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Ici, maintenant et ailleurs!

Sur les réseaux sociaux et dans nos photographies, on partage le présent davantage que l’on témoigne de son vécu


Ici, maintenant et ailleurs!
Paris, 31 décembre 2024 © Aurelien Morissard/AP/SIPA

 En observant ses contemporains, tous derrière leur smartphone, sur les Champs-Elysées, pour le passage de la nouvelle année, notre contributeur s’interroge sur ce mode relationnel nouveau qui, à son avis, marque une vraie évolution et place la dimension spatiale en premier lieu au détriment de la dimension temporelle – laquelle nous permettait jusqu’alors de nous construire sur des racines solides, structurantes pour notre identité.


Je souhaite aborder l’image du passage de l’année sur les Champs-Elysées avec l’Arc-de-Triomphe en fond, et une multitude de téléphones levés, en mode vidéo bien sûr, afin d’immortaliser l’événement, pense-t-on au premier abord… Après réflexion, cette séquence laisse un goût amer car elle signifie davantage que ce qu’elle expose en premier lieu.

Une foule rassemblée pour fêter la nouvelle année sur les Champs-Elysées à Paris, cela semble extrêmement banal. Que les gens aient tous un téléphone ne l’est pas moins, car cela fait dorénavant partie de nos vies. Ce qui apparaît surprenant c’est l’utilisation de ce téléphone, de manière d’ailleurs synchronisée : tous à faire la même vidéo au même moment.

Vouloir conserver une trace de son vécu est juste humain et motive l’existence depuis fort longtemps. La technologie a permis les photos, les films, auparavant les écrits, toutes ces traces qui inscrivaient notre passage dans ce monde dans un temps donné. Nous étions ici et maintenant, et souhaitions pouvoir témoigner de cela dans un futur plus ou moins lointain. C’est la temporalité qui était à l’origine de nos actes et de notre volonté de prolonger notre existence à travers les traces que nous espérions ainsi laisser. Ajoutons bien sûr à cette dimension, le souhait – parfois le besoin – du souvenir en famille avec nos proches, avec les êtres aimés, certains déjà quelques fois disparus, et nous avons les raisons qui ont prévalu pour l’utilisation de ces appareils, photos, téléphones… jusqu’à dernièrement.

Le temps et l’espace

Avec cette image aux Champs-Elysées, ce qui est flagrant est l’absence du temps présent. Les gens ne vivent pas l’instant pour ce qu’il est, mais le filment pour ce qu’il dit d’eux : « j’étais là », ou plutôt puisque nous sommes en mode vidéo, bien souvent diffusée en direct, « je suis là ». L’existence ne se prolonge plus dans le temps, ne s’inscrit plus dans une histoire avec un passé, un présent et un avenir, mais se décline actuellement dans l’espace. La variable qui permet d’analyser cette séquence est celle de la géographie, ce n’est plus le temporel qui prévaut mais le spatial. « Voilà où je suis » prédomine le « Regarde ce que j’ai fait » !

La construction de nos relations dépend très largement de ces considérations et nous devrions y porter beaucoup plus d’attention car cela en dit long sur ce que nous sommes devenus, et annonce ce que nous pourrions ne plus être. Nous avons toujours eu besoin de racines pour notre équilibre individuel et social, et construire ensemble sur les bases de notre société, une évolution qui tienne compte de notre passé commun et du fameux adage populaire : « Si tu ne sais pas où tu vas, n’oublies jamais d’où tu viens ». Le moi se construisait sur des bases temporelles autant que sociales et sociétales. Aujourd’hui, la mondialisation est passée par là, il semblerait que les nouvelles générations fassent l’impasse sur ces fondements, pourtant indispensables à notre identité. Le moi apparaît comme plaqué sur des espaces géographiques, imbriqués les uns dans les autres, sans que nécessairement la dimension temporelle ne vienne les structurer, les agencer ensemble.

En filmant l’instant présent sans réellement le vivre, cela dit « je veux aussi être ailleurs » et non « je veux témoigner de ma présence ici », car le plus souvent ces traces de ce présent non consommé seront très vite jetées dans les oubliettes de nos smartphones. Cela expose la volonté non plus d’investir le temps, mais d’être à plusieurs endroits, de s’étendre géographiquement et non plus dans la durée. On souhaite occuper l’espace davantage que marquer son histoire, sa trace dans le temps, qu’il soit familial, historique ou autre.

Vie par procuration

Le problème n’est pas cette image en tant que telle, car elle pourrait exister juste pour marquer l’instant du passage à l’année 2024. Le souci vient surtout qu’il s’agit de notre nouveau mode de communication, de relation et que cela s’installe durablement. Ainsi, les événements culturels, festifs, spectacles ponctuels dans les petites villes ou villages…, sont filmés et retransmis en direct sur les réseaux sociaux afin de les partager immédiatement avec ceux qui sont ailleurs. On partage le présent davantage que l’on témoigne de son vécu. Cela exprime un côté positif, l’altérité et le partage, mais occulte la notion essentielle de temporalité pour forger l’identité. Le citoyen du monde est là, sous nos yeux, et nous ne savons pas très bien comment l’accueillir…

Est-ce une bonne chose d’être ici, maintenant et ailleurs tout à la fois, si l’ailleurs prend le pas sur le réel du temps présent ? Ne serait-ce pas vivre par procuration au travers de son téléphone, vidéos et réseaux sociaux tournant à plein régime ? Ne serait-ce pas le premier pas vers une forme d’existence virtuelle que nous vivrions sans prise sur le temps ?

Cela rejoint un autre phénomène qui interroge autant, à savoir la lutte contre les marques du temps sur notre corps, le vieillissement. Refuser le temporel et lui préférer sans cesse le spatial est juste s’enfuir de notre condition humaine à cloche-pied. La géographie a besoin de l’histoire pour s’inscrire dans une compréhension fine de l’espace que l’on étudie. L’homme a besoin de racines pour ne pas se couper lui-même de son humanité, qui forcément s’inscrit dans la durée, dans la construction civilisationnelle. Sans cela, nous ne sommes plus rien que des entités capables d’être ici et ailleurs, mais présentes nulle part. Absence de conscience propre et interchangeabilité des individus ! Bien sûr nous n’en sommes pas encore là, mais prenons garde à la direction dans laquelle nous nous engageons, parfois les aiguillages se font rares, et il est trop tard pour rebrousser chemin.




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Directeur d'école élémentaire, auteur de "Dans l'entre-moi - Le tourbillon de la vie", publié aux éditions Baudelaire

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