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Hiver fleuri à Giverny

C’est que les fleurs ont beaucoup de choses à nous dire...


Hiver fleuri à Giverny
Les Roses d'Héliogabale, Lawrence Alma-Tadema, 1888. ©Studio Sébert Photographes

Le langage des fleurs a toujours inspiré les artistes, des maîtres anciens délicats aux créateurs « engagés » d’aujourd’hui. Le musée de Giverny déroule cette longue histoire à travers peintures, photos, objets, vêtements… Il y en a pour tout le monde et pour tous les goûts. C’est l’inconvénient. Mais il y a des chefs-d’œuvre, et c’est superbe.


Le langage des fleurs a la réputation d’être ambivalent. Disons-le alors avec des fleurs : l’exposition « Flower Power » au Musée des impressionnistes de Giverny est à la fois désastreuse et magnifique. Désastreuse, parce que, même sur un sujet aussi beau que la fleur dans l’art et à deux pas des jardins de Claude Monet, il est possible de proposer au public des œuvres inégales et un parcours baudelairien inversé : non plus faire pousser les fleurs de l’art sur le fumier de la vie, mais faire croître les obsessions collectives du moment sur le dos de l’art. Magnifique, parce que telles des fleurs qui se détachent du sommet de certains bouquets dans la peinture du XVIIe siècle, et donnent ainsi tout son sens à l’ensemble par leur symbolique propre, de nombreuses œuvres, merveilleuses, incomparables, prêtées pour l’occasion, illuminent l’exposition et font oublier le reste.

Le Vase bleu, Paul Cézanne, entre 1889 et 1890. Museo Nacional Thyssen Bornemisza/ADAGP

Le reste : le bouquet garni venu parfumer la soupe mitonnée au décolonialisme et à l’islamulticulturalisme que sont priés d’avaler à petites cuillérées citadins et promeneurs du dimanche aux portes de la campagne normande. Que vient faire au Musée des impressionnistes de Giverny l’œuvre de l’artiste Kapwani Kiwanga intitulée The Marias (2020), construction cachectique censée représenter un arbre avec des fleurs de paon en papier, renvoyant, apprend-on, aux préparations abortives utilisées par les esclaves noires pendant l’époque coloniale ? Que vient faire ici Accord sur un gouvernement d’union nationale palestinien (2007) de l’artiste américaine Taryn Simon, composition florale aux dimensions imposantes censée montrer la fragilité des accords au Proche-Orient et qui accole le mot « Hamas » à un improbable bouquet de fleurs blanches et roses sans que cela n’ait l’air de déranger personne ?

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« Flower Power » est l’étape givernoise de l’exposition initialement présentée à la Kunsthalle de Munich (Allemagne) de février à août dernier sous le titre « Flowers forever : Flowers in Art and Culture ». La France a préféré « Flower Power », allusion au mouvement non violent des années 1960-1970 immortalisé en son temps par la célèbre photographie (1967) d’une jeune étudiante opposant un chrysanthème à des soldats américains lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam. Par extension, l’exposition propose de venir découvrir le pouvoir des fleurs, mais à travers des thématiques si variées (mythologie, littérature, religions–au pluriel et dans l’ordre : « les fleurs évoquent le paradis aussi bien dans les croyances islamiques que chrétiennes »–, politique, sciences, objets précieux, mode), des espaces si vastes (« nous n’avons pas concentré nos recherches uniquement sur l’art occidental, mais avons aussi proposé des incursions en Asie ou au Moyen-Orien»), une chronologie si longue (de l’Antiquité à nos jours), et des objets si divers (peintures, dessins, estampes, sculptures, photographies, assiettes, vases…) que l’on finit par s’y perdre. Le Musée de la vie romantique, à Paris, avait proposé en 2017 une rétrospective de Pierre-Joseph Redouté (1759-1840) intitulée « Le pouvoir des fleurs », moins ambitieuse mais d’une grande beauté.

L’ambition, à Giverny, est précisément de n’oublier personne. Et surtout pas Kehin de Wiley–encore lui– qui clôt l’événement avec son Portrait d’un noble florentin III (2019), pas très noble et pas très florentin, dans l’entrelacs fleuri d’un papier peint anglais du XIXe siècle. Envoyer des fleurs à toutes les cultures, mettre en gerbe quelques oubliés de l’histoire et de l’histoire de l’art… Tels les convives des Roses d’Héliogabale (Lawrence Alma-Tadema, 1888), qui meurent étouffés sousdes pétales de roses, on sort de l’exposition le souffle court et la tête qui tourne. On a retenu une chose : toutes les civilisations, toutes les cultures et tous les artistes de tous les temps se sont intéressés à toutes les fleurs qui, elles-mêmes, disent tout et leur contraire.

Iris blanc no 7, Georgia O’Keeffe, 1957. ©RMN/Hervé Lewandowski

Heureusement pour le visiteur, il y a une autre façon d’aller à cette exposition : se déplacer pour quelques œuvres, venir voir de près celles qu’il désire regarder dans le détail–peut-être le Narcisse du Caravage, les roses et les œillets de Redouté, les chrysanthèmes de Fantin-Latour, les roses mousseuses de Renoir, celles, accompagnées de lilas blancs, de Manet, et la robe de mariée d’Yves Saint Laurent portée par Laetitia Casta. Choisir, cueillir, ne pas suivre le parcours thématique, ne pas lire les cartels, butiner ce qui nous plaît et nous parle, avec, dans le cœur, des parfums de bouquets offerts ou reçus, des chansons « de filles, de fleurs, de garçon en pleurs, d’amours de plein ciel » (Claude François) et de « fleur de l’âge nouée en un bouquet superbe [dans] un jardin fait d’un coin de mauvaises herbes » (Serge Reggiani). Avec en tête, aussi, des souvenirs de lecture, des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857) au Muguet rouge de Christian Bobin (2022), en passant par la fascination de Marcel Proust pour les aubépines roses ou sa gêne devant les énigmatiques violettes de Parme de Mme Swann, dont la couleur « délavée, liquide, mauve et dissolue » trahit silencieusement les occupations intimes de leur propriétaire.

C’est que les fleurs ont beaucoup de choses à nous dire. Belles, éphémères, chatoyantes, parfumées, pétales de velours, tiges acérées, bouquets subtils en vase cristallin ou champs de coquelicots sous des lumières printanières, naturelles, artificielles, coupées, séchées, elles font partie de nos vies quotidiennes. Nos villes et nos villages sont fleuris, comme les rebords de nos fenêtres, nos tables de fête, nos tissus Liberty, les notes de nos parfums et nous-mêmes, aussi, toujours un peu à fleur de peau lorsque l’on (n’) est (plus) dans la fleur de l’âge. Les fleurs nous ressemblent, bourgeonnent, s’épanouissent et se fanent, séduisent les pollinisateurs par le truchement de leurs formes colorées et leurs nectars enivrants, assurant ainsi la survie des plantes immobiles. On les a donc investies d’un langage particulier, le nôtre, en plus silencieux peut-être, mais capable de sensualité et de mysticisme.

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C’est ce langage que parle pour nous l’historienne de l’art Joséphine Le Foll, dans un magnifique ouvrage intitulé Le Bouquet dans la peinture (2023) : l’histoire de nos bouquets, des premiers vases remplis de fleurs coupées chargés de représenter l’irreprésentable (l’Annonciation), jusqu’au bouquet moderne de l’Olympia, de Manet (1863), qui condense la peinture à venir en représentant, à son tour, l’irreprésentable (une prostituée à qui l’on a apporté des fleurs). Avant ce livre, Alain Tapié, avec Le Sens caché des fleurs (1997), avait initié ceux qui désiraient poursuivre la conversation avec les bouquets et les guirlandes de la peinture ancienne. Dans le symbolisme floral chrétien, le lys, comme de nombreuses fleurs blanches, évoque la pureté, l’œillet la Crucifixion et l’espérance, le pavot la fertilité, la rose l’amour divin, les épines de rose la Passion, une fleur penchée l’humilité… Chaque bouquet, avec ses différentes espèces végétales réunies en peinture par-delà les saisons, était alors un texte sur les vertus et les péchés, le Bien et le Mal. La guirlande de fleurs ceignant le Buste de Jésus adolescent de l’entourage de Jean-Baptiste Monnoyer (fin du XVIIe siècle) n’a rien d’une décoration frivole : la guirlande est un cloître, un paradis de pureté, un hortus conclusus (jardin clos). Aucun insecte ne vient corrompre l’intégrité des fleurs peintes dans leur plénitude, aucun pétale fatigué de vivre l’éphémère ne se détache de la moindre corolle. Mais les lys blancs striés de rouge, situés dans la partie supérieure de la guirlande, annoncent à eux seuls la Passion et le sang versé.

Avec le temps, notre langage a changé, celui des fleurs aussi. Le monde s’est peu à peu désenchanté, et le « jardin clos » de la peinture ancienne a laissé place au grand Parterre de marguerites de Gustave Caillebotte (1893). Mais de même que certains mots résistent, dans la langue, à l’usure du temps, les fleurs continuent à nous parler de leur histoire et de la nôtre. Des pétales rouges et mauves échoués sur une table pour dire en couleur l’éphémère (Odilon Redon), une tulipe qui penche d’un vase et fait le lien entre la composition travaillée du bouquet et le désordre des fleurs restantes, peintes telles des vêtements froissés (Frédéric Bazille), l’iris qui dépasse du haut d’un Vase bleu de Cézanne (1889-1890), toutes ces fleurs et bien d’autres encore, celles que vous offrirez en cette fin d’année et celle que vous recevrez, malgré tous les procès en aberration écologique qu’on pourra leur faire : les fleurs poursuivent les discours prononcés à demi-mot et à pleines corolles par nos désirs, nos joies, nos craintes et nos malheurs.

Après avoir fait fleurir l’hiver au musée, les fleurs de Giverny regagneront le printemps et leurs floraisons successives. On les verra alors, certainement, sous un autre jour.

À voir

« Flower Power », Musée des Impressionnistes, Giverny, jusqu’au 7 janvier 2024.

À lire

Joséphine Le Foll, Le Bouquet dans la peinture, Citadelles et Mazenod, 2023. 

Alain Tapié, Le Sens caché des fleurs, Adam Biro, 1997.

LE BOUQUET DANS LA PEINTURE

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Le sens caché des fleurs: Symbolique et botanique dans la peinture du XVIIe siècle

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Décembre 2023 – Causeur #118

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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