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Erdogan remet la mosquée au milieu du village

Turquie: l'analyse géopolitique de Gil Mihaely


Erdogan remet la mosquée au milieu du village
Recep Tayyip Erdogan, 28 mai 2023 © Valery Sharifulin/TASS/Sipa USA

Malgré sa gestion économique calamiteuse, Recep Tayyip Erdogan a été réélu à la tête de la Turquie. En faisant de l’islam le pilier fondamental de l’identité nationale, il a permis à l’opinion populaire d’exprimer sa détestation des élites, celles qui ont incarné la modernité laïque et occidentale du XXᵉ siècle.


Bonne ou mauvaise, les résultats du premier tour des élections présidentielles et législatives en Turquie, le 14 mai, sont une véritable surprise. L’AKP, parti islamo-nationaliste au pouvoir depuis 2002, a remporté la majorité au Parlement et le président sortant et homme fort du pays depuis le début du siècle, Recep Tayyip Erdogan, donné perdant par les sondages, n’a manqué que de peu le seuil de 50 % qui lui aurait évité le deuxième tour du 28 mai. Pourtant Erdogan, qui a remporté le deuxième tour, n’a jamais abordé un scrutin national avec autant de handicaps supposés. L’économie, son principal atout depuis vingt ans, va mal et les remèdes appliqués ne semblent pas avoir les effets espérés. Le séisme qui a frappé l’est du pays il y a trois mois a suscité une vague de colère sans précèdent, visant souvent Erdogan personnellement et directement. Enfin, le « raïs » lui-même semble fatigué et a même fait un malaise en plein entretien télévisé.

Pourtant, ces critiques et ces colères semblent n’avoir guère pesé, les bulletins de vote en témoignent. Les fraudes éventuelles et le contrôle des médias par le « système AKP » ne peuvent à eux seuls expliquer ce qui vient de se passer en Turquie. Pour comprendre, il faut regarder en dehors du champ purement politique. Le ressort du vote majoritaire, c’est la revanche, à la fois sociale et identitaire, contre les élites occidentalisées.

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Par exemple, on peut suivre le fil de la violence contre les médecins, un véritable fléau dans ce pays. En comparaison avec la Turquie, la France est un havre de paix pour les médecins. En Turquie, 12 médecins ont été assassinés par des patients ou des membres de leur famille ces vingt dernières années. Et ces assassinats ne sont que la part émergée de l’iceberg : la violence très répandue qui vise particulièrement les médecins poussent à un véritable exode de ces derniers. Au-delà de quelques traits communs avec la France – presque partout dans le monde, les hôpitaux sont sous tension et les populations moins inhibées –, en Turquie, cela reflète un phénomène social encore plus profond. La meilleure grille de lecture renvoie au conflit qui couve sous un nationalisme et un islamisme bien réels et fortement ancrés.


La vidéo d’un micro-trottoir a ainsi fait le tour de la turcosphère. On y voit une quinquagénaire, visage encadré par un voile serré, expliquant pourquoi elle allait voter pour Recep Tayyip Erdogan. « Bien sûr que je voterai pour le “raïs”. Je le soutiendrai jusqu’au but, déclare-t-elle. Tout ce qu’il a fait, il l’a réussi. Vous ne vous souvenez pas. Il y a vingt-cinq ans, quand mon mari travaillait dans un hôpital public, j’allais là-bas pour la consultation de mon enfant. J’attendais dans une queue et mon mari dans une autre… Le médecin m’a grondée… il m’a dit de partir et d’essayer de voir un médecin dans une faculté de médecine. À l’époque, ils nous traitaient comme ça. Mais maintenant, on peut les frapper. Maintenant, on a le choix de ne pas les trouver bien et même on peut les frapper… Quel bonheur ! Il n’y a pas mieux ! »

Le bulletin de vote en Turquie est donc un instrument de revanche sociale. En votant pour l’AKP au Parlement et pour Erdogan aux présidentielles, de nombreux Turcs règlent leur compte à une élite, des notables, une intelligentsia perçue par le « peuple » comme méprisante et hautaine. Dans cette optique, Erdogan est ce héros issu de leurs rangs qui venge ses frères et sœurs humiliés. Mieux encore, il leur permet de soumettre, violenter et humilier à leur tour les médecins (mais aussi les avocats) représentant l’autre Turquie, celle du xxe siècle, pays de la modernisation laïque et occidentale, de l’élite diplômée, enfants de la technique et de la science. Les membres de cette élite, descendants spirituels d’Atatürk, paient pour lui, car haïr le Père de la nation, celui qui a choisi d’exclure l’islam de son projet national de modernisation, reste un interdit absolu, le dernier tabou de la Turquie d’aujourd’hui.

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Ainsi, ce qui finalement fait la différence dans les urnes, c’est le vote identitaire, la revendication d’appartenance au vrai peuple. Des habitants de régions gravement touchées par le séisme, victimes directes de sa dimension politique (liens de corruption entre politiques et entreprises de BTP, gestion de crise défaillante par l’État), comme les citoyens écrasés par la crise économique disent tous que la vie est difficile, mais que ce n’est pas la faute d’Erdogan. Le sultan est bon, mais mal entouré…

En effet, après la chute de l’Empire ottoman et l’émancipation des peuples qui le composaient, le nationalisme turc s’est fondé sur la religion comme ciment essentiel de la société. Avant 1914, les Jeunes-Turcs le comprenaient. Mais Atatürk a fait un autre choix. En 1923, dans un pays arriéré et profondément musulman, il a voulu créer une nation à la française. Ce modèle n’a pas survécu à son concepteur, mort en 1938. En 1950, Adnan Menderes devient Premier ministre et commence à démanteler l’œuvre éphémère de Mustafa Kemal, notamment en rétablissant les écoles religieuses. Né en 1954, Erdogan appartient à la première génération élevée dans ce climat islamiste et anti-kémaliste. Cet enfant, traumatisé par l’exécution de Menderes en 1961, pendu par les militaires gardiens du temple kémaliste après le coup d’État de 1960, sera l’instrument de la revanche.

Erdogan a éliminé l’armée comme force politique et vidé le projet kémaliste de son sens pour renouer avec la trame tracée pour l’histoire turque par Talaat Pacha et les Jeunes-Turcs : hors l’islam, point de Turquie. L’islamo-kémalisme d’Erdogan couplé à sa capacité d’incarner à la perfection le courant anti-élite, antilaïque, conservateur et anatolien, l’idéal type de l’homme du peuple, sont les matrices principales de ce phénomène politique et de son extraordinaire longévité.

Juin 2023 – Causeur #113

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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