c’est la leur ! La France est une histoire de famille. C’est cette histoire qui nous a forgés et dont nous sommes les héritiers.

Trop de personnes pensent que l’histoire de l’Europe se résume à la colonisation, donc qu’on est des salauds. Mais ils ne connaissent même pas leur histoire ! Savent-ils qu’avant que la France colonise cette zone, l’Algérie n’existait pas ? Que la région était sous domination ottomane ? Que c’était une mosaïque de tribus berbères et arabes, un repaire de pirates où prospéraient des marchés d’esclaves ? Ce n’était pas un « État » et encore moins un pays « indépendant », mais une sorte de colonie ottomane.

Pour vous, le logement social est à l’origine de cette contre-culture des quartiers.

Tout à fait. En France, c’est une vision collectiviste du logement social qui a rendu possible l’appropriation des territoires. Ces logements sociaux appartiennent en général au secteur public, par le biais des sociétés d’HLM gérées par les élus locaux. La démultiplication des violences partout, et notamment dans les petites villes, est la conséquence de l’application de la loi SRU (loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbain, portée par le ministre du Logement PC du gouvernement Jospin, Jean-Claude Gayssot). Il fallait du logement social partout et la loi a imposé des quotas dans des zones auparavant préservées. Du coup, des familles qui habitaient dans le Val-d’Oise ou dans l’Essonne ont déménagé un peu plus loin. Or, ce sont les mêmes sous-cultures, le même ressentiment, les mêmes logiques liées au trafic de drogue qui ont été ainsi « semées » dans tout le pays.

Comment casser cette « culture de quartier » ?

Il faut la casser en instituant un bail pour les bénéficiaires de logements HLM, comme n’importe quel locataire. En effet, les HLM ont vocation à n’être qu’un passage, une solution à durée limitée. À la fin du bail, on devrait faire un point, vérifier si les bénéficiaires relèvent toujours du secteur social, prendre en compte l’évolution de la composition de la famille et lui proposer un accompagnement pour la suite. Certaines données révèlent que parfois les personnes occupent le même logement sur deux ou trois générations ! Ce qui, par ailleurs, permet de faire construire la maison au pays en la finançant grâce au logement social et aux multiples aides et filets de sécurité que fournit la France à ses ressortissants comme aux étrangers… C’est immoral !

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Les plus pauvres n’ont pas accès au logement social et ceux qui y sont y restent, parfois pour de mauvaises raisons. Enfin, comme on accueille chaque année 250 à 270 000 personnes supplémentaires, notamment via le regroupement familial, et que l’on ne construit que 90 000 logements par an, on a mis en place toute une série de dispositifs (hébergement d’urgence, par exemple) qui favorisent la population immigrée. C’est comme cela que l’on a créé ces communautés dans ces quartiers que je ne qualifierai pas de ghettos, car dans les ghettos les gens sont pauvres. Or, dans les quartiers il existe des manifestations de richesse et de « flambe » que l’on ne voit pas dans les territoires périurbains.

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Qui a le droit de jeter la première pierre à Geoffroy Lejeune ?

Que révèlent les protestations contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune à la tête du JDD ainsi que les griefs formulés par le Monde contre les médias du groupe Bolloré ? Tout simplement que ceux qui prétendent défendre le pluralisme de la presse n’y croient pas du tout, puisqu’ils refusent toute opinion un tant soit peu conservatrice. Le billet de Philippe Bilger.


La rédaction du JDD a mis fin à sa grève historique de 40 jours. Le journal pourrait paraître dans les kiosques, au plus tôt, le dimanche 13 août (Le Figaro). À l’évidence cette issue – on a l’impression qu’elle ne réjouit pas tout le monde et qu’au nom d’une politique du pire on aurait souhaité la continuation de la crise – n’a pas mis fin aux aigreurs et aux fantasmes des donneurs de leçons médiatiques. Au premier rang desquels le quotidien Le Monde qui croit nous apprendre quelque chose avec cet éditorial : « Une presse d’opinion ne peut s’affranchir de tout principe ».

Je pourrais me contenter de cette interrogation : de quoi se mêle-t-il donc ? J’admets que ce serait un peu court.

Il me semble que l’argumentation serait déjà un peu plus dense en questionnant la légitimité de ce quotidien à se poser en surplomb et à s’offrir comme exemple de ce que devrait être, selon ses vœux, une presse d’opinion digne de ce nom. Sur ce plan, même si je ne peux me passer de sa lecture tout en ayant régulièrement le sentiment, et pas seulement sur les sujets régaliens, qu’une partialité élégante y domine (avec notamment une surabondance de tribunes libres de même acabit), il est clair que cette prétention est injustifiée.

En effet la tonalité générale du Monde n’est pas de nature à susciter l’enthousiasme de ceux qui aspirent à une presse vraiment libre et pluraliste, dégagée du progressisme chic de gauche, de l’indulgence pour l’extrême gauche et du courroux exclusif à l’encontre de ce qui est qualifié d’extrême droite, avec une information trop souvent biaisée par le désir de voir le réel tel qu’on le rêverait.

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Cette obsession aussi de considérer que Geoffroy Lejeune, parce qu’il a été rédacteur en chef de Valeurs actuelles avec des sympathies politiques clairement affichées, serait, par une sorte de mimétisme pervers, forcément le même à la tête du JDD sans tenir compte du passé de ce dernier (pas de quoi se vanter non plus avec son macronisme et ses plaidoiries constantes en faveur de Nicolas Sarkozy empêtré dans le judiciaire !), de son lectorat et de la faculté d’adaptation de celui qui ne serait pas assez sot pour oublier de mesurer les effets de cette grève de 40 jours et le poids des attentes sur sa future pratique de direction. Geoffroy Lejeune, à supposer qu’il ait mérité le regard hystériquement critique sur lui hier, ne sera évidemment pas le même demain.

Mais le pire, dans cet éditorial du Monde, est ailleurs, dans cette sinistrose complaisamment développée et d’autant plus scandaleuse qu’elle est non seulement répétitive mais aberrante et mensongère.

D’abord je ne vois pas en quoi la démarche, qui plongerait « dans l’incertain une institution comme le JDD »… serait « autrement inquiétante ». Comme si cette publication était investie d’une essence sacrée et que Geoffroy Lejeune, avec son équipe de journalistes, allait forcément briser une mythologie. C’est surestimer le JDD d’hier et sous-estimer par avance celui de demain.

Ensuite je ne suis pas davantage convaincu par le poncif politique partisan, au sujet de CNews et d’Europe 1, qui voudrait, que « sous le contrôle du groupe bâti par Vincent Bolloré, la pluralité d’opinions dans la presse française aura encore reculé ». C’est exactement l’inverse. Le pluralisme, auquel tient tellement le Monde – mais le sien singulièrement rétréci à sa vision orientée de la France et du monde – sera au contraire rendu plus effectif puisque viendra s’ajouter à la représentation médiatique classique, globalement progressiste, une perception conservatrice sur les sujets de société comme sur d’autres. Derrière la fronde des médias traditionnels, il est manifeste que s’exprime la volonté d’une « chasse gardée » et le refus d’une intrusion pourtant bénéfique à la presse d’opinion et à la démocratie.

Comment cet éditorial ose-t-il, enfin, feindre l’inquiétude, avec une totale mauvaise foi, en se demandant : « Qu’en attendre en matière de respect des faits, régulièrement malmenés sur plusieurs chaînes de ce même groupe, ou de journalisme d’investigation, puisqu’il y est manifestement considéré comme une hérésie ? » ?

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Tant au regard de mon expérience personnelle que de l’ensemble des émissions auxquelles il est fait implicitement référence, j’affirme que le procès intenté à CNews comme à Europe 1, par une vision de l’information non pas meilleure que la leur mais désireuse d’être unique, n’a pas la moindre once de crédibilité, et pas davantage à force d’être ressassé…

Je ne me fais aucune illusion. Personne n’a le droit de jeter la première pierre à Geoffroy Lejeune mais peu importe. Que le JDD sorte brillamment ou non de ces quarante jours, il aura des adversaires compulsifs.

Mais que ceux-ci ne couvrent pas leur totalitarisme du voile d’un prétendu pluralisme.

Puisqu’ils ne supportent que le leur.

Bienvenue au Maroc, dans un film de SF mystique

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Animalia, le premier long-métrage de la cinéaste franco-marocaine, Sofia Alaoui, a l’ambition de traiter de la plupart des problèmes sociaux du royaume chérifien à travers une obscure histoire apocalyptique. Mais le caractère ésotérique de l’intrigue prive le film de tout effet dramatique et compromet sa dimension sociale. Sortie en salles le 9 août.


L’orientalisme, en déco, a ses lois que le bon goût ne connaît pas. D’une opulence kitsch déconcertante de hideur, la maison du gouverneur offre ses intérieurs rutilants et surchargés à l’objectif : voilà pour les scènes d’exposition d’Animalia. Amplification d’un court métrage déjà primé au festival Sundance, Animalia est le long-métrage de fiction inaugural de Sofia Alaoui, née en 1990, fille de diplomate très bien élevée qui partage sa vie entre Paris, Pékin et Casablanca. Autant dire que cette enfant gâtée d’un cinéma résolument cosmopolite connait du dedans ce milieu des ultra-nantis du royaume chérifien et d’ailleurs. Au départ, Animalia avait d’ailleurs pour titre Parmi nous. L’édition 2023 du Sundance a, cette fois, gratifié cet ovni d’un Prix spécial. Pourquoi pas ?

Le tour du propriétaire se poursuit dans le luxe tape à l’œil de la cuisine, de l’immense salle de bains puis de la voluptueuse chambre à coucher d’Amine (Mehdi Dehbi), le photogénique rejeton du caïd. Itto (Ounaima Barid) la jeune épouse enceinte jusqu’aux dents (dont on comprendra qu’elle est issue du peuple), a manifestement du mal à s’adapter à un tel clinquant. Là-dessus, une sourde menace extraterrestre met semble-t-il le pays en émoi, les chiens errants envahissent les rues, la faune volatile s’hystérise, tandis que l’armée déploie ses avions, ses chars et ses hélicos tous azimuts. Le réseau lui-même a des sautes d’humeur. Le mari sur les dents restant bloqué pour affaires à Khourigba, au sud de Casablanca, Itto, qui a adopté entre temps un vigoureux berger allemand tirant sur sa laisse, tente de le rejoindre à bord d’une moto triporteur, d’abord conduite par un gars du cru qui la rançonne avant de la laisser choir au bord de la route, puis par Fouad (Fouad Ouhaou) bel et secourable hôtelier plein de droiture. Périple hasardeux au terme duquel, abandonnant le généreux Fouad à son sort, Itto finit par retrouver Amine et les siens, au milieu du chaos régnant. Une bande-son lancinante et répétitive accompagne cette odyssée.

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A la télévision, les actualités témoignent du vent de panique qui se répand sur tous les continents. Au Maroc, le peuple tout entier s’en remet bientôt à Allah, d’où une longue séquence de prière où, les deux sexes séparés comme il se doit (Itto provoque d’ailleurs un scandale en se mêlant aux hommes pour rejoindre son mari), la foule des croyants accroupis se presse en prière dans la mosquée bondée. Quelques échanges nous le suggèrent, toujours de façon aussi énigmatique : « Il y a des forces qui prennent le contrôle. Car tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Un prêche assez abscons précise en voix off : « Et si un jour tu me demandes qui Il est, je te dirais qu’Il n’est rien comme Il est tout. Qui se connaît soi-même connaît la vérité de tout. Tout était pourtant là mais on ne voulait pas le voir […] Et si je dois te faire connaître la vérité des choses, tu verras par toi-même que ce qui n’est pas relié n’a aucune existence sur Terre ou ailleurs ». Quoiqu’il en soit, Itto accouche de son bébé – extraterrestre ? Au final, le titre « PARMI NOUS » s’imprime, en lettres capitales, dans le scintillement d’un ciel étoilé. Générique de fin.

Houlala, que voilà du sérieux ! Si l’on a plus ou moins compris l’intention de Sofia Alaoui – illustrer l’abîme existant, au Maroc, entre riches et pauvres ; montrer la prégnance du religieux sur les esprits ; évoquer le hiatus entre le français, langue usuelle prisée de la haute société, l’arabe qui est le parler indigène, et le berbère, idiome opprimé ; pointer en bref tous les clivages d’un pays durement contrasté – il reste que l’évanescence de cette menace extraterrestre, le caractère sibyllin de l’argument fantastique, le manteau métaphysique qui enveloppe une intrigue noyée dans l’abstraction privent la dramaturgie de tout ressort tant soit peu palpitant. On est tenté de juger passablement prétentieux le nappage mystico-transcendantal qui sert de liant métaphysique à cet onirisme SF sacrément désincarné.

Animalia. Film de Sofia Alaoui. Maroc, France. En salles le 9 août 2023.

Appel des intellectuels en faveur des bouquinistes de Paris lors des Jeux olympiques de 2024

La préfecture de police de Paris a signalé aux bouquinistes des quais de Seine se trouvant dans le périmètre de protection lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 2024 qu’ils devront retirer leurs boîtes « pour des raisons évidentes de sécurité ». Cinquante personalités des mondes universitaire, littéraire et artistique ont signé cet appel qui conteste la nécessité et le bien-fondé de cette décision.


« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » : cette réflexion de l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, Albert Camus, prix Nobel de littérature, n’a manifestement pas été assez prise en considération, ni méditée à sa juste valeur, par ceux qui, peu enclins à chérir, sinon à respecter, leur patrimoine culturel en ce qu’il a de plus historique, riche et populaire, gèrent aujourd’hui, en 2023, la ville de Paris !

Une funeste décision

Car comment comprendre cette funeste décision, de la part de l’administration de la Ville-Lumière (préfecture et mairie conjointes), selon laquelle les célèbres et anciens (leur existence a plus de 450 ans) bouquinistes des quais de Seine – la plus vaste librairie à ciel ouvert du monde et l’une des plus romantiques promenades parisiennes, inscrite au patrimoine culturel de l’humanité – devraient être expulsés et leurs fragiles boîtes démantelées (600 sur 950), pour de prétendues raisons de sécurité face à la menace terroriste ou la violence urbaine, lors des Jeux Olympiques de 2024 ?

Un symbole culturellement et moralement scandaleux

Le symbole, lorsque la culture est à ce point méprisée, et l’irremplaçable richesse des livres sacrifiée sur le très vénal autel du sport business, bien plus encore que d’un hypothétique « périmètre de sécurité », est choquant : scandaleux à l’aune de cette ville littéraire par excellence, sur sa rive gauche en particulier, de Notre-Dame à l’Académie Française, qu’est Paris !

Le risque de la faillite économique

C’est aussi tout un pan de la vie économique, par-delà la remise en question de ce que l’on croyait être doté d’un inviolable statut culturel, qui, avec la disparition programmée de ces antiques mais magnifiques boîtes à livres – disparition théoriquement provisoire : le temps de ces JO – qui risque ainsi de s’avérer dramatique, en pleine saison touristique, pour ces modestes bouquinistes, soudain privés ainsi, sans indemnités et jusqu’à une potentielle faillite économique, d’une importante part de leurs nécessaires revenus financiers pour simplement survivre.

#SaccageParis  

Bref, et pour clore ce plaidoyer en faveur des bouquinistes de Paris, mais aussi, plus généralement, de la culture en ce qu’elle a de plus noble sur le plan éducatif, de plus élevé sur le plan moral et de plus précieux sur le plan historique : c’est l’inlassable et triste saccage de l’une des plus belles villes du monde – une destruction affreusement méthodique dans son obtuse permanence – qui continue ainsi, comme en des sortes d’hypocrites, lâches et quotidiens autodafés, son insidieuse, basse et coupable besogne !

Le sport et l’olympisme contre la culture

La loi olympique d’exception, votée afin de permettre d’exécuter ce qui est impossible en temps normal, est l’une des armes favorites de tous les affairistes désirant s’approprier l’espace public. La démocratie se retire alors, et la culture ensuite, quels que soient la ville et le pays d’accueil du barnum olympique, se voit promptement attaquée. Car l’intelligence des arts, qu’ils soient littéraires ou non, s’oppose au spectacle de l’industrialisation des corps sportifs qui ne visent que le rendement. L’histoire olympique en est émaillée de terribles exemples.

La statue de Voltaire déboulonnée

Il est vrai, pour couronner cette médiocre mais dangereuse entreprise de dégradation de l’intelligence, sinon de l’âme de toute une ville, que la Mairie de Paris a même été, il n’y a guère si longtemps, jusqu’à faire déboulonner, au prétexte de mieux la sauvegarder ainsi de possibles vandales, mais au mépris surtout de l’un de ses plus grands hommes de lettres et d’esprit, la statue, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, de l’insigne Voltaire, pourtant hôte immortel, à travers « la patrie reconnaissante », du Panthéon. Le paradoxe fut là, en cette autre tragique circonstance, à son incompréhensible comble : abattu à Saint-Germain-des-Prés alors même qu’il trône au Panthéon !

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Les lumières de Paris contre l’obscurité de la tyrannie

Morale, sous forme d’interrogation, de cette mauvaise histoire : combien de temps encore la France, réputée patrie des Droits de l’Homme et berceau des Lumières, bradera-t-elle aussi honteusement son inaliénable et bel esprit de liberté, sans lequel il n’est point de démocratie qui vaille, contre les infâmes et périlleux défis – le terrorisme international et la violence urbaine – de la tyrannie la plus obscurantiste, sinon criminelle ?

De Camus à La Boétie : discours critique sur la servitude volontaire 

Ne pas répondre, de toute urgence, à cette question critique, de manière sérieuse, constituerait, non seulement une insulte à la vigilante mise en garde d’Albert Camus, mais, de manière plus grave encore, symptomatique des veules abdications et autres pusillanimes renoncements de notre irrationnelle époque, un dangereux, voire complice, préalable à ce fameux Discours de la servitude volontaire tel que cet immense et docte esprit de la plus haute Renaissance que fut La Boétie l’énonça au faite de son humanisme le plus éclairé. 

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Un appel solennel aux autorités compétentes : ne touchez pas aux bouquinistes ni à leurs livres !    

Ainsi, nous, signataires du présent et solennel appel, demandons aux autorités compétentes, qu’elles soient administratives ou policières, de laisser les bouquinistes de Paris libres de pouvoir vendre leurs livres, à leur traditionnel et séculaire emplacement, sans qu’ils aient à déménager de ces lieux aussi prestigieux qu’historiques, durant toute la période de ces JO de 2024, comme pendant tout le reste de l’année.

C’est là un enjeu, l’un des plus nobles et sacrés qui soient, de civilisation face à la barbarie montante en ces temps troublés, y compris sur le plan politico-idéologique, par une croissante, inquiétante et parfois agressive, inculture !

SIGNATAIRES :

Daniel Salvatore Schiffer : philosophe, écrivain, directeur des ouvrages collectifs Penser Salman Rushdie et Repenser le rôle de l’intellectuel

Laurent Alexandre : docteur, auteur de La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT

Marc Alpozzo : philosophe

Dominique Baqué : philosophe, critique d’art

Stéphane Barsacq : écrivain

Véronique Bergen : philosophe, écrivaine

Marie-Jo Bonnet : historienne, écrivaine

Erick Bonnier : éditeur

Jeannette Bougrab : essayiste, ancienne secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la Vie associative

Jean-Marie Brohm : sociologue, professeur émérite des Universités

Pascal Bruckner : philosophe

Belinda Cannone : écrivaine

Hassen Chalghoumi : président de la conférence des imams de France

Sophie Chauveau : essayiste, écrivaine

Nadine Dewit : artiste-peintre, photographe

Jean-Philippe Domecq : romancier, essayiste

Emmanuel Dupuy : président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe

Luc Ferry : philosophe, ancien ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse

Danièle Fonck : journaliste

Renée Fregosi : philosophe, politologue

Elsa Godart : philosophe, psychanalyste

Christian Godin : philosophe

Dominique Jamet : écrivain, journaliste

Alexandre Jardin : écrivain

François Kasbi : écrivain, journaliste, critique littéraire

Arno Klarsfeld : avocat

Michel Maffesoli : sociologue, professeur émérite à La Sorbonne

Edgar Morin : sociologue, philosophe

Bruno Moysan : musicologue

Véronique Nahoum-Grappe : anthropologue

Eric Naulleau : écrivain

Fabien Ollier : directeur de la revue Quel Sport ? et des éditions QS

Mona Ozouf : philosophe, historienne

Michelle Perrot : historienne

Christiane Rancé : écrivaine

Robert Redeker : philosophe

Jean-Marie Rouart : écrivain, membre de l’Académie française

Elisabeth Roudinesco : philosophe, historienne

Stéphane Rozès : essayiste, politologue

Emmanuel Rubin : journaliste, rédacteur en chef du magazine « Gestes »

Frédéric Schiffter : écrivain

Jacques Sojcher : philosophe

Annie Sugier : présidente de la Ligue du Droit International des Femmes (association créée par Simone de Beauvoir)

Pierre-André Taguieff : philosophe, historien des idées, directeur de recherche au CNRS

Patrick Vassort : sociologue, directeur de la revue Illusio

Alain Vircondelet : écrivain, universitaire

Olivier Weber : écrivain, grand reporter, ancien Ambassadeur de France

Elisabeth Weissman : essayiste, journaliste

Jean-Claude Zylberstein : avocat, éditeur, écrivain

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Ces artistes qui disent merde au wokisme

Certains échappent encore aux patrouilles épuratrices malgré leurs positions assumées, et c’est tant mieux.


C’est une loi naturelle. L’artiste est de gauche et doit régulièrement le prouver. Les feignants pétitionnent – contre le réchauffement climatique, les violences policières ou le patriarcat sans oublier le must du genre, l’appel contre l’extrême droite –, les plus exaltés ou exhibitionnistes nous infligent, pour toutes les grandes occasions (Césars, Cannes, Molières) de douteuses performances à base d’audaces de cour d’école, nudité et pipi-caca. En effet, cette injonction concerne surtout les milieux du spectacle et du cinéma, où on a besoin de financements, notamment publics. Écrivains ou peintres peuvent encore se dispenser d’aller tous les dimanches à la messe progressiste et professer des idées inconvenantes – surtout s’ils vendent. Encore que les dernières déconvenues de Michel Houellebecq suggèrent que même les esprits les mieux trempés peuvent se lasser d’être les têtes de Turc des salons où on arbitre les élégances.

Il n’est pas question ici du gauchisme culturel, fond de sauce idéologique de l’époque, mais de son sous-produit qu’on appellera le gauchisme cultureux, phénomène transnational au demeurant[1]. À Hollywood, Cannes ou Venise, le gratin des paillettes et du glamour est solidaire des opprimés. En France, terre d’élection de l’« exception culturelle » et de l’intermittence, ses adeptes se reconnaissent à ce qu’ils ont en même temps la main tendue et le poing levé.

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On s’est habitués à cette injustice institutionnalisée : pendant que certains engrangent les premiers prix de morale, des auteurs, des metteurs en scène, des comédiens sont privés de financements ou de rôles parce qu’ils pensent mal et parlent trop. Beaucoup ont échappé à la patrouille en gardant leurs opinions pour eux. Certains ont même fait carrière bien qu’ouvertement – et scandaleusement – de droite.

La déferlante #MeToo et la mutation du progressisme en wokisme ont entraîné une extension continue du domaine de l’interdit et un durcissement des peines qui vont jusqu’à la mort sociale et professionnelle. Ce fanatisme révolutionnaire est-il allé trop loin dans l’ardeur épuratrice ? Toujours est-il que, des deux côtés de l’Atlantique, des artistes se rebiffent, à l’instar de J. K. Rowling qui refuse toujours d’abjurer sa conviction qu’il y a des hommes et des femmes. En France, comme le montre le tour d’horizon établi par Jean-Baptiste Roques, des grands noms du cinéma et du théâtre bravent les interdits sans subir les foudres des prêchi-prêcheurs. Il serait exagérément optimiste d’en conclure que le reflux du wokisme a commencé. Mais on peut dire ceci aux jeunes gens qui veulent percer dans le show-business : si ça vous chante, couchez pour réussir, mais rien ne vous oblige à vous coucher.


[1]. On peut voir sur Twitter une photo de Richard Gere posant sur un bateau avec les migrants dont il finance le transit vers l’Europe.

Peut-il y avoir un consentement de l’enfant à un acte sexuel avec un autre enfant ?

Le ministre de l’Éducation nationale a annoncé, à la fin du mois de juin 2023, que l’éducation à la sexualité va désormais faire partie des programmes d’instruction dispensée au même titre que n’importe quelle matière scolaire[1]. Interview avec la psychologue Ariane Bilheran.


Cette annonce est l’occasion de s’attarder sur le fait que l’éducation sexuelle dispensée auprès des jeunes, tout en donnant les informations pour éviter les MST et les grossesses non désirées, promeut l’activité sexuelle [« tu as le droit de faire l’amour à l’âge que tu veux »[2]], du moment que « tous les protagonistes sont d’accord », autrement dit dès lors qu’ils sont « consentants ». Cette notion de consentement est aujourd’hui le prisme de référence de l’éducation à la sexualité dans la sphère scolaire[3].

En droit, l’incapacité d’un enfant de moins de 15 ans à donner quelque consentement que ce soit à un acte sexuel avec un adulte, a été reconnue par la loi[4]. En revanche, lorsqu’il s’agit d’actes commis par des mineurs entre eux, la qualification des actes dépend toujours du fait de savoir si l’acte a été « consenti » ou non.

Les parents, les éducateurs, les juristes sont bien embarrassés : l’enfant, puis l’adolescent, ont-ils vraiment l’aptitude à donner un consentement en connaissance de cause à des actes sexuels, y compris entre eux ? Les préjudices physiques et psychologiques résultant de tels actes, reconnus dans un cadre judiciaire chez les enfants ou adolescents, ne révèlent-ils pas la nécessité de tenir compte du fait que l’enfance n’est pas le temps de la sexualité, et de prendre les enfants pour ce qu’ils sont, des enfants, et non de petits adultes ?

Nous en parlons avec Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, auteur de nombreux ouvrages dont Psychopathologie de la pédophilie (Dunod, 2013, 2ème éd. 2019) et L’Imposture des droits sexuels paru en 2017, qui en est aujourd’hui à sa 5ème édition.

Causeur. Quelles sont les capacités requises pour pouvoir donner un consentement, en général, et en matière sexuelle en particulier ?

Ariane Bilheran. La notion de consentement ne peut être dissociée de différents critères : maturité intellectuelle (aptitudes à se représenter et à comprendre), maturité émotionnelle (aptitude à une sécurité intérieure suffisante, à l’altérité), maturité physique/biologique. Le consentement suppose la conscience des actes et de leurs conséquences, et cette conscience ne peut pas s’acquérir sur la simple délivrance d’une « information ». Il faut encore que le psychisme soit capable de traiter cette information. Par exemple, un enfant avant la puberté n’est pas du tout capable de comprendre des informations concernant la sexualité des adultes : ces informations sont même de nature à faire effraction dans sa vie psychique et dans la construction de son imaginaire (garantie du développement de la sécurité intérieure), en clair, de nature à le traumatiser psychiquement.

Ce n’est qu’à partir d’une conscience pleine et entière de ses actes, que l’on peut en assumer une responsabilité. La conscience et la responsabilité des actes relèvent d’un psychisme ayant acquis une maturité adulte, c’est-à-dire la capacité de faire des choix éclairés, à partir d’une liberté de pensée suffisante.

Le consentement suppose la possibilité de refuser sans conséquence, et exclut toute manipulation déguisée, sinon il est contraint (la contrainte peut être même dissimulée, par exemple : faire un acte pour plaire au groupe, ne pas en être exclu, etc.).

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De plus, le consentement ne peut être valide lorsqu’une autorité exerce un pouvoir (symbolique et/ou réel et/ou imaginaire, jusqu’à l’emprise) de nature à influencer ce consentement. Il ne peut pas non plus être valide dans des cas de vulnérabilité et d’absence d’autonomie : c’est bien là que l’enfant ne saurait jamais être consentant. Par définition, un enfant n’a pas de consentement, puisqu’il n’a pas terminé son développement psychique. Il n’a pas acquis les prérequis permettant d’exercer un discernement. Par sa nature propre d’enfant, il n’est pas autonome, et a besoin d’être protégé par des adultes. Le Droit pénal a toujours, dans le passé, distingué la nature d’enfant de celle de l’adulte : l’absence de conscience et donc d’autonomie chez l’enfant implique sa protection, et n’entraîne pas le même équilibre de droits et de devoirs qu’engendre le statut d’adulte, lequel a terminé son développement psycho-affectif et intellectuel.

Il n’existe pas non plus de consentement supposé sur des pratiques dont on sait qu’elles sont dommageables : le simple fait qu’elles soient dommageables annule le consentement. D’ailleurs, si l’on a acquis suffisamment de discernement, il est peu probable que l’individu choisisse des actes créant un dommage contre lui-même.

Enfin, j’ai envie de rappeler que pour émettre un consentement, il faut aussi des prérequis, comme des outils langagiers, la capacité de verbaliser, permettant d’accéder à des représentations mentales (capacité d’expression suffisante), une aptitude à raisonner.

En somme, la capacité juridique à consentir doit s’appuyer sur l’achèvement de la maturation du développement psychique. Ainsi, les enfants, les personnes déficientes mentales, les individus présentant de graves troubles psychiques, ou encore, sous l’influence de drogue, d’alcool et de psychotropes, ou en situation de vulnérabilité (traumatismes graves, manipulation, harcèlement, etc.) ne sont pas en situation de consentir à quoi que ce soit.

Cette capacité pour les adultes doit donc s’apprécier au cas par cas.

Pour les enfants, il n’y a pas de consentement.

En matière de sexualité, la question du discernement est encore plus cruciale, car la sexualité relève du domaine de l’intime, et par conséquent, est le lieu des traumatismes psychiques les plus lourds, en particulier sur des psychismes en développement et/ou vulnérables, surtout lorsqu’ils sont pris dans des situations d’abus d’autorité, de menaces, de pressions, d’extorsions, de promesses, de chantage, de prosélytisme, etc. La protection pénale de l’intégrité des individus n’est pas négociable.

Pour récapituler, trois critères sont conjointement indispensables à l’obtention d’un consentement : le consentement doit être libre (et ne doit donc subir aucune forme de contrainte même déguisée), éclairé (la personne doit avoir reçu l’information suffisante et être en capacité psychique de la traiter), et l’individu doit être un sujet apte sur le plan psychologique et juridique, donc avoir achevé son développement psychique.

On admet assez facilement que l’enfant ne puisse donner un consentement à un acte avec un adulte. Est-il en revanche possible de parler de consentement des enfants, ou des adolescents, entre eux ?

En vertu de ce que je viens d’expliquer, les enfants ne peuvent pas avoir de consentement en matière de sexualité. Pour les adolescents, il faut juger au cas par cas, selon le niveau de maturité psychique, émotionnelle et intellectuelle, qui détermine un niveau de conscience, et selon la situation (égalitaire ou non, possible détournement par situation d’emprise ou exercice d’une autorité symbolique et/ou réelle, etc.). Chez l’adolescent, le consentement ne peut donc être toujours que partiel.

On a fixé de principe un âge de majorité sexuelle, supposé permettre de délimiter un consentement plus majoritaire que minoritaire, mais il ne saurait jamais être total, et suppose une relation égalitaire, au même niveau de maturation psychique, pour être valable (écarter toute forme de pression, consciente ou non, de conflit de loyauté, d’emprise ou d’autorité exercée sur le sujet de manière par principe inégalitaire).

Vous dites que l’enfant n’a pas de sexualité. Que voulez-vous dire par là ?

La psychologie du développement indique bien que l’enfant n’a pas de sexualité, et encore moins, de sexualité à la manière des adultes. Il ne faut pas confondre la sensorialité, que cherche précisément à développer l’enfant pour s’inscrire dans la finitude de son propre corps, y trouver une sécurité émotionnelle, et pour assimiler le monde qui l’entoure, avec une sensualité, ou encore, une quelconque sexualité. Lorsque l’enfant explore son corps, il ne l’explore pas pour « se masturber » par exemple, mais il explore ses organes génitaux comme il explore ses oreilles, les parties chatouilleuses, etc. Il n’y a pas de connotation sexuelle. À tel point qu’un enfant qui présenterait des signes de sexualisation précoce est toujours l’indicateur, pour des expertises psychologiques en milieu judiciaire, d’un problème. Car un enfant transgressé devient sexualisé, et peut développer des traits que l’on retrouve chez des adultes pervers, puisqu’il ne fait que répondre à des demandes d’adultes pédophiles qui l’ont initié à cette sexualité. Nous avons développé ce point avec ma collègue Amandine Lafargue dans notre livre Psychopathologie de la pédophilie, paru en 2013 chez Dunod, et qui en est à sa deuxième édition. Le Dr Régis Brunod, pédiatre et pédopsychiatre, explique bien les confusions idéologiques actuelles dans son livre Préserver l’innocence des enfants, paru aux éditions Le Bien Commun.

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Le développement psychique de l’enfant est un long processus qui permet de construire des interdits fondamentaux, qui seront garants de son insertion dans une civilisation régie par des lois et des principes moraux. Ces principes moraux ne sont pas négociables, ils sont la jonction de toute société humaine comme nous l’a définie l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, de Maurice Godelier ou d’André Leroi-Gourhan : interdits du meurtre et de l’inceste, notamment. Tout le rôle de l’éducation est de conduire l’enfant à déployer un équilibre psychique entre le principe de plaisir (ses désirs, ses envies, etc.), et le principe de réalité (les conditions de faisabilité et de réalisation de ces désirs, voire d’interdit : si tu as envie de voler le jouet du copain, tu ne le feras pas).

Si l’enfant n’a pas de sexualité, qu’en est-il de l’adolescent ? On imagine que la puberté est un seuil clé en matière de sexualité, mais un enfant pubère est-il de ce fait capable de « consentir » ?

La pulsion sexuelle émerge avec les hormones et la puberté. Mais l’émergence de la puberté sur un plan biologique ne signifie pour autant pas que l’adolescent ait achevé sa maturité émotionnelle, intellectuelle et psychique, ni qu’il soit pleinement conscient de tous ses actes. Théoriquement, la conscience et le sens de la responsabilité des actes (et donc, le consentement) augmenteront à mesure que l’adolescent s’approchera de l’âge adulte ; cette maturation s’achève en moyenne entre 18 et 25 ans, selon les individus. Certains ne « grandissent » jamais suffisamment, comme des profils qui se structurent par exemple sur un mode pervers ou paranoïaque.

Les jeunes sont parfois blessés par des actes sexuels (avec d’autres jeunes) auxquels ils ont pourtant donné leur accord. Comment analysez-vous cela ?

Il faut examiner dans quelles conditions a été obtenu ce supposé « accord » à être blessé. On sait que les adolescents sont très sensibles à la socialisation, à l’acceptation au sein d’un groupe. Ils sont aussi très vulnérables au regard qu’autrui porte sur eux, et peuvent aisément être influencés pour ne pas être isolés du groupe, ou harcelés par lui. Ce sont des techniques d’influence dans des groupes que j’ai appelés « régressés », qui fonctionnent avec des pratiques harceleuses, et les adultes doivent avoir un regard très vigilant sur ce qui se passe entre adolescents dans des concours morbides ou mortifères parfois extrêmement dangereux et préjudiciables à leur santé psychique et physique.

L’éducation sexuelle dispensée auprès des jeunes promeut la liberté sexuelle, du moment que « tous les protagonistes sont d’accord ». Dès lors que cet « accord », autrement dit ce consentement, est illusoire chez les enfants, faut-il donc inverser le discours éducatif et recommander aux jeunes de ne pas avoir d’activité sexuelle ?

La sexualité n’est pas un acte banal. Elle engage la totalité de l’être, dans sa dimension la plus intime. C’est, précisément, parce que c’est le lieu de l’intime, de la plus grande libération intérieure comme de la plus grande souillure traumatique, qu’il convient de se respecter et de ne pas faire n’importe quoi. « Sexe sans conscience n’est que ruine de l’âme » pourrais-je dire, en paraphrasant Rabelais.

La sexualité est traumatique en deçà de la puberté, comme j’ai pu l’expliquer du point de vue du développement psychique de l’enfant, puisque ce dernier n’a pas les aptitudes d’y faire face. Ceci n’est pas nouveau, nous avons de nombreux travaux en psychologie classique, et notamment en psychologie du développement, sur le sujet.

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Pour avoir une sexualité épanouie à l’âge adulte, il faut ne pas avoir brûlé les étapes du développement sensoriel dans l’enfance, avoir construit un imaginaire, une sécurité affective, des représentations, une tendresse suffisants pour devenir apte à cette sexualité complète, amoureuse, érotique et épanouie, loin de la sexualité mécanique, marchande et pornographique que nous vendent certains « programmes » de cette « éducation à la sexualité », où la sexualité est réduite à quelques positions et des bouchages de trous.

Concernant cette incitation à une sexualité sans conscience, tous azimuts, il est important de ne pas confondre une liberté de choisir une relation épanouissante et amoureuse, qui donnera accès à une sexualité heureuse, profonde et érotique, avec coucher sans conscience avec le premier/la première venue, ce qui engendrera des traumatismes qui grèveront parfois définitivement l’accès à une sexualité heureuse.

Quelles pistes pourriez-vous suggérer aux éducateurs, ou aux juristes, pour préserver les enfants comme les adolescents des violences sexuelles qu’ils s’infligent entre eux ?

En quelques mots : apprentissage de la pudeur, de l’intégrité, de l’intimité, des interdits (ex. : on n’a pas le droit de te toucher ni de te montrer des photographies/des vidéos, sans l’accord de tes parents), prodiguer des conseils de bon sens (ex. : si tu sens quelque chose de bizarre, tu sors de la situation, tu cries, tu viens chercher tel adulte de référence, etc.). Je recommande aussi aux parents d’avoir une observation fine et d’exercer une surveillance appropriée des enfants et des adolescents. Enfin, il faut l’interdiction de l’accès aux écrans seuls pour les enfants, et être très vigilants concernant le temps et l’accès aux écrans pour les adolescents.


[1] https://www.education.gouv.fr/education-la-sexualite-le-ministre-de-l-education-nationale-et-de-la-jeunesse-pap-ndiaye-annonce-l-378596

[2] https://www.onsexprime.fr/vos-questions/les-premieres-fois#1231

[3] Voir par exemple la page « consentement » sur le site https://www.onsexprime.fr/la-sexualite/ok-ou-pas-ok/ok-pas-ok-le-consentement-c-est-obligatoire

 

Ticket de caisse, la fin

La fin de l’impression automatique du ticket de caisse à partir du 1er août est censée représenter un pas en avant pour l’écologie et la planète. Mais elle représente aussi un pas en avant pour Big Brother.


Ainsi, c’en serait fini du ticket de caisse. L’obtenir n’est plus automatique, il faut désormais le réclamer pour se le voir remettre. La demande n’est pas encore à formuler en trois exemplaires certifiés conformes sur l’honneur mais cela viendra certainement avant peu. L’alibi de cette trouvaille est bien évidemment écologique, ce bout de papier représentant, paraît-il, une grave menace pour l’environnement, à l’égal sans doute du pet des vaches. Le papier dont il est fait ne serait pas recyclable. On est capable d’aller sur Mars, ou presque, mais toute la science du monde serait impuissante à inventer un matériau écolo compatible pour nos mini additions de courses, de restaurants et de sorties.

Les bras nous en tombent. Donc, plus de facturette pour vérifier le prix des nouilles et de la croquette du chat. Si nous souhaitons accéder à ces données, il nous faut dorénavant, au minimum, être détenteur d’un smart phone, avoir contracté un abonnement auprès d’un opérateur, intégré à l’instrument les applications appropriées, et probablement celles de chaque enseigne commerciale fréquentée. Bref, il nous faut accepter de nous assujettir toujours plus au merveilleux univers de l’homo connectus et consentir à être toujours davantage livrés pieds et poings liés aux bienfaiteurs de l’humanité que sont les multinationales de la technologie la plus avancée. Donc, pour gérer son petit budget commissions on doit à présent en passer par là. C’est-à-dire dépenser pour un service qui était jusque-là gratuit, consommer de l’électricité, de la batterie, participer incidemment et insidieusement aux excellents résultats financiers de quelques fleurons de l’économie mondialisée.

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Au passage, on peut de surcroît s’interroger sur le bilan écologique et énergétique de la chose. Papier versus batterie, électricité, etc… le gain n’est peut-être pas aussi certain qu’on nous le serine. Pareillement, il n’est pas interdit de se poser d’autres questions, d’une autre nature, car ce qui était jusqu’alors remis de la main à la main et donc anonyme ne le sera plus, puisque envoyé à une adresse mail, donc à un destinataire parfaitement identifiable. Ainsi, il suffira à tel ou tel pouvoir bien intentionné, à tel ou tel lobby de s’infiltrer dans ces données pour connaître très exactement ce que Monsieur et Madame Dupont mangent, boivent, fument, jouent, parient, consomment. Bref, s’offrir une vue imprenable sur leur vie privée, sur leur quotidien. Et vous verrez qu’un jour prochain on nous expliquera que cette opportunité de flicage au plus serré est en réalité ce qui peut nous arriver de mieux. Un outil de prévention de santé publique d’où pourraient sortir un jour ou l’autre des messages du genre :  « Attention, Monsieur Dupont, ce mois-ci vous avez forcé sur l’andouille de Vire, le Paris-Brest et vous avez dépassé de cinq flacons votre consommation habituelle de 12,5°. L’infarctus menace. Et accessoirement le classement dans la catégorie peu estimable des alcoolos en puissance, des addicts aux salaisons et à la crème pâtissière ».

Mine de rien, la suppression de ce petit bout de papier n’est pas aussi anecdotique, ni aussi innocente, qu’on pourrait le penser. Certes, on se fera un plaisir de prétendre que, au fond, il ne s’agit que d’un détail. Mais la sagesse populaire ne dit-elle pas que le diable se cache dans les détails ?

Nous sommes tous juges!

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Le magistrat et essayiste français Philippe Bilger © Pierre Olivier

A l’époque des réseaux sociaux, où tout le monde exprime son avis sans la moindre rentenue, on nous enjoint souvent de ne pas porter de jugement. Pourtant, que serait un monde sans discernement, sans évaluation et sans liberté d’expression? Le billet de Philippe Bilger.


De la même manière que les quotidiens ne sont jamais meilleurs que durant les vacances, avec des séries passionnantes, je me donne le droit sur ce blog, au cours de cette période, de moins traiter de politique et davantage de thèmes quotidiens et familiers.

Combien de fois dans la vie courante ai-je entendu ces reproches adressés à d’autres ou à moi-même : « Il ne faut pas juger » ou « Il ne faut pas faire de comparaisons »… Je les ai toujours trouvés injustes dans la mesure où le jugement comme les comparaisons sont inévitables et permettent la plupart du temps de mieux faire comprendre les priorités qu’on a et les hiérarchies qu’implicitement on fait tous…

Soutenir le contraire revient à considérer que l’humanité est une masse indistincte, homogène, égale par principe, forcément remarquable dans sa globalité et éblouissante en chacun de ses membres. On sait bien que l’existence, que ce soit celle de nos proches ou de rencontres de hasard, pour nos dilections ou nos rejets, est radicalement aux antipodes de cet égalitarisme de façade. Il n’est pas de moyen plus efficace pour faire connaître nos choix que de les comparer ou de décrire, par exemple, pourquoi telle personnalité nous semble plus riche, plus stimulante que telle autre. Pour n’importe qui, il y a des différences, les unes sont positives et les autres négatives.

La vie elle-même, dans la plupart de ses séquences, évidemment professionnelles mais aussi d’ordre privé, nous confronte à des obligations de dire le vrai, de supporter l’imprévisibilité dure ou louangeuse des appréciations portées sur nous, à une forme de contentieux où successivement nous pouvons être des juges ou des victimes.

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Bien sûr qu’il convient de comparer – la comparaison étant souvent raison -, de ne pas occulter les ombres, de vanter les lumières, de ne pas faire semblant de placer tout le monde à la même aune, de refuser la facilité et la tromperie de l’hypocrisie.

Ce qui nous interdit d’être tous juges est d’une part l’affection, qui pourrait laisser croire qu’il y aurait là comme une contradiction avec les élans du coeur et d’autre part la politesse, nous contraignant par la bienséance à nier ce qui crève l’esprit et les yeux : le fait que l’inégalité est la règle, l’intelligence mal répartie, le courage rare et la sincérité résiduelle.

Ce n’est pas offenser l’humanisme que d’ériger la vérité comme critère capital. Bien au contraire. C’est redonner à chacun ce qui lui est dû et ne pas se payer de mots.

Pierre Chareau, le charme discret de l’avant-garde

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"La maison de verre" de Pierre Chareau : le grand salon et ses cinq poteaux. © Norma éditions

Éclipsé par les dogmatiques Le Corbusier, Jeanneret et Perriand, Pierre Chareau a développé une œuvre singulière dans l’entre-deux-guerres. Cet architecte, décorateur et designer a même inventé un style : le « goût français ». Un beau livre lui rend enfin hommage.


En 2023, Pierre Chareau serait au chômage : il n’avait aucun diplôme. Pas plus que nombre des architectes de son temps : Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Ludwig Mies van der Rohe… Tous autodidactes. Au tournant du XIXe siècle, il faut croire que le talent était un gage de reconnaissance suffisant. On n’était pas encore entré dans la religion du bac + 7.

Sous la double signature des spécialistes Marc Bédarida et Francis Lamond, un « beau livre » en deux volumes récapitule la vie et la carrière de cet homme talentueux, émotif et discret. Jamais dogmatique ou doctrinaire, au contraire d’un Corbu follement idéalisé par la postérité, Chareau (1883-1950) a, lui aussi, traversé le premier XXe siècle : à la fois ensemblier, décorateur, designer (comme on ne le disait pas encore) et architecte.

L’homme à la pointe de la modernité

L’étendue, la diversité de son travail est souvent éclipsée par la légitime célébrité acquise de nos jours par son grand œuvre : cette fascinante « Maison de verre », commande du médecin Jean Dalsace et de son épouse Annie, et dont la construction, rue Saint-Guillaume dans le 7e arrondissement de Paris, s’est achevée en 1932. Un chapitre détaille la genèse du projet, les difficultés rencontrées pour démolir et transformer, dès 1928, un vieil hôtel particulier en une maison abritant le cabinet de consultation du docteur et l’intimité domestique du couple. La « Maison de verre » ? Un laboratoire avant-gardiste, puisant aux ressources de la modernité – transparence, matériaux innovants, organisation rationnelle des espaces, etc. – pour propager un art de vivre néanmoins rétif aux rigidités du fonctionnalisme promues par le pontife de la « machine à habiter » : Chareau, précisément, n’est pas Corbu. Il y a trente ans, le centre Pompidou avait consacré une première rétrospective à son œuvre. Elle n’en reste pas moins toujours méconnue dans toute son amplitude.

Né au seuil de la Belle Époque dans un milieu de négociants originaires du Havre, enfant « déclassé » à la suite du suicide de son père ruiné par de mauvais placements, Chareau est élevé par une mère réduite à l’indigence et contrainte de travailler comme dame de compagnie. Encore mineur, Pierre se marie avec Dollie, femme bilingue et très cultivée. Il se voit d’abord comme décorateur d’intérieur. Au sortir de la Grande Guerre, où il a servi comme canonnier, il aménage l’appartement du jeune couple Dalsace. Bientôt coopté comme sociétaire du Salon d’automne, et tandis qu’affluent les commandes privées (pour les Bernheim, Kapferer, Moscovitz, Daniel Dreyfus et j’en passe), Chareau, entré dans la mouvance d’un Mallet-Stevens ou d’un Francis Jourdain, contribue en outre, dès 1924, aux décors de L’Inhumaine – film muet du génial Marcel L’Herbier, cinéaste pour qui, plus tard, il réalise également ceux du Vertige (1926) puis de L’Argent (1928). Ainsi est-il l’une des sommités de l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Entre décors pour le 7e art, expositions internationales, aménagements haut de gamme, Pierre Chareau fait sa mue d’architecte d’intérieur en architecte tout court. En 1927, Edmond Bernheim lui commande la villa « Vent d’Aval », à Beauvallon, dans la Drôme ; l’année suivante Chareau se lance dans la construction de la fameuse « Maison de verre »…

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On n’en finirait pas de pointer la liste de ses contributions, à l’UAM (Union des artistes modernes, fondée en 1929) ou encore au Salon de la France d’outre-mer, au Grand Palais, où, en 1940, Chareau est chargé de concevoir le « Foyer du soldat colonial ». Autant de projets documentés par les innombrables photographies publiées dans ce bel ouvrage. Comme il arrive parfois, l’Histoire coupe court au destin le mieux tracé : juif par sa mère et marié à une juive, l’Occupation le pousse à l’exode ; au terme d’une éprouvante odyssée, l’homme alors âgé de presque 60 ans parvient à embarquer pour New York, où Dollie va le rejoindre – sur le même paquebot que Marcel Duchamp. Impécunieux, le couple exilé trouve sa famille d’adoption chez les poètes, intellectuels et surtout artistes de l’expressionnisme abstrait – d’Anaïs Nin à Paul Bowles, en passant par Robert Motherwell. Après-guerre, Pierre Chareau ne rentre pas en France. Il meurt dans l’été 1950, à l’hôpital proche de la petite « pièce-maison » qu’il achevait d’aménager sur Long Island.

Nos auteurs citent Francis Jourdain, lequel disait de Chareau qu’« il ne savait vraisemblablement “ni combien il étonnait, ni combien il était original” ». Cet homme aussi profondément introverti qu’inventif, est décidément un anti-Le Corbusier. Amateur d’art et collectionneur avisé, Pierre Chareau épouse un monde de formes et de matériaux nouveaux qui ne font nullement obstacle à la tradition, à l’opulence et au raffinement. Il suffit, pour en prendre la mesure, de feuilleter les quelques 800 pages de ces deux volumes qui égrènent, pour l’un les expositions et le mobilier, pour l’autre les architectures d’intérieur et les projets et réalisations de l’architecte : meubles, luminaires, agencements… Rompant de bonne heure avec la tradition historicisante du mouvement Arts and Crafts, comme avec la Sécession viennoise, Chareau invente une écriture stylistique qui, tout en architecturant des espaces sans cloisons, en intégrant le mobilier à des volumétries repensées dans leurs usages, leurs distributions, leurs mobilités, propose un cadre de vie dont il faut aujourd’hui bien saisir le caractère de radicalité qu’il avait alors. Pourtant, comme l’écrit fort bien Marc Bédarida, « jamais il ne propose, comme Le Corbusier, Pierre Jeanneret ou Charlotte Perriand un prototype d’habitation moderne où l’existence charnelle abandonne ses droits au manifeste. » Ainsi Chareau incarne-t-il le « goût français » à son meilleur, tel qu’il eut, dans l’entre-deux-guerres, la faveur de tout ce qui comptait dans l’intelligentsia cultivée. Répertoire éloquent, dont il se pourrait qu’on éprouve la nostalgie.

Francis Lamond et Marc Bédarida, Pierre Chareau, Norma, 2023.

Workaholic en vacances

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Qui ne connaît pas un(e) collègue ou membre de la famille méritant le qualificatif d' »addict » au boulot? Illustre-t-il la servitude volontaire d’aujourd’hui ou l’esprit de sérieux qui nous sauvera?

On les appelait jadis les « bourreaux de travail » mais à l’époque du bourreau de travail, l’absence d’informatique et de la divine connexion permanente évitait la véritable addiction devenue aujourd’hui pathologique.

Le workaholic d’aujourd’hui est aussi addict au travail sur écran que l’alcoolique à son verre ou le fumeur à sa cigarette. L’entourage du workaholic est également victime, psychologiquement culpabilisé en permanence, nousrappelant le sévère : « Tais-toi, papa travaille » menaçant de notre enfance.

Entre ruse et dope

Le dépendant intoxiqué est rusé et bénéficie d’un a priori positif dans un monde où la paresse est un droit. Notre homme ou notre femme (plus rare) ne s’épanouit que dans un univers professionnel qui le met sous pression permanente, et si la pression n’est pas suffisante, il la crée avec talent. Le stress est sa dope!

Notre guerrier des temps modernes peut être une femme d’affaires ou un cadre sup en échec, le plus souvent professionnellement indépendant ou investi de « lourdes » (?) responsabilités selon lui. Les symptômes sont toujours les mêmes : un enjeu disproportionné à la tâche à accomplir, la conviction que son angoisse et son obsession sont la condition et la preuve de son implication et de son efficacité.

Un vocabulaire reconnaissable signe l’importance de ses missions; il ne donne ni ne reçoit de simples appels comme vous et moi : il a des « calls » car on sent bien que le « call » est d’un tout autre niveau, le call nécessite un isolement, une préparation psychologique sérieuse, un timing précis ; il l’annonce à l’avance à son entourage, la mine grave, il avertit à plusieurs reprises qu’« il veut le calme absolu»; il repère les lieux même dans la maison de famille, aura-t-il une bonne connexion ? Elles sont capricieuses ! Peut-il s’isoler ? Tout le monde est prévenu et devra faire preuve d’une discrétion à toute épreuve, que dis-je d’une disparation pure et simple. Il faut que son interlocuteur soit convaincu qu’il est à son bureau et seul… et si une voix se fait entendre, ou un aboiement de chien, il peut craquer et devenir violent (après) ou avant, si l’enfant rôde.

La visio: le nec plus ultra

Mais il y a pire comme vecteur du stress : « la visio conférence », c’est-à-dire un méga call à plusieurs. Avez-vous remarqué que rencontrer quelqu’un pour le boulot a de moins en moins d’intérêt ? Les importants, eux, plébiscitent la visio-conférence, accros au stress exquis qu’elle procure, car c’est là que tout se joue avec une tension comparable à celle du dialogue Poutine-Macron. Pour nourrir l’angoisse professionnelle s’ajoute la problématique de la connexion : Skype, Google Meet, Zoho meeting, Whereby, Report it, etc. les outils de « visio conférence » avec des codes d’installation et autres terribles incertitudes : attention au son, à la lumière, au fond (la plage, c’est pas terrible). C’est ce qu’on appelle probablement le COVID long : plus jamais de rapport normal au travail, le distanciel est né avec son cortège de pollution spatio-temporelle, ses exigences d’ubiquité et l’effacement de la vie privée en donnant la priorité aux absents professionnels.

Greffe de portable

Ne programmez rien de particulier à heure fixe en week-end (s’il s’est fait piéger et qu’il est parti), sachez que jamais au grand jamais, il ne le prolongera d’un « jour ouvrable ». Notre workaholic doit vérifier avant quelque activité ludique que ce soit, qu’il n’y a pas de raison de la retarder pour cause professionnelle. Le matin, il va d’abord courir chercher le journal car il peut y avoir eu une crise nationale pendant la nuit qui affecte un de ses clients. Les avocats sont assez touchés, béquilles de leurs clients, ils finissent par n’être disponibles que pour eux. (On aimerait bien que ce soit le cas des médecins ou des plombiers).

Son portable est greffé, il ne le quitte pas, le pose sur la table aux repas et sur ses genoux au théâtre en le cachant. Il n’a pas le temps de faire du sport mais a trouvé la solution : son portable toujours sur lui, il calcule les 10 000 pas qu’il doit faire par jour et BINGO, pendant qu’il marche, il peut passer des appels à son bureau !

Il y a un même workaholic qui a demandé le divorce parce que sa femme n’avait pas voulu annuler les billets de train de départ en vacances dont l’horaire pouvait le faire arriver en retard à la visio importante programmée à l’arrivée.

Pression maximale et cravate à la plage

C’est un hypocondriaque du boulot, rien n’est jamais assez bien fait, surtout par les autres, car il ne délègue pas, c’est la base pour maintenir une activité personnelle à saturation maximale, et qui d’autre que lui peut aussi bien faire ? Il souffre en silence de ce penchant amical ou familial qui veut l’entrainer en vacances. C’est une situation à haut risque : que va faire sa boite sans lui ? Et dans les cas aigus : comment partir quand l’économie française est dans cet état ?

Une fois en vacances quand même, il rechigne le matin à partir de la maison, il a un mail en retard, dit-il d’un air gourmand. Si ce n’est lui, c’est donc son frère que vous avez surpris à la montagne dans un restaurant d’altitude avec son iPad dissimulé sous son anorak, guettant le moment où le sortir. Et à Nice, où ses activités nécessitaient un déjeuner professionnel, il arrive en cravate sur la plage car la cravate est sa ceinture de sécurité mentale, celle du haut fonctionnaire en particulier, elle est la preuve de son sérieux inoxydable… Et ne croyez pas qu’il soit vieux, non il est né comme ça, avec une cravate.

Le sauveur de la France ?

Les mots à ne pas prononcer devant lui sont : « cool », « fais-toi plaisir », « lâche-toi », « déconnecte un peu », « allez ! oublie les dossiers », « ils se passeront bien de toi », « qu’est-ce que tu peux y faire ? », et enfin le mot « vacances » qui le met carrément en colère ! Il n’en prend pas, au mieux, il fait des « breaks »…

Cela dit, on l’aime bien comme toute espèce en voie de disparation ; la conscience professionnelle, le sens du devoir, l’esprit de responsabilité, le refus de la paresse… vous en connaissez beaucoup qui en font preuve sans risquer d’être mis au ban de la société de la coolitude, ou accusé par les syndicats d’exploitation abusive de soi-même ? Et en plus, ne croyez pas que ce soit l’appât du gain qui le motive, il n’en a cure, ce qu’il veut, c’est bosser dans l’intérêt général ! Après tout il sauvera peut-être la France ?

(Toute ressemblance avec des personnages existants n’a rien de fortuit).

Une seule culture, celle du « quartier »

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Michel Aubouin © D.R

Ancien préfet et fin connaisseur des cités, Michel Aubouin explique l’embrasement des banlieues par la désocialisation de leur jeunesse. Mais il pointe aussi la responsabilité des politiques. Pour lui, la palme revient à Jean-Claude Gayssot, ministre du logement dans le gouvernement Jospin et auteur de la fameuse loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU).


Causeur. La haine de la France et de notre société paraît être le ferment des émeutes. Qu’en pensez-vous, vous qui venez de publier Le Défi d’être Français ?

Michel Auboin. La plus grande partie de ceux qui mettent le feu à la France se revendiquent d’une même culture, celle des quartiers. Une culture tribale, primitive où les habitants des quartiers se considèrent comme propriétaires de leur enclave de leur territoire et considèrent que c’est chez eux et non un bout de France. S’ils nourrissent un fort ressentiment et se vivent comme des victimes, les émeutiers sont souvent au degré zéro de la conscience politique. Ils attaquent pour montrer qu’ils sont forts, qu’ils sont les meilleurs, ils font des dégâts car c’est une preuve de dangerosité qui met en valeur leur virilité et leur permet d’obtenir la reconnaissance dans le quartier. Leur vision du monde est paradoxale : ils haïssent la police, alors que le meilleur prédateur du jeune de banlieue n’est pas le policier, mais l’autre jeune de banlieue. En effet, la violence est endémique dans certains quartiers, les jeunes s’entretuent dans des rixes, peuvent se donner la mort pour des raisons absurdes. Après, tout le monde pleure dans une sorte de scène de catharsis primitive, mais là personne ne réagit, ne s’indigne, ne cherche à trouver un sens à ce gâchis. En revanche, si c’est un policier qui est en cause, tout s’embrase et le problème devient national.

Comment l’expliquez-vous ?

Ce que l’on peut constater à travers les vidéos notamment, c’est la profonde désocialisation de ces jeunes, la pauvreté de leur langue et l’absence de conscience des conséquences de leurs actes. Ils sont très frustes et n’ont pas les moyens de donner un contenu à leurs actions, faute de vocabulaire et de capacité à conceptualiser. Si certains tiennent parfois des embryons de discours politiques, c’est parce que les seuls adultes avec lesquels ils sont en contact, et dont ils acceptent la légitimité, sont des militants qui portent le discours de la victimisation, du ressentiment, de l’oppression. Parmi les très jeunes, on a affaire à une génération de gamins dont beaucoup sont déscolarisés et très violents. La plupart ont été traumatisés par la période du Covid, qui leur a symboliquement montré qu’ils n’avaient de place nulle part, ni dehors ni dedans, car ils sont nombreux à appartenir à des familles dysfonctionnelles, violentes. Ils se sont sentis en dehors du monde.

A lire aussi : Ce chaos qui vient: de nouvelles émeutes éclateront dans nos banlieues

Comment reprendre la situation en main ?

D’abord il faut que les Français réinvestissent leur histoire. Non pas parce qu’elle serait particulièrement glorieuse, encore qu’elle comporte de belles pages, mais tout simplement parce que c’est la leur ! La France est une histoire de famille. C’est cette histoire qui nous a forgés et dont nous sommes les héritiers.

Trop de personnes pensent que l’histoire de l’Europe se résume à la colonisation, donc qu’on est des salauds. Mais ils ne connaissent même pas leur histoire ! Savent-ils qu’avant que la France colonise cette zone, l’Algérie n’existait pas ? Que la région était sous domination ottomane ? Que c’était une mosaïque de tribus berbères et arabes, un repaire de pirates où prospéraient des marchés d’esclaves ? Ce n’était pas un « État » et encore moins un pays « indépendant », mais une sorte de colonie ottomane.

Pour vous, le logement social est à l’origine de cette contre-culture des quartiers.

Tout à fait. En France, c’est une vision collectiviste du logement social qui a rendu possible l’appropriation des territoires. Ces logements sociaux appartiennent en général au secteur public, par le biais des sociétés d’HLM gérées par les élus locaux. La démultiplication des violences partout, et notamment dans les petites villes, est la conséquence de l’application de la loi SRU (loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbain, portée par le ministre du Logement PC du gouvernement Jospin, Jean-Claude Gayssot). Il fallait du logement social partout et la loi a imposé des quotas dans des zones auparavant préservées. Du coup, des familles qui habitaient dans le Val-d’Oise ou dans l’Essonne ont déménagé un peu plus loin. Or, ce sont les mêmes sous-cultures, le même ressentiment, les mêmes logiques liées au trafic de drogue qui ont été ainsi « semées » dans tout le pays.

Comment casser cette « culture de quartier » ?

Il faut la casser en instituant un bail pour les bénéficiaires de logements HLM, comme n’importe quel locataire. En effet, les HLM ont vocation à n’être qu’un passage, une solution à durée limitée. À la fin du bail, on devrait faire un point, vérifier si les bénéficiaires relèvent toujours du secteur social, prendre en compte l’évolution de la composition de la famille et lui proposer un accompagnement pour la suite. Certaines données révèlent que parfois les personnes occupent le même logement sur deux ou trois générations ! Ce qui, par ailleurs, permet de faire construire la maison au pays en la finançant grâce au logement social et aux multiples aides et filets de sécurité que fournit la France à ses ressortissants comme aux étrangers… C’est immoral !

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Les plus pauvres n’ont pas accès au logement social et ceux qui y sont y restent, parfois pour de mauvaises raisons. Enfin, comme on accueille chaque année 250 à 270 000 personnes supplémentaires, notamment via le regroupement familial, et que l’on ne construit que 90 000 logements par an, on a mis en place toute une série de dispositifs (hébergement d’urgence, par exemple) qui favorisent la population immigrée. C’est comme cela que l’on a créé ces communautés dans ces quartiers que je ne qualifierai pas de ghettos, car dans les ghettos les gens sont pauvres. Or, dans les quartiers il existe des manifestations de richesse et de « flambe » que l’on ne voit pas dans les territoires périurbains.

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Qui a le droit de jeter la première pierre à Geoffroy Lejeune ?

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Daniele Obono et Mathilde Pano du groupe Les insoumis. 27 eme journee de greve pour le Journal du dimanche JDD. Daniele Obono et Mathilde Pano du groupe Les insoumis. 27 eme journee de greve pour le Journal du dimanche JDD. Daniele Obono et Mathilde Pano du groupe Les insoumis. 27 eme journee de greve pour le Journal du dimanche JDD. Paris, 19 juillet 2023. JEANNE ACCORSINI/SIPA 01120892_000006

Que révèlent les protestations contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune à la tête du JDD ainsi que les griefs formulés par le Monde contre les médias du groupe Bolloré ? Tout simplement que ceux qui prétendent défendre le pluralisme de la presse n’y croient pas du tout, puisqu’ils refusent toute opinion un tant soit peu conservatrice. Le billet de Philippe Bilger.


La rédaction du JDD a mis fin à sa grève historique de 40 jours. Le journal pourrait paraître dans les kiosques, au plus tôt, le dimanche 13 août (Le Figaro). À l’évidence cette issue – on a l’impression qu’elle ne réjouit pas tout le monde et qu’au nom d’une politique du pire on aurait souhaité la continuation de la crise – n’a pas mis fin aux aigreurs et aux fantasmes des donneurs de leçons médiatiques. Au premier rang desquels le quotidien Le Monde qui croit nous apprendre quelque chose avec cet éditorial : « Une presse d’opinion ne peut s’affranchir de tout principe ».

Je pourrais me contenter de cette interrogation : de quoi se mêle-t-il donc ? J’admets que ce serait un peu court.

Il me semble que l’argumentation serait déjà un peu plus dense en questionnant la légitimité de ce quotidien à se poser en surplomb et à s’offrir comme exemple de ce que devrait être, selon ses vœux, une presse d’opinion digne de ce nom. Sur ce plan, même si je ne peux me passer de sa lecture tout en ayant régulièrement le sentiment, et pas seulement sur les sujets régaliens, qu’une partialité élégante y domine (avec notamment une surabondance de tribunes libres de même acabit), il est clair que cette prétention est injustifiée.

En effet la tonalité générale du Monde n’est pas de nature à susciter l’enthousiasme de ceux qui aspirent à une presse vraiment libre et pluraliste, dégagée du progressisme chic de gauche, de l’indulgence pour l’extrême gauche et du courroux exclusif à l’encontre de ce qui est qualifié d’extrême droite, avec une information trop souvent biaisée par le désir de voir le réel tel qu’on le rêverait.

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Cette obsession aussi de considérer que Geoffroy Lejeune, parce qu’il a été rédacteur en chef de Valeurs actuelles avec des sympathies politiques clairement affichées, serait, par une sorte de mimétisme pervers, forcément le même à la tête du JDD sans tenir compte du passé de ce dernier (pas de quoi se vanter non plus avec son macronisme et ses plaidoiries constantes en faveur de Nicolas Sarkozy empêtré dans le judiciaire !), de son lectorat et de la faculté d’adaptation de celui qui ne serait pas assez sot pour oublier de mesurer les effets de cette grève de 40 jours et le poids des attentes sur sa future pratique de direction. Geoffroy Lejeune, à supposer qu’il ait mérité le regard hystériquement critique sur lui hier, ne sera évidemment pas le même demain.

Mais le pire, dans cet éditorial du Monde, est ailleurs, dans cette sinistrose complaisamment développée et d’autant plus scandaleuse qu’elle est non seulement répétitive mais aberrante et mensongère.

D’abord je ne vois pas en quoi la démarche, qui plongerait « dans l’incertain une institution comme le JDD »… serait « autrement inquiétante ». Comme si cette publication était investie d’une essence sacrée et que Geoffroy Lejeune, avec son équipe de journalistes, allait forcément briser une mythologie. C’est surestimer le JDD d’hier et sous-estimer par avance celui de demain.

Ensuite je ne suis pas davantage convaincu par le poncif politique partisan, au sujet de CNews et d’Europe 1, qui voudrait, que « sous le contrôle du groupe bâti par Vincent Bolloré, la pluralité d’opinions dans la presse française aura encore reculé ». C’est exactement l’inverse. Le pluralisme, auquel tient tellement le Monde – mais le sien singulièrement rétréci à sa vision orientée de la France et du monde – sera au contraire rendu plus effectif puisque viendra s’ajouter à la représentation médiatique classique, globalement progressiste, une perception conservatrice sur les sujets de société comme sur d’autres. Derrière la fronde des médias traditionnels, il est manifeste que s’exprime la volonté d’une « chasse gardée » et le refus d’une intrusion pourtant bénéfique à la presse d’opinion et à la démocratie.

Comment cet éditorial ose-t-il, enfin, feindre l’inquiétude, avec une totale mauvaise foi, en se demandant : « Qu’en attendre en matière de respect des faits, régulièrement malmenés sur plusieurs chaînes de ce même groupe, ou de journalisme d’investigation, puisqu’il y est manifestement considéré comme une hérésie ? » ?

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Tant au regard de mon expérience personnelle que de l’ensemble des émissions auxquelles il est fait implicitement référence, j’affirme que le procès intenté à CNews comme à Europe 1, par une vision de l’information non pas meilleure que la leur mais désireuse d’être unique, n’a pas la moindre once de crédibilité, et pas davantage à force d’être ressassé…

Je ne me fais aucune illusion. Personne n’a le droit de jeter la première pierre à Geoffroy Lejeune mais peu importe. Que le JDD sorte brillamment ou non de ces quarante jours, il aura des adversaires compulsifs.

Mais que ceux-ci ne couvrent pas leur totalitarisme du voile d’un prétendu pluralisme.

Puisqu’ils ne supportent que le leur.

Bienvenue au Maroc, dans un film de SF mystique

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Animalia de Sofia Alaoui (2023) ©AD VITAM

Animalia, le premier long-métrage de la cinéaste franco-marocaine, Sofia Alaoui, a l’ambition de traiter de la plupart des problèmes sociaux du royaume chérifien à travers une obscure histoire apocalyptique. Mais le caractère ésotérique de l’intrigue prive le film de tout effet dramatique et compromet sa dimension sociale. Sortie en salles le 9 août.


L’orientalisme, en déco, a ses lois que le bon goût ne connaît pas. D’une opulence kitsch déconcertante de hideur, la maison du gouverneur offre ses intérieurs rutilants et surchargés à l’objectif : voilà pour les scènes d’exposition d’Animalia. Amplification d’un court métrage déjà primé au festival Sundance, Animalia est le long-métrage de fiction inaugural de Sofia Alaoui, née en 1990, fille de diplomate très bien élevée qui partage sa vie entre Paris, Pékin et Casablanca. Autant dire que cette enfant gâtée d’un cinéma résolument cosmopolite connait du dedans ce milieu des ultra-nantis du royaume chérifien et d’ailleurs. Au départ, Animalia avait d’ailleurs pour titre Parmi nous. L’édition 2023 du Sundance a, cette fois, gratifié cet ovni d’un Prix spécial. Pourquoi pas ?

Le tour du propriétaire se poursuit dans le luxe tape à l’œil de la cuisine, de l’immense salle de bains puis de la voluptueuse chambre à coucher d’Amine (Mehdi Dehbi), le photogénique rejeton du caïd. Itto (Ounaima Barid) la jeune épouse enceinte jusqu’aux dents (dont on comprendra qu’elle est issue du peuple), a manifestement du mal à s’adapter à un tel clinquant. Là-dessus, une sourde menace extraterrestre met semble-t-il le pays en émoi, les chiens errants envahissent les rues, la faune volatile s’hystérise, tandis que l’armée déploie ses avions, ses chars et ses hélicos tous azimuts. Le réseau lui-même a des sautes d’humeur. Le mari sur les dents restant bloqué pour affaires à Khourigba, au sud de Casablanca, Itto, qui a adopté entre temps un vigoureux berger allemand tirant sur sa laisse, tente de le rejoindre à bord d’une moto triporteur, d’abord conduite par un gars du cru qui la rançonne avant de la laisser choir au bord de la route, puis par Fouad (Fouad Ouhaou) bel et secourable hôtelier plein de droiture. Périple hasardeux au terme duquel, abandonnant le généreux Fouad à son sort, Itto finit par retrouver Amine et les siens, au milieu du chaos régnant. Une bande-son lancinante et répétitive accompagne cette odyssée.

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A la télévision, les actualités témoignent du vent de panique qui se répand sur tous les continents. Au Maroc, le peuple tout entier s’en remet bientôt à Allah, d’où une longue séquence de prière où, les deux sexes séparés comme il se doit (Itto provoque d’ailleurs un scandale en se mêlant aux hommes pour rejoindre son mari), la foule des croyants accroupis se presse en prière dans la mosquée bondée. Quelques échanges nous le suggèrent, toujours de façon aussi énigmatique : « Il y a des forces qui prennent le contrôle. Car tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Un prêche assez abscons précise en voix off : « Et si un jour tu me demandes qui Il est, je te dirais qu’Il n’est rien comme Il est tout. Qui se connaît soi-même connaît la vérité de tout. Tout était pourtant là mais on ne voulait pas le voir […] Et si je dois te faire connaître la vérité des choses, tu verras par toi-même que ce qui n’est pas relié n’a aucune existence sur Terre ou ailleurs ». Quoiqu’il en soit, Itto accouche de son bébé – extraterrestre ? Au final, le titre « PARMI NOUS » s’imprime, en lettres capitales, dans le scintillement d’un ciel étoilé. Générique de fin.

Houlala, que voilà du sérieux ! Si l’on a plus ou moins compris l’intention de Sofia Alaoui – illustrer l’abîme existant, au Maroc, entre riches et pauvres ; montrer la prégnance du religieux sur les esprits ; évoquer le hiatus entre le français, langue usuelle prisée de la haute société, l’arabe qui est le parler indigène, et le berbère, idiome opprimé ; pointer en bref tous les clivages d’un pays durement contrasté – il reste que l’évanescence de cette menace extraterrestre, le caractère sibyllin de l’argument fantastique, le manteau métaphysique qui enveloppe une intrigue noyée dans l’abstraction privent la dramaturgie de tout ressort tant soit peu palpitant. On est tenté de juger passablement prétentieux le nappage mystico-transcendantal qui sert de liant métaphysique à cet onirisme SF sacrément désincarné.

Animalia. Film de Sofia Alaoui. Maroc, France. En salles le 9 août 2023.

Appel des intellectuels en faveur des bouquinistes de Paris lors des Jeux olympiques de 2024

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Paris bouqinistes quai de Seine, 02/04/2021 Philippe Dannic/SIPA 01012917_000012

La préfecture de police de Paris a signalé aux bouquinistes des quais de Seine se trouvant dans le périmètre de protection lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 2024 qu’ils devront retirer leurs boîtes « pour des raisons évidentes de sécurité ». Cinquante personalités des mondes universitaire, littéraire et artistique ont signé cet appel qui conteste la nécessité et le bien-fondé de cette décision.


« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » : cette réflexion de l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, Albert Camus, prix Nobel de littérature, n’a manifestement pas été assez prise en considération, ni méditée à sa juste valeur, par ceux qui, peu enclins à chérir, sinon à respecter, leur patrimoine culturel en ce qu’il a de plus historique, riche et populaire, gèrent aujourd’hui, en 2023, la ville de Paris !

Une funeste décision

Car comment comprendre cette funeste décision, de la part de l’administration de la Ville-Lumière (préfecture et mairie conjointes), selon laquelle les célèbres et anciens (leur existence a plus de 450 ans) bouquinistes des quais de Seine – la plus vaste librairie à ciel ouvert du monde et l’une des plus romantiques promenades parisiennes, inscrite au patrimoine culturel de l’humanité – devraient être expulsés et leurs fragiles boîtes démantelées (600 sur 950), pour de prétendues raisons de sécurité face à la menace terroriste ou la violence urbaine, lors des Jeux Olympiques de 2024 ?

Un symbole culturellement et moralement scandaleux

Le symbole, lorsque la culture est à ce point méprisée, et l’irremplaçable richesse des livres sacrifiée sur le très vénal autel du sport business, bien plus encore que d’un hypothétique « périmètre de sécurité », est choquant : scandaleux à l’aune de cette ville littéraire par excellence, sur sa rive gauche en particulier, de Notre-Dame à l’Académie Française, qu’est Paris !

Le risque de la faillite économique

C’est aussi tout un pan de la vie économique, par-delà la remise en question de ce que l’on croyait être doté d’un inviolable statut culturel, qui, avec la disparition programmée de ces antiques mais magnifiques boîtes à livres – disparition théoriquement provisoire : le temps de ces JO – qui risque ainsi de s’avérer dramatique, en pleine saison touristique, pour ces modestes bouquinistes, soudain privés ainsi, sans indemnités et jusqu’à une potentielle faillite économique, d’une importante part de leurs nécessaires revenus financiers pour simplement survivre.

#SaccageParis  

Bref, et pour clore ce plaidoyer en faveur des bouquinistes de Paris, mais aussi, plus généralement, de la culture en ce qu’elle a de plus noble sur le plan éducatif, de plus élevé sur le plan moral et de plus précieux sur le plan historique : c’est l’inlassable et triste saccage de l’une des plus belles villes du monde – une destruction affreusement méthodique dans son obtuse permanence – qui continue ainsi, comme en des sortes d’hypocrites, lâches et quotidiens autodafés, son insidieuse, basse et coupable besogne !

Le sport et l’olympisme contre la culture

La loi olympique d’exception, votée afin de permettre d’exécuter ce qui est impossible en temps normal, est l’une des armes favorites de tous les affairistes désirant s’approprier l’espace public. La démocratie se retire alors, et la culture ensuite, quels que soient la ville et le pays d’accueil du barnum olympique, se voit promptement attaquée. Car l’intelligence des arts, qu’ils soient littéraires ou non, s’oppose au spectacle de l’industrialisation des corps sportifs qui ne visent que le rendement. L’histoire olympique en est émaillée de terribles exemples.

La statue de Voltaire déboulonnée

Il est vrai, pour couronner cette médiocre mais dangereuse entreprise de dégradation de l’intelligence, sinon de l’âme de toute une ville, que la Mairie de Paris a même été, il n’y a guère si longtemps, jusqu’à faire déboulonner, au prétexte de mieux la sauvegarder ainsi de possibles vandales, mais au mépris surtout de l’un de ses plus grands hommes de lettres et d’esprit, la statue, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, de l’insigne Voltaire, pourtant hôte immortel, à travers « la patrie reconnaissante », du Panthéon. Le paradoxe fut là, en cette autre tragique circonstance, à son incompréhensible comble : abattu à Saint-Germain-des-Prés alors même qu’il trône au Panthéon !

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Les lumières de Paris contre l’obscurité de la tyrannie

Morale, sous forme d’interrogation, de cette mauvaise histoire : combien de temps encore la France, réputée patrie des Droits de l’Homme et berceau des Lumières, bradera-t-elle aussi honteusement son inaliénable et bel esprit de liberté, sans lequel il n’est point de démocratie qui vaille, contre les infâmes et périlleux défis – le terrorisme international et la violence urbaine – de la tyrannie la plus obscurantiste, sinon criminelle ?

De Camus à La Boétie : discours critique sur la servitude volontaire 

Ne pas répondre, de toute urgence, à cette question critique, de manière sérieuse, constituerait, non seulement une insulte à la vigilante mise en garde d’Albert Camus, mais, de manière plus grave encore, symptomatique des veules abdications et autres pusillanimes renoncements de notre irrationnelle époque, un dangereux, voire complice, préalable à ce fameux Discours de la servitude volontaire tel que cet immense et docte esprit de la plus haute Renaissance que fut La Boétie l’énonça au faite de son humanisme le plus éclairé. 

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Un appel solennel aux autorités compétentes : ne touchez pas aux bouquinistes ni à leurs livres !    

Ainsi, nous, signataires du présent et solennel appel, demandons aux autorités compétentes, qu’elles soient administratives ou policières, de laisser les bouquinistes de Paris libres de pouvoir vendre leurs livres, à leur traditionnel et séculaire emplacement, sans qu’ils aient à déménager de ces lieux aussi prestigieux qu’historiques, durant toute la période de ces JO de 2024, comme pendant tout le reste de l’année.

C’est là un enjeu, l’un des plus nobles et sacrés qui soient, de civilisation face à la barbarie montante en ces temps troublés, y compris sur le plan politico-idéologique, par une croissante, inquiétante et parfois agressive, inculture !

SIGNATAIRES :

Daniel Salvatore Schiffer : philosophe, écrivain, directeur des ouvrages collectifs Penser Salman Rushdie et Repenser le rôle de l’intellectuel

Laurent Alexandre : docteur, auteur de La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT

Marc Alpozzo : philosophe

Dominique Baqué : philosophe, critique d’art

Stéphane Barsacq : écrivain

Véronique Bergen : philosophe, écrivaine

Marie-Jo Bonnet : historienne, écrivaine

Erick Bonnier : éditeur

Jeannette Bougrab : essayiste, ancienne secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la Vie associative

Jean-Marie Brohm : sociologue, professeur émérite des Universités

Pascal Bruckner : philosophe

Belinda Cannone : écrivaine

Hassen Chalghoumi : président de la conférence des imams de France

Sophie Chauveau : essayiste, écrivaine

Nadine Dewit : artiste-peintre, photographe

Jean-Philippe Domecq : romancier, essayiste

Emmanuel Dupuy : président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe

Luc Ferry : philosophe, ancien ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse

Danièle Fonck : journaliste

Renée Fregosi : philosophe, politologue

Elsa Godart : philosophe, psychanalyste

Christian Godin : philosophe

Dominique Jamet : écrivain, journaliste

Alexandre Jardin : écrivain

François Kasbi : écrivain, journaliste, critique littéraire

Arno Klarsfeld : avocat

Michel Maffesoli : sociologue, professeur émérite à La Sorbonne

Edgar Morin : sociologue, philosophe

Bruno Moysan : musicologue

Véronique Nahoum-Grappe : anthropologue

Eric Naulleau : écrivain

Fabien Ollier : directeur de la revue Quel Sport ? et des éditions QS

Mona Ozouf : philosophe, historienne

Michelle Perrot : historienne

Christiane Rancé : écrivaine

Robert Redeker : philosophe

Jean-Marie Rouart : écrivain, membre de l’Académie française

Elisabeth Roudinesco : philosophe, historienne

Stéphane Rozès : essayiste, politologue

Emmanuel Rubin : journaliste, rédacteur en chef du magazine « Gestes »

Frédéric Schiffter : écrivain

Jacques Sojcher : philosophe

Annie Sugier : présidente de la Ligue du Droit International des Femmes (association créée par Simone de Beauvoir)

Pierre-André Taguieff : philosophe, historien des idées, directeur de recherche au CNRS

Patrick Vassort : sociologue, directeur de la revue Illusio

Alain Vircondelet : écrivain, universitaire

Olivier Weber : écrivain, grand reporter, ancien Ambassadeur de France

Elisabeth Weissman : essayiste, journaliste

Jean-Claude Zylberstein : avocat, éditeur, écrivain

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Ces artistes qui disent merde au wokisme

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Eric Naulleau, Emmanuelle Seigner, Michel Fau, Maïwenn et Johnny Depp, Bret Easton Ellis, Yvan Attal et Charlotte Gainsbourg © Montage Sipa.

Certains échappent encore aux patrouilles épuratrices malgré leurs positions assumées, et c’est tant mieux.


C’est une loi naturelle. L’artiste est de gauche et doit régulièrement le prouver. Les feignants pétitionnent – contre le réchauffement climatique, les violences policières ou le patriarcat sans oublier le must du genre, l’appel contre l’extrême droite –, les plus exaltés ou exhibitionnistes nous infligent, pour toutes les grandes occasions (Césars, Cannes, Molières) de douteuses performances à base d’audaces de cour d’école, nudité et pipi-caca. En effet, cette injonction concerne surtout les milieux du spectacle et du cinéma, où on a besoin de financements, notamment publics. Écrivains ou peintres peuvent encore se dispenser d’aller tous les dimanches à la messe progressiste et professer des idées inconvenantes – surtout s’ils vendent. Encore que les dernières déconvenues de Michel Houellebecq suggèrent que même les esprits les mieux trempés peuvent se lasser d’être les têtes de Turc des salons où on arbitre les élégances.

Il n’est pas question ici du gauchisme culturel, fond de sauce idéologique de l’époque, mais de son sous-produit qu’on appellera le gauchisme cultureux, phénomène transnational au demeurant[1]. À Hollywood, Cannes ou Venise, le gratin des paillettes et du glamour est solidaire des opprimés. En France, terre d’élection de l’« exception culturelle » et de l’intermittence, ses adeptes se reconnaissent à ce qu’ils ont en même temps la main tendue et le poing levé.

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On s’est habitués à cette injustice institutionnalisée : pendant que certains engrangent les premiers prix de morale, des auteurs, des metteurs en scène, des comédiens sont privés de financements ou de rôles parce qu’ils pensent mal et parlent trop. Beaucoup ont échappé à la patrouille en gardant leurs opinions pour eux. Certains ont même fait carrière bien qu’ouvertement – et scandaleusement – de droite.

La déferlante #MeToo et la mutation du progressisme en wokisme ont entraîné une extension continue du domaine de l’interdit et un durcissement des peines qui vont jusqu’à la mort sociale et professionnelle. Ce fanatisme révolutionnaire est-il allé trop loin dans l’ardeur épuratrice ? Toujours est-il que, des deux côtés de l’Atlantique, des artistes se rebiffent, à l’instar de J. K. Rowling qui refuse toujours d’abjurer sa conviction qu’il y a des hommes et des femmes. En France, comme le montre le tour d’horizon établi par Jean-Baptiste Roques, des grands noms du cinéma et du théâtre bravent les interdits sans subir les foudres des prêchi-prêcheurs. Il serait exagérément optimiste d’en conclure que le reflux du wokisme a commencé. Mais on peut dire ceci aux jeunes gens qui veulent percer dans le show-business : si ça vous chante, couchez pour réussir, mais rien ne vous oblige à vous coucher.


[1]. On peut voir sur Twitter une photo de Richard Gere posant sur un bateau avec les migrants dont il finance le transit vers l’Europe.

Peut-il y avoir un consentement de l’enfant à un acte sexuel avec un autre enfant ?

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© D.R / Unsplash

Le ministre de l’Éducation nationale a annoncé, à la fin du mois de juin 2023, que l’éducation à la sexualité va désormais faire partie des programmes d’instruction dispensée au même titre que n’importe quelle matière scolaire[1]. Interview avec la psychologue Ariane Bilheran.


Cette annonce est l’occasion de s’attarder sur le fait que l’éducation sexuelle dispensée auprès des jeunes, tout en donnant les informations pour éviter les MST et les grossesses non désirées, promeut l’activité sexuelle [« tu as le droit de faire l’amour à l’âge que tu veux »[2]], du moment que « tous les protagonistes sont d’accord », autrement dit dès lors qu’ils sont « consentants ». Cette notion de consentement est aujourd’hui le prisme de référence de l’éducation à la sexualité dans la sphère scolaire[3].

En droit, l’incapacité d’un enfant de moins de 15 ans à donner quelque consentement que ce soit à un acte sexuel avec un adulte, a été reconnue par la loi[4]. En revanche, lorsqu’il s’agit d’actes commis par des mineurs entre eux, la qualification des actes dépend toujours du fait de savoir si l’acte a été « consenti » ou non.

Les parents, les éducateurs, les juristes sont bien embarrassés : l’enfant, puis l’adolescent, ont-ils vraiment l’aptitude à donner un consentement en connaissance de cause à des actes sexuels, y compris entre eux ? Les préjudices physiques et psychologiques résultant de tels actes, reconnus dans un cadre judiciaire chez les enfants ou adolescents, ne révèlent-ils pas la nécessité de tenir compte du fait que l’enfance n’est pas le temps de la sexualité, et de prendre les enfants pour ce qu’ils sont, des enfants, et non de petits adultes ?

Nous en parlons avec Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, auteur de nombreux ouvrages dont Psychopathologie de la pédophilie (Dunod, 2013, 2ème éd. 2019) et L’Imposture des droits sexuels paru en 2017, qui en est aujourd’hui à sa 5ème édition.

Causeur. Quelles sont les capacités requises pour pouvoir donner un consentement, en général, et en matière sexuelle en particulier ?

Ariane Bilheran. La notion de consentement ne peut être dissociée de différents critères : maturité intellectuelle (aptitudes à se représenter et à comprendre), maturité émotionnelle (aptitude à une sécurité intérieure suffisante, à l’altérité), maturité physique/biologique. Le consentement suppose la conscience des actes et de leurs conséquences, et cette conscience ne peut pas s’acquérir sur la simple délivrance d’une « information ». Il faut encore que le psychisme soit capable de traiter cette information. Par exemple, un enfant avant la puberté n’est pas du tout capable de comprendre des informations concernant la sexualité des adultes : ces informations sont même de nature à faire effraction dans sa vie psychique et dans la construction de son imaginaire (garantie du développement de la sécurité intérieure), en clair, de nature à le traumatiser psychiquement.

Ce n’est qu’à partir d’une conscience pleine et entière de ses actes, que l’on peut en assumer une responsabilité. La conscience et la responsabilité des actes relèvent d’un psychisme ayant acquis une maturité adulte, c’est-à-dire la capacité de faire des choix éclairés, à partir d’une liberté de pensée suffisante.

Le consentement suppose la possibilité de refuser sans conséquence, et exclut toute manipulation déguisée, sinon il est contraint (la contrainte peut être même dissimulée, par exemple : faire un acte pour plaire au groupe, ne pas en être exclu, etc.).

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De plus, le consentement ne peut être valide lorsqu’une autorité exerce un pouvoir (symbolique et/ou réel et/ou imaginaire, jusqu’à l’emprise) de nature à influencer ce consentement. Il ne peut pas non plus être valide dans des cas de vulnérabilité et d’absence d’autonomie : c’est bien là que l’enfant ne saurait jamais être consentant. Par définition, un enfant n’a pas de consentement, puisqu’il n’a pas terminé son développement psychique. Il n’a pas acquis les prérequis permettant d’exercer un discernement. Par sa nature propre d’enfant, il n’est pas autonome, et a besoin d’être protégé par des adultes. Le Droit pénal a toujours, dans le passé, distingué la nature d’enfant de celle de l’adulte : l’absence de conscience et donc d’autonomie chez l’enfant implique sa protection, et n’entraîne pas le même équilibre de droits et de devoirs qu’engendre le statut d’adulte, lequel a terminé son développement psycho-affectif et intellectuel.

Il n’existe pas non plus de consentement supposé sur des pratiques dont on sait qu’elles sont dommageables : le simple fait qu’elles soient dommageables annule le consentement. D’ailleurs, si l’on a acquis suffisamment de discernement, il est peu probable que l’individu choisisse des actes créant un dommage contre lui-même.

Enfin, j’ai envie de rappeler que pour émettre un consentement, il faut aussi des prérequis, comme des outils langagiers, la capacité de verbaliser, permettant d’accéder à des représentations mentales (capacité d’expression suffisante), une aptitude à raisonner.

En somme, la capacité juridique à consentir doit s’appuyer sur l’achèvement de la maturation du développement psychique. Ainsi, les enfants, les personnes déficientes mentales, les individus présentant de graves troubles psychiques, ou encore, sous l’influence de drogue, d’alcool et de psychotropes, ou en situation de vulnérabilité (traumatismes graves, manipulation, harcèlement, etc.) ne sont pas en situation de consentir à quoi que ce soit.

Cette capacité pour les adultes doit donc s’apprécier au cas par cas.

Pour les enfants, il n’y a pas de consentement.

En matière de sexualité, la question du discernement est encore plus cruciale, car la sexualité relève du domaine de l’intime, et par conséquent, est le lieu des traumatismes psychiques les plus lourds, en particulier sur des psychismes en développement et/ou vulnérables, surtout lorsqu’ils sont pris dans des situations d’abus d’autorité, de menaces, de pressions, d’extorsions, de promesses, de chantage, de prosélytisme, etc. La protection pénale de l’intégrité des individus n’est pas négociable.

Pour récapituler, trois critères sont conjointement indispensables à l’obtention d’un consentement : le consentement doit être libre (et ne doit donc subir aucune forme de contrainte même déguisée), éclairé (la personne doit avoir reçu l’information suffisante et être en capacité psychique de la traiter), et l’individu doit être un sujet apte sur le plan psychologique et juridique, donc avoir achevé son développement psychique.

On admet assez facilement que l’enfant ne puisse donner un consentement à un acte avec un adulte. Est-il en revanche possible de parler de consentement des enfants, ou des adolescents, entre eux ?

En vertu de ce que je viens d’expliquer, les enfants ne peuvent pas avoir de consentement en matière de sexualité. Pour les adolescents, il faut juger au cas par cas, selon le niveau de maturité psychique, émotionnelle et intellectuelle, qui détermine un niveau de conscience, et selon la situation (égalitaire ou non, possible détournement par situation d’emprise ou exercice d’une autorité symbolique et/ou réelle, etc.). Chez l’adolescent, le consentement ne peut donc être toujours que partiel.

On a fixé de principe un âge de majorité sexuelle, supposé permettre de délimiter un consentement plus majoritaire que minoritaire, mais il ne saurait jamais être total, et suppose une relation égalitaire, au même niveau de maturation psychique, pour être valable (écarter toute forme de pression, consciente ou non, de conflit de loyauté, d’emprise ou d’autorité exercée sur le sujet de manière par principe inégalitaire).

Vous dites que l’enfant n’a pas de sexualité. Que voulez-vous dire par là ?

La psychologie du développement indique bien que l’enfant n’a pas de sexualité, et encore moins, de sexualité à la manière des adultes. Il ne faut pas confondre la sensorialité, que cherche précisément à développer l’enfant pour s’inscrire dans la finitude de son propre corps, y trouver une sécurité émotionnelle, et pour assimiler le monde qui l’entoure, avec une sensualité, ou encore, une quelconque sexualité. Lorsque l’enfant explore son corps, il ne l’explore pas pour « se masturber » par exemple, mais il explore ses organes génitaux comme il explore ses oreilles, les parties chatouilleuses, etc. Il n’y a pas de connotation sexuelle. À tel point qu’un enfant qui présenterait des signes de sexualisation précoce est toujours l’indicateur, pour des expertises psychologiques en milieu judiciaire, d’un problème. Car un enfant transgressé devient sexualisé, et peut développer des traits que l’on retrouve chez des adultes pervers, puisqu’il ne fait que répondre à des demandes d’adultes pédophiles qui l’ont initié à cette sexualité. Nous avons développé ce point avec ma collègue Amandine Lafargue dans notre livre Psychopathologie de la pédophilie, paru en 2013 chez Dunod, et qui en est à sa deuxième édition. Le Dr Régis Brunod, pédiatre et pédopsychiatre, explique bien les confusions idéologiques actuelles dans son livre Préserver l’innocence des enfants, paru aux éditions Le Bien Commun.

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Le développement psychique de l’enfant est un long processus qui permet de construire des interdits fondamentaux, qui seront garants de son insertion dans une civilisation régie par des lois et des principes moraux. Ces principes moraux ne sont pas négociables, ils sont la jonction de toute société humaine comme nous l’a définie l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, de Maurice Godelier ou d’André Leroi-Gourhan : interdits du meurtre et de l’inceste, notamment. Tout le rôle de l’éducation est de conduire l’enfant à déployer un équilibre psychique entre le principe de plaisir (ses désirs, ses envies, etc.), et le principe de réalité (les conditions de faisabilité et de réalisation de ces désirs, voire d’interdit : si tu as envie de voler le jouet du copain, tu ne le feras pas).

Si l’enfant n’a pas de sexualité, qu’en est-il de l’adolescent ? On imagine que la puberté est un seuil clé en matière de sexualité, mais un enfant pubère est-il de ce fait capable de « consentir » ?

La pulsion sexuelle émerge avec les hormones et la puberté. Mais l’émergence de la puberté sur un plan biologique ne signifie pour autant pas que l’adolescent ait achevé sa maturité émotionnelle, intellectuelle et psychique, ni qu’il soit pleinement conscient de tous ses actes. Théoriquement, la conscience et le sens de la responsabilité des actes (et donc, le consentement) augmenteront à mesure que l’adolescent s’approchera de l’âge adulte ; cette maturation s’achève en moyenne entre 18 et 25 ans, selon les individus. Certains ne « grandissent » jamais suffisamment, comme des profils qui se structurent par exemple sur un mode pervers ou paranoïaque.

Les jeunes sont parfois blessés par des actes sexuels (avec d’autres jeunes) auxquels ils ont pourtant donné leur accord. Comment analysez-vous cela ?

Il faut examiner dans quelles conditions a été obtenu ce supposé « accord » à être blessé. On sait que les adolescents sont très sensibles à la socialisation, à l’acceptation au sein d’un groupe. Ils sont aussi très vulnérables au regard qu’autrui porte sur eux, et peuvent aisément être influencés pour ne pas être isolés du groupe, ou harcelés par lui. Ce sont des techniques d’influence dans des groupes que j’ai appelés « régressés », qui fonctionnent avec des pratiques harceleuses, et les adultes doivent avoir un regard très vigilant sur ce qui se passe entre adolescents dans des concours morbides ou mortifères parfois extrêmement dangereux et préjudiciables à leur santé psychique et physique.

L’éducation sexuelle dispensée auprès des jeunes promeut la liberté sexuelle, du moment que « tous les protagonistes sont d’accord ». Dès lors que cet « accord », autrement dit ce consentement, est illusoire chez les enfants, faut-il donc inverser le discours éducatif et recommander aux jeunes de ne pas avoir d’activité sexuelle ?

La sexualité n’est pas un acte banal. Elle engage la totalité de l’être, dans sa dimension la plus intime. C’est, précisément, parce que c’est le lieu de l’intime, de la plus grande libération intérieure comme de la plus grande souillure traumatique, qu’il convient de se respecter et de ne pas faire n’importe quoi. « Sexe sans conscience n’est que ruine de l’âme » pourrais-je dire, en paraphrasant Rabelais.

La sexualité est traumatique en deçà de la puberté, comme j’ai pu l’expliquer du point de vue du développement psychique de l’enfant, puisque ce dernier n’a pas les aptitudes d’y faire face. Ceci n’est pas nouveau, nous avons de nombreux travaux en psychologie classique, et notamment en psychologie du développement, sur le sujet.

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Pour avoir une sexualité épanouie à l’âge adulte, il faut ne pas avoir brûlé les étapes du développement sensoriel dans l’enfance, avoir construit un imaginaire, une sécurité affective, des représentations, une tendresse suffisants pour devenir apte à cette sexualité complète, amoureuse, érotique et épanouie, loin de la sexualité mécanique, marchande et pornographique que nous vendent certains « programmes » de cette « éducation à la sexualité », où la sexualité est réduite à quelques positions et des bouchages de trous.

Concernant cette incitation à une sexualité sans conscience, tous azimuts, il est important de ne pas confondre une liberté de choisir une relation épanouissante et amoureuse, qui donnera accès à une sexualité heureuse, profonde et érotique, avec coucher sans conscience avec le premier/la première venue, ce qui engendrera des traumatismes qui grèveront parfois définitivement l’accès à une sexualité heureuse.

Quelles pistes pourriez-vous suggérer aux éducateurs, ou aux juristes, pour préserver les enfants comme les adolescents des violences sexuelles qu’ils s’infligent entre eux ?

En quelques mots : apprentissage de la pudeur, de l’intégrité, de l’intimité, des interdits (ex. : on n’a pas le droit de te toucher ni de te montrer des photographies/des vidéos, sans l’accord de tes parents), prodiguer des conseils de bon sens (ex. : si tu sens quelque chose de bizarre, tu sors de la situation, tu cries, tu viens chercher tel adulte de référence, etc.). Je recommande aussi aux parents d’avoir une observation fine et d’exercer une surveillance appropriée des enfants et des adolescents. Enfin, il faut l’interdiction de l’accès aux écrans seuls pour les enfants, et être très vigilants concernant le temps et l’accès aux écrans pour les adolescents.


[1] https://www.education.gouv.fr/education-la-sexualite-le-ministre-de-l-education-nationale-et-de-la-jeunesse-pap-ndiaye-annonce-l-378596

[2] https://www.onsexprime.fr/vos-questions/les-premieres-fois#1231

[3] Voir par exemple la page « consentement » sur le site https://www.onsexprime.fr/la-sexualite/ok-ou-pas-ok/ok-pas-ok-le-consentement-c-est-obligatoire

 

Ticket de caisse, la fin

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Fin du Ticket de caisse, 2/8/23 GILE Michel/SIPA 01122304_000001

La fin de l’impression automatique du ticket de caisse à partir du 1er août est censée représenter un pas en avant pour l’écologie et la planète. Mais elle représente aussi un pas en avant pour Big Brother.


Ainsi, c’en serait fini du ticket de caisse. L’obtenir n’est plus automatique, il faut désormais le réclamer pour se le voir remettre. La demande n’est pas encore à formuler en trois exemplaires certifiés conformes sur l’honneur mais cela viendra certainement avant peu. L’alibi de cette trouvaille est bien évidemment écologique, ce bout de papier représentant, paraît-il, une grave menace pour l’environnement, à l’égal sans doute du pet des vaches. Le papier dont il est fait ne serait pas recyclable. On est capable d’aller sur Mars, ou presque, mais toute la science du monde serait impuissante à inventer un matériau écolo compatible pour nos mini additions de courses, de restaurants et de sorties.

Les bras nous en tombent. Donc, plus de facturette pour vérifier le prix des nouilles et de la croquette du chat. Si nous souhaitons accéder à ces données, il nous faut dorénavant, au minimum, être détenteur d’un smart phone, avoir contracté un abonnement auprès d’un opérateur, intégré à l’instrument les applications appropriées, et probablement celles de chaque enseigne commerciale fréquentée. Bref, il nous faut accepter de nous assujettir toujours plus au merveilleux univers de l’homo connectus et consentir à être toujours davantage livrés pieds et poings liés aux bienfaiteurs de l’humanité que sont les multinationales de la technologie la plus avancée. Donc, pour gérer son petit budget commissions on doit à présent en passer par là. C’est-à-dire dépenser pour un service qui était jusque-là gratuit, consommer de l’électricité, de la batterie, participer incidemment et insidieusement aux excellents résultats financiers de quelques fleurons de l’économie mondialisée.

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Au passage, on peut de surcroît s’interroger sur le bilan écologique et énergétique de la chose. Papier versus batterie, électricité, etc… le gain n’est peut-être pas aussi certain qu’on nous le serine. Pareillement, il n’est pas interdit de se poser d’autres questions, d’une autre nature, car ce qui était jusqu’alors remis de la main à la main et donc anonyme ne le sera plus, puisque envoyé à une adresse mail, donc à un destinataire parfaitement identifiable. Ainsi, il suffira à tel ou tel pouvoir bien intentionné, à tel ou tel lobby de s’infiltrer dans ces données pour connaître très exactement ce que Monsieur et Madame Dupont mangent, boivent, fument, jouent, parient, consomment. Bref, s’offrir une vue imprenable sur leur vie privée, sur leur quotidien. Et vous verrez qu’un jour prochain on nous expliquera que cette opportunité de flicage au plus serré est en réalité ce qui peut nous arriver de mieux. Un outil de prévention de santé publique d’où pourraient sortir un jour ou l’autre des messages du genre :  « Attention, Monsieur Dupont, ce mois-ci vous avez forcé sur l’andouille de Vire, le Paris-Brest et vous avez dépassé de cinq flacons votre consommation habituelle de 12,5°. L’infarctus menace. Et accessoirement le classement dans la catégorie peu estimable des alcoolos en puissance, des addicts aux salaisons et à la crème pâtissière ».

Mine de rien, la suppression de ce petit bout de papier n’est pas aussi anecdotique, ni aussi innocente, qu’on pourrait le penser. Certes, on se fera un plaisir de prétendre que, au fond, il ne s’agit que d’un détail. Mais la sagesse populaire ne dit-elle pas que le diable se cache dans les détails ?

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