C’est la période du carnaval de Venise. Vénitiennes au peigne fin, livre frais et léger comme une coupe de champagne prise au bar du Gritti, tombe à pic.
J’imagine l’une des figures féminines décrites avec minutie par Lucien d’Azay, auteur de cette galerie de portraits sensuels, à ne pas mettre entre toutes les mains, descendre, en longue robe noire, d’une gondole pour venir savourer un cocktail à la tombée des ombres. La Salute le protège. Ce monument octogonal fut construit en 1631 pour remercier la Vierge d’avoir mis fin à l’épidémie de peste. Il a donc surgi d’une montagne de macchabées. Ce n’est pas la mort qui a le dernier mot à Venise, mais le plaisir.
Une ville pleine de mystères
Lucien d’Azay, né en 1966, est un écrivain talentueux. Je me souviens de sa remarquable biographie romancée de Sunsiaré de Larcône, en 2005, une jeune romancière, amie de Guy Dupré et Julien Gracq, qui se tua avec Roger Nimier à bord d’une Aston-Martin, le 28 septembre 1962. J’ai ensuite perdu sa trace. C’est un tort, car il a continué à publier de nombreux ouvrages. Il habite Venise ; cela se sent dans l’ouvrage qu’il nous propose. Aucun cliché sous sa plume, mais des instantanés pittoresques d’une ville qui ne cesse de se cacher pour mieux révéler son mystère à ceux qui le méritent. Les touristes passent, tandis que l’esthète pose son sac pour observer la jouissance à l’œuvre. Parfois il peut même s’enhardir et participer à la fête, à condition qu’il respecte les règles que seules les Vénitiennes connaissent. Ces créatures-là, réelles ou fantasmées, peu importe, décrites subtilement par Lucien d’Azay, nous font perdre le nord. D’autant plus que notre Casanova déambule dans les ruelles de la Sérénissime, en compagnie d’une charmante amie, l’Autrichienne Pernilla Unzucht, qui ne résiste pas aux aventures saphiques. La scène avec Arianna Biadene, artiste peintre, « visage oblong, lunaire, son œil d’Hécate, le coin de sa lèvre pincé et de sa jolie bouche bien ourlée qui lui donne un air de petite fille mauvaise », a quelque chose d’électrisant. Les deux femmes se retrouvent la nuit à la piscine chauffée, aménagée sur le toit du Molino Stucky, ancien bâtiment industriel en briques ocre sur l’île de la « Giudecque », comme l’appelle André Pieyre de Mandiargues, reconverti en hôtel cinq étoiles de la chaine Hilton. Je vous laisse découvrir la scène en question (page 54), au bord des eaux bleutées miroitant sous la lune pleine. Un ravissement des sens.
Parmi les femmes les plus enivrantes, on peut citer Magda Candiani qui surgit du brouillard vénitien, quand en hiver « la cité-île est déserte et cotonneuse ». Très doué pour le portrait, sans jamais se répéter, malgré les innombrables descriptions féminines, Lucien d’Azay écrit : « De sorte que la figure de Magda a ceci de confondant qu’elle est à la fois celle d’une prédatrice et d’une proie : on ne sait si elle est à l’affût ou sur le qui-vive, sur le point de bondir ou de se tapir, si bien qu’on hésite à se méfier ou à la rassurer. » Dangereux dilemme, en effet.
Citons encore Sandra Boccanegra, grisante comme la Vénus d’Urbino, peinture du Titien, figurant l’apothéose de l’onanisme ; Gabrielle Sartori, créature rôdant le samedi soir au Rialto, aux lèvres « charnues, boudeuses, avivées par un rouge carminé parfois bordé de noir (…) » ; Eridania Taboga, danseuse de tango le vendredi sur le campo Santa Margherita, du côté de l’église Santa Maria dei Carmini, « au prénom de sucre en poudre : regard noisette exagérément bistré dont le mascara tient lieu de loup en velours noir, lèvres épaisses, repulpées, aubergine, ondulant comme des sangsues à la faveur d’un chewing-gum, le corps ferme (…) ; Valentina Squarcina, Gloria Zipponi ou Margherita Ghezzo, vendeuses, caissières ou marchandes à l’étal, constituant « un prolétariat féminin où s’épanouit la chair même de Venise ». Il n’y a pas que de tristes comtesses lagunaires qui se languissent dans leur palais de marbre rose, je peux en témoigner.
On pourrait les citer toutes, à la manière de Montherlant, dans son étude scrupuleuse intitulée Les Jeunes filles. Mais je vous laisse les découvrir, avec passion, pour voir s’il se dégage, à l’instar de la Parisienne, un mythe de la Vénitienne.
Ah, si ! j’allais oublier la religieuse Giordana Cosulich, aux yeux d’un bleu hyperboréen et aux lèvres charnues d’un rouge pourpre, rehaussées d’un trait au crayon noir. Comme le rappelle Lucien d’Azay : « La foi n’est jamais aussi salvatrice que lorsqu’on bascule dans la luxure et vice versa. »
Lucien d’Azay, Vénitiennes au peigne fin, suivi de L’Étoile vide, Les Belles Lettres.
Le psy médiatique est accusé de violences sexuelles sous hypnose par des femmes. Dans une réponse à ses accusatrices, l’ancien chroniqueur de Laurent Ruquier semble penser que tout rapport hétérosexuel se caractériserait par l’emprise et que l’intime serait politique.
Après l’affaire Gérard Depardieu, c’est au tour de Gérard Miller, le célèbre psychanalyste de plateaux, d’être accusé par plusieurs femmes de viol ou d’agressions sexuelles1. Celles-ci faisant part de comportements pour le moins inappropriés lors de séances d’hypnose. L’affaire est sortie dans la presse et les réseaux sociaux, toujours friands de ce type de carburant, s’en sont emparés, sur l’air de l’arroseur arrosé.
Arroseur arrosé
En effet, un extrait d’une intervention d’un Gérard Miller survolté s’en prenant à Gérald Darmanin parce que le ministre de l’Intérieur était resté en poste malgré des accusations de viol, a ressurgi. Le passage n’est pas flatteur pour l’intéressé (notre vidéo ci-dessous) tant le psychanalyste surjoue l’indignation et vitupère bruyamment. Cette mise en scène de l’émotion au service de l’accusation d’autrui tempère sans doute le minimum de compassion que l’on devrait éprouver face à la tempête médiatique qu’il subit. Il y a une certaine ironie dans son sort : cet homme, rarement avare de leçons à donner et de jugements péremptoires en tant que chroniqueur télé, se retrouve dans la position de nombre de ceux qu’il a critiqués et subit aujourd’hui la violence et l’opprobre qu’il a adoré déchainer à l’heure de sa puissance médiatique.
Mais le plus intéressant dans cette affaire tristement banale est la défense de Gérard Miller. Celle-ci est très inhabituelle dans ses termes et peut laisser le public interloqué2. Si le psychanalyste LFI évoque des relations consenties, il reconnaît toutefois un rapport inégalitaire qu’il justifie ainsi : « Psychanalyste, universitaire, auteur, chroniqueur télé et radio, j’étais de fait un homme de pouvoir, il y avait dès lors une dissymétrie objective dont on peut se dire qu’elle était purement et simplement rédhibitoire. » Disons qu’en tant que professionnel, l’homme maitrise bien la distanciation mais que cet alignement de mots ressemble fort à la version jargonneuse de l’explication entortillée. Sous couvert d’avoir pris conscience d’une situation dissymétrique, l’homme s’absout en fait de sa responsabilité propre. C’est là que l’on en revient au verbiage politique qui est la trame des justifications avancées par Gérard Miller. Dans un autre passage de son texte, il écrit : « Je sais que depuis le début du mouvement #Metoo, des paroles essentielles ont émergé, qui remettent en cause la façon dont les rapports hommes-femmes sont constitués dans notre société, sur la base d’une incontestable domination masculine. » Autrement dit, toute responsabilité individuelle est occultée, c’est l’organisation sociale qui réduit l’homme à un fonctionnement de prédateur.
Une vision du rapport hommes/femmes entachée de suspicion
Ainsi, « sans être hypnotisée, tout en restant parfaitement consciente, il y a en effet des situations où celle qui ne manifeste d’aucune manière son refus, qui répond même oui aux questions qu’on lui pose pour s’assurer de son acquiescement, se sent dans l’impossibilité d’exprimer librement un désir qui contreviendrait à celui de l’autre ». Autrement dit, la femme est dans l’impossibilité de dire, l’homme, lui, est placé par le système en situation de domination – le lien est donc faussé et impossible et tous deux sont victimes de la société.
Faut-il donc comprendre que toute relation hétérosexuelle est entachée ontologiquement de domination et qu’aimer c’est perpétuer un système patriarcal qui fait de tous les hommes des prédateurs et de toutes les femmes des victimes ? Comment, avec un tel climat de suspicion, ne pas impacter les relations entre les sexes et ne pas faire de l’amour une escroquerie, et du sexe une forme emprise.
La terreur jusque sous nos draps ou la tentation d’investir politiquement l’intime
Un livre qui vient de sortir nous donne les clés de cette curieuse défense du psychanalyste, également pilier de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Avec humour et intelligence, La terreur jusque sous nos draps de Noémie Halioua défend la cause de l’amour hétérosexuel face à toutes les Staliniennes en jupons qui veulent en faire un outil de rééducation politique et ont tendance à réduire tous les hommes à des porcs que l’on balance. Tandis que les nouveaux dragons de la guerre des sexes appliquent strictement le slogan « l’intime est politique », Noémie Halioua défend le contraire : l’intime est privé et doit le rester car c’est un espace de liberté. Les rapports hommes/femmes, contrairement à ce qu’en disent les néo-féministes, ne se résument pas à des rapports de domination, même s’il y en a aussi. Comme il existe des liens de désir, d’abnégation, de solidarité, de sympathie, de filiation, de détestation, d’amour et de haine, d’intérêt, d’indifférence, d’appétence, de rejet… L’intime est le lieu où nous vivons nos libertés, nos limites et nos grandeurs, nos envols et nos chutes.
Hannah Arendt ne disait pas moins, qui faisait de la capacité des démocraties à tracer une frontière entre le public et le privé, la source des libertés individuelles et collectives. Le public est l’espace ou en rabat sur ses particularismes pour vivre avec les autres ; le privé est l’espace que l’on possède en propre pour nous exprimer. Du respect de cette frontière, de la possibilité d’échapper au jugement d’autrui, de ne pas toujours rendre compte, naissent nos libertés. Voilà pourquoi il faut se méfier de ceux qui veulent étendre à l’infini le domaine du politique. Voilà pourquoi il ne faut pas laisser les inquisiteurs, et leur fidèle servante, la terreur, vous poursuivre jusque sous vos draps.
« Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même […] Cette illusion, c’est l’instinct » (Le Monde comme volonté et comme représentation, chap. XLIV, « Métaphysique de l’amour »)
Pour Schopenhauer, la passion amoureuse est une ruse, une ruse de la nature, créée pour mystifier les hommes afin qu’ils servent la cause de l’espèce en croyant servir la leur.
Pour ma part, je nourris depuis longtemps l’idée qu’il existe, de manière analogue, et plus véridiquement, une ruse de la technique ; une ruse qui, alors que l’homme croit travailler à l’amélioration de sa condition, ne cesse de retourner contre lui ses efforts, au profit de nouvelles extensions du système technicien.
Humanisation de la machine / Artificialisation de l’homme
Les craintes liées à un coup d’État cybernétique, ou à une révolte de l’intelligence artificielle, me semblent toujours foncièrement enfantines, dans le goût qu’elles transpirent pour le mélodrame. Il me semble évident, en effet, que l’IA n’aura jamais à prendre ainsi le pouvoir : d’une part, parce qu’une telle théâtralité ne serait guère son registre ; et d’autre part, plus fondamentalement, parce que, le moment venu, nous la placerons nous-mêmes à notre tête.
L’origine de ces peurs, à cet égard, me rappelle le mécanisme à l’œuvre, selon Feuerbach, dans la naissance de l’idée de Dieu : à savoir un processus de transfert – i.e. de dessaisie et d’externalisation –, sur une tierce figure ainsi rendue transcendante, d’attributs ou d’aspirations humaines absolutisées – en l’occurrence, le secret désir de confier à une entité inorganique, parfaitement rationnelle, le soin de nous gouverner.
Ces craintes liées à un 18 brumaire cybernétique me paraissent d’autant plus déplacées que nous appliquons d’ores et déjà le programme que nous redouterions de nous voir imposer. Un programme de réification dont nous pouvons trouver l’un des plus clairs exposés chez Frederick W. Taylor, dans ses Principes du management : « Par le passé, l’homme était premier ; à l’avenir, le système doit l’être ».
Film « I am mother » de Grant Sputore (2019). Image: capture d’écran Netflix
Cet ordre de priorité, que nous déclinons déjà quotidiennement, devrait-il en effet nous effrayer, simplement parce son impulsion serait confiée à une autorité plus méthodique ? Après tout, l’homme n’a-t-il pas apporté, avec la Première Guerre mondiale, la preuve éclatante de ses aptitudes cybernétiques, en réduisant, non son ennemi, mais ses administrés, mais sa jeunesse masculine, à l’état de simple matière première de sa machine de guerre, une machine de guerre organisée, suivant les mots de Jünger, sur le modèle du « fonctionnement précis d’une turbine alimentée en sang humain » ?
Dans la marche vers l’intelligence artificielle, nous nous rencontrerons beaucoup plus près de cette dernière que nous ne le croyons. La machine aura certes progressé un peu vers l’intelligence ; mais nous aurons bien davantage progressé vers l’artificialisation.
Renforcement technique / Appauvrissement vital
L’un des traits les plus frappants de notre époque, à cet égard, réside dans la disproportion croissante entre l’extraordinaire puissance technique dont nous disposons et la mesquinerie de nos réalisations, qui redouble généralement leur laideur intrinsèque ; comme si, à mesure que nos moyens se renforçaient, nous ne cessions paradoxalement de nous appauvrir – l’emploi de matières nobles plutôt que leur ersatz, une certaine libéralité dans la distribution de l’espace, des embellissements même mineurs, nous devenant de plus en plus inaccessibles, de moins en moins imaginables, comme le notait Baudoin de Baudinat.
Chaque supplément de tekhnè semble ainsi se payer, non d’une augmentation, mais d’une réduction de nos marges, comme s’il devait être échangé contre un supplément d’âme que nous aurions pu donner à nos ouvrages. Pour le dire avec les catégories de Vaneigem : chaque progrès technique que nous opérons dans le domaine de la survie s’accompagne désormais automatiquement d’une régression analogue dans l’ordre de la vie elle-même.
J’ai pensé, à cet égard, qu’au-delà d’une ruse, il existait une malédiction de la technique. Et que les pays du tiers-monde, Chine en tête, qui s’y sont convertis sans réserve afin de prendre leur revanche sur l’Occident, auraient également à en méditer les fruits amers. Connaîtraient eux aussi l’épuisement vital des sociétés lessivées par sa poursuite.
Le surinvestissement dans la technique carbonise les peuples.
Des naufragés de la condition humaine
Jacques Lacarrière, traitant des anachorètes chrétiens des premiers siècles, avait forgé, pour les désigner, cette belle épithète : des « athlètes de l’exil ». De gré ou de force, nous devenons, nous aussi, chaque jour un peu plus, de tels marathoniens.
Notre exil, toutefois, a bien changé. Nous ne partons plus, comme Antoine ou Pakôme, fuir le monde profane dans les sables d’Égypte ou de Syrie ; et comment le pourrions-nous ? Le nihilisme moderne a étendu partout ses filets, et nous évoluons déjà dans un désert, un désert dont le sable nous est livré à domicile, par des légions d’infatigables coursiers.
Ô, combien Nietzsche avait raison ! « Le désert croît », et ce n’est pas fini. Le sable est dans le cœur des villes, et dans le cœur des hommes, à l’instar d’une marée.
Nous sommes des exilés de l’intérieur. Des expatriés de l’humaine condition.
Extension du domaine de la laideur
Sur le plan esthétique, cet exil prend la forme de ce qu’on pourrait appeler, en référence à Houellebecq, une extension du domaine de la laideur ; ou, pour être plus arendtien, un régime de la banalité du laid – au sens où l’enlaidissement est une manière de porter atteinte à l’âme des choses, et dès lors, de travailler à l’extension du désert.
Cette prospérité de la laideur me semble particulièrement frappante dans la manière dont elle a pénétré les deux principales places fortes qu’on pouvait espérer en préserver : nos campagnes d’une part, avec la périurbanisation et leur envahissement éolien ; et nos plus beaux monuments d’autre part, avec la dégradation de leurs abords et la colonisation croissante de leurs façades par la publicité – comme si rien, décidément, ne devait plus pouvoir échapper au marché.
Pour beaucoup, toutefois, cette banalisation de la laideur n’a rien d’un athlétisme, et tout d’un délassement. Le tort de la beauté, sans doute, c’est d’avoir des devoirs, et d’exiger qu’on lui en rende. La laideur, elle, vient sans servitude. Là où la beauté intimide, là où l’on ne peut jamais être tout à fait à l’aise avec elle, on est toujours, immédiatement, et dans le pire des cas, de plein pied avec la laideur.
Les avant-postes du post-humain
Pour ma part, pour paraphraser Schopenhauer, je nourris depuis longtemps l’idée que l’indifférence d’un être à la laideur (au sens donné précédemment d’une modalité d’avilissement des choses) est en raison inverse de sa sensibilité, et par conséquent peut en donner la mesure approchée.
Aussi rien ne signale-t-il plus, à mes yeux, l’euthanasie d’une âme, la zombification d’un individu, que sa capacité à évoluer sans déplaisir, voire avec agrément, dans l’un de ces déserts urbanisés dont La Défense est l’archétype.
Le propre de ces espaces, en effet, c’est d’être des no man’s land paradoxalement grouillant d’hommes – ou du moins de quelque chose qui en a l’apparence, à la manière des assemblages de manteaux et de chapeaux sur lesquels méditait Descartes – ; des zones, conçues dans une hostilité fondamentale à ce qui nous rend humains, et pourtant dédiées à la stabulation de notre espèce.
Ces déserts urbains, en effet, n’ont pas vocation à ce que nous y déambulions, mais à ce que nous nous y pressions, à la manière de vilaines blattes, sur des macadams interlopes d’une uniforme laideur, évoquant la stérilité absolue des tarmacs d’aéroport, choisis pour leur seule modicité, à l’achat comme à l’entretien, en dehors de toute autre considération.
On y éprouve un sentiment de suffocation vague, né généralement de la pesanteur du béton et du dallage dont on est environné de toute part, sans possibilité de respiration. Dans les lieux extérieurs, comme à La Défense, cette impression d’étouffement est complétée par une sensation d’écrasement liée au gigantisme des constructions, qui permet d’annuler la trouée qu’offrirait autrement le ciel.
Le futur appartient aux zombies
Les tours sont comme les miradors de ces no man’s land. Plus encore que par leur gigantisme, elles me frappent ainsi, à l’instar de Baudrillard, par l’impénétrabilité de leurs façades de verre, plus hermétiques, « plus infranchissables que n’importe quelles murailles de pierre ». Mais le qualificatif exact que j’ai en tête est : autisme. Ces édifices me saisissent avant tout par leur nature fondamentalement anti-sociale, leur caractère clos sur elles-mêmes, la manière dont leur conception ne marque aucune velléité d’intégration quelconque à un paysage ou à un ensemble, mais au contraire une volonté de les dresser là, comme autant de monades se lançant les unes aux autres des ultimatums stériles.
Tour de bureaux à la Défense. Photo: Pierre Châtel-Innocenti / Unsplash
Les tours de bureaux, bien que s’y apparentant par la forme, sont ainsi l’antithèse des monastères des Météores. Leur érection n’est le résultat d’un travail conçu comme une prière, mais la démonstration sévère et aride de la puissance de la technique, une réfutation minérale de toute idée de mystique. Le pouce de César, à cet égard, dans le like autistique que le post-humain semble ainsi s’adresser à lui-même, comme pour se féliciter du nouveau degré atteint en matière de concrétisation des dystopies, est proprement l’emblème de La Défense, et de toutes les autres zones désertées par l’esprit.
Dans ces Azkaban à ciel ouvert, les aspirations de l’âme ne rencontrent aucun écho ; au contraire, ces espaces, par leur fonctionnalisme glacé, s’attachent à nous signifier combien ces revendications seraient ici déplacées et hors de propos. Leur sévérité carcérale se veut programmatique : l’orgueil que nous attachons à la qualité d’homme, en même temps que les caprices irrationnels que celle-ci occasionne, sont autant d’archaïsmes intempestifs qu’il s’agit d’abandonner. L’avenir – et l’on sent toute la vérité de cette proclamation – sera à des légions d’automates à visage humain, mangeant leurs graines et dormant dans leurs capsules, auxquels tout sera mesuré, et, par-là, rappelés chaque instant à leur caractère surnuméraire. Demain, oui, l’étouffement de sa sensibilité, l’hébétude de sa vie intérieure, seront des avantages évolutifs. Le futur appartient aux zombies.
Ghosts in their shells
La personnification de cette euthanasie sensorielle, dans l’œuvre de Baudrillard, c’est la figure du jogger américain – qui, comme tout bienfait transatlantique, n’a pas manqué depuis d’essaimer sur nos rivages. « Les milliers d’hommes seuls qui courent chacun pour soi, sans égard aux autres, avec dans leur tête le fluide stéréophonique qui s’écoule dans leur regard, ça, c’est l’univers de Blade Runner, c’est l’univers d’après la catastrophe. N’être même pas sensible à la lumière naturelle de Californie, ni à cet incendie de montagnes poussé par le vent chaud jusqu’à dix milles au large, enveloppant de sa fumée les plates-formes pétrolières off-shore, ne rien voir de tout cela et courir obstinément par une sorte de flagellation lymphatique, jusqu’à l’épuisement sacrificiel, c’est un signe d’outre-tombe. » « Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court seul droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie ».
Le jogger de Baudrillard, évidemment, excède la figure du sportif autiste et halluciné. Le zombie, à d’autres moments de son existence lobotomisée, a d’autres occupations et porte d’autres tenues. Les tours de bureaux, typiquement, en abritent la journée de très larges colonies. Mais l’idée centrale est ailleurs. L’important, c’est que l’apocalypse n’est pas un désastre à venir, mais un effondrement déjà là. Un écroulement non pas technologique, mais un écroulement téléologique, un écroulement de toute idée des causes dernières, comme le notait déjà Chesterton. La catastrophe, en l’occurrence, ne survient pas parce que l’activité cesse, elle survient parce que la finalité qui sous-tendait l’activité s’évapore, sans que cette dernière, précisément, n’en vienne à s’interrompre ; parce qu’alors, en effet, c’est l’automate qui prend le dessus. Dans cette perspective, la disparition de la machine ne menace rien ; c’est, au contraire, la totalisation dans la machine qui menace tout.
Je conclus avec Michel Houellebecq : « Bientôt les êtres humains s’enfuiront hors du monde. Alors s’établira le dialogue des machines Et l’informationnel remplira, triomphant, Le cadavre vidé de la structure divine ; Puis il fonctionnera jusqu’à la fin des temps. »
PS : Cette dynamique d’escamotage des fins dernières, d’évacuation de toute idée de destination terminale, est singulièrement à l’œuvre dans le domaine politique. Les appellations données à certains mouvements récents, tels qu’En Marche, ou encore Horizons, en particulier, sont symptomatiques de cette évolution ; En Marche, tout spécialement, bien que le mode de locomotion reste encore un peu lent, est proprement l’intitulé d’un parti de joggers baudrillardiens. (Peut-être, d’ailleurs, est-ce la raison pour laquelle une telle sollicitude leur fut manifestée en période de confinement…) Mais je parle de parti, pour être compris, alors qu’en l’occurrence, ce n’est plus à de telles scories que nous avons affaire, mais à des marques, nettoyées de toutes références idéologiques, avec chacune leur produit phare à placer sur le grand marché démocratique des élections. Il serait injuste, toutefois, de dire que ces marques n’ont pas de programme, mais elles ont toutes le même, quoique le packaging change à chaque fois. Ce programme se résume à un mot d’ordre : l’efficacité, c’est-à-dire le cri de ralliement des machines du monde entier.
Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, est un très illustre écrivain européen d’origine juive. Né à Budapest en 1929, mort en 2016, il a connu Auschwitz en 1944. De cette expérience fondatrice, il fera le cœur de son œuvre, en majorité des romans, mais aussi des Journaux intimes conçus selon un mode particulier.
Nous avions lu Journal de galère (2010), puis Sauvegarde (2012), et enfin L’Ultime auberge (2015). Voilà qu’est paru récemment, chez Actes Sud, Le Spectateur, un recueil de courts fragments sur la période 1991-2001. Pour Kertész, un Journal est un texte élaboré à partir de notes et de réflexions intimes, qu’il retravaille comme s’il s’agissait d’un essai. C’est pourquoi la préface du Spectateur parle d’un « texte hybride », qui pourra étonner un lecteur plus habitué au Journal de Gide ou de Paul Léautaud.
Auschwitz et l’Europe
L’expérience limite d’Auschwitz obsède Kertész. Il lui avait consacré deux livres, dont le très célèbre Être sans destin. Dans son Journal, il revient fréquemment sur le sens qu’on peut attribuer à ce dérèglement fondamental de l’histoire. Auschwitz fait naître en lui une conception radicalement pessimiste de l’homme. Selon Kertész, ce désastre d’Auschwitz aura marqué définitivement la civilisation européenne, et donc la vie de ses habitants, hantés par ce cauchemar interminable. « Auschwitz, écrit-il, est le grand fiasco de toute l’Europe, l’histoire terrible de la psychologie profonde de l’Europe, le summum de cette histoire. » En somme, dans Le Spectateur, nous sommes exactement sur le même registre que dans L’Holocauste comme culture (2009), recueil de textes et de conférences de Kertész, qui vient de reparaître en édition de poche, dans l’excellente collection « Babel ».
L’ère du déclin
Kertész assiste, impuissant, à la ruine de la culture, s’en désolant à de multiples reprises. Il écrit par exemple : « Oh, où sont les anciens patriciens, la grande bourgeoisie qui cultivait par devoir ses relations avec l’esprit ? La fin du monde comme inculture infinie. » Sa Hongrie natale l’attriste et l’angoisse. La fin du joug communiste n’a rien amélioré, pour ainsi dire. Il se sent mis à l’écart dans son propre pays : « Je sais désormais que j’ai été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue… » Il évoque, à ce propos, l’antisémitisme, en Hongrie bien sûr, et aussi, plus largement, dans le reste de l’Europe, et se demande dans quelle mesure cette plaie a partie liée avec la décadence générale. Je cite le passage suivant, très significatif : « il faut savoir, dit-il, que l’antisémite est le masque de la destruction meurtrière pour laquelle je reste une cible à anéantir – non parce que je suis né juif, mais parce que je représente l’esprit de la civilisation, la culture, mot qui faisait sortir à Goebbels son revolver, comme il le clamait fièrement ».
Pour Kertész, la spiritualité a un grand rôle à jouer. Il se définit volontiers comme un croyant sans Dieu, ce qui le rapprocherait des agnostiques et, notamment, de Wittgenstein, qu’il était alors en train de traduire. Le Juif Kertész se juge très concerné par le Christ. Il remarque quelque part : « le Christ m’a visité plusieurs fois ». Il estime évidemment que, dans l’extinction actuelle de la spiritualité en Europe, réside l’une des causes primordiales du nihilisme contemporain. Là encore, il fait intervenir Auschwitz, quand il annonce : « On peut dire que Dieu est mort ; mais on peut dire aussi que le monde de Dieu est devenu universel sous le signe d’Auschwitz. »
C’est évidemment une terrible parole, qui ne sera pas reçue avec plaisir par ceux qui s’accommodent de la société de consommation. En somme, Auschwitz continue, et très peu s’en rendent compte.
Auschwitz comme finalité
À ce propos, je voudrais faire part d’une expérience personnelle que je viens de vivre. Elle concerne cet objet artistique difficile à identifier, mais tout à fait fascinant, qu’est le nouveau film de Jonhatan Glazer, La Zone d’intérêt, sorti ce mercredi, et que je suis allé voir le soir même. Eh bien, il corrobore justement à lui tout seul cette assertion de Kertész sur Auschwitz comme aboutissement irrévocable de notre civilisation. J’ai pu en constater le bien-fondé, pendant près de deux heures. Le film suit ce schéma intellectuel, dans son parti pris – peut-être contestable – de ne pas montrer les déportés à l’intérieur du camp d’extermination, et de les laisser hors champ, renforçant par cette sorte de litote inattendue l’évidence même de cette tragédie.
Dans une intuition fulgurante (il y en a quelques-unes comme ça chez lui), Kertész écrit : « je pense que la croix et Auschwitz sont éternels ». Cette phrase, inadmissible dans le temps présent,résume sa pensée. Nous aurions avantage à nous la répéter comme un mantra, chaque fois que nous désirons pénétrer le sens ultime de cette chose qui, sur terre, ne sera jamais abolie : l’enfer.
Imre Kertész, Le Spectateur. Notes 1991-2001. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Clara Royer. Éd. Actes Sud.
L’Holocauste comme culture. Discours et essais traduits du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Péter Nádas. Actes Sud, coll. « Babel ».
À la surprise d’Oudéa-Castéra, qui venant du privé est habituée à voir les cadres avaler les couleuvres qu’on leur insère par voie rectale, le Recteur de Paris, Christophe Kerrero, n’a pas supporté sa dernière preuve d’incompétence : pour tenter de complaire aux syndicats qu’elle recevait dans le cadre du Conseil Supérieur de l’Éducation, jeudi dernier, la ministresse des farces et attrapes — dixit notre chroniqueur — a décidé de maintenir trois classes prépas menacées de fermeture à Paris, quitte à renoncer aux voies différentes imaginées par le recteur.
C’est par une lettre supérieurement bien écrite que Christophe Kerrero a pris congé des personnels de l’Académie de Paris. Plus qu’un adieu, c’est manifestement un au-revoir : Kerrero se met en réserve de la République, et prend date pour de nouvelles aventures sous des cieux plus cléments.
Il n’a pas manqué de centrer cette missive sur ce qui a été sa tâche des trois dernières années : la réduction des inégalités sociales, la promotion des bons élèves qui ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter, et n’ont pas fréquente l’Alsacienne, « Stan », Louis-le-Grand ou Henri-IV, ces temples, privés ou publics — ça n’a aucune importance — de l’entre-soi et de la connivence de classe.
Les enseignants qui ont protesté devant des mesures aussi équilibrées que judicieuses — la réforme Affelnet, le rééquilibrage des CPGE — devraient se demander de quelle classe sociale ils sont les larbins. Et dans ce cas, qu’ils relisent Marx — ou La Boétie et son Discours de la servitude volontaire.
« La reproduction sociale, écrit le Recteur, caractérise encore beaucoup trop notre système éducatif. Paris en est un exemple, certains diront un miroir grossissant. Toute mon action aura été de vouloir inverser cette tendance, même modestement. Notre mission première est de donner l’espoir en même temps que l’éducation aux élèves les plus éloignés de la réussite. Notre pays passe à côté de trop de talents et mon parcours personnel m’y rend particulièrement sensible. J’ai été l’un de ces élèves en échec et il s’en est fallu de peu que je ne rejoigne la cohorte des exclus si certains professeurs, dans un autre cadre, n’avaient cru à mes capacités révélées plus tardivement. Il est si facile de passer à côté d’un élève. »
C’était tout le sujet de mon dernier livre, L’Ecole à deux vitesses, et le sens de mon combat pour l’École depuis trente ans. Ce devrait être le souci de tous les enseignants, de toutes les puissances tutélaires de l’Éducation Nationale. C’est loin d’être le cas. Une caste arrogante, nourrie dans les mêmes antichambres scolaires du pouvoir, a ré-orienté l’École dans le sens de sa reproduction, comme disait Bourdieu. Dans le genre darwinien, ce n’est même pas intelligent : à trop brimer les humbles, on fabrique les conditions d’un retour de bâton terrible. C’est pour n’avoir pas compris ce mécanisme que les amis de Marie-Antoinette ont perdu la tête, après 1789. Insérer à doses homéopathiques des petits, des obscurs, des sans grade parmi l’élite de la nation, de façon à en renouveler les cadres, est une nécessité vitale. Évidemment, Oudéa-Castéra et ses semblables préfèrent privilégier leurs enfants, et ceux des amis de la promotion Léopold-Senghor. Comme jadis Mitterrand avait propulsé dans les sphères du pouvoir ceux de la promotion Voltaire. Quand on voit quelles brillantes intelligences sont sorties de ces deux moules, on craint le pire pour le pays.
Ce fut tout le combat de Christophe Kerrero à Paris. « A mon arrivée, chacun de mes interlocuteurs me répétait que notre académie était la plus ségréguée de France : une académie de contrastes, où les établissements les plus prestigieux côtoyaient des ghettos scolaires. On me répétait aussi que rien ne changerait, dans une Académie trop exposée. C’était une donnée, presque une fatalité. En un peu plus de trois ans, nous avons pourtant pu inverser les courbes. La réforme de l’affectation en Seconde, la modification du recrutement à Louis-Le-Grand et Henri-IV, la recomposition de la carte des formations et des lycées, afin de rebattre les cartes de la mixité sociale et scolaire, autant de combats, difficiles, souvent solitaires, mais qui ont fédéré notre Académie. Ils ont donné espoir. En démontrant l’efficacité d’une politique publique volontariste, malgré les pressions de ceux qui veulent que rien ne change. En transformant le destin de milliers d’élèves pour qui le champ des possibles s’est ouvert, concrètement, au-delà des mots et des postures convenues. » Je ne le lui fais pas dire.
Il avait ainsi conçu le projet de monter (à Henri-IV) une section de type CPES (Cycle Pluri-Disciplinaire aux Etudes Supérieures) pour former des professeurs des écoles, loin d’universités dont ce n’est guère la vocation. Loin surtout des INSPE où les futurs enseignants sont formatés à ne rien apprendre, et à ne rien transmettre — sinon des bonnes intentions si creuses que les prédicateurs de toutes obédiences sont ravis de glisser leurs billevesées dans ces jeunes cervelles creuses : ce sera tout le sujet de mon prochain livre. La nature a horreur du vide, quand on ne comble pas les jeunes cervelles par des savoirs et des Lumières, les forces de la nuit montent à l’assaut.
Les journalistes spécialisées dans la chose scolaire, que ce soit Caroline Beyer au Figaro, Marie-Estelle Pech à Marianne ou Véronique Fèvre à BFM, considèrent toutes que cette démission est un camouflet de plus infligé à Sa Majesté Incompétente de la rue de Grenelle. Là encore, je ne leur fais pas dire…
La ministresse des farces et attrapes a pris acte — via Twitter : on ne peut faire plus méprisant — de la démission de Kerrero. Elle aurait dû en discuter avec lui : il y a quelques jours, recevant à la Sorbonne l’ensemble des recteurs, il avait, en tant que puissance invitante, prononcé un discours bien plus ministériel que les mensonges et dénégations laborieuses d’une ex-employée de Carrefour. Elle n’avait pas mal géré les Sports, mais rue de Grenelle, elle est l’illustration même du principe de Peter : elle a atteint son seuil d’incompétence. On doit leur enseigner ça, à l’ENA, non ?
Dans son nouvel essai, notre collaborateur distille de précieux « conseils de lecture » pour aborder l’écrivain Philippe Sollers, disparu l’an dernier.
Le dernier essai de Pascal Louvrier (Le Passeur éditeur, 2024) annonce : « Philippe Sollers entre les lignes ! » Il est déjà assez difficile de lire les lignes tracées par Sollers qui réclament souvent une relecture pour imaginer que l’on puisse se retrouver facilement entre elles ! Mais Pascal Louvrier tient le pari et son essai atteint le but : Philippe Sollers n’est appréciable que si l’on parvient à lire entre les lignes !
Pour obtenir ce résultat, l’auteur démarre pieds au plancher : « La voiture glisse sur le bitume de l’autoroute. Trajectoire impeccable. Les kilomètres défilent invisibles dans la nuit violée par les phares. Le compte-tours devient la trotteuse de la montre. Le pied droit enfonce, jusqu’au tapis de sol, la pédale d’accélérateur, celle pour se tuer. Les limites sont dépassées ! » On dirait le début d’un roman d’action dans lequel le héros va frôler la mort, emporté par des évènements maléfiques. Il faut que la voiture atteigne Bordeaux pour que le lecteur comprenne qu’il s’agit bien d’une biographie et non d’une « auto biographie ». Tout simplement parce que Philippe Sollers est Bordelais d’origine.
Une course de 87 ans
Ne croyez pas que l’ouvrage va se mettre à freiner quand il arrive au but. Pas du tout. Il est vrai que pour suivre Philippe Sollers dans sa vie et dans son œuvre, il vaut mieux une Formule 1 qu’un fauteuil et une table, outils connus des biographes classiques !
Pascal Louvrier pilote parfaitement son bolide dans un style à la fois offensif dans les virages et amusé dans les lignes droites, au demeurant assez rares. Cela donne un livre vivant, bondissant et même bienveillant malgré les outrances, les provocations, les emportements, les vrais et faux reniements et les désertions imprévues de Philippe Sollers, lui-même, dont la vie et l’œuvre sont intimement mêlées aux évolutions et convulsions de la France d’après-guerre jusqu’au 21ème siècle. La quatrième de couverture donne la clé de cette œuvre insolite et attachante : « En 1996, Pascal Louvrier écrit un essai enlevé sur Philippe Sollers. Le sulfureux écrivain joue le jeu et lui ouvre les portes de sa vie privée. Leur complicité, singulière à plus d’un titre est exceptionnelle. »
Quand la voiture des premières lignes atteint Bordeaux, avec Pascal Louvrier au volant, l’écrivain Sollers embarque aussitôt et le bolide ne s’arrêtera qu’en 2023, dans le cimetière de l’île de Ré, où se trouve la tombe de Philippe Joyaux, devenu Sollers pour les lettres. Soit 87 ans d’un parcours mouvementé que Pascal Louvrier reconstitue tantôt en spectateur tantôt en copilote.
Fouetter la syntaxe
Les deux hommes ne seront pas toujours en voiture, rassurez-vous, ils prendront le train, ils prendront des vacances, ils feront des voyages à l’étranger. Ils publieront des romans, des nouvelles, des revues. Ils prendront position politiquement, littérairement, philosophiquement, socialement, sexuellement. Mais enfin il s’agit de la bio de Philippe Sollers ou des souvenirs de Pascal Louvrier ? Mon Dieu, il s’agit bien des deux. Seulement, c’est écrit avec tellement d’adresse, que les écrits de Sollers en sont éclairés mieux même décryptés non par le raisonnement mais simplement par la réalité vécue. Un exemple :
« Je grimpe dans ce train qui va traverser 1966. Période qui sent la moisissure. Les règlements de comptes de la deuxième guerre mondiale continuent. Des cadavres dans tous les placards. Les Français viennent d’élire De Gaulle mais la gauche a une nouvelle figure emblématique François Mitterrand. La majorité du comité de rédaction de « TEL QUEL» est d’accord sur un point : il est nécessaire de politiser la revue. Mais des personnalités proposent une ouverture en direction du PCF tandis que d’autres souhaitent un ralliement immédiat au maoïsme. »
Bon c’était des débats d’époque, où est notre sujet ? Il n’est pas loin : la revue TEL QUEL a été fondée par Philippe Sollers. Et celui-ci penche pour Mao. Du coup, les communistes vont le critiquer vertement. Sauf que Pascal Louvrier qui est dans le train de cette époque nous explique la position « maoïste » de Sollers par le fait que l’apprentissage du chinois lui permet de poursuivre son ambitieux projet : créer un langage nouveau qui favoriserait la rapidité de compréhension tout en multipliant les sens connotés.
Et pour être plus clair, cette profession de foi littéraire : « fouetter la syntaxe, la malaxer, la pincer, la pétrir. Et puis pratiquer l’uppercut verbal. Le mot doit cogner, la formule claquer comme le drapeau au vent. Et puis, dégraissage du style, dégraissage du style. De l’ellipse, du nerf, du raccourci, du rythme, de la vitesse, de la métaphore syncopée, directe, droit au but, neurones, viscères, palpitant, tout ça en même temps ! »
Ces mots vous l’avez compris ne sont pas de Sollers mais de Louvrier. Ils éclairent crûment ce que se proposait Sollers lorsqu’on l’accusait de « maoïsme » : un nouvel art poétique et non un nouveau régime ! « Deux précurseurs en ce domaine, nous révèle Louvrier, Rabelais et Céline ! » Entre la vitesse du parcours et la révélation de la réalité « sollersienne », Pascal Louvrier nous offre une étude inédite dans un style de bande dessinée. Il n’y a pas de temps mort. Les scènes succèdent aux scènes. Les actions aux actions. Si pour Sollers, la littérature, c’est avant tout de la musique (on est loin du PCF !), pour Louvrier une biographie c’est une cascade d’images, un film d’aventures.
Et le résultat est atteint : le livre de Pascal Louvrier se lit à toute allure et quand on le ferme, on se dit : « Voyons donc ces lignes de Sollers, elles ont l’air bien croustillantes. »
Car, Philippe Sollers a fondé une revue certes en compagnie de Jean-Edern Hallier, au début (tiens, tiens !), mais il a écrit des romans, dont « Femmes », particulièrement osés parfois (à lire à l’époque du féminisme enragé !), il a aimé Casanova, il a adoré Mozart, et il a vécu le plus longtemps possible à Venise, pour admirer ses peintres et ses palais, y abriter ses amours dès que les touristes, « ces asticots dans un fruit trop sucré », disparaissaient. Ce qui lui a permis de publier deux « Dictionnaires amoureux de Venise » qui perpétuent le voyage à Venise que tout un chacun se doit d’entreprendre dans sa vie.
À LR, on recherche la personnalité susceptible d’imposer un nouvel élan.
Après la lecture du très beau livre d’Alain Finkielkraut, Pêcheur de perles, j’ai eu envie de faire comme lui et de commencer à remplir un cahier avec toutes les citations que, lecteur compulsif, j’aurais le désir de noter. Et d’en élire une pour ce billet. Parmi toutes celles que j’ai déjà retenues, un propos de Patrick Buisson a particulièrement attiré mon attention et donc suscité cet écrit. Même mort, Patrick Buisson est aussi honni aujourd’hui par certains qu’il a été sollicité par beaucoup de son vivant pour ses conseils politiques. Il est évident que ses fulgurances, ses intuitions, ses paradoxes stimulants et sa pensée conservatrice structurée et brillamment assumée ont été d’un grand secours intellectuel, stratégique et tactique pour des personnalités qui avaient besoin d’un éclaireur, d’un débroussailleur pour élucider le maquis du réel. Patrick Buisson a déclaré un jour : « À droite il n’y a plus que des metteurs en scène ». J’interprète immédiatement ce triste constat comme le fait que dans le passé nous avons été mieux pourvus sur le plan de la plénitude et de la qualité partisanes mais que de nos jours nous ne disposons plus que d’artisans, de réalisateurs qui mettent en lumière une représentation sans fond, sans sens parce qu’ils seraient eux-mêmes incapables d’en écrire le texte.
On peut comme moi ne pas désespérer des Républicains, même s’il est éloigné de mes rêves sur ce qu’il devrait être, libre, inventif et courageux, et considérer cependant que ce prétendu moribond toujours en forme n’a en effet à sa tête que des « metteurs en scène ». Pour continuer cette métaphore, il y a des réalisateurs qui sont en même temps de formidables scénaristes, notamment aux États-Unis, même si là-bas on a moins de scrupules à confier à d’autres le soin d’inventer des histoires et d’écrire les dialogues. Il y a aussi des metteurs en scène tellement doués et créatifs que leur réalisation constitue un apport capital pour le scénariste. Elle amplifie et sublime l’élaboration de la fiction. Il y a eu des organisateurs tellement remarquables pour les campagnes et les débats publics qu’ils mettaient quasiment l’esprit et la main dans la substance des discours eux-mêmes et des programmes.
Il y a malheureusement aussi des réalisateurs tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils se croient aptes à écrire leur propre scénario et force est de constater qu’assez souvent cette posture aboutit à de mauvais films. N’est pas scénariste qui veut et les immenses metteurs en scène ne courent pas les rues ni l’univers artistique.
LR : quel casting !
Les metteurs en scène, selon le principe énoncé par Patrick Buisson pour la droite, sont assez nombreux à LR. Il n’y a pas que les trois qu’on mentionne officiellement et médiatiquement : Éric Ciotti, Bruno Retailleau et Olivier Marleix. Il y en a d’autres qui tirent les ficelles ou sont tirés eux-mêmes, c’est selon. Dans l’entre-deux, Laurent Wauquiez se montre de plus en plus, Xavier Bertrand est plus discret et Valérie Pécresse n’a pas désarmé.
Mais qui, pour l’instant, écrit l’histoire chez LR, qui invente le scénario, qui impose le style, qui prévoit la configuration de demain, qui offre de la matière aux trois metteurs en scène principaux ? Quelqu’un qui se piquait d’être un réalisateur-scénariste a trahi pour un plat de lentilles macronistes et lâché ses amis politiques de toute une vie : Nicolas Sarkozy n’est même plus dans les coulisses ! Je songe à David Lisnard qui ne paraît pas pressé, qui bénéficie du formidable avantage d’être sous-estimé et qui est en train d’écrire son propre scénario en aspirant à en faire un jour celui de la droite tout entière. Loin d’être un metteur en scène, il se construit hors de la vanité des apparences, dans une forme de sérénité à la fois ambitieuse et réfléchie. Si LR ne meurt pas, contre tous les oiseaux de mauvais augure, qui sera, en 2027 et pour la suite, son metteur en scène et à la fois son scénariste ? Cette question est centrale. Des réalisateurs, on en trouvera toujours mais des personnalités capables d’avoir des pensées pragmatiques, des ruptures opératoires, des courages productifs, du futur et de l’imagination plein leur tête, quelle denrée humaine rare ! Il n’y a aucune raison pour que la droite soit condamnée à perpétuité à faire de mauvais films, au mieux inachevés !
Les profs étaient (encore une fois) dans la rue jeudi. Au total, 20,26% d’enseignants étaient grévistes, selon les chiffres du ministère de l’Éducation. Mais qu’est-ce qu’ils voulaient, encore ?
On connaît la fameuse citation de Bossuet, citée jusqu’à la nausée, de Dieu contemplant avec le sourire nous autres mortels s’agitant, puis nous plaignant des effets de nos agitations. Comme il a dû rire hier, prélassé par-dessus ses nuages, le menton dans les paumes et la barbe frissonnante ! Car les enseignants, pour la énième fois, déambulaient dans la rue au lieu de travailler, s’indignaient de leurs propres turpitudes, et, pour une raison qui m’échappera toujours, réclamaient avec une conviction sincère des mesures qui auraient inéluctablement pour effet de dégrader plus encore leurs conditions de travail.
Que reprochaient-ils donc au gouvernement ? Faisons le tour.
D’abord, les propos de la ministre de l’Éducation nationale
L’idéologie ne doit pas aveugler le jugement ; que l’on soit de droite ou de gauche, il faut bien dire la vérité : le privé, en France, dépend aussi du ministère de l’Éducation nationale, et la ministre a parfaitement le droit d’y placer ses enfants, sans avoir à se justifier ; le seul scandale, dans cette affaire, c’est sa défense à ce point désastreuse qu’elle en devient comique ; c’est qu’elle ait même osé prendre la parole afin de répondre à la Terreur – Mediapart –, quand elle eût dû rester muette et dédaigneuse. Mais les « profs », aveuglés depuis longtemps, ne reculent devant rien et troquent sans vergogne, en dépit de la dignité de leur profession, le syllogisme pour l’aporie. Celle-ci est belle : ils dénoncent l’absentéisme ; pour raison d’absentéisme, la ministre transfère ses enfants dans un établissement privé ; ils dénoncent des propos « provocateurs et scandaleux » !
Sur les effectifs, il n’a jamais été démontré qu’une réduction du nombre d’élèves par classe améliorerait les conditions de travail des professeurs, ou même le niveau général ; au contraire : une expérimentation lancée au début des années 2000, en France (c’est la seule), a démontré que le dédoublement des effectifs n’avait aucun effet notable. Normal, en vérité : le problème est moins le nombre d’élèves que la discipline évanouie, avec la politesse et le respect ; une classe peut contenir quarante élèves aisément, s’ils sont sages et disciplinés ; et il suffit de dix sauvageons pour détériorer l’activité des professeurs, jusqu’à des limites qui ne devraient jamais être franchies – on se souvient de ces maîtres du savoir braqués au pistolet en plein cours, ou violemment poussés contre les portes devant leurs bourreaux hilares, et puis de l’affaire, plus récente, de Diane et Actéon. Un chiffre : entre 2011 et 2023, les personnels d’éducation se disant satisfaits du climat scolaire dans leur école sont passés de 73,5% à 58,5% (enquête de l’Autonome de solidarité laïque).
Sur le manque de moyens, nous nous contenterons de rappeler des chiffres trop bien connus (mais la répétition est la vertu de l’enseignement) : avec plus de soixante milliards d’euros, le budget de l’Éducation nationale est le premier budget de l’État. Alors, pourquoi tant de plaintes ? Parce que là encore, le problème est moins dans la quantité des moyens, que dans l’importance des dégradations. Ici aussi, les images ne manquent pas, et l’on égrènerait sans fin les chiffres des violences urbaines contre les établissements scolaires. Le gouvernement se félicité d’une hausse de 6,5% dans le budget de l’Éducation nationale. Je prédis que cela ne changera rien : ce sera comme avec les banlieues !
Enfin, la création des groupes de niveau
Nos pédagogues passent ici de l’aporie au sophisme. Premier énoncé : le niveau de l’école française est l’un des meilleurs au monde. Second énoncé : la création du collège unique fait chuter le niveau considérablement (c’est un euphémisme). Conclusion : il faudrait accentuer encore la mixité dans les classes ! On est loin du siècle de Voltaire, des Lumières et de la Raison.
Que les enseignants continuent donc de manifester ; ils obtiendront des augmentations dérisoires, des hausses de budget, d’autres poussières – tant que le respect, qui passe par la discipline, ne sera pas revenu au cœur de l’école, leur profession les rendra malheureux.
Arnaud Beltrame est mort dans l’Aude, après avoir été égorgé dans le Super U de Trèbes par le musulman Radouane Lakdim, alors qu’il s’était volontairement substitué à un otage.« Il y en a marre de la lâcheté, de ce laxisme. Il est temps de se réveiller ! » a dit sa mère devant la cour d’assises spéciale de Paris, où sont actuellement jugés sept proches de l’islamiste qui a tué quatre personnes le 23 mars 2018.
En ce moment même se tient le procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne. En ce moment même, tous, là où nous sommes, nous pouvons constater que notre société est lancée dans une course folle vers l’abîme, et que nos dirigeants appuient des deux pieds sur l’accélérateur. Alors en ce moment même, plus que jamais, souvenons-nous que le courage, le sens du devoir, la dignité sont possibles. Souvenons-nous d’un homme qui l’a prouvé. Souvenons-nous d’Arnaud Beltrame.
Six ans, déjà, depuis qu’un colonel de gendarmerie a incarné la résistance face à la violence du totalitarisme islamiste, le refus de se soumettre à sa terreur, le don de soi et la lutte pour protéger autrui de sa sauvagerie. Six ans depuis qu’Arnaud Beltrame nous a donné cette leçon, et l’islamisation se poursuit, avec la complicité de ceux qui nous gouvernent. Six ans, et après l’horreur indicible du pogrom du 7 octobre, les soutiens du Hamas défilent librement dans nos rues. Six ans, et le cri du cœur de la mère du colonel Beltrame nous dit, en creux, toutes les promesses non tenues depuis la mort de son fils.
Et pourtant…. La noblesse d’Arnaud Beltrame porte ses fruits. On pense au cheminement spirituel de celle qu’il a sauvée. On pense au courage d’Henri d’Anselme à Annecy : « Je n’avais qu’une image en tête, c’était celle du colonel Arnaud Beltrame et, en quelque sorte, c’est lui qui m’a inspiré, qui m’a poussé à agir. » Fruits peut-être moins spectaculaires que ceux du jihad et des razzias islamistes, mais ils n’en sont pas moins précieux – et, à terme, il n’est pas absurde de penser qu’ils l’emporteront. Arnaud Beltrame était soldat de France, franc-maçon et catholique, il savait mieux que personne que tout a commencé avec l’appel d’un homme seul à la radio de Londres, tout a commencé avec une humble pousse d’acacia, tout a commencé avec un corps supplicié sur une croix. Comme l’évoque le 1er Livre des Rois, le Seigneur n’était pas dans l’ouragan qui fendait les montagnes et brisait les rochers, ni dans le tremblement de terre, ni dans l’incendie, mais dans le murmure d’une brise légère.
En hommage à ce héros, et le mot n’est pas excessif, en hommage à celle qu’il aimait, en hommage à sa famille, à ses proches, à ses compagnons d’armes, à tous ceux qui lui ont permis d’être l’homme qu’il était, voici quelques extraits de mon livre, Refuser l’arbitraire, dans lesquels j’espère ne pas trahir ce que sa vie nous enseigne.
***
C’est pendant la deuxième année de la quatre-vingt-dix-huitième olympiade que Platon écrivit le dialogue intitulé Gorgias. Outre le sophiste grec éponyme, il y oppose Socrate à un certain Calliclès, dont les historiens se demandent aujourd’hui s’il a vraiment existé, car nulle part ailleurs il n’est question de lui.
Réel ou fictif, Calliclès incarne l’antithèse parfaite de celui que l’oracle de Delphes avait désigné comme le plus sage des mortels. Alors que Socrate défend la recherche de la vérité et de la justice, Calliclès affirme qu’il n’y a pas de vérité en soi, mais seulement des rapports de force, que le langage n’est pas une médiation nécessaire entre l’esprit et la réalité, mais uniquement un outil au service de conventions forcément arbitraires, et que la morale ne saurait être autre chose que l’habillage rhétorique de règles sociales n’ayant en elles-mêmes aucune valeur particulière, la loi des Grecs n’étant supérieure à celles des barbares qu’aux yeux des seuls Grecs, et non dans l’absolu. Ainsi, ce personnage est à la fois la préfiguration et la synthèse de bien des maux qui nous rongent aujourd’hui. Deux mille quatre cents ans après l’écriture de ce dialogue, l’Occident se meurt de ne plus savoir enseigner à ses enfants comment distinguer la voie de Calliclès de celle de Socrate.
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La vie d’Arnaud Beltrame, vécue jusqu’au paroxysme, jusqu’à donner sa vie par amour de la vie, comme la vie de Socrate, comme celles de Léonidas, de Jeanne d’Arc, de Marc Bloch, de Yue Fei, de Nicolas de Salm, de Lei Haiqing, apporte un démenti cinglant à Calliclès. Nous ne pouvons peut-être pas le prouver, mais nous savons, par ce qu’il y a en nous-mêmes de plus authentique et de plus authentiquement vivant, que leurs vies sont la vérité de l’homme.
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Les parents de Léonidas et des 300 Spartiates qui l’ont accompagné aux Thermopyles ont-ils eu tort de leur donner l’éducation qui a fait d’eux ce qu’ils étaient ? Auraient-ils mieux fait de les encourager à ne pas se mettre en danger, à se protéger avant tout, à s’agenouiller devant les émissaires du Roi des Rois, et à livrer la Grèce à la Perse ? Sans eux, sans les rameurs athéniens anonymes de la bataille de Salamine, le berceau de l’Europe serait devenu une satrapie comme les autres, et notre civilisation n’existerait pas. Tout ce qu’elle a apporté à l’Humanité, de la démocratie à la science en passant par la philosophie, n’existerait pas.
Si les parents d’Arnaud Beltrame lui avaient enseigné la lâcheté, peut-être serait-il encore en vie. Mais à quel prix ? Bien avant de mourir, il n’aurait pas vécu ce qu’il a vécu, il n’aurait pas été celui qu’il a été. À quoi bon renoncer à l’intensité de la vie et à la dignité d’une vie pleinement vécue, pour prolonger une vie sans droiture, sans noblesse, sans grandeur ? Faut-il, pour survivre plus longtemps, renoncer à vivre ?
Dans la littérature arthurienne, la mère de Perceval a tenté d’éloigner son fils de la chevalerie, parce qu’elle craignait qu’il suive le même chemin que son père, et meure bien trop jeune, laissant derrière lui une veuve et un orphelin. Mais Perceval est parti, a revêtu une armure, connu la veillée d’armes, l’adoubement, la quête, la défaite et la victoire, la faute et la rédemption, et il a trouvé le Graal.
Arnaud Beltrame n’a pas été une victime. Il pratiquait les arts martiaux avec conviction. Il était animé par une foi intense. Il s’est battu jusqu’au dernier instant pour maîtriser le terroriste islamiste. Il a ordonné l’assaut alors même qu’il se battait, il est tombé au combat. Blessé par trois tirs — un doigt arraché, une balle dans le bras gauche et une autre dans la jambe gauche — il s’est battu près de dix minutes avant de prendre un coup de couteau dans la gorge. Le lieutenant-colonel Beltrame a choisi de risquer sa vie pour sauver celle d’une otage, parce qu’il savait qu’il avait plus de chances qu’elle de l’emporter, parce qu’il y voyait son devoir. Il s’est battu, et il l’a sauvée. Il est mort, et il est devenu immortel. Et durant quelques heures, quelques jours même, la France a découvert un héros. Elle a découvert que l’héroïsme est encore possible. Elle a senti qu’elle avait besoin de héros pour se souvenir de ce que cela signifie d’être humain. Cela nous dit quelque chose de la nature humaine, quelque chose qui dément toutes les théories de Calliclès et donne raison à Socrate.
Mais l’esprit de sacrifice ne suffit pas à définir ce qui est juste. De nombreux terroristes islamistes acceptent de donner leur vie pour ce en quoi ils croient. Peut-on pour autant les assimiler au sacrifice d’Arnaud Beltrame ? Non ! Le père Jean-Baptiste, chanoine régulier de l’abbaye de Lagrasse qui a accompagné le cheminement spirituel du lieutenant-colonel Beltrame les deux dernières années de sa vie et devait célébrer son mariage, a déclaré lors des funérailles de l’officier : « Il a risqué sa vie pour que s’arrête la mort. La croyance du djihadiste lui ordonnait de tuer. La foi chrétienne d’Arnaud l’invitait à sauver, en offrant sa vie s’il le fallait. » On se doit de respecter le courage de ses ennemis, leur esprit de sacrifice, leur intelligence. Mais cultiver ces qualités au service du mal ne saurait être mis sur le même plan que cultiver les mêmes qualités au service du bien.
Mohamed Merah, qui a exécuté des enfants dans la cour de leur école pour les offrir en sacrifices humains à Allah, et qui est mort pour le dieu qu’il s’était choisi, n’a rien à voir avec Arnaud Beltrame. « J’aime la mort comme vous, vous aimez la vie » a déclaré Merah aux négociateurs de la police, reprenant à son compte une phrase de Khalid ibn al-Walid, chef des armées musulmanes au viie siècle, surnommé par le prophète de l’islam en personne Sayf Allah al-Maslûl, le « Sabre dégainé d’Allah », et qui écrivait à ses ennemis : « Vous avez le choix entre la conversion, la soumission et la mort, car j’arrive avec des hommes qui aiment la mort comme vous vous aimez la vie. »
Arnaud Beltrame, lui, n’est pas mort en glorifiant la mort, mais en glorifiant la vie, pour glorifier la vie, par amour pour la vie qu’il a glorifiée, pour la vie qu’il a sauvée. Sa grandeur ne vient pas seulement de son sacrifice, mais de la noblesse et de l’humanité dont il a fait preuve en choisissant ce pour quoi il acceptait la possibilité de ce sacrifice.
***
Le 8 juin 2023, la France découvre un drame et une espérance. Le drame, c’est l’agression d’enfants au couteau dans un parc d’Annecy par un migrant qui n’aurait jamais dû se trouver là. L’espérance, c’est Henri d’Anselme. L’inattendu et l’inespéré Henri. Âgé de 24 ans seulement, il s’est interposé et a mis sa vie en danger pour protéger des enfants qu’il ne connaissait pas. Et avec d’autres — qui eux aussi ont agi, comme il ne cesse de le rappeler —, il a probablement évité le pire. Son image, celle de « l’homme au sac à dos », a fait le tour du monde. Le 8 juin, Henri était à Annecy, au bon endroit, au bon moment, avec son cœur et son courage. Il a été un rempart entre des enfants et la mort. « Ce que je sais, c’est que je n’étais pas là par hasard sur mon chemin des cathédrales », dira-t-il.
Il refuse qu’on le considère comme un héros, qu’il me permette alors de dire qu’il est un brave, de ceux qu’évoque Pindare, ce poète qu’admirait Alexandre : « Zeus veut que les héros soient honorés, pour que la mémoire de leurs exploits inspire les actions des braves et les pensées des sages. »
Henri ajoutera : « Je n’avais qu’une image en tête, c’était celle du colonel Arnaud Beltrame et, en quelque sorte, c’est lui qui m’a inspiré, qui m’a poussé à agir. »
Il est des mystères devant lesquels on s’incline en silence.
Alors que les barrages sont progressivement levés dans le pays suite aux annonces gouvernementales, rappelons qu’au-delà de leur vulnérabilité économique et de la concurrence étrangère déloyale, nos agriculteurs ont entamé leur mouvement pour dire stop à un empilement de réglementations qui les étouffent.
La colère qui secoue le monde agricole est une nouvelle illustration des méfaits engendrés par les multiplications de normes et de contraintes administratives. Comme à chaque fois, les catastrophes générées par ces normes sont prévues et annoncées, mais rien n’est fait pour éviter les drames avant que ceux-ci n’arrivent. L’incapacité à concevoir les conséquences des décisions politiques et à penser le rapport entre les coûts et les bénéfices finit par coûter cher, en argent et en vie humaine. Le projet européen Farm to fork qui planifie une décroissance de la production agricole doit nécessairement aboutir à des drames agricoles, comme ceux que nous connaissons aujourd’hui.
La France veut être la bonne élève à Bruxelles
Alors que l’ensemble du monde agricole est concerné, la révolte est partie du sud-ouest. Cela renvoie aux traditions historiques de la région, du Midi rouge et de la révolte du Languedoc au début du XXe siècle, mais aussi aux types de cultures présentes : des céréales et de l’élevage ainsi que de la polyculture de fruits et de légumes. Des cultures durement éprouvées par les normes imposées et gourmandes en main-d’œuvre.
L’inflation des normes est résumée par l’évolution du code rural, passé de 755 pages en 1965 à 3 068 pages aujourd’hui. Il y a des normes pour tout : taille des haies, curage des fossés, etc. La France voulant souvent aller plus loin que Bruxelles en ajoutant d’autres normes au millefeuille déjà épais. Ainsi pour la prolongation de l’interdiction du glyphosate alors qu’il est de nouveau autorisé en Europe. La France est ainsi submergée par des poulets produits en Ukraine, où les normes sont bien moindres que pour les volaillers français. C’était du reste une des raisons qui avait conduit la Pologne à refuser de livrer des armes à l’Ukraine, en protestation au déséquilibre concurrentiel de l’agriculture ukrainienne.
Le rapport au monde agricole est ambivalent. Il suscite à la fois une grande sympathie (preuve en est le succès non démenti du Salon de l’agriculture) et une grande défiance, les paysans étant accusés de polluer, de capter l’eau, de détruire l’environnement. On leur interdit la mise en place de bassines pour récupérer l’eau de pluie, on interdit l’usage de produits phytosanitaires, même quand ils n’ont pas été reconnus dangereux par les études scientifiques, on soviétise le fonctionnement agricole, transformant les paysans en kolkhoziens. Et à force de scier l’arbre, il finit par s’abattre.
La révolte qui touche la France est une révolte européenne. En 2022, c’étaient les paysans hollandais. Puis, depuis plusieurs semaines, les paysans en Allemagne et en Roumanie. Désormais en France, avant que d’autres pays ne soient concernés, probablement l’Italie et l’Espagne. La compétitivité française dans l’agriculture ne cesse de s’étioler, les marges se réduisent. Il y a quelques années, on alertait, dans une indifférence quasi totale, sur les suicides répétés des agriculteurs. Rien n’y a fait. Le monde agricole est à la fois connu, parce que tout le monde a vu une vache ou traversé un champ, et inconnu, parce que beaucoup ignorent les nouveautés techniques dans les méthodes culturales, les nouveaux usages mécaniques, les enjeux mondiaux. Ce n’est pas en s’enfermant derrière de hautes murailles que l’on sauvera l’agriculture française. La Nouvelle-Zélande a réussi, dans les années 1980-1990, une transformation qui lui fait désormais donner le la en matière de prix de la viande et du lait.
La terre autrefois
Face aux machines d’aujourd’hui et aux méthodes actuelles, l’ancien monde agricole est de plus en plus inconnu. La pauvreté des campagnes françaises était réelle, jusque dans les années 1950. Faible accès à l’eau courante et à l’électricité, peu de soins, à l’écart des transformations des villes et des modes de vie, les mondes ruraux ont connu une transformation massive en moins d’une génération qui les a fait passer d’un monde à l’autre de façon rapide et souvent brutale. Dans ses nombreuses études, notamment Les Trente glorieuses, Jean Fourastié évoque le monde rural d’avant les transformations techniques du XIXe siècle.
En 1700, un paysan nourrit 1,7 personne. En 1800, il en nourrit 2,1. En 1980, il nourrit désormais 30 personnes, chacune obtenant plus de calories qu’un siècle auparavant.
Sous l’Ancien Régime, il faut 1.5 à 2 hectares pour nourrir une personne. Comme on ne dispose dans le royaume, au maximum, que de 40 millions d’hectares cultivés, le plafond démographique français est de 20 à 27 millions de personnes. Si la démographie augmente trop, on se heurte au plafond agricole, ce qui engendre des disettes. Malthus avait raison de dire qu’il fallait limiter les naissances au risque sinon de ne pas pouvoir nourrir les nouvelles bouches. Mais Malthus est un homme du passé : il n’a pas vu venir la révolution de la productivité, qui permet de nourrir plus de monde avec moins d’hectares cultivés. Jean Fourastié a ainsi calculé le temps de travail nécessaire pour moissonner un are de blé (100 m²).
1800 : 1 heure, avec une faucille. 1850 : 15 minutes, avec une faux. 1900 : 2 minutes, avec une faucheuse-lieuse. 1920 : 40 secondes, avec une faucheuse-lieuse à traction mécanique. 1945 : 35 secondes, avec une moissonneuse-batteuse.
Moins de temps de travail, ce qui permet de pratiquer d’autres activités, plus rémunératrices, ou de se reposer. Ce qui libère également des bras, qui vont pouvoir se consacrer à des activités nouvelles, tels l’industrie naissante et les emplois urbains.
La famine a été vaincue, ce qui est un immense progrès pour l’humanité.
Il est désormais possible de travailler moins et d’effectuer des travaux moins pénibles. De manger plus et mieux. Les conséquences sont majeures : l’espérance de vie augmente, on vit plus vieux et en meilleure santé. Avant de rejeter les effets négatifs de l’industrialisation de l’agriculture, il est essentiel de fixer le chemin parcouru et de prendre conscience que ce que nous vivons aujourd’hui, c’est-à-dire une société d’abondance et de vie, est une chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité.
Prophètes de la mort
Il se trouve pourtant des prophètes de la mort pour vanter la décroissance et le retour à l’agriculture d’il y a trois siècles, mythifiée et idéalisée. Le Sri Lanka en a fait la terrible expérience. Les produits phytosanitaires ont été interdits, la conversion forcée au bio a été totale. Le résultat n’a pas tardé : en quelques mois l’île a connu une famine sans précédent, contraignant de nombreux habitants à choisir entre mourir de faim ou s’enfuir.
En France, l’interdiction des néonicotinoïdes a provoqué le ravage de la production betteravière, pourtant l’un des piliers de l’agriculture française. Le refus des OGM, alors que plusieurs types permettent de réduire la consommation d’eau et de produits sanitaires, conduit à un déclassement français par rapport aux concurrents d’Amérique latine. Les agriculteurs, comme de nombreuses autres professions en France et en Europe, sont victimes de l’effacement du logos au profit du pathos. On ne réfléchit plus, on ne mesure plus les conséquences des actes, on n’accepte plus les risques et les dangers.
L’économie est la science des choix : elle étudie les choix possibles et les conséquences des choix effectués, des choix qui peuvent être libres ou contraints. Le choix suppose le goût du risque et de l’aventure, la projection vers un avenir qui n’existe pas, mais que l’on s’efforce de bâtir. Le passé est rassurant parce qu’on croit le connaître : on n’en garde souvent que les bons côtés, les détresses et les drames étant oubliés. Ce que vivent les agriculteurs, c’est aussi ce que vivent les milliers de chefs d’entreprise, les professeurs dans l’éducation nationale, les personnes qui travaillent dans les administrations : un empilement de normes qui étouffent et tuent la vie. À éliminer avant qu’elles ne tuent définitivement notre pays et notre civilisation.
C’est la période du carnaval de Venise. Vénitiennes au peigne fin, livre frais et léger comme une coupe de champagne prise au bar du Gritti, tombe à pic.
J’imagine l’une des figures féminines décrites avec minutie par Lucien d’Azay, auteur de cette galerie de portraits sensuels, à ne pas mettre entre toutes les mains, descendre, en longue robe noire, d’une gondole pour venir savourer un cocktail à la tombée des ombres. La Salute le protège. Ce monument octogonal fut construit en 1631 pour remercier la Vierge d’avoir mis fin à l’épidémie de peste. Il a donc surgi d’une montagne de macchabées. Ce n’est pas la mort qui a le dernier mot à Venise, mais le plaisir.
Une ville pleine de mystères
Lucien d’Azay, né en 1966, est un écrivain talentueux. Je me souviens de sa remarquable biographie romancée de Sunsiaré de Larcône, en 2005, une jeune romancière, amie de Guy Dupré et Julien Gracq, qui se tua avec Roger Nimier à bord d’une Aston-Martin, le 28 septembre 1962. J’ai ensuite perdu sa trace. C’est un tort, car il a continué à publier de nombreux ouvrages. Il habite Venise ; cela se sent dans l’ouvrage qu’il nous propose. Aucun cliché sous sa plume, mais des instantanés pittoresques d’une ville qui ne cesse de se cacher pour mieux révéler son mystère à ceux qui le méritent. Les touristes passent, tandis que l’esthète pose son sac pour observer la jouissance à l’œuvre. Parfois il peut même s’enhardir et participer à la fête, à condition qu’il respecte les règles que seules les Vénitiennes connaissent. Ces créatures-là, réelles ou fantasmées, peu importe, décrites subtilement par Lucien d’Azay, nous font perdre le nord. D’autant plus que notre Casanova déambule dans les ruelles de la Sérénissime, en compagnie d’une charmante amie, l’Autrichienne Pernilla Unzucht, qui ne résiste pas aux aventures saphiques. La scène avec Arianna Biadene, artiste peintre, « visage oblong, lunaire, son œil d’Hécate, le coin de sa lèvre pincé et de sa jolie bouche bien ourlée qui lui donne un air de petite fille mauvaise », a quelque chose d’électrisant. Les deux femmes se retrouvent la nuit à la piscine chauffée, aménagée sur le toit du Molino Stucky, ancien bâtiment industriel en briques ocre sur l’île de la « Giudecque », comme l’appelle André Pieyre de Mandiargues, reconverti en hôtel cinq étoiles de la chaine Hilton. Je vous laisse découvrir la scène en question (page 54), au bord des eaux bleutées miroitant sous la lune pleine. Un ravissement des sens.
Parmi les femmes les plus enivrantes, on peut citer Magda Candiani qui surgit du brouillard vénitien, quand en hiver « la cité-île est déserte et cotonneuse ». Très doué pour le portrait, sans jamais se répéter, malgré les innombrables descriptions féminines, Lucien d’Azay écrit : « De sorte que la figure de Magda a ceci de confondant qu’elle est à la fois celle d’une prédatrice et d’une proie : on ne sait si elle est à l’affût ou sur le qui-vive, sur le point de bondir ou de se tapir, si bien qu’on hésite à se méfier ou à la rassurer. » Dangereux dilemme, en effet.
Citons encore Sandra Boccanegra, grisante comme la Vénus d’Urbino, peinture du Titien, figurant l’apothéose de l’onanisme ; Gabrielle Sartori, créature rôdant le samedi soir au Rialto, aux lèvres « charnues, boudeuses, avivées par un rouge carminé parfois bordé de noir (…) » ; Eridania Taboga, danseuse de tango le vendredi sur le campo Santa Margherita, du côté de l’église Santa Maria dei Carmini, « au prénom de sucre en poudre : regard noisette exagérément bistré dont le mascara tient lieu de loup en velours noir, lèvres épaisses, repulpées, aubergine, ondulant comme des sangsues à la faveur d’un chewing-gum, le corps ferme (…) ; Valentina Squarcina, Gloria Zipponi ou Margherita Ghezzo, vendeuses, caissières ou marchandes à l’étal, constituant « un prolétariat féminin où s’épanouit la chair même de Venise ». Il n’y a pas que de tristes comtesses lagunaires qui se languissent dans leur palais de marbre rose, je peux en témoigner.
On pourrait les citer toutes, à la manière de Montherlant, dans son étude scrupuleuse intitulée Les Jeunes filles. Mais je vous laisse les découvrir, avec passion, pour voir s’il se dégage, à l’instar de la Parisienne, un mythe de la Vénitienne.
Ah, si ! j’allais oublier la religieuse Giordana Cosulich, aux yeux d’un bleu hyperboréen et aux lèvres charnues d’un rouge pourpre, rehaussées d’un trait au crayon noir. Comme le rappelle Lucien d’Azay : « La foi n’est jamais aussi salvatrice que lorsqu’on bascule dans la luxure et vice versa. »
Lucien d’Azay, Vénitiennes au peigne fin, suivi de L’Étoile vide, Les Belles Lettres.
Le psy médiatique est accusé de violences sexuelles sous hypnose par des femmes. Dans une réponse à ses accusatrices, l’ancien chroniqueur de Laurent Ruquier semble penser que tout rapport hétérosexuel se caractériserait par l’emprise et que l’intime serait politique.
Après l’affaire Gérard Depardieu, c’est au tour de Gérard Miller, le célèbre psychanalyste de plateaux, d’être accusé par plusieurs femmes de viol ou d’agressions sexuelles1. Celles-ci faisant part de comportements pour le moins inappropriés lors de séances d’hypnose. L’affaire est sortie dans la presse et les réseaux sociaux, toujours friands de ce type de carburant, s’en sont emparés, sur l’air de l’arroseur arrosé.
Arroseur arrosé
En effet, un extrait d’une intervention d’un Gérard Miller survolté s’en prenant à Gérald Darmanin parce que le ministre de l’Intérieur était resté en poste malgré des accusations de viol, a ressurgi. Le passage n’est pas flatteur pour l’intéressé (notre vidéo ci-dessous) tant le psychanalyste surjoue l’indignation et vitupère bruyamment. Cette mise en scène de l’émotion au service de l’accusation d’autrui tempère sans doute le minimum de compassion que l’on devrait éprouver face à la tempête médiatique qu’il subit. Il y a une certaine ironie dans son sort : cet homme, rarement avare de leçons à donner et de jugements péremptoires en tant que chroniqueur télé, se retrouve dans la position de nombre de ceux qu’il a critiqués et subit aujourd’hui la violence et l’opprobre qu’il a adoré déchainer à l’heure de sa puissance médiatique.
Mais le plus intéressant dans cette affaire tristement banale est la défense de Gérard Miller. Celle-ci est très inhabituelle dans ses termes et peut laisser le public interloqué2. Si le psychanalyste LFI évoque des relations consenties, il reconnaît toutefois un rapport inégalitaire qu’il justifie ainsi : « Psychanalyste, universitaire, auteur, chroniqueur télé et radio, j’étais de fait un homme de pouvoir, il y avait dès lors une dissymétrie objective dont on peut se dire qu’elle était purement et simplement rédhibitoire. » Disons qu’en tant que professionnel, l’homme maitrise bien la distanciation mais que cet alignement de mots ressemble fort à la version jargonneuse de l’explication entortillée. Sous couvert d’avoir pris conscience d’une situation dissymétrique, l’homme s’absout en fait de sa responsabilité propre. C’est là que l’on en revient au verbiage politique qui est la trame des justifications avancées par Gérard Miller. Dans un autre passage de son texte, il écrit : « Je sais que depuis le début du mouvement #Metoo, des paroles essentielles ont émergé, qui remettent en cause la façon dont les rapports hommes-femmes sont constitués dans notre société, sur la base d’une incontestable domination masculine. » Autrement dit, toute responsabilité individuelle est occultée, c’est l’organisation sociale qui réduit l’homme à un fonctionnement de prédateur.
Une vision du rapport hommes/femmes entachée de suspicion
Ainsi, « sans être hypnotisée, tout en restant parfaitement consciente, il y a en effet des situations où celle qui ne manifeste d’aucune manière son refus, qui répond même oui aux questions qu’on lui pose pour s’assurer de son acquiescement, se sent dans l’impossibilité d’exprimer librement un désir qui contreviendrait à celui de l’autre ». Autrement dit, la femme est dans l’impossibilité de dire, l’homme, lui, est placé par le système en situation de domination – le lien est donc faussé et impossible et tous deux sont victimes de la société.
Faut-il donc comprendre que toute relation hétérosexuelle est entachée ontologiquement de domination et qu’aimer c’est perpétuer un système patriarcal qui fait de tous les hommes des prédateurs et de toutes les femmes des victimes ? Comment, avec un tel climat de suspicion, ne pas impacter les relations entre les sexes et ne pas faire de l’amour une escroquerie, et du sexe une forme emprise.
La terreur jusque sous nos draps ou la tentation d’investir politiquement l’intime
Un livre qui vient de sortir nous donne les clés de cette curieuse défense du psychanalyste, également pilier de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Avec humour et intelligence, La terreur jusque sous nos draps de Noémie Halioua défend la cause de l’amour hétérosexuel face à toutes les Staliniennes en jupons qui veulent en faire un outil de rééducation politique et ont tendance à réduire tous les hommes à des porcs que l’on balance. Tandis que les nouveaux dragons de la guerre des sexes appliquent strictement le slogan « l’intime est politique », Noémie Halioua défend le contraire : l’intime est privé et doit le rester car c’est un espace de liberté. Les rapports hommes/femmes, contrairement à ce qu’en disent les néo-féministes, ne se résument pas à des rapports de domination, même s’il y en a aussi. Comme il existe des liens de désir, d’abnégation, de solidarité, de sympathie, de filiation, de détestation, d’amour et de haine, d’intérêt, d’indifférence, d’appétence, de rejet… L’intime est le lieu où nous vivons nos libertés, nos limites et nos grandeurs, nos envols et nos chutes.
Hannah Arendt ne disait pas moins, qui faisait de la capacité des démocraties à tracer une frontière entre le public et le privé, la source des libertés individuelles et collectives. Le public est l’espace ou en rabat sur ses particularismes pour vivre avec les autres ; le privé est l’espace que l’on possède en propre pour nous exprimer. Du respect de cette frontière, de la possibilité d’échapper au jugement d’autrui, de ne pas toujours rendre compte, naissent nos libertés. Voilà pourquoi il faut se méfier de ceux qui veulent étendre à l’infini le domaine du politique. Voilà pourquoi il ne faut pas laisser les inquisiteurs, et leur fidèle servante, la terreur, vous poursuivre jusque sous vos draps.
« Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même […] Cette illusion, c’est l’instinct » (Le Monde comme volonté et comme représentation, chap. XLIV, « Métaphysique de l’amour »)
Pour Schopenhauer, la passion amoureuse est une ruse, une ruse de la nature, créée pour mystifier les hommes afin qu’ils servent la cause de l’espèce en croyant servir la leur.
Pour ma part, je nourris depuis longtemps l’idée qu’il existe, de manière analogue, et plus véridiquement, une ruse de la technique ; une ruse qui, alors que l’homme croit travailler à l’amélioration de sa condition, ne cesse de retourner contre lui ses efforts, au profit de nouvelles extensions du système technicien.
Humanisation de la machine / Artificialisation de l’homme
Les craintes liées à un coup d’État cybernétique, ou à une révolte de l’intelligence artificielle, me semblent toujours foncièrement enfantines, dans le goût qu’elles transpirent pour le mélodrame. Il me semble évident, en effet, que l’IA n’aura jamais à prendre ainsi le pouvoir : d’une part, parce qu’une telle théâtralité ne serait guère son registre ; et d’autre part, plus fondamentalement, parce que, le moment venu, nous la placerons nous-mêmes à notre tête.
L’origine de ces peurs, à cet égard, me rappelle le mécanisme à l’œuvre, selon Feuerbach, dans la naissance de l’idée de Dieu : à savoir un processus de transfert – i.e. de dessaisie et d’externalisation –, sur une tierce figure ainsi rendue transcendante, d’attributs ou d’aspirations humaines absolutisées – en l’occurrence, le secret désir de confier à une entité inorganique, parfaitement rationnelle, le soin de nous gouverner.
Ces craintes liées à un 18 brumaire cybernétique me paraissent d’autant plus déplacées que nous appliquons d’ores et déjà le programme que nous redouterions de nous voir imposer. Un programme de réification dont nous pouvons trouver l’un des plus clairs exposés chez Frederick W. Taylor, dans ses Principes du management : « Par le passé, l’homme était premier ; à l’avenir, le système doit l’être ».
Film « I am mother » de Grant Sputore (2019). Image: capture d’écran Netflix
Cet ordre de priorité, que nous déclinons déjà quotidiennement, devrait-il en effet nous effrayer, simplement parce son impulsion serait confiée à une autorité plus méthodique ? Après tout, l’homme n’a-t-il pas apporté, avec la Première Guerre mondiale, la preuve éclatante de ses aptitudes cybernétiques, en réduisant, non son ennemi, mais ses administrés, mais sa jeunesse masculine, à l’état de simple matière première de sa machine de guerre, une machine de guerre organisée, suivant les mots de Jünger, sur le modèle du « fonctionnement précis d’une turbine alimentée en sang humain » ?
Dans la marche vers l’intelligence artificielle, nous nous rencontrerons beaucoup plus près de cette dernière que nous ne le croyons. La machine aura certes progressé un peu vers l’intelligence ; mais nous aurons bien davantage progressé vers l’artificialisation.
Renforcement technique / Appauvrissement vital
L’un des traits les plus frappants de notre époque, à cet égard, réside dans la disproportion croissante entre l’extraordinaire puissance technique dont nous disposons et la mesquinerie de nos réalisations, qui redouble généralement leur laideur intrinsèque ; comme si, à mesure que nos moyens se renforçaient, nous ne cessions paradoxalement de nous appauvrir – l’emploi de matières nobles plutôt que leur ersatz, une certaine libéralité dans la distribution de l’espace, des embellissements même mineurs, nous devenant de plus en plus inaccessibles, de moins en moins imaginables, comme le notait Baudoin de Baudinat.
Chaque supplément de tekhnè semble ainsi se payer, non d’une augmentation, mais d’une réduction de nos marges, comme s’il devait être échangé contre un supplément d’âme que nous aurions pu donner à nos ouvrages. Pour le dire avec les catégories de Vaneigem : chaque progrès technique que nous opérons dans le domaine de la survie s’accompagne désormais automatiquement d’une régression analogue dans l’ordre de la vie elle-même.
J’ai pensé, à cet égard, qu’au-delà d’une ruse, il existait une malédiction de la technique. Et que les pays du tiers-monde, Chine en tête, qui s’y sont convertis sans réserve afin de prendre leur revanche sur l’Occident, auraient également à en méditer les fruits amers. Connaîtraient eux aussi l’épuisement vital des sociétés lessivées par sa poursuite.
Le surinvestissement dans la technique carbonise les peuples.
Des naufragés de la condition humaine
Jacques Lacarrière, traitant des anachorètes chrétiens des premiers siècles, avait forgé, pour les désigner, cette belle épithète : des « athlètes de l’exil ». De gré ou de force, nous devenons, nous aussi, chaque jour un peu plus, de tels marathoniens.
Notre exil, toutefois, a bien changé. Nous ne partons plus, comme Antoine ou Pakôme, fuir le monde profane dans les sables d’Égypte ou de Syrie ; et comment le pourrions-nous ? Le nihilisme moderne a étendu partout ses filets, et nous évoluons déjà dans un désert, un désert dont le sable nous est livré à domicile, par des légions d’infatigables coursiers.
Ô, combien Nietzsche avait raison ! « Le désert croît », et ce n’est pas fini. Le sable est dans le cœur des villes, et dans le cœur des hommes, à l’instar d’une marée.
Nous sommes des exilés de l’intérieur. Des expatriés de l’humaine condition.
Extension du domaine de la laideur
Sur le plan esthétique, cet exil prend la forme de ce qu’on pourrait appeler, en référence à Houellebecq, une extension du domaine de la laideur ; ou, pour être plus arendtien, un régime de la banalité du laid – au sens où l’enlaidissement est une manière de porter atteinte à l’âme des choses, et dès lors, de travailler à l’extension du désert.
Cette prospérité de la laideur me semble particulièrement frappante dans la manière dont elle a pénétré les deux principales places fortes qu’on pouvait espérer en préserver : nos campagnes d’une part, avec la périurbanisation et leur envahissement éolien ; et nos plus beaux monuments d’autre part, avec la dégradation de leurs abords et la colonisation croissante de leurs façades par la publicité – comme si rien, décidément, ne devait plus pouvoir échapper au marché.
Pour beaucoup, toutefois, cette banalisation de la laideur n’a rien d’un athlétisme, et tout d’un délassement. Le tort de la beauté, sans doute, c’est d’avoir des devoirs, et d’exiger qu’on lui en rende. La laideur, elle, vient sans servitude. Là où la beauté intimide, là où l’on ne peut jamais être tout à fait à l’aise avec elle, on est toujours, immédiatement, et dans le pire des cas, de plein pied avec la laideur.
Les avant-postes du post-humain
Pour ma part, pour paraphraser Schopenhauer, je nourris depuis longtemps l’idée que l’indifférence d’un être à la laideur (au sens donné précédemment d’une modalité d’avilissement des choses) est en raison inverse de sa sensibilité, et par conséquent peut en donner la mesure approchée.
Aussi rien ne signale-t-il plus, à mes yeux, l’euthanasie d’une âme, la zombification d’un individu, que sa capacité à évoluer sans déplaisir, voire avec agrément, dans l’un de ces déserts urbanisés dont La Défense est l’archétype.
Le propre de ces espaces, en effet, c’est d’être des no man’s land paradoxalement grouillant d’hommes – ou du moins de quelque chose qui en a l’apparence, à la manière des assemblages de manteaux et de chapeaux sur lesquels méditait Descartes – ; des zones, conçues dans une hostilité fondamentale à ce qui nous rend humains, et pourtant dédiées à la stabulation de notre espèce.
Ces déserts urbains, en effet, n’ont pas vocation à ce que nous y déambulions, mais à ce que nous nous y pressions, à la manière de vilaines blattes, sur des macadams interlopes d’une uniforme laideur, évoquant la stérilité absolue des tarmacs d’aéroport, choisis pour leur seule modicité, à l’achat comme à l’entretien, en dehors de toute autre considération.
On y éprouve un sentiment de suffocation vague, né généralement de la pesanteur du béton et du dallage dont on est environné de toute part, sans possibilité de respiration. Dans les lieux extérieurs, comme à La Défense, cette impression d’étouffement est complétée par une sensation d’écrasement liée au gigantisme des constructions, qui permet d’annuler la trouée qu’offrirait autrement le ciel.
Le futur appartient aux zombies
Les tours sont comme les miradors de ces no man’s land. Plus encore que par leur gigantisme, elles me frappent ainsi, à l’instar de Baudrillard, par l’impénétrabilité de leurs façades de verre, plus hermétiques, « plus infranchissables que n’importe quelles murailles de pierre ». Mais le qualificatif exact que j’ai en tête est : autisme. Ces édifices me saisissent avant tout par leur nature fondamentalement anti-sociale, leur caractère clos sur elles-mêmes, la manière dont leur conception ne marque aucune velléité d’intégration quelconque à un paysage ou à un ensemble, mais au contraire une volonté de les dresser là, comme autant de monades se lançant les unes aux autres des ultimatums stériles.
Tour de bureaux à la Défense. Photo: Pierre Châtel-Innocenti / Unsplash
Les tours de bureaux, bien que s’y apparentant par la forme, sont ainsi l’antithèse des monastères des Météores. Leur érection n’est le résultat d’un travail conçu comme une prière, mais la démonstration sévère et aride de la puissance de la technique, une réfutation minérale de toute idée de mystique. Le pouce de César, à cet égard, dans le like autistique que le post-humain semble ainsi s’adresser à lui-même, comme pour se féliciter du nouveau degré atteint en matière de concrétisation des dystopies, est proprement l’emblème de La Défense, et de toutes les autres zones désertées par l’esprit.
Dans ces Azkaban à ciel ouvert, les aspirations de l’âme ne rencontrent aucun écho ; au contraire, ces espaces, par leur fonctionnalisme glacé, s’attachent à nous signifier combien ces revendications seraient ici déplacées et hors de propos. Leur sévérité carcérale se veut programmatique : l’orgueil que nous attachons à la qualité d’homme, en même temps que les caprices irrationnels que celle-ci occasionne, sont autant d’archaïsmes intempestifs qu’il s’agit d’abandonner. L’avenir – et l’on sent toute la vérité de cette proclamation – sera à des légions d’automates à visage humain, mangeant leurs graines et dormant dans leurs capsules, auxquels tout sera mesuré, et, par-là, rappelés chaque instant à leur caractère surnuméraire. Demain, oui, l’étouffement de sa sensibilité, l’hébétude de sa vie intérieure, seront des avantages évolutifs. Le futur appartient aux zombies.
Ghosts in their shells
La personnification de cette euthanasie sensorielle, dans l’œuvre de Baudrillard, c’est la figure du jogger américain – qui, comme tout bienfait transatlantique, n’a pas manqué depuis d’essaimer sur nos rivages. « Les milliers d’hommes seuls qui courent chacun pour soi, sans égard aux autres, avec dans leur tête le fluide stéréophonique qui s’écoule dans leur regard, ça, c’est l’univers de Blade Runner, c’est l’univers d’après la catastrophe. N’être même pas sensible à la lumière naturelle de Californie, ni à cet incendie de montagnes poussé par le vent chaud jusqu’à dix milles au large, enveloppant de sa fumée les plates-formes pétrolières off-shore, ne rien voir de tout cela et courir obstinément par une sorte de flagellation lymphatique, jusqu’à l’épuisement sacrificiel, c’est un signe d’outre-tombe. » « Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court seul droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie ».
Le jogger de Baudrillard, évidemment, excède la figure du sportif autiste et halluciné. Le zombie, à d’autres moments de son existence lobotomisée, a d’autres occupations et porte d’autres tenues. Les tours de bureaux, typiquement, en abritent la journée de très larges colonies. Mais l’idée centrale est ailleurs. L’important, c’est que l’apocalypse n’est pas un désastre à venir, mais un effondrement déjà là. Un écroulement non pas technologique, mais un écroulement téléologique, un écroulement de toute idée des causes dernières, comme le notait déjà Chesterton. La catastrophe, en l’occurrence, ne survient pas parce que l’activité cesse, elle survient parce que la finalité qui sous-tendait l’activité s’évapore, sans que cette dernière, précisément, n’en vienne à s’interrompre ; parce qu’alors, en effet, c’est l’automate qui prend le dessus. Dans cette perspective, la disparition de la machine ne menace rien ; c’est, au contraire, la totalisation dans la machine qui menace tout.
Je conclus avec Michel Houellebecq : « Bientôt les êtres humains s’enfuiront hors du monde. Alors s’établira le dialogue des machines Et l’informationnel remplira, triomphant, Le cadavre vidé de la structure divine ; Puis il fonctionnera jusqu’à la fin des temps. »
PS : Cette dynamique d’escamotage des fins dernières, d’évacuation de toute idée de destination terminale, est singulièrement à l’œuvre dans le domaine politique. Les appellations données à certains mouvements récents, tels qu’En Marche, ou encore Horizons, en particulier, sont symptomatiques de cette évolution ; En Marche, tout spécialement, bien que le mode de locomotion reste encore un peu lent, est proprement l’intitulé d’un parti de joggers baudrillardiens. (Peut-être, d’ailleurs, est-ce la raison pour laquelle une telle sollicitude leur fut manifestée en période de confinement…) Mais je parle de parti, pour être compris, alors qu’en l’occurrence, ce n’est plus à de telles scories que nous avons affaire, mais à des marques, nettoyées de toutes références idéologiques, avec chacune leur produit phare à placer sur le grand marché démocratique des élections. Il serait injuste, toutefois, de dire que ces marques n’ont pas de programme, mais elles ont toutes le même, quoique le packaging change à chaque fois. Ce programme se résume à un mot d’ordre : l’efficacité, c’est-à-dire le cri de ralliement des machines du monde entier.
Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, est un très illustre écrivain européen d’origine juive. Né à Budapest en 1929, mort en 2016, il a connu Auschwitz en 1944. De cette expérience fondatrice, il fera le cœur de son œuvre, en majorité des romans, mais aussi des Journaux intimes conçus selon un mode particulier.
Nous avions lu Journal de galère (2010), puis Sauvegarde (2012), et enfin L’Ultime auberge (2015). Voilà qu’est paru récemment, chez Actes Sud, Le Spectateur, un recueil de courts fragments sur la période 1991-2001. Pour Kertész, un Journal est un texte élaboré à partir de notes et de réflexions intimes, qu’il retravaille comme s’il s’agissait d’un essai. C’est pourquoi la préface du Spectateur parle d’un « texte hybride », qui pourra étonner un lecteur plus habitué au Journal de Gide ou de Paul Léautaud.
Auschwitz et l’Europe
L’expérience limite d’Auschwitz obsède Kertész. Il lui avait consacré deux livres, dont le très célèbre Être sans destin. Dans son Journal, il revient fréquemment sur le sens qu’on peut attribuer à ce dérèglement fondamental de l’histoire. Auschwitz fait naître en lui une conception radicalement pessimiste de l’homme. Selon Kertész, ce désastre d’Auschwitz aura marqué définitivement la civilisation européenne, et donc la vie de ses habitants, hantés par ce cauchemar interminable. « Auschwitz, écrit-il, est le grand fiasco de toute l’Europe, l’histoire terrible de la psychologie profonde de l’Europe, le summum de cette histoire. » En somme, dans Le Spectateur, nous sommes exactement sur le même registre que dans L’Holocauste comme culture (2009), recueil de textes et de conférences de Kertész, qui vient de reparaître en édition de poche, dans l’excellente collection « Babel ».
L’ère du déclin
Kertész assiste, impuissant, à la ruine de la culture, s’en désolant à de multiples reprises. Il écrit par exemple : « Oh, où sont les anciens patriciens, la grande bourgeoisie qui cultivait par devoir ses relations avec l’esprit ? La fin du monde comme inculture infinie. » Sa Hongrie natale l’attriste et l’angoisse. La fin du joug communiste n’a rien amélioré, pour ainsi dire. Il se sent mis à l’écart dans son propre pays : « Je sais désormais que j’ai été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue… » Il évoque, à ce propos, l’antisémitisme, en Hongrie bien sûr, et aussi, plus largement, dans le reste de l’Europe, et se demande dans quelle mesure cette plaie a partie liée avec la décadence générale. Je cite le passage suivant, très significatif : « il faut savoir, dit-il, que l’antisémite est le masque de la destruction meurtrière pour laquelle je reste une cible à anéantir – non parce que je suis né juif, mais parce que je représente l’esprit de la civilisation, la culture, mot qui faisait sortir à Goebbels son revolver, comme il le clamait fièrement ».
Pour Kertész, la spiritualité a un grand rôle à jouer. Il se définit volontiers comme un croyant sans Dieu, ce qui le rapprocherait des agnostiques et, notamment, de Wittgenstein, qu’il était alors en train de traduire. Le Juif Kertész se juge très concerné par le Christ. Il remarque quelque part : « le Christ m’a visité plusieurs fois ». Il estime évidemment que, dans l’extinction actuelle de la spiritualité en Europe, réside l’une des causes primordiales du nihilisme contemporain. Là encore, il fait intervenir Auschwitz, quand il annonce : « On peut dire que Dieu est mort ; mais on peut dire aussi que le monde de Dieu est devenu universel sous le signe d’Auschwitz. »
C’est évidemment une terrible parole, qui ne sera pas reçue avec plaisir par ceux qui s’accommodent de la société de consommation. En somme, Auschwitz continue, et très peu s’en rendent compte.
Auschwitz comme finalité
À ce propos, je voudrais faire part d’une expérience personnelle que je viens de vivre. Elle concerne cet objet artistique difficile à identifier, mais tout à fait fascinant, qu’est le nouveau film de Jonhatan Glazer, La Zone d’intérêt, sorti ce mercredi, et que je suis allé voir le soir même. Eh bien, il corrobore justement à lui tout seul cette assertion de Kertész sur Auschwitz comme aboutissement irrévocable de notre civilisation. J’ai pu en constater le bien-fondé, pendant près de deux heures. Le film suit ce schéma intellectuel, dans son parti pris – peut-être contestable – de ne pas montrer les déportés à l’intérieur du camp d’extermination, et de les laisser hors champ, renforçant par cette sorte de litote inattendue l’évidence même de cette tragédie.
Dans une intuition fulgurante (il y en a quelques-unes comme ça chez lui), Kertész écrit : « je pense que la croix et Auschwitz sont éternels ». Cette phrase, inadmissible dans le temps présent,résume sa pensée. Nous aurions avantage à nous la répéter comme un mantra, chaque fois que nous désirons pénétrer le sens ultime de cette chose qui, sur terre, ne sera jamais abolie : l’enfer.
Imre Kertész, Le Spectateur. Notes 1991-2001. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Clara Royer. Éd. Actes Sud.
L’Holocauste comme culture. Discours et essais traduits du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Péter Nádas. Actes Sud, coll. « Babel ».
À la surprise d’Oudéa-Castéra, qui venant du privé est habituée à voir les cadres avaler les couleuvres qu’on leur insère par voie rectale, le Recteur de Paris, Christophe Kerrero, n’a pas supporté sa dernière preuve d’incompétence : pour tenter de complaire aux syndicats qu’elle recevait dans le cadre du Conseil Supérieur de l’Éducation, jeudi dernier, la ministresse des farces et attrapes — dixit notre chroniqueur — a décidé de maintenir trois classes prépas menacées de fermeture à Paris, quitte à renoncer aux voies différentes imaginées par le recteur.
C’est par une lettre supérieurement bien écrite que Christophe Kerrero a pris congé des personnels de l’Académie de Paris. Plus qu’un adieu, c’est manifestement un au-revoir : Kerrero se met en réserve de la République, et prend date pour de nouvelles aventures sous des cieux plus cléments.
Il n’a pas manqué de centrer cette missive sur ce qui a été sa tâche des trois dernières années : la réduction des inégalités sociales, la promotion des bons élèves qui ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter, et n’ont pas fréquente l’Alsacienne, « Stan », Louis-le-Grand ou Henri-IV, ces temples, privés ou publics — ça n’a aucune importance — de l’entre-soi et de la connivence de classe.
Les enseignants qui ont protesté devant des mesures aussi équilibrées que judicieuses — la réforme Affelnet, le rééquilibrage des CPGE — devraient se demander de quelle classe sociale ils sont les larbins. Et dans ce cas, qu’ils relisent Marx — ou La Boétie et son Discours de la servitude volontaire.
« La reproduction sociale, écrit le Recteur, caractérise encore beaucoup trop notre système éducatif. Paris en est un exemple, certains diront un miroir grossissant. Toute mon action aura été de vouloir inverser cette tendance, même modestement. Notre mission première est de donner l’espoir en même temps que l’éducation aux élèves les plus éloignés de la réussite. Notre pays passe à côté de trop de talents et mon parcours personnel m’y rend particulièrement sensible. J’ai été l’un de ces élèves en échec et il s’en est fallu de peu que je ne rejoigne la cohorte des exclus si certains professeurs, dans un autre cadre, n’avaient cru à mes capacités révélées plus tardivement. Il est si facile de passer à côté d’un élève. »
C’était tout le sujet de mon dernier livre, L’Ecole à deux vitesses, et le sens de mon combat pour l’École depuis trente ans. Ce devrait être le souci de tous les enseignants, de toutes les puissances tutélaires de l’Éducation Nationale. C’est loin d’être le cas. Une caste arrogante, nourrie dans les mêmes antichambres scolaires du pouvoir, a ré-orienté l’École dans le sens de sa reproduction, comme disait Bourdieu. Dans le genre darwinien, ce n’est même pas intelligent : à trop brimer les humbles, on fabrique les conditions d’un retour de bâton terrible. C’est pour n’avoir pas compris ce mécanisme que les amis de Marie-Antoinette ont perdu la tête, après 1789. Insérer à doses homéopathiques des petits, des obscurs, des sans grade parmi l’élite de la nation, de façon à en renouveler les cadres, est une nécessité vitale. Évidemment, Oudéa-Castéra et ses semblables préfèrent privilégier leurs enfants, et ceux des amis de la promotion Léopold-Senghor. Comme jadis Mitterrand avait propulsé dans les sphères du pouvoir ceux de la promotion Voltaire. Quand on voit quelles brillantes intelligences sont sorties de ces deux moules, on craint le pire pour le pays.
Ce fut tout le combat de Christophe Kerrero à Paris. « A mon arrivée, chacun de mes interlocuteurs me répétait que notre académie était la plus ségréguée de France : une académie de contrastes, où les établissements les plus prestigieux côtoyaient des ghettos scolaires. On me répétait aussi que rien ne changerait, dans une Académie trop exposée. C’était une donnée, presque une fatalité. En un peu plus de trois ans, nous avons pourtant pu inverser les courbes. La réforme de l’affectation en Seconde, la modification du recrutement à Louis-Le-Grand et Henri-IV, la recomposition de la carte des formations et des lycées, afin de rebattre les cartes de la mixité sociale et scolaire, autant de combats, difficiles, souvent solitaires, mais qui ont fédéré notre Académie. Ils ont donné espoir. En démontrant l’efficacité d’une politique publique volontariste, malgré les pressions de ceux qui veulent que rien ne change. En transformant le destin de milliers d’élèves pour qui le champ des possibles s’est ouvert, concrètement, au-delà des mots et des postures convenues. » Je ne le lui fais pas dire.
Il avait ainsi conçu le projet de monter (à Henri-IV) une section de type CPES (Cycle Pluri-Disciplinaire aux Etudes Supérieures) pour former des professeurs des écoles, loin d’universités dont ce n’est guère la vocation. Loin surtout des INSPE où les futurs enseignants sont formatés à ne rien apprendre, et à ne rien transmettre — sinon des bonnes intentions si creuses que les prédicateurs de toutes obédiences sont ravis de glisser leurs billevesées dans ces jeunes cervelles creuses : ce sera tout le sujet de mon prochain livre. La nature a horreur du vide, quand on ne comble pas les jeunes cervelles par des savoirs et des Lumières, les forces de la nuit montent à l’assaut.
Les journalistes spécialisées dans la chose scolaire, que ce soit Caroline Beyer au Figaro, Marie-Estelle Pech à Marianne ou Véronique Fèvre à BFM, considèrent toutes que cette démission est un camouflet de plus infligé à Sa Majesté Incompétente de la rue de Grenelle. Là encore, je ne leur fais pas dire…
La ministresse des farces et attrapes a pris acte — via Twitter : on ne peut faire plus méprisant — de la démission de Kerrero. Elle aurait dû en discuter avec lui : il y a quelques jours, recevant à la Sorbonne l’ensemble des recteurs, il avait, en tant que puissance invitante, prononcé un discours bien plus ministériel que les mensonges et dénégations laborieuses d’une ex-employée de Carrefour. Elle n’avait pas mal géré les Sports, mais rue de Grenelle, elle est l’illustration même du principe de Peter : elle a atteint son seuil d’incompétence. On doit leur enseigner ça, à l’ENA, non ?
Dans son nouvel essai, notre collaborateur distille de précieux « conseils de lecture » pour aborder l’écrivain Philippe Sollers, disparu l’an dernier.
Le dernier essai de Pascal Louvrier (Le Passeur éditeur, 2024) annonce : « Philippe Sollers entre les lignes ! » Il est déjà assez difficile de lire les lignes tracées par Sollers qui réclament souvent une relecture pour imaginer que l’on puisse se retrouver facilement entre elles ! Mais Pascal Louvrier tient le pari et son essai atteint le but : Philippe Sollers n’est appréciable que si l’on parvient à lire entre les lignes !
Pour obtenir ce résultat, l’auteur démarre pieds au plancher : « La voiture glisse sur le bitume de l’autoroute. Trajectoire impeccable. Les kilomètres défilent invisibles dans la nuit violée par les phares. Le compte-tours devient la trotteuse de la montre. Le pied droit enfonce, jusqu’au tapis de sol, la pédale d’accélérateur, celle pour se tuer. Les limites sont dépassées ! » On dirait le début d’un roman d’action dans lequel le héros va frôler la mort, emporté par des évènements maléfiques. Il faut que la voiture atteigne Bordeaux pour que le lecteur comprenne qu’il s’agit bien d’une biographie et non d’une « auto biographie ». Tout simplement parce que Philippe Sollers est Bordelais d’origine.
Une course de 87 ans
Ne croyez pas que l’ouvrage va se mettre à freiner quand il arrive au but. Pas du tout. Il est vrai que pour suivre Philippe Sollers dans sa vie et dans son œuvre, il vaut mieux une Formule 1 qu’un fauteuil et une table, outils connus des biographes classiques !
Pascal Louvrier pilote parfaitement son bolide dans un style à la fois offensif dans les virages et amusé dans les lignes droites, au demeurant assez rares. Cela donne un livre vivant, bondissant et même bienveillant malgré les outrances, les provocations, les emportements, les vrais et faux reniements et les désertions imprévues de Philippe Sollers, lui-même, dont la vie et l’œuvre sont intimement mêlées aux évolutions et convulsions de la France d’après-guerre jusqu’au 21ème siècle. La quatrième de couverture donne la clé de cette œuvre insolite et attachante : « En 1996, Pascal Louvrier écrit un essai enlevé sur Philippe Sollers. Le sulfureux écrivain joue le jeu et lui ouvre les portes de sa vie privée. Leur complicité, singulière à plus d’un titre est exceptionnelle. »
Quand la voiture des premières lignes atteint Bordeaux, avec Pascal Louvrier au volant, l’écrivain Sollers embarque aussitôt et le bolide ne s’arrêtera qu’en 2023, dans le cimetière de l’île de Ré, où se trouve la tombe de Philippe Joyaux, devenu Sollers pour les lettres. Soit 87 ans d’un parcours mouvementé que Pascal Louvrier reconstitue tantôt en spectateur tantôt en copilote.
Fouetter la syntaxe
Les deux hommes ne seront pas toujours en voiture, rassurez-vous, ils prendront le train, ils prendront des vacances, ils feront des voyages à l’étranger. Ils publieront des romans, des nouvelles, des revues. Ils prendront position politiquement, littérairement, philosophiquement, socialement, sexuellement. Mais enfin il s’agit de la bio de Philippe Sollers ou des souvenirs de Pascal Louvrier ? Mon Dieu, il s’agit bien des deux. Seulement, c’est écrit avec tellement d’adresse, que les écrits de Sollers en sont éclairés mieux même décryptés non par le raisonnement mais simplement par la réalité vécue. Un exemple :
« Je grimpe dans ce train qui va traverser 1966. Période qui sent la moisissure. Les règlements de comptes de la deuxième guerre mondiale continuent. Des cadavres dans tous les placards. Les Français viennent d’élire De Gaulle mais la gauche a une nouvelle figure emblématique François Mitterrand. La majorité du comité de rédaction de « TEL QUEL» est d’accord sur un point : il est nécessaire de politiser la revue. Mais des personnalités proposent une ouverture en direction du PCF tandis que d’autres souhaitent un ralliement immédiat au maoïsme. »
Bon c’était des débats d’époque, où est notre sujet ? Il n’est pas loin : la revue TEL QUEL a été fondée par Philippe Sollers. Et celui-ci penche pour Mao. Du coup, les communistes vont le critiquer vertement. Sauf que Pascal Louvrier qui est dans le train de cette époque nous explique la position « maoïste » de Sollers par le fait que l’apprentissage du chinois lui permet de poursuivre son ambitieux projet : créer un langage nouveau qui favoriserait la rapidité de compréhension tout en multipliant les sens connotés.
Et pour être plus clair, cette profession de foi littéraire : « fouetter la syntaxe, la malaxer, la pincer, la pétrir. Et puis pratiquer l’uppercut verbal. Le mot doit cogner, la formule claquer comme le drapeau au vent. Et puis, dégraissage du style, dégraissage du style. De l’ellipse, du nerf, du raccourci, du rythme, de la vitesse, de la métaphore syncopée, directe, droit au but, neurones, viscères, palpitant, tout ça en même temps ! »
Ces mots vous l’avez compris ne sont pas de Sollers mais de Louvrier. Ils éclairent crûment ce que se proposait Sollers lorsqu’on l’accusait de « maoïsme » : un nouvel art poétique et non un nouveau régime ! « Deux précurseurs en ce domaine, nous révèle Louvrier, Rabelais et Céline ! » Entre la vitesse du parcours et la révélation de la réalité « sollersienne », Pascal Louvrier nous offre une étude inédite dans un style de bande dessinée. Il n’y a pas de temps mort. Les scènes succèdent aux scènes. Les actions aux actions. Si pour Sollers, la littérature, c’est avant tout de la musique (on est loin du PCF !), pour Louvrier une biographie c’est une cascade d’images, un film d’aventures.
Et le résultat est atteint : le livre de Pascal Louvrier se lit à toute allure et quand on le ferme, on se dit : « Voyons donc ces lignes de Sollers, elles ont l’air bien croustillantes. »
Car, Philippe Sollers a fondé une revue certes en compagnie de Jean-Edern Hallier, au début (tiens, tiens !), mais il a écrit des romans, dont « Femmes », particulièrement osés parfois (à lire à l’époque du féminisme enragé !), il a aimé Casanova, il a adoré Mozart, et il a vécu le plus longtemps possible à Venise, pour admirer ses peintres et ses palais, y abriter ses amours dès que les touristes, « ces asticots dans un fruit trop sucré », disparaissaient. Ce qui lui a permis de publier deux « Dictionnaires amoureux de Venise » qui perpétuent le voyage à Venise que tout un chacun se doit d’entreprendre dans sa vie.
À LR, on recherche la personnalité susceptible d’imposer un nouvel élan.
Après la lecture du très beau livre d’Alain Finkielkraut, Pêcheur de perles, j’ai eu envie de faire comme lui et de commencer à remplir un cahier avec toutes les citations que, lecteur compulsif, j’aurais le désir de noter. Et d’en élire une pour ce billet. Parmi toutes celles que j’ai déjà retenues, un propos de Patrick Buisson a particulièrement attiré mon attention et donc suscité cet écrit. Même mort, Patrick Buisson est aussi honni aujourd’hui par certains qu’il a été sollicité par beaucoup de son vivant pour ses conseils politiques. Il est évident que ses fulgurances, ses intuitions, ses paradoxes stimulants et sa pensée conservatrice structurée et brillamment assumée ont été d’un grand secours intellectuel, stratégique et tactique pour des personnalités qui avaient besoin d’un éclaireur, d’un débroussailleur pour élucider le maquis du réel. Patrick Buisson a déclaré un jour : « À droite il n’y a plus que des metteurs en scène ». J’interprète immédiatement ce triste constat comme le fait que dans le passé nous avons été mieux pourvus sur le plan de la plénitude et de la qualité partisanes mais que de nos jours nous ne disposons plus que d’artisans, de réalisateurs qui mettent en lumière une représentation sans fond, sans sens parce qu’ils seraient eux-mêmes incapables d’en écrire le texte.
On peut comme moi ne pas désespérer des Républicains, même s’il est éloigné de mes rêves sur ce qu’il devrait être, libre, inventif et courageux, et considérer cependant que ce prétendu moribond toujours en forme n’a en effet à sa tête que des « metteurs en scène ». Pour continuer cette métaphore, il y a des réalisateurs qui sont en même temps de formidables scénaristes, notamment aux États-Unis, même si là-bas on a moins de scrupules à confier à d’autres le soin d’inventer des histoires et d’écrire les dialogues. Il y a aussi des metteurs en scène tellement doués et créatifs que leur réalisation constitue un apport capital pour le scénariste. Elle amplifie et sublime l’élaboration de la fiction. Il y a eu des organisateurs tellement remarquables pour les campagnes et les débats publics qu’ils mettaient quasiment l’esprit et la main dans la substance des discours eux-mêmes et des programmes.
Il y a malheureusement aussi des réalisateurs tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils se croient aptes à écrire leur propre scénario et force est de constater qu’assez souvent cette posture aboutit à de mauvais films. N’est pas scénariste qui veut et les immenses metteurs en scène ne courent pas les rues ni l’univers artistique.
LR : quel casting !
Les metteurs en scène, selon le principe énoncé par Patrick Buisson pour la droite, sont assez nombreux à LR. Il n’y a pas que les trois qu’on mentionne officiellement et médiatiquement : Éric Ciotti, Bruno Retailleau et Olivier Marleix. Il y en a d’autres qui tirent les ficelles ou sont tirés eux-mêmes, c’est selon. Dans l’entre-deux, Laurent Wauquiez se montre de plus en plus, Xavier Bertrand est plus discret et Valérie Pécresse n’a pas désarmé.
Mais qui, pour l’instant, écrit l’histoire chez LR, qui invente le scénario, qui impose le style, qui prévoit la configuration de demain, qui offre de la matière aux trois metteurs en scène principaux ? Quelqu’un qui se piquait d’être un réalisateur-scénariste a trahi pour un plat de lentilles macronistes et lâché ses amis politiques de toute une vie : Nicolas Sarkozy n’est même plus dans les coulisses ! Je songe à David Lisnard qui ne paraît pas pressé, qui bénéficie du formidable avantage d’être sous-estimé et qui est en train d’écrire son propre scénario en aspirant à en faire un jour celui de la droite tout entière. Loin d’être un metteur en scène, il se construit hors de la vanité des apparences, dans une forme de sérénité à la fois ambitieuse et réfléchie. Si LR ne meurt pas, contre tous les oiseaux de mauvais augure, qui sera, en 2027 et pour la suite, son metteur en scène et à la fois son scénariste ? Cette question est centrale. Des réalisateurs, on en trouvera toujours mais des personnalités capables d’avoir des pensées pragmatiques, des ruptures opératoires, des courages productifs, du futur et de l’imagination plein leur tête, quelle denrée humaine rare ! Il n’y a aucune raison pour que la droite soit condamnée à perpétuité à faire de mauvais films, au mieux inachevés !
Les profs étaient (encore une fois) dans la rue jeudi. Au total, 20,26% d’enseignants étaient grévistes, selon les chiffres du ministère de l’Éducation. Mais qu’est-ce qu’ils voulaient, encore ?
On connaît la fameuse citation de Bossuet, citée jusqu’à la nausée, de Dieu contemplant avec le sourire nous autres mortels s’agitant, puis nous plaignant des effets de nos agitations. Comme il a dû rire hier, prélassé par-dessus ses nuages, le menton dans les paumes et la barbe frissonnante ! Car les enseignants, pour la énième fois, déambulaient dans la rue au lieu de travailler, s’indignaient de leurs propres turpitudes, et, pour une raison qui m’échappera toujours, réclamaient avec une conviction sincère des mesures qui auraient inéluctablement pour effet de dégrader plus encore leurs conditions de travail.
Que reprochaient-ils donc au gouvernement ? Faisons le tour.
D’abord, les propos de la ministre de l’Éducation nationale
L’idéologie ne doit pas aveugler le jugement ; que l’on soit de droite ou de gauche, il faut bien dire la vérité : le privé, en France, dépend aussi du ministère de l’Éducation nationale, et la ministre a parfaitement le droit d’y placer ses enfants, sans avoir à se justifier ; le seul scandale, dans cette affaire, c’est sa défense à ce point désastreuse qu’elle en devient comique ; c’est qu’elle ait même osé prendre la parole afin de répondre à la Terreur – Mediapart –, quand elle eût dû rester muette et dédaigneuse. Mais les « profs », aveuglés depuis longtemps, ne reculent devant rien et troquent sans vergogne, en dépit de la dignité de leur profession, le syllogisme pour l’aporie. Celle-ci est belle : ils dénoncent l’absentéisme ; pour raison d’absentéisme, la ministre transfère ses enfants dans un établissement privé ; ils dénoncent des propos « provocateurs et scandaleux » !
Sur les effectifs, il n’a jamais été démontré qu’une réduction du nombre d’élèves par classe améliorerait les conditions de travail des professeurs, ou même le niveau général ; au contraire : une expérimentation lancée au début des années 2000, en France (c’est la seule), a démontré que le dédoublement des effectifs n’avait aucun effet notable. Normal, en vérité : le problème est moins le nombre d’élèves que la discipline évanouie, avec la politesse et le respect ; une classe peut contenir quarante élèves aisément, s’ils sont sages et disciplinés ; et il suffit de dix sauvageons pour détériorer l’activité des professeurs, jusqu’à des limites qui ne devraient jamais être franchies – on se souvient de ces maîtres du savoir braqués au pistolet en plein cours, ou violemment poussés contre les portes devant leurs bourreaux hilares, et puis de l’affaire, plus récente, de Diane et Actéon. Un chiffre : entre 2011 et 2023, les personnels d’éducation se disant satisfaits du climat scolaire dans leur école sont passés de 73,5% à 58,5% (enquête de l’Autonome de solidarité laïque).
Sur le manque de moyens, nous nous contenterons de rappeler des chiffres trop bien connus (mais la répétition est la vertu de l’enseignement) : avec plus de soixante milliards d’euros, le budget de l’Éducation nationale est le premier budget de l’État. Alors, pourquoi tant de plaintes ? Parce que là encore, le problème est moins dans la quantité des moyens, que dans l’importance des dégradations. Ici aussi, les images ne manquent pas, et l’on égrènerait sans fin les chiffres des violences urbaines contre les établissements scolaires. Le gouvernement se félicité d’une hausse de 6,5% dans le budget de l’Éducation nationale. Je prédis que cela ne changera rien : ce sera comme avec les banlieues !
Enfin, la création des groupes de niveau
Nos pédagogues passent ici de l’aporie au sophisme. Premier énoncé : le niveau de l’école française est l’un des meilleurs au monde. Second énoncé : la création du collège unique fait chuter le niveau considérablement (c’est un euphémisme). Conclusion : il faudrait accentuer encore la mixité dans les classes ! On est loin du siècle de Voltaire, des Lumières et de la Raison.
Que les enseignants continuent donc de manifester ; ils obtiendront des augmentations dérisoires, des hausses de budget, d’autres poussières – tant que le respect, qui passe par la discipline, ne sera pas revenu au cœur de l’école, leur profession les rendra malheureux.
Arnaud Beltrame est mort dans l’Aude, après avoir été égorgé dans le Super U de Trèbes par le musulman Radouane Lakdim, alors qu’il s’était volontairement substitué à un otage.« Il y en a marre de la lâcheté, de ce laxisme. Il est temps de se réveiller ! » a dit sa mère devant la cour d’assises spéciale de Paris, où sont actuellement jugés sept proches de l’islamiste qui a tué quatre personnes le 23 mars 2018.
En ce moment même se tient le procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne. En ce moment même, tous, là où nous sommes, nous pouvons constater que notre société est lancée dans une course folle vers l’abîme, et que nos dirigeants appuient des deux pieds sur l’accélérateur. Alors en ce moment même, plus que jamais, souvenons-nous que le courage, le sens du devoir, la dignité sont possibles. Souvenons-nous d’un homme qui l’a prouvé. Souvenons-nous d’Arnaud Beltrame.
Six ans, déjà, depuis qu’un colonel de gendarmerie a incarné la résistance face à la violence du totalitarisme islamiste, le refus de se soumettre à sa terreur, le don de soi et la lutte pour protéger autrui de sa sauvagerie. Six ans depuis qu’Arnaud Beltrame nous a donné cette leçon, et l’islamisation se poursuit, avec la complicité de ceux qui nous gouvernent. Six ans, et après l’horreur indicible du pogrom du 7 octobre, les soutiens du Hamas défilent librement dans nos rues. Six ans, et le cri du cœur de la mère du colonel Beltrame nous dit, en creux, toutes les promesses non tenues depuis la mort de son fils.
Et pourtant…. La noblesse d’Arnaud Beltrame porte ses fruits. On pense au cheminement spirituel de celle qu’il a sauvée. On pense au courage d’Henri d’Anselme à Annecy : « Je n’avais qu’une image en tête, c’était celle du colonel Arnaud Beltrame et, en quelque sorte, c’est lui qui m’a inspiré, qui m’a poussé à agir. » Fruits peut-être moins spectaculaires que ceux du jihad et des razzias islamistes, mais ils n’en sont pas moins précieux – et, à terme, il n’est pas absurde de penser qu’ils l’emporteront. Arnaud Beltrame était soldat de France, franc-maçon et catholique, il savait mieux que personne que tout a commencé avec l’appel d’un homme seul à la radio de Londres, tout a commencé avec une humble pousse d’acacia, tout a commencé avec un corps supplicié sur une croix. Comme l’évoque le 1er Livre des Rois, le Seigneur n’était pas dans l’ouragan qui fendait les montagnes et brisait les rochers, ni dans le tremblement de terre, ni dans l’incendie, mais dans le murmure d’une brise légère.
En hommage à ce héros, et le mot n’est pas excessif, en hommage à celle qu’il aimait, en hommage à sa famille, à ses proches, à ses compagnons d’armes, à tous ceux qui lui ont permis d’être l’homme qu’il était, voici quelques extraits de mon livre, Refuser l’arbitraire, dans lesquels j’espère ne pas trahir ce que sa vie nous enseigne.
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C’est pendant la deuxième année de la quatre-vingt-dix-huitième olympiade que Platon écrivit le dialogue intitulé Gorgias. Outre le sophiste grec éponyme, il y oppose Socrate à un certain Calliclès, dont les historiens se demandent aujourd’hui s’il a vraiment existé, car nulle part ailleurs il n’est question de lui.
Réel ou fictif, Calliclès incarne l’antithèse parfaite de celui que l’oracle de Delphes avait désigné comme le plus sage des mortels. Alors que Socrate défend la recherche de la vérité et de la justice, Calliclès affirme qu’il n’y a pas de vérité en soi, mais seulement des rapports de force, que le langage n’est pas une médiation nécessaire entre l’esprit et la réalité, mais uniquement un outil au service de conventions forcément arbitraires, et que la morale ne saurait être autre chose que l’habillage rhétorique de règles sociales n’ayant en elles-mêmes aucune valeur particulière, la loi des Grecs n’étant supérieure à celles des barbares qu’aux yeux des seuls Grecs, et non dans l’absolu. Ainsi, ce personnage est à la fois la préfiguration et la synthèse de bien des maux qui nous rongent aujourd’hui. Deux mille quatre cents ans après l’écriture de ce dialogue, l’Occident se meurt de ne plus savoir enseigner à ses enfants comment distinguer la voie de Calliclès de celle de Socrate.
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La vie d’Arnaud Beltrame, vécue jusqu’au paroxysme, jusqu’à donner sa vie par amour de la vie, comme la vie de Socrate, comme celles de Léonidas, de Jeanne d’Arc, de Marc Bloch, de Yue Fei, de Nicolas de Salm, de Lei Haiqing, apporte un démenti cinglant à Calliclès. Nous ne pouvons peut-être pas le prouver, mais nous savons, par ce qu’il y a en nous-mêmes de plus authentique et de plus authentiquement vivant, que leurs vies sont la vérité de l’homme.
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Les parents de Léonidas et des 300 Spartiates qui l’ont accompagné aux Thermopyles ont-ils eu tort de leur donner l’éducation qui a fait d’eux ce qu’ils étaient ? Auraient-ils mieux fait de les encourager à ne pas se mettre en danger, à se protéger avant tout, à s’agenouiller devant les émissaires du Roi des Rois, et à livrer la Grèce à la Perse ? Sans eux, sans les rameurs athéniens anonymes de la bataille de Salamine, le berceau de l’Europe serait devenu une satrapie comme les autres, et notre civilisation n’existerait pas. Tout ce qu’elle a apporté à l’Humanité, de la démocratie à la science en passant par la philosophie, n’existerait pas.
Si les parents d’Arnaud Beltrame lui avaient enseigné la lâcheté, peut-être serait-il encore en vie. Mais à quel prix ? Bien avant de mourir, il n’aurait pas vécu ce qu’il a vécu, il n’aurait pas été celui qu’il a été. À quoi bon renoncer à l’intensité de la vie et à la dignité d’une vie pleinement vécue, pour prolonger une vie sans droiture, sans noblesse, sans grandeur ? Faut-il, pour survivre plus longtemps, renoncer à vivre ?
Dans la littérature arthurienne, la mère de Perceval a tenté d’éloigner son fils de la chevalerie, parce qu’elle craignait qu’il suive le même chemin que son père, et meure bien trop jeune, laissant derrière lui une veuve et un orphelin. Mais Perceval est parti, a revêtu une armure, connu la veillée d’armes, l’adoubement, la quête, la défaite et la victoire, la faute et la rédemption, et il a trouvé le Graal.
Arnaud Beltrame n’a pas été une victime. Il pratiquait les arts martiaux avec conviction. Il était animé par une foi intense. Il s’est battu jusqu’au dernier instant pour maîtriser le terroriste islamiste. Il a ordonné l’assaut alors même qu’il se battait, il est tombé au combat. Blessé par trois tirs — un doigt arraché, une balle dans le bras gauche et une autre dans la jambe gauche — il s’est battu près de dix minutes avant de prendre un coup de couteau dans la gorge. Le lieutenant-colonel Beltrame a choisi de risquer sa vie pour sauver celle d’une otage, parce qu’il savait qu’il avait plus de chances qu’elle de l’emporter, parce qu’il y voyait son devoir. Il s’est battu, et il l’a sauvée. Il est mort, et il est devenu immortel. Et durant quelques heures, quelques jours même, la France a découvert un héros. Elle a découvert que l’héroïsme est encore possible. Elle a senti qu’elle avait besoin de héros pour se souvenir de ce que cela signifie d’être humain. Cela nous dit quelque chose de la nature humaine, quelque chose qui dément toutes les théories de Calliclès et donne raison à Socrate.
Mais l’esprit de sacrifice ne suffit pas à définir ce qui est juste. De nombreux terroristes islamistes acceptent de donner leur vie pour ce en quoi ils croient. Peut-on pour autant les assimiler au sacrifice d’Arnaud Beltrame ? Non ! Le père Jean-Baptiste, chanoine régulier de l’abbaye de Lagrasse qui a accompagné le cheminement spirituel du lieutenant-colonel Beltrame les deux dernières années de sa vie et devait célébrer son mariage, a déclaré lors des funérailles de l’officier : « Il a risqué sa vie pour que s’arrête la mort. La croyance du djihadiste lui ordonnait de tuer. La foi chrétienne d’Arnaud l’invitait à sauver, en offrant sa vie s’il le fallait. » On se doit de respecter le courage de ses ennemis, leur esprit de sacrifice, leur intelligence. Mais cultiver ces qualités au service du mal ne saurait être mis sur le même plan que cultiver les mêmes qualités au service du bien.
Mohamed Merah, qui a exécuté des enfants dans la cour de leur école pour les offrir en sacrifices humains à Allah, et qui est mort pour le dieu qu’il s’était choisi, n’a rien à voir avec Arnaud Beltrame. « J’aime la mort comme vous, vous aimez la vie » a déclaré Merah aux négociateurs de la police, reprenant à son compte une phrase de Khalid ibn al-Walid, chef des armées musulmanes au viie siècle, surnommé par le prophète de l’islam en personne Sayf Allah al-Maslûl, le « Sabre dégainé d’Allah », et qui écrivait à ses ennemis : « Vous avez le choix entre la conversion, la soumission et la mort, car j’arrive avec des hommes qui aiment la mort comme vous vous aimez la vie. »
Arnaud Beltrame, lui, n’est pas mort en glorifiant la mort, mais en glorifiant la vie, pour glorifier la vie, par amour pour la vie qu’il a glorifiée, pour la vie qu’il a sauvée. Sa grandeur ne vient pas seulement de son sacrifice, mais de la noblesse et de l’humanité dont il a fait preuve en choisissant ce pour quoi il acceptait la possibilité de ce sacrifice.
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Le 8 juin 2023, la France découvre un drame et une espérance. Le drame, c’est l’agression d’enfants au couteau dans un parc d’Annecy par un migrant qui n’aurait jamais dû se trouver là. L’espérance, c’est Henri d’Anselme. L’inattendu et l’inespéré Henri. Âgé de 24 ans seulement, il s’est interposé et a mis sa vie en danger pour protéger des enfants qu’il ne connaissait pas. Et avec d’autres — qui eux aussi ont agi, comme il ne cesse de le rappeler —, il a probablement évité le pire. Son image, celle de « l’homme au sac à dos », a fait le tour du monde. Le 8 juin, Henri était à Annecy, au bon endroit, au bon moment, avec son cœur et son courage. Il a été un rempart entre des enfants et la mort. « Ce que je sais, c’est que je n’étais pas là par hasard sur mon chemin des cathédrales », dira-t-il.
Il refuse qu’on le considère comme un héros, qu’il me permette alors de dire qu’il est un brave, de ceux qu’évoque Pindare, ce poète qu’admirait Alexandre : « Zeus veut que les héros soient honorés, pour que la mémoire de leurs exploits inspire les actions des braves et les pensées des sages. »
Henri ajoutera : « Je n’avais qu’une image en tête, c’était celle du colonel Arnaud Beltrame et, en quelque sorte, c’est lui qui m’a inspiré, qui m’a poussé à agir. »
Il est des mystères devant lesquels on s’incline en silence.
Alors que les barrages sont progressivement levés dans le pays suite aux annonces gouvernementales, rappelons qu’au-delà de leur vulnérabilité économique et de la concurrence étrangère déloyale, nos agriculteurs ont entamé leur mouvement pour dire stop à un empilement de réglementations qui les étouffent.
La colère qui secoue le monde agricole est une nouvelle illustration des méfaits engendrés par les multiplications de normes et de contraintes administratives. Comme à chaque fois, les catastrophes générées par ces normes sont prévues et annoncées, mais rien n’est fait pour éviter les drames avant que ceux-ci n’arrivent. L’incapacité à concevoir les conséquences des décisions politiques et à penser le rapport entre les coûts et les bénéfices finit par coûter cher, en argent et en vie humaine. Le projet européen Farm to fork qui planifie une décroissance de la production agricole doit nécessairement aboutir à des drames agricoles, comme ceux que nous connaissons aujourd’hui.
La France veut être la bonne élève à Bruxelles
Alors que l’ensemble du monde agricole est concerné, la révolte est partie du sud-ouest. Cela renvoie aux traditions historiques de la région, du Midi rouge et de la révolte du Languedoc au début du XXe siècle, mais aussi aux types de cultures présentes : des céréales et de l’élevage ainsi que de la polyculture de fruits et de légumes. Des cultures durement éprouvées par les normes imposées et gourmandes en main-d’œuvre.
L’inflation des normes est résumée par l’évolution du code rural, passé de 755 pages en 1965 à 3 068 pages aujourd’hui. Il y a des normes pour tout : taille des haies, curage des fossés, etc. La France voulant souvent aller plus loin que Bruxelles en ajoutant d’autres normes au millefeuille déjà épais. Ainsi pour la prolongation de l’interdiction du glyphosate alors qu’il est de nouveau autorisé en Europe. La France est ainsi submergée par des poulets produits en Ukraine, où les normes sont bien moindres que pour les volaillers français. C’était du reste une des raisons qui avait conduit la Pologne à refuser de livrer des armes à l’Ukraine, en protestation au déséquilibre concurrentiel de l’agriculture ukrainienne.
Le rapport au monde agricole est ambivalent. Il suscite à la fois une grande sympathie (preuve en est le succès non démenti du Salon de l’agriculture) et une grande défiance, les paysans étant accusés de polluer, de capter l’eau, de détruire l’environnement. On leur interdit la mise en place de bassines pour récupérer l’eau de pluie, on interdit l’usage de produits phytosanitaires, même quand ils n’ont pas été reconnus dangereux par les études scientifiques, on soviétise le fonctionnement agricole, transformant les paysans en kolkhoziens. Et à force de scier l’arbre, il finit par s’abattre.
La révolte qui touche la France est une révolte européenne. En 2022, c’étaient les paysans hollandais. Puis, depuis plusieurs semaines, les paysans en Allemagne et en Roumanie. Désormais en France, avant que d’autres pays ne soient concernés, probablement l’Italie et l’Espagne. La compétitivité française dans l’agriculture ne cesse de s’étioler, les marges se réduisent. Il y a quelques années, on alertait, dans une indifférence quasi totale, sur les suicides répétés des agriculteurs. Rien n’y a fait. Le monde agricole est à la fois connu, parce que tout le monde a vu une vache ou traversé un champ, et inconnu, parce que beaucoup ignorent les nouveautés techniques dans les méthodes culturales, les nouveaux usages mécaniques, les enjeux mondiaux. Ce n’est pas en s’enfermant derrière de hautes murailles que l’on sauvera l’agriculture française. La Nouvelle-Zélande a réussi, dans les années 1980-1990, une transformation qui lui fait désormais donner le la en matière de prix de la viande et du lait.
La terre autrefois
Face aux machines d’aujourd’hui et aux méthodes actuelles, l’ancien monde agricole est de plus en plus inconnu. La pauvreté des campagnes françaises était réelle, jusque dans les années 1950. Faible accès à l’eau courante et à l’électricité, peu de soins, à l’écart des transformations des villes et des modes de vie, les mondes ruraux ont connu une transformation massive en moins d’une génération qui les a fait passer d’un monde à l’autre de façon rapide et souvent brutale. Dans ses nombreuses études, notamment Les Trente glorieuses, Jean Fourastié évoque le monde rural d’avant les transformations techniques du XIXe siècle.
En 1700, un paysan nourrit 1,7 personne. En 1800, il en nourrit 2,1. En 1980, il nourrit désormais 30 personnes, chacune obtenant plus de calories qu’un siècle auparavant.
Sous l’Ancien Régime, il faut 1.5 à 2 hectares pour nourrir une personne. Comme on ne dispose dans le royaume, au maximum, que de 40 millions d’hectares cultivés, le plafond démographique français est de 20 à 27 millions de personnes. Si la démographie augmente trop, on se heurte au plafond agricole, ce qui engendre des disettes. Malthus avait raison de dire qu’il fallait limiter les naissances au risque sinon de ne pas pouvoir nourrir les nouvelles bouches. Mais Malthus est un homme du passé : il n’a pas vu venir la révolution de la productivité, qui permet de nourrir plus de monde avec moins d’hectares cultivés. Jean Fourastié a ainsi calculé le temps de travail nécessaire pour moissonner un are de blé (100 m²).
1800 : 1 heure, avec une faucille. 1850 : 15 minutes, avec une faux. 1900 : 2 minutes, avec une faucheuse-lieuse. 1920 : 40 secondes, avec une faucheuse-lieuse à traction mécanique. 1945 : 35 secondes, avec une moissonneuse-batteuse.
Moins de temps de travail, ce qui permet de pratiquer d’autres activités, plus rémunératrices, ou de se reposer. Ce qui libère également des bras, qui vont pouvoir se consacrer à des activités nouvelles, tels l’industrie naissante et les emplois urbains.
La famine a été vaincue, ce qui est un immense progrès pour l’humanité.
Il est désormais possible de travailler moins et d’effectuer des travaux moins pénibles. De manger plus et mieux. Les conséquences sont majeures : l’espérance de vie augmente, on vit plus vieux et en meilleure santé. Avant de rejeter les effets négatifs de l’industrialisation de l’agriculture, il est essentiel de fixer le chemin parcouru et de prendre conscience que ce que nous vivons aujourd’hui, c’est-à-dire une société d’abondance et de vie, est une chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité.
Prophètes de la mort
Il se trouve pourtant des prophètes de la mort pour vanter la décroissance et le retour à l’agriculture d’il y a trois siècles, mythifiée et idéalisée. Le Sri Lanka en a fait la terrible expérience. Les produits phytosanitaires ont été interdits, la conversion forcée au bio a été totale. Le résultat n’a pas tardé : en quelques mois l’île a connu une famine sans précédent, contraignant de nombreux habitants à choisir entre mourir de faim ou s’enfuir.
En France, l’interdiction des néonicotinoïdes a provoqué le ravage de la production betteravière, pourtant l’un des piliers de l’agriculture française. Le refus des OGM, alors que plusieurs types permettent de réduire la consommation d’eau et de produits sanitaires, conduit à un déclassement français par rapport aux concurrents d’Amérique latine. Les agriculteurs, comme de nombreuses autres professions en France et en Europe, sont victimes de l’effacement du logos au profit du pathos. On ne réfléchit plus, on ne mesure plus les conséquences des actes, on n’accepte plus les risques et les dangers.
L’économie est la science des choix : elle étudie les choix possibles et les conséquences des choix effectués, des choix qui peuvent être libres ou contraints. Le choix suppose le goût du risque et de l’aventure, la projection vers un avenir qui n’existe pas, mais que l’on s’efforce de bâtir. Le passé est rassurant parce qu’on croit le connaître : on n’en garde souvent que les bons côtés, les détresses et les drames étant oubliés. Ce que vivent les agriculteurs, c’est aussi ce que vivent les milliers de chefs d’entreprise, les professeurs dans l’éducation nationale, les personnes qui travaillent dans les administrations : un empilement de normes qui étouffent et tuent la vie. À éliminer avant qu’elles ne tuent définitivement notre pays et notre civilisation.