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Un nouveau tome du Journal d’Imre Kertész, rescapé d’Auschwitz

Auschwitz, ou le dérèglement de l’histoire


Un nouveau tome du Journal d’Imre Kertész, rescapé d’Auschwitz
L'écrvain hongrois Imre Kertész (1929-2016), Prix Nobel de Littérature 2002, Berlin © ANDREAS ALTWEIN / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP

Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, est un très illustre écrivain européen d’origine juive. Né à Budapest en 1929, mort en 2016, il a connu Auschwitz en 1944. De cette expérience fondatrice, il fera le cœur de son œuvre, en majorité des romans, mais aussi des Journaux intimes conçus selon un mode particulier.


Nous avions lu Journal de galère (2010), puis Sauvegarde (2012), et enfin L’Ultime auberge (2015). Voilà qu’est paru récemment, chez Actes Sud, Le Spectateur, un recueil de courts fragments sur la période 1991-2001. Pour Kertész, un Journal est un texte élaboré à partir de notes et de réflexions intimes, qu’il retravaille comme s’il s’agissait d’un essai. C’est pourquoi la préface du Spectateur parle d’un « texte hybride », qui pourra étonner un lecteur plus habitué au Journal de Gide ou de Paul Léautaud.

Auschwitz et l’Europe

L’expérience limite d’Auschwitz obsède Kertész. Il lui avait consacré deux livres, dont le très célèbre Être sans destin. Dans son Journal, il revient fréquemment sur le sens qu’on peut attribuer à ce dérèglement fondamental de l’histoire. Auschwitz fait naître en lui une conception radicalement pessimiste de l’homme. Selon Kertész, ce désastre d’Auschwitz aura marqué définitivement la civilisation européenne, et donc la vie de ses habitants, hantés par ce cauchemar interminable. « Auschwitz, écrit-il, est le grand fiasco de toute l’Europe, l’histoire terrible de la psychologie profonde de l’Europe, le summum de cette histoire. » En somme, dans Le Spectateur, nous sommes exactement sur le même registre que dans L’Holocauste comme culture (2009), recueil de textes et de conférences de Kertész, qui vient de reparaître en édition de poche, dans l’excellente collection « Babel ».

L’ère du déclin

Kertész assiste, impuissant, à la ruine de la culture, s’en désolant à de multiples reprises. Il écrit par exemple : « Oh, où sont les anciens patriciens, la grande bourgeoisie qui cultivait par devoir ses relations avec l’esprit ? La fin du monde comme inculture infinie. » Sa Hongrie natale l’attriste et l’angoisse. La fin du joug communiste n’a rien amélioré, pour ainsi dire. Il se sent mis à l’écart dans son propre pays : « Je sais désormais que j’ai été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue… » Il évoque, à ce propos, l’antisémitisme, en Hongrie bien sûr, et aussi, plus largement, dans le reste de l’Europe, et se demande dans quelle mesure cette plaie a partie liée avec la décadence générale. Je cite le passage suivant, très significatif : « il faut savoir, dit-il, que l’antisémite est le masque de la destruction meurtrière pour laquelle je reste une cible à anéantir – non parce que je suis né juif, mais parce que je représente l’esprit de la civilisation, la culture, mot qui faisait sortir à Goebbels son revolver, comme il le clamait fièrement ».

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Une recherche de spiritualité

Pour Kertész, la spiritualité a un grand rôle à jouer. Il se définit volontiers comme un croyant sans Dieu, ce qui le rapprocherait des agnostiques et, notamment, de Wittgenstein, qu’il était alors en train de traduire. Le Juif Kertész se juge très concerné par le Christ. Il remarque quelque part : « le Christ m’a visité plusieurs fois ». Il estime évidemment que, dans l’extinction actuelle de la spiritualité en Europe, réside l’une des causes primordiales du nihilisme contemporain. Là encore, il fait intervenir Auschwitz, quand il annonce : « On peut dire que Dieu est mort ; mais on peut dire aussi que le monde de Dieu est devenu universel sous le signe d’Auschwitz. »

C’est évidemment une terrible parole, qui ne sera pas reçue avec plaisir par ceux qui s’accommodent de la société de consommation. En somme, Auschwitz continue, et très peu s’en rendent compte.

Auschwitz comme finalité

À ce propos, je voudrais faire part d’une expérience personnelle que je viens de vivre. Elle concerne cet objet artistique difficile à identifier, mais tout à fait fascinant, qu’est le nouveau film de Jonhatan Glazer, La Zone d’intérêt, sorti ce mercredi, et que je suis allé voir le soir même. Eh bien, il corrobore justement à lui tout seul cette assertion de Kertész sur Auschwitz comme aboutissement irrévocable de notre civilisation. J’ai pu en constater le bien-fondé, pendant près de deux heures. Le film suit ce schéma intellectuel, dans son parti pris – peut-être contestable – de ne pas montrer les déportés à l’intérieur du camp d’extermination, et de les laisser hors champ, renforçant par cette sorte de litote inattendue l’évidence même de cette tragédie.

Dans une intuition fulgurante (il y en a quelques-unes comme ça chez lui), Kertész écrit : « je pense que la croix et Auschwitz sont éternels ». Cette phrase, inadmissible dans le temps présent,résume sa pensée. Nous aurions avantage à nous la répéter comme un mantra, chaque fois que nous désirons pénétrer le sens ultime de cette chose qui, sur terre, ne sera jamais abolie : l’enfer.

Imre Kertész, Le Spectateur. Notes 1991-2001. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Clara Royer. Éd. Actes Sud.

Le Spectateur: Notes 1991-2001

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L’Holocauste comme culture. Discours et essais traduits du hongrois par Natalia  Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface de Péter Nádas. Actes Sud, coll. « Babel ».

L'Holocauste comme culture: Discours et essais

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La Zone d’intérêt, film de Jonhatan Glazer, avec Sandra Hüller. En salle depuis le 31 janvier. Lire la critique de Laurent Silvestrini ici.



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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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