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Le dimanche de Chavez

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Les Vénézuéliens sont appelés à voter ce dimanche sur un amendement à la Constitution qui permettrait au président Hugo Chavez, depuis dix ans à la tête du pays, de se représenter en 2012. Rappelons que rien ne limite le nombre de mandats présidentiels en France. Nous précisons cela pour la quasi-totalité des médias français qui s’acharnent à présenter Chavez comme un dictateur qui, de plus, serait populiste. Rappelons également que dans le langage de la police de la pensée contemporaine, « populiste » signifie redistribuer les bénéfices de la rente pétrolière au peuple, alphabétiser le peuple et soigner le peuple. Cela signifie également trouver plus important pour un pays une certaine fierté nationale que la possibilité de faire du roller et du vélo dans les grandes villes. Aux dernières nouvelles, Chavez lirait Don Quichotte en attendant les résultats.

Don Quichotte

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Eloge de Gérard de Villiers

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Notre bonté nous perdra. Il nous arrive, parfois, de penser aux atlantistes, aux anticommunistes, à ceux qui sont persuadés que Chavez, Morales et Correa sont des dictateurs, à ceux qui croient à la mondialisation heureuse ou à ceux qui révèrent la société américaine comme exemple d’émancipation et d’enrichissement de tous. Nous trouvons injuste, profondément injuste, qu’ils n’aient pas eux aussi le droit à un journal qui les conforte régulièrement dans leurs certitudes géostratégiques, un Monde diplomatique de droite en quelque sorte.

Et la solution nous est apparue alors que nous achetions le dernier SAS, Le Printemps de Tbilissi, plutôt une bonne cuvée, chez notre marchand de journaux en le glissant honteusement entre L’Huma et, précisément, Le Monde diplo. Nous avons quelques vices cachés de ce genre comme le goût immodéré pour le champagne zéro dosage, les causes perdues et les groupes oubliés de doo wop.

Lire SAS, c’est lire un Monde diplo où la vision du monde se situe quelque part entre Donald Rumsfeld et Attila, mais l’ensemble est toujours remarquablement documenté et se lit sans ennui, pouvant même remplacer aisément, dans certains cas (Meurtre à Athènes, Les tueurs de Bruxelles), le guide du Routard, publicités comprises. Il faut dire que l’auteur, Gérard de Villiers, est un vieux routier du roman de gare, et d’une certaine manière l’ultime survivant de ces nobles artisans qui œuvraient au Fleuve Noir, au Masque ou aux Presses de la Cité. Ils ont été laminés par la télévision et, pour ceux qui se faisaient une spécialité de l’espionnage, ont reçu le coup de grâce avec la chute du Mur.

Avec Le Printemps de Tbilissi, GDV (pour les intimes) attaque vaillamment la cent soixante seizième aventure du prince Malko Linge, son héros fétiche, contractuel de la CIA. Contractuel, cela signifie qu’il pousse l’élégance, que tous les libéraux apprécieront, à ne pas être un fonctionnaire surmutualisé (on en trouve même à Langley, c’est vous dire…). Au contraire, Malko a toujours accepté ce qu’on appelle désormais pour les cadres de haut niveau, des « contrats de mission » : s’il rate, il n’engage que lui et l’entreprise peut le virer ou le laisser entre les mains d’un féroce dictateur noir, sadique et cupide, en général d’obédience marxiste.

Rappelons que ce personnage fut créé en 1965 par GDV, alors journaliste à Paris Match et France Dimanche. En ces années où la mode était aux échanges de transfuges dans les brumes berlinoises de Check Point Charlie, l’auteur décide de créer un espion dans le genre d’OSS117 de Jean Bruce ou de James Bond de Ian Fleming. Ce sera Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique aristocrate autrichien dont le domaine de Liezen se trouve par malheur sur la frontière austro-hongroise et dont les terres confisquées, au-delà du rideau de fer, ont probablement été transformées en sovkhozes par la vermine rouge qui menace de submerger l’Occident.

Malko dispose d’une kyrielle de titres de noblesse qui sentent bon la Mittelleuropa d’avant l’attentat de Sarajevo. Il est, entre autres, chevalier de Malte et grand voïvode de la Voïvodine de Serbie. Il dispose de nombreux atouts : il est grand, il est blond, il a les yeux pailletés d’or, une grande vigueur sexuelle, un don des langues et une extraordinaire mémoire visuelle. Il croit dans les vertus de la libre entreprise, dans le caractère intrinsèquement pervers du communisme et dans les femmes callipyges, sexuellement avides et soumises. La sodomie est ainsi une de ses pratiques sexuelles préférées et, de manière oulipienne, il semble tenter un épuisement géographique de la phrase suivante : « D’une seule poussée, il s’enfonça dans les reins de la jeune… » Compléter au choix par Maltaise, Cambodgienne, voire de manière poétique, par des substantifs issus de pays n’existant plus comme Rhodésienne ou Soviétique (la géopolitique, hélas, change plus vite que les fesses d’une mortelle).

Pour en revenir au Printemps de Tbilissi, consacré à la guerre éclair qui opposa la Russie et la Géorgie et à ses suites, il s’agit d’un bon reportage, et pour le coup plus nuancé que celui de BHL que nous avions moqué ici même. La thèse est simple et redoutable à la fois : ce sont bien les Russes, évidemment, qui sont les coupables mais contrairement au scénario infantile de l’agression pure et simple, il y aurait eu une manipulation de taupes dans les services secrets géorgiens qui auraient fait croire, les petits malins, à une attaque russe. Et c’est en toute bonne fois que Saakachvili aurait attaqué, en croyant se défendre contre une attaque inexistante. GDV présente le président géorgien comme un gros garçon un peu naïf et tellement proaméricain qu’il a fait baptiser la route qui mène de l’aéroport de Tbilissi au centre-ville « Avenue Georges W. Bush ». Un coup à trois bandes, comme on dit au billard : il permet de sauver l’honneur des Américains qui n’apparaissent plus comme des apprentis sorciers s’étant fait déborder par l’excès de zèle d’une de leur créature.

Évidemment, le problème, c’est que le Monde diplo paraît tous les mois tandis qu’il faut se contenter de quatre SAS par an.

Mais un trimestriel atlantiste avec du sexe, c’est déjà pas mal, non ?

SAS 176 Le Printemps de Tbilissi

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Le mythe du chevalier blanc

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Kouchner, le mythe du chevalier blanc

La publication du livre de Pierre Péan, Le monde selon K., a révélé un autre visage de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et chevalier blanc national depuis quarante ans. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son Carnet.

Cosmopolites de tous pays, unissez-vous

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Bonne nouvelle, les prix baissent. Quand il fallait encore deux phrases au cardinal de Richelieu pour pendre un homme, il ne faut plus aujourd’hui qu’un seul mot pour faire chauffer le gibet. Il aura suffi à Pierre Péan d’écrire que l’actuel ministre français des Affaires étrangères honnit l’indépendance nationale au nom du « cosmopolitisme » pour se tailler illico une réputation d’antisémite notoire.

Sur le livre de Péan, il y aurait beaucoup de choses à redire : il n’est pas assuré que le mélange des genres serve l’argument principal de l’ouvrage ni le but poursuivi par son auteur. L’insignifiante affaire de facturation gabonaise[1. Insignifiante pour qui n’a jamais entendu au cours des décennies passées le docteur K. jouer les pères La Vertu du monde politique.] a oblitéré les critiques politiques que formulait Péan à l’encontre du locataire du Quai d’Orsay et avorté le débat légitime qu’il se faisait fort d’ouvrir sur les options internationales du docteur K. Comme Elisabeth Lévy le souligne, dans le dernier édito du mensuel Causeur, on ne peut que le regretter.

Reste qu’en cinq sec, Pierre Péan est devenu antisémite. Enfin, l’affaire n’a pas été aussi vite pliée que ça. Il a fallu, dans un premier temps, que Bernard Kouchner déclare devant l’Assemblée nationale : « L’accusation de cosmopolitisme, en ces temps difficiles, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. » Puis, pour être bien sûr que tout le monde était raccord avec ses sous-entendus, il s’est livré à une explication de texte dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les nostalgiques des années 1930 et 1940 et tous les révisionnistes… » Et la presse française de s’engouffrer comme un seul homme dans l’équation kouchnérienne : « cosmopolitisme = antisémitisme ».

Seulement, manque de bol : dans les années 1930 et 1940, ce n’est pas vers les juifs que porte en premier l’accusation de cosmopolitisme, mais indistinctement vers les jacobins, les communistes et les francs-maçons, quand ce n’est pas vers l’Eglise, les élites et l’aristocratie européennes. Tout le monde il est beau, tout le monde il est cosmopolite. Et encore ce n’est pas si simple, puisqu’on voit une partie de la gauche française condamner dans ces années 1930 le « cosmopolitisme » des Brigadistes internationaux, ces hurluberlus qui vont combattre en Espagne et critiquent la non-ingérence de Blum, président du Conseil, juif et pas cosmopolite pour deux sous. Chez Maurras, Drieu la Rochelle, Céline aussi bien que chez Barrès, le cosmopolitisme désigne surtout la philosophie des Lumières, à laquelle ils opposent le nationalisme. Passé le Rhin, chez Carl Schmitt, le cosmopolitisme n’est pas non plus associé prioritairement aux juifs, mais à la mollesse toute kantienne que la république de Weimar met à défendre les intérêts allemands contre le reste du monde… Quant à Hitler, il confesse, au début de Mein Kampf, qu’influencé par les idées de son père il a été lui-même cosmopolite, avant de se reprendre. Pour le malheur du monde.

Il faudra, en réalité, attendre l’après-guerre pour que le terme cosmopolitisme ait réellement des relents antisémites. Cela se passe en Union soviétique. Accusé de poursuivre sur la même voie que le Bund, le Comité juif antifasciste est dans la ligne de mire de Staline. Le Kremlin reproche à cette organisation d’entretenir des connections avec Washington. Son président est assassiné en 1948 et la purge culmine en 1952 avec le « complot des blouses blanches ». L’affaire ne trouvera réellement son terme qu’avec la mort de Staline. Si Moscou choisit d’employer le terme « cosmopolite sans racine », c’est justement qu’il n’est pas connoté de cet antisémitisme qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est honni en Union soviétique. Staline n’est pas antisémite, juste anticosmopolite et antisioniste à l’occasion. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si.

Mais, que je sache, ce n’est pas la politique antisémite de Staline que le bon docteur Kouchner avait en tête lorsqu’il marquait Péan du sceau de l’infamie. Mais le nazisme. Le problème est que ça ne marche pas : dans les années 1930, le mot cosmopolitisme n’avait pas plus de connotations antisémites qu’aujourd’hui. Il désignait alors l’idée de Kant suivant laquelle la théorie politique ne se limite plus à une théorie de l’Etat ou du peuple, mais se prend à embrasser l’humanité tout entière. Bref, au-delà, des intérêts nationaux existerait une idée de la politique mondiale, qui, favorisant la paix et le libre commerce, annoncerait l’avènement de la démocratie planétaire. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si : les convictions qu’ardemment porte le docteur K. depuis quarante ans quand ses épaules ne sont pas occupées à ployer sous un sac de riz. De la médecine humanitaire à ses positions au Kosovo, en passant par la défense du droit d’ingérence, c’est le cosmopolitisme qu’il s’acharne à défendre et à illustrer. Ses positions sur la guerre en Irak ou sur le retour de la France dans l’Otan ont certes atténué les idéaux kantiens de sa jeunesse : l’âge venant, Bernard Kouchner est devenu ce qu’il convient d’appeler un cosmopolite anglo-saxon[1. Celui qui considère que le nec plus ultra est de lire Cosmopolitan assis dans l’aéroport de New York.]. Et alors ? Il y a des gens très bien qui sont affectés par cette pathologie. On en trouve même, paraît-il, à l’Elysée.

Il arrive au fond aujourd’hui à Pierre Péan ce qui est arrivé il y a quelque temps à Eric Zemmour : exécuté pour un mot. Un mot de trop ? Non. Un mot que l’on assigne à résidence dans son sens le plus catastrophique, qu’il l’ait ou pas occupé historiquement[1. L’on se moque éperdument qu’Alain Rey note dans Le Dictionnaire historique de la langue française que les connotations péjoratives du terme acquises à la fin du XIXe siècle « tendent à disparaître ». On se moque aussi que le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition) ne prête au terme aucun sens négatif : « Celui qui se considère comme s’il était le citoyen du monde et non d’un État particulier. Il se dit aussi de celui qui parcourt tous les pays sans jamais avoir de demeure fixe, ou qui se prête aisément aux usages, aux mœurs des pays où il se trouve. Il est aussi adjectif des deux genres et, dans cet emploi, il s’applique aussi aux choses. Quartier cosmopolite. Mœurs cosmopolites. Esprit cosmopolite. »]. C’est Nietzsche qui avait systématisé, dans sa démarche généalogique, le recours à l’étymologie. Les mots pourtant échappent au déterminisme de leur naissance, comme ils échappent aussi à celui de leur histoire. Nous avons franchi un cap, nous en sommes arrivés à une génétique du malheur. Il n’est plus un mot que vous puissiez employer qui n’ait révélé un jour ou l’autre sa part maléfique. Aujourd’hui, on vous surdétermine le mot « race » ou le mot « cosmopolite ». Demain, on n’oubliera pas de se souvenir que les nazis appelaient leur mère « maman ». Prononcés dans la bouche de tout petits enfants, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. La connotation rend sourd et condamne la langue à ne plus être qu’un catalogue abject de termes effroyables. Hölderlin avait bien raison de nous prévenir : « Le libre usage du propre est la chose la plus difficile. »

Le retour du refoulé

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N’ayant pas vu Fitna, je ne sais pas si c’est un film anti-islamiste, ou bien anti-islam, ou tout bêtement une merdouille raciste. Ce dont je suis certain, c’est qu’en cédant aux pressions de responsables musulmans britanniques et en refoulant son auteur, le député néerlandais Geert Wilders, à l’aéroport d’Heathrow devant des dizaines de journalistes, le gouvernement de Gordon Brown vient de lui faire un gigantesque coup de pub. Le film qui devait initialement être projeté à la Chambre des Lords reste disponible en deux clics sur le net, gageons que tous les records de téléchargement vont être pulvérisés outre-Manche… Merci qui ?

J’adore ce que vous faites !

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Honnêtement, si Michaël Darmon et Yves Derai ne me m’avaient pas envoyé Belle-Amie avec leurs « amitiés confraternelles », je pense que je ne l’aurais pas acheté, me contentant des bonnes feuilles parues dans le Nouvel Obs. J’aurais eu tort. Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre d’actu. Le dernier à m’avoir fait cet effet-là est La Dame des 35 heures, la bio extrêmement peu autorisée de Martine Aubry par Philippe Alexandre et Béatrix de l’Aulnoit.

Passons sur ce qui est présenté comme la révélation du bouquin : l’éclosion d’une nouvelle piste pour la paternité de Zohra, celle du procureur général du Qatar. Les auteurs ont poussé l’info révélée par Le Point en fin d’année dernière. Rachida Dati entretient une relation étrange avec le confetti pétrolier du Golfe. Selon Darmon et Derai, Rachida aurait succombé aux charmes d’un certain Ali Al Marri, un type de son âge, qui serait le papa de Zohra. Pour appuyer leur thèse, les deux journalistes évoquent les trois voyages mensuels de Dati au Qatar les premiers mois de sa grossesse, puis les visites régulières à Paris d’Al Marri à partir du moment où Rachida n’a plus pu prendre l’avion. Selon eux, Al Marri aurait aussi offert des bagues d’une valeur de plusieurs milliers d’euros à la jeune maman. Cela en fait-il pour autant le papa ?

La recherche en paternité n’est de toute façon pas le plus croustillant de ce travail. Non, le plus réussi est le récit de l’ascension de cette Chalonnaise « issue de la diversité » vers les sommets de la Ve République. Ses tactiques, ses réseaux, ses coups tordus et, fort logiquement, les cadavres qui s’entassent dans ses placards. Rachida Dati n’est pas la Cosette que l’on imagine (ou qu’elle voudrait que l’on imagine). En vrai, Rachida, c’est le croisement de Wilhelmina Slater, la méchante de Ugly Betty et de Jill Abbott sa collègue des Feux de l’amour. Une arriviste capable d’écrire des dizaines de lettres aux puissants à base de « J’adore ce que vous faites, je rêve de travailler avec vous » pour s’attirer leurs faveurs. Taillable et corvéable à merci pour ceux qui peuvent lui être utiles, tant qu’ils peuvent lui être utiles, les délaissant en un claquement de doigts dès qu’ils ne sont plus assez bankables à son goût. Une manipulatrice qui vampirise le talent des autres pour se mettre en avant.

Le livre regorge d’anecdotes délicieuses qui n’appellent qu’un jugement : « Quelle garce ! » Mais une garce géniale et magnifique. Qui parvient à se faire une place auprès de Nicolas Sarkozy puis de Cécilia, qu’elle manipulera lors de sa première love story avec Attias pour se faire un trou au gouvernement (où elle épuisera une armée de collaborateurs). Jusqu’à l’arrivée de Carla Bruni dans la vie de Sarko, qui précipitera sa chute.

Parfois pathétique, souvent géniale, Rachida Dati apparaît comme une sacrée maligne qui n’aurait pas dépareillé dans le casting de Dallas ou Dynasty… Je serais presque tenté de lui écrire que j’adore ce qu’elle fait et que je rêverais de travailler avec elle.

Belle Amie

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Le niveau monte

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Contrairement à ce que professent Alain Finkielkraut, Elisabeth Lévy et quelques autres pessimistes de leur trempe, le niveau monte. C’est un fait indiscutable et il faut faire preuve d’une mauvaise foi assez crasse pour ne pas le reconnaître.

Je ne parle même pas de la réussite scolaire et de la culture générale : nous sommes arrivés à un tel degré d’excellence que le président de la République lui-même s’est cru obligé de prendre des mesures afin que nos chères têtes blondes arrêtent de se bourrer le crâne avec les auteurs classiques. Il est un âge où l’enfant doit se divertir et ne pas passer son temps à assouvir frénétiquement sa soif de connaissances. Sa santé en dépend. Or, la méthode globale et la pédagogie Freinet ont transformé des gamins en monstrueuses bêtes à savoir : leur surmenage intellectuel est tel qu’il s’en trouve, à peine âgés de onze ou douze ans, à vous réciter par cœur Mme de Scudéry tandis qu’ils réinventent la Carte du Tendre en une tournante impromptue. Et je ne dis rien sur ce qu’ils font subir à la Princesse de Clèves. Le niveau monte. Trop.

Ne croyez pas que le phénomène concerne exclusivement la France. L’ensemble de l’Europe est affecté par cet incroyable progrès de l’éducation et des mœurs. Songeons donc à ce XXe siècle où la politesse et la courtoisie étaient si avachies qu’il suffisait que quelques soldats allemands traversent le Rhin pour que se déclenche une conflagration mondiale. Les peuples étaient alors tellement stupides et chicaniers que, de tout, ils en faisaient une histoire.

Certes, il se trouvait bien au sein des nations européennes illettrées et malapprises quelques esprits plus élevés que les autres. Ils déployèrent leur meilleure volonté à faire ce qu’ils purent, comme instituer la première monnaie unique de l’histoire de notre continent, le ticket de rationnement. Mais leurs louables efforts étaient voués à rester vains tant que la majorité de leurs contemporains étaient maintenus dans un état d’ignorance et d’hébétude.

Dieu soit loué, ces temps-là ne sont plus. Grâce à Freinet, à la méthode globale et au talent des professeurs d’IUFM, la civilité l’a emporté sur la barbarie, la politesse sur la cruauté. Regardez ce que vient de faire notre chancelière. Elle a demandé si elle pouvait commencer à envahir la France en plaçant sept cents soldats allemands du côté de Strasbourg. Nicolas Sarkozy lui a répondu : « Ah, c’est si gentiment demandé… » Il lui a claqué deux bises, elle a un peu maugréé, mais l’affaire était pliée : nos valeureux pioupious de la Bundeswehr ont déjà fait leur paquetage pour prendre leurs quartiers sur la rive gauche du Rhin sans avoir eu à tirer le moindre coup de feu. Imaginez-vous qu’Angela Merkel fût aussi malpolie que ses devanciers : l’Allemagne aurait été obligée d’envoyer les panzers et la Luftwaffe, de coller encore une dérouillée à l’armée française et d’ajouter au déshonneur le ridicule. Niveaubaissistes et va-t’en-guerre en sont pour leurs frais : le monde est plus poli, le niveau monte.

Encore un papier qui froisse

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Il ne fait pas bon heurter les sentiments religieux des Indiens. Et plus spécialement de certains musulmans indiens. C’est ce qu’ont appris à leurs dépens le rédacteur en chef du Statesman, le quotidien de référence de Calcutta, Ravindra Kumar, ainsi que son directeur, Anand Sinha. Arrêtés par la police, ils ont été relâchés au bout de quelques heures de garde à vue, après s’être fait signifier une inculpation pour « acte délibéré, avec intentions malveillantes, en vue d’attenter aux sentiments religieux ». Leur arrestation fait suite à de nombreuses manifestations violentes d’islamistes devant le siège du journal, assorties des habituelles protestations humanistes demandes d’interdiction et menaces de mort. Le crime de Kumar et Sinha est d’avoir publié le 5 février dernier une tribune, initialement parue dans le quotidien britannique The Independant, signée de l’éditorialiste-maison Johann Hari et intitulée « Pourquoi devrais-je respecter ces religions qui oppriment ». Tiens, c’est vrai, ça, pourquoi ?

Kouchner, comme un symptôme

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Le docteur Kouchner est un symptôme : celui de la maladie mortelle qui frappe ceux que François Ricard a appelés la génération lyrique[1. La génération lyrique, essai sur la vie et l’œuvre des premiers nés du baby boom de François Ricard (Climats, 2001).]. Elle est arrivée aujourd’hui à un moment historique, celui d’une Crise inédite, où elle se retrouve à bout de souffle, épuisée par ses propres contradictions, minée par ses reniements, et ne pouvant même plus faire illusion grâce aux médias qui furent pourtant longtemps son principal instrument de domination idéologique, la chaire pixélisée d’où elle déversait sa moraline culpabilisante sur tout un peuple.

Qui a entre 25 et 45 ans aujourd’hui aura pour toujours dans les oreilles les vaticinations histrioniques, les indignations surjouées, le pathos systématique du docteur Kouchner mais aussi des « philosophes » Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, du député vert tendance économie de marché Dany Cohn-Bendit ou du cinéaste bushiste Romain Goupil. Et nous ne citons là que les têtes d’affiches d’un casting qui est depuis si longtemps celui de notre paysage intellectuel depuis tellement longtemps qu’on en a oublié le temps où la politique avait encore le primat sur l’économique, où l’humanitaire n’était pas l’alibi pharmaceutique d’une mondialisation néolibérale affolée par le manque de matières premières, comme en Irak par exemple et, enfin, le temps où l’on pouvait entendre autre chose que des propos sur l’inéluctabilité de l’ordre des choses, rappelant furieusement le fameux acronyme de Margaret Thatcher, au moment où elle allait sauvagement martyriser son pays au nom des intérêts supérieurs de la finance : TINA, There is not alternative.

Que Bernard Kouchner se retrouve dans cette situation délicate n’étonnera finalement que ceux qui refusent de voir que Mai 68, le Mai 68 des gauchistes, a été l’occasion historique pour le capitalisme d’instrumentaliser les revendications libertaires de l’époque, afin de faire sauter les vieux verrous de la cogestion gaullo-communiste et de la common decency afférente.

Ainsi naquit la tyrannie libérale-libertaire qui domine si visiblement notre époque, autorise le Pacs, prône la parité et le devoir de mémoire, récolte des sacs de riz pour la Somalie, mais refuse de voir que 39% des Français commencent à se rationner sur les soins ou que les travailleurs pauvres sont chaque jour plus nombreux. Le sociétal pour oublier le social. Ce qui explique que 40 ans après, entre une droite qui a perdu ses inhibitions morales et une gauche convertie à l’économie de marché, la différence soit si faible que l’ »ouverture » devienne la règle. En qu’un ancien étudiant en médecine, journaliste à Clarté, le mensuel des étudiants communistes en 67, soit devenu le ministre des Affaires étrangères du président le plus atlantiste qui soit.

Prenez les slogans de 68, vous verrez que Bernard Kouchner et ses camarades générationnels, tous plus ou moins devenus néo-conservateurs, affairistes et ultra-libéraux, les ont appliqués à la lettre. « Il est interdit d’interdire » ? C’est exactement ce que prône le Medef de l’ex-mao Kessler qui veut napalmer ce qu’il reste de code du travail. « Le pouvoir est au bout du fusil ? » Ces anti-impérialistes d’hier sont devenus les va-t-en-guerre les plus furieux de ces dernières années et puisqu’il s’agit ici plus particulièrement de Kouchner, qui ne se souvient pas de sa mémorable sortie radiophonique sur la guerre comme seule moyen de ramener l’Iran à la raison ? « Ne dites pas monsieur le professeur mais crève salope » ? Regardez ce qu’est devenue, dans les zones dites sensibles, une école dont toutes les défenses immunitaires sont tombées pour cause de pédagogisme. « La culture est l’inversion de la vie » ? La pauvre Princesse de Clèves, giflée à trois reprises par Sarkozy, commence à comprendre son malheur.

La tyrannie libérale-libertaire, dont Bernard Kouchner est un si visible hiérarque, a pourtant été décelée très tôt.

Dès 1973, alors que les cendres de la Gauche Prolétarienne étaient encore tièdes, paraissait de Michel Clouscard, Néofascisme et idéologie du désir[2. Réédité par Delga en 2005.], sous-titré « Mai 68 : la contre-révolution libérale libertaire ». Treize ans plus tard, en 1986, dans la célèbre Lettre de ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Guy Hocquenghem[3. Réédité par Agone en 2008.] analysait la nouvelle idéologie de ses anciens compagnons de lutte : amour de l’argent, désir narcissique de l’éternelle jeunesse et surtout confiscation de toute espérance révolutionnaire pour la génération suivante, sur le mode « Vous révolter ne sert à rien, on a déjà testé pour vous ». On pourrait ajouter également la Chronique d’une liquidation politique, de l’auteur de romans noirs Frédéric Fajardie[4. Table Ronde, 1993.], ancien de la GP, qui en 1993 pousse un véritable cri de désespoir en se rendant compte que c’est la gauche au pouvoir qui a mené à son terme l’hybridation entre le capitalisme et le discours gauchiste. Ce n’est plus l’alliance du sabre et du goupillon mais celle du CAC 40 et du pétard, ou comme chez Kouchner, du consulting et du caritatif. Faire une sécu pour les Gabonais, c’est bien, le faire pour de l’argent, c’est encore mieux. Les vieilles pulsions tiers-mondistes n’excluent pas l’esprit d’entreprise et charité bien ordonnée pour les nègres commence par soi-même.

« On vit croître d’abord la passion de l’argent ; puis celle de la domination, et ce fut la cause de tout ce qui se fit de mal. L’avidité ruina la bonne foi, la probité, toutes les vertus qu’on désapprit pour les remplacer par l’orgueil, la cruauté, l’impiété, la vénalité. »

Portrait de la génération lyrique et de Kouchner ? Non, tableau de l’atmosphère politique dans La Conjuration de Catilina de Salluste.

Salluste qui, au passage, raconte aussi comment meurt une République.

Le communisme dans le sang

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L’horreur, c’est qu’il n’y a pas d’après. Peut-être n’y en a-t-il jamais et nulle part. Mais s’il n’y a pas d’après-communisme c’est parce que tout conspire à faire croire que le communisme n’a jamais existé. À Sofia, le souvenir même du mausolée où reposait Dimitrov, le Staline bulgare, a disparu, sans doute recouvert de boutiques H&M et de parasols publicitaires. Rouja Lazarova a touché juste en faisant de ce non-lieu la tour de contrôle, le centre de commandement du mensonge. Et le mensonge continue à hanter les esprits, à ronger les âmes, même les esprits et les âmes de ceux qui n’ont pas connu son règne.

Rouja, beaucoup de journalistes l’ont croisée dans les Balkans, un petit bout de fille pimpante et grave qui faisait l’interprète pour les Français, aujourd’hui parisienne d’adoption, française par la langue. Le communisme coule dans ses veines comme il a coulé dans celles de ses personnages Gaby, Rada et Milena, trois femmes, trois générations broyées par la répétition, cette figure de la mort. L’homme de Gaby a disparu quand elle portait son enfant, happé par un régime qui a fait de l’arbitraire et de la peur ses principes de survie. Comme l’écrivain qui signe son quatrième roman en français, Milena, la petite-fille de Gaby, verra le Mur tomber, les anciens tortionnaires se reconvertir dans le business et les paillettes, les rêves d’émancipation se rabougrir en avidité de possession. À Paris, elle découvre avec rage et stupéfaction que ces mots qui ont été les murs de sa prison, certains de ses amis les brandissent comme des étendards de liberté. Elle dont les parents ont payé d’une existence grise leur refus de rallier le Parti qui distribuait prébendes et privilèges apprend qu’on peut avoir été communiste volontairement et même avec enthousiasme. Et puis, elle comprend. « Nous étions des enfants de la révolution mais nous avions perdu les idées révolutionnaires. »

La vérité de la nuit communiste, Rouja Lazarova la cherche autour du mausolée. Ainsi, aux commandes de la Terreur, il y avait un cadavre. Une momie vide, sans cerveau ni cœur, devant laquelle des écoliers aux pieds et aux cœurs glacés devaient singer le recueillement. Les années passent, on meurt de moins en moins dans les geôles du régime, l’ennui et la nausée succèdent à l’effroi. La momie est moins imposante, de plus en plus ridicule aux yeux des écoliers que l’on autorise, avec le temps, à garder leurs manteaux pour visiter le monument réfrigéré. En juillet 1990, alors que le granit se couvre de graffitis, la famille organise l’évacuation du corps. « La crémation s’était éternisée, écrit Lazarova. Imbibé de formol, Gueorgui Dimitrov ne voulait pas brûler. » Même les flammes de l’enfer ne peuvent détruire le passé. Mais peut-être les mots le peuvent-ils. C’est l’espoir de Rouja Lazarova. Mausolée est en quelque sorte l’inverse d’un requiem, des pelletées de phrases, de colère et d’énergie jetées sur le cadavre du communisme pour qu’il se taise à jamais et cesse de hanter les vivants.

Mausolée

Price: 19,30 €

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Ma copine Rouja Lazarova dédicacera son livre ce jeudi 12 février à 19 heures à la Librairie L’Arbre à Lettres, 33-35 boulevard du Temple, Paris 3e.

Le dimanche de Chavez

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Les Vénézuéliens sont appelés à voter ce dimanche sur un amendement à la Constitution qui permettrait au président Hugo Chavez, depuis dix ans à la tête du pays, de se représenter en 2012. Rappelons que rien ne limite le nombre de mandats présidentiels en France. Nous précisons cela pour la quasi-totalité des médias français qui s’acharnent à présenter Chavez comme un dictateur qui, de plus, serait populiste. Rappelons également que dans le langage de la police de la pensée contemporaine, « populiste » signifie redistribuer les bénéfices de la rente pétrolière au peuple, alphabétiser le peuple et soigner le peuple. Cela signifie également trouver plus important pour un pays une certaine fierté nationale que la possibilité de faire du roller et du vélo dans les grandes villes. Aux dernières nouvelles, Chavez lirait Don Quichotte en attendant les résultats.

Don Quichotte

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Eloge de Gérard de Villiers

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Notre bonté nous perdra. Il nous arrive, parfois, de penser aux atlantistes, aux anticommunistes, à ceux qui sont persuadés que Chavez, Morales et Correa sont des dictateurs, à ceux qui croient à la mondialisation heureuse ou à ceux qui révèrent la société américaine comme exemple d’émancipation et d’enrichissement de tous. Nous trouvons injuste, profondément injuste, qu’ils n’aient pas eux aussi le droit à un journal qui les conforte régulièrement dans leurs certitudes géostratégiques, un Monde diplomatique de droite en quelque sorte.

Et la solution nous est apparue alors que nous achetions le dernier SAS, Le Printemps de Tbilissi, plutôt une bonne cuvée, chez notre marchand de journaux en le glissant honteusement entre L’Huma et, précisément, Le Monde diplo. Nous avons quelques vices cachés de ce genre comme le goût immodéré pour le champagne zéro dosage, les causes perdues et les groupes oubliés de doo wop.

Lire SAS, c’est lire un Monde diplo où la vision du monde se situe quelque part entre Donald Rumsfeld et Attila, mais l’ensemble est toujours remarquablement documenté et se lit sans ennui, pouvant même remplacer aisément, dans certains cas (Meurtre à Athènes, Les tueurs de Bruxelles), le guide du Routard, publicités comprises. Il faut dire que l’auteur, Gérard de Villiers, est un vieux routier du roman de gare, et d’une certaine manière l’ultime survivant de ces nobles artisans qui œuvraient au Fleuve Noir, au Masque ou aux Presses de la Cité. Ils ont été laminés par la télévision et, pour ceux qui se faisaient une spécialité de l’espionnage, ont reçu le coup de grâce avec la chute du Mur.

Avec Le Printemps de Tbilissi, GDV (pour les intimes) attaque vaillamment la cent soixante seizième aventure du prince Malko Linge, son héros fétiche, contractuel de la CIA. Contractuel, cela signifie qu’il pousse l’élégance, que tous les libéraux apprécieront, à ne pas être un fonctionnaire surmutualisé (on en trouve même à Langley, c’est vous dire…). Au contraire, Malko a toujours accepté ce qu’on appelle désormais pour les cadres de haut niveau, des « contrats de mission » : s’il rate, il n’engage que lui et l’entreprise peut le virer ou le laisser entre les mains d’un féroce dictateur noir, sadique et cupide, en général d’obédience marxiste.

Rappelons que ce personnage fut créé en 1965 par GDV, alors journaliste à Paris Match et France Dimanche. En ces années où la mode était aux échanges de transfuges dans les brumes berlinoises de Check Point Charlie, l’auteur décide de créer un espion dans le genre d’OSS117 de Jean Bruce ou de James Bond de Ian Fleming. Ce sera Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique aristocrate autrichien dont le domaine de Liezen se trouve par malheur sur la frontière austro-hongroise et dont les terres confisquées, au-delà du rideau de fer, ont probablement été transformées en sovkhozes par la vermine rouge qui menace de submerger l’Occident.

Malko dispose d’une kyrielle de titres de noblesse qui sentent bon la Mittelleuropa d’avant l’attentat de Sarajevo. Il est, entre autres, chevalier de Malte et grand voïvode de la Voïvodine de Serbie. Il dispose de nombreux atouts : il est grand, il est blond, il a les yeux pailletés d’or, une grande vigueur sexuelle, un don des langues et une extraordinaire mémoire visuelle. Il croit dans les vertus de la libre entreprise, dans le caractère intrinsèquement pervers du communisme et dans les femmes callipyges, sexuellement avides et soumises. La sodomie est ainsi une de ses pratiques sexuelles préférées et, de manière oulipienne, il semble tenter un épuisement géographique de la phrase suivante : « D’une seule poussée, il s’enfonça dans les reins de la jeune… » Compléter au choix par Maltaise, Cambodgienne, voire de manière poétique, par des substantifs issus de pays n’existant plus comme Rhodésienne ou Soviétique (la géopolitique, hélas, change plus vite que les fesses d’une mortelle).

Pour en revenir au Printemps de Tbilissi, consacré à la guerre éclair qui opposa la Russie et la Géorgie et à ses suites, il s’agit d’un bon reportage, et pour le coup plus nuancé que celui de BHL que nous avions moqué ici même. La thèse est simple et redoutable à la fois : ce sont bien les Russes, évidemment, qui sont les coupables mais contrairement au scénario infantile de l’agression pure et simple, il y aurait eu une manipulation de taupes dans les services secrets géorgiens qui auraient fait croire, les petits malins, à une attaque russe. Et c’est en toute bonne fois que Saakachvili aurait attaqué, en croyant se défendre contre une attaque inexistante. GDV présente le président géorgien comme un gros garçon un peu naïf et tellement proaméricain qu’il a fait baptiser la route qui mène de l’aéroport de Tbilissi au centre-ville « Avenue Georges W. Bush ». Un coup à trois bandes, comme on dit au billard : il permet de sauver l’honneur des Américains qui n’apparaissent plus comme des apprentis sorciers s’étant fait déborder par l’excès de zèle d’une de leur créature.

Évidemment, le problème, c’est que le Monde diplo paraît tous les mois tandis qu’il faut se contenter de quatre SAS par an.

Mais un trimestriel atlantiste avec du sexe, c’est déjà pas mal, non ?

SAS 176 Le Printemps de Tbilissi

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Le mythe du chevalier blanc

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Kouchner, le mythe du chevalier blanc

La publication du livre de Pierre Péan, Le monde selon K., a révélé un autre visage de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et chevalier blanc national depuis quarante ans. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son Carnet.

Cosmopolites de tous pays, unissez-vous

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Bonne nouvelle, les prix baissent. Quand il fallait encore deux phrases au cardinal de Richelieu pour pendre un homme, il ne faut plus aujourd’hui qu’un seul mot pour faire chauffer le gibet. Il aura suffi à Pierre Péan d’écrire que l’actuel ministre français des Affaires étrangères honnit l’indépendance nationale au nom du « cosmopolitisme » pour se tailler illico une réputation d’antisémite notoire.

Sur le livre de Péan, il y aurait beaucoup de choses à redire : il n’est pas assuré que le mélange des genres serve l’argument principal de l’ouvrage ni le but poursuivi par son auteur. L’insignifiante affaire de facturation gabonaise[1. Insignifiante pour qui n’a jamais entendu au cours des décennies passées le docteur K. jouer les pères La Vertu du monde politique.] a oblitéré les critiques politiques que formulait Péan à l’encontre du locataire du Quai d’Orsay et avorté le débat légitime qu’il se faisait fort d’ouvrir sur les options internationales du docteur K. Comme Elisabeth Lévy le souligne, dans le dernier édito du mensuel Causeur, on ne peut que le regretter.

Reste qu’en cinq sec, Pierre Péan est devenu antisémite. Enfin, l’affaire n’a pas été aussi vite pliée que ça. Il a fallu, dans un premier temps, que Bernard Kouchner déclare devant l’Assemblée nationale : « L’accusation de cosmopolitisme, en ces temps difficiles, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. » Puis, pour être bien sûr que tout le monde était raccord avec ses sous-entendus, il s’est livré à une explication de texte dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les nostalgiques des années 1930 et 1940 et tous les révisionnistes… » Et la presse française de s’engouffrer comme un seul homme dans l’équation kouchnérienne : « cosmopolitisme = antisémitisme ».

Seulement, manque de bol : dans les années 1930 et 1940, ce n’est pas vers les juifs que porte en premier l’accusation de cosmopolitisme, mais indistinctement vers les jacobins, les communistes et les francs-maçons, quand ce n’est pas vers l’Eglise, les élites et l’aristocratie européennes. Tout le monde il est beau, tout le monde il est cosmopolite. Et encore ce n’est pas si simple, puisqu’on voit une partie de la gauche française condamner dans ces années 1930 le « cosmopolitisme » des Brigadistes internationaux, ces hurluberlus qui vont combattre en Espagne et critiquent la non-ingérence de Blum, président du Conseil, juif et pas cosmopolite pour deux sous. Chez Maurras, Drieu la Rochelle, Céline aussi bien que chez Barrès, le cosmopolitisme désigne surtout la philosophie des Lumières, à laquelle ils opposent le nationalisme. Passé le Rhin, chez Carl Schmitt, le cosmopolitisme n’est pas non plus associé prioritairement aux juifs, mais à la mollesse toute kantienne que la république de Weimar met à défendre les intérêts allemands contre le reste du monde… Quant à Hitler, il confesse, au début de Mein Kampf, qu’influencé par les idées de son père il a été lui-même cosmopolite, avant de se reprendre. Pour le malheur du monde.

Il faudra, en réalité, attendre l’après-guerre pour que le terme cosmopolitisme ait réellement des relents antisémites. Cela se passe en Union soviétique. Accusé de poursuivre sur la même voie que le Bund, le Comité juif antifasciste est dans la ligne de mire de Staline. Le Kremlin reproche à cette organisation d’entretenir des connections avec Washington. Son président est assassiné en 1948 et la purge culmine en 1952 avec le « complot des blouses blanches ». L’affaire ne trouvera réellement son terme qu’avec la mort de Staline. Si Moscou choisit d’employer le terme « cosmopolite sans racine », c’est justement qu’il n’est pas connoté de cet antisémitisme qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est honni en Union soviétique. Staline n’est pas antisémite, juste anticosmopolite et antisioniste à l’occasion. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si.

Mais, que je sache, ce n’est pas la politique antisémite de Staline que le bon docteur Kouchner avait en tête lorsqu’il marquait Péan du sceau de l’infamie. Mais le nazisme. Le problème est que ça ne marche pas : dans les années 1930, le mot cosmopolitisme n’avait pas plus de connotations antisémites qu’aujourd’hui. Il désignait alors l’idée de Kant suivant laquelle la théorie politique ne se limite plus à une théorie de l’Etat ou du peuple, mais se prend à embrasser l’humanité tout entière. Bref, au-delà, des intérêts nationaux existerait une idée de la politique mondiale, qui, favorisant la paix et le libre commerce, annoncerait l’avènement de la démocratie planétaire. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si : les convictions qu’ardemment porte le docteur K. depuis quarante ans quand ses épaules ne sont pas occupées à ployer sous un sac de riz. De la médecine humanitaire à ses positions au Kosovo, en passant par la défense du droit d’ingérence, c’est le cosmopolitisme qu’il s’acharne à défendre et à illustrer. Ses positions sur la guerre en Irak ou sur le retour de la France dans l’Otan ont certes atténué les idéaux kantiens de sa jeunesse : l’âge venant, Bernard Kouchner est devenu ce qu’il convient d’appeler un cosmopolite anglo-saxon[1. Celui qui considère que le nec plus ultra est de lire Cosmopolitan assis dans l’aéroport de New York.]. Et alors ? Il y a des gens très bien qui sont affectés par cette pathologie. On en trouve même, paraît-il, à l’Elysée.

Il arrive au fond aujourd’hui à Pierre Péan ce qui est arrivé il y a quelque temps à Eric Zemmour : exécuté pour un mot. Un mot de trop ? Non. Un mot que l’on assigne à résidence dans son sens le plus catastrophique, qu’il l’ait ou pas occupé historiquement[1. L’on se moque éperdument qu’Alain Rey note dans Le Dictionnaire historique de la langue française que les connotations péjoratives du terme acquises à la fin du XIXe siècle « tendent à disparaître ». On se moque aussi que le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition) ne prête au terme aucun sens négatif : « Celui qui se considère comme s’il était le citoyen du monde et non d’un État particulier. Il se dit aussi de celui qui parcourt tous les pays sans jamais avoir de demeure fixe, ou qui se prête aisément aux usages, aux mœurs des pays où il se trouve. Il est aussi adjectif des deux genres et, dans cet emploi, il s’applique aussi aux choses. Quartier cosmopolite. Mœurs cosmopolites. Esprit cosmopolite. »]. C’est Nietzsche qui avait systématisé, dans sa démarche généalogique, le recours à l’étymologie. Les mots pourtant échappent au déterminisme de leur naissance, comme ils échappent aussi à celui de leur histoire. Nous avons franchi un cap, nous en sommes arrivés à une génétique du malheur. Il n’est plus un mot que vous puissiez employer qui n’ait révélé un jour ou l’autre sa part maléfique. Aujourd’hui, on vous surdétermine le mot « race » ou le mot « cosmopolite ». Demain, on n’oubliera pas de se souvenir que les nazis appelaient leur mère « maman ». Prononcés dans la bouche de tout petits enfants, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. La connotation rend sourd et condamne la langue à ne plus être qu’un catalogue abject de termes effroyables. Hölderlin avait bien raison de nous prévenir : « Le libre usage du propre est la chose la plus difficile. »

Le retour du refoulé

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N’ayant pas vu Fitna, je ne sais pas si c’est un film anti-islamiste, ou bien anti-islam, ou tout bêtement une merdouille raciste. Ce dont je suis certain, c’est qu’en cédant aux pressions de responsables musulmans britanniques et en refoulant son auteur, le député néerlandais Geert Wilders, à l’aéroport d’Heathrow devant des dizaines de journalistes, le gouvernement de Gordon Brown vient de lui faire un gigantesque coup de pub. Le film qui devait initialement être projeté à la Chambre des Lords reste disponible en deux clics sur le net, gageons que tous les records de téléchargement vont être pulvérisés outre-Manche… Merci qui ?

J’adore ce que vous faites !

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Honnêtement, si Michaël Darmon et Yves Derai ne me m’avaient pas envoyé Belle-Amie avec leurs « amitiés confraternelles », je pense que je ne l’aurais pas acheté, me contentant des bonnes feuilles parues dans le Nouvel Obs. J’aurais eu tort. Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre d’actu. Le dernier à m’avoir fait cet effet-là est La Dame des 35 heures, la bio extrêmement peu autorisée de Martine Aubry par Philippe Alexandre et Béatrix de l’Aulnoit.

Passons sur ce qui est présenté comme la révélation du bouquin : l’éclosion d’une nouvelle piste pour la paternité de Zohra, celle du procureur général du Qatar. Les auteurs ont poussé l’info révélée par Le Point en fin d’année dernière. Rachida Dati entretient une relation étrange avec le confetti pétrolier du Golfe. Selon Darmon et Derai, Rachida aurait succombé aux charmes d’un certain Ali Al Marri, un type de son âge, qui serait le papa de Zohra. Pour appuyer leur thèse, les deux journalistes évoquent les trois voyages mensuels de Dati au Qatar les premiers mois de sa grossesse, puis les visites régulières à Paris d’Al Marri à partir du moment où Rachida n’a plus pu prendre l’avion. Selon eux, Al Marri aurait aussi offert des bagues d’une valeur de plusieurs milliers d’euros à la jeune maman. Cela en fait-il pour autant le papa ?

La recherche en paternité n’est de toute façon pas le plus croustillant de ce travail. Non, le plus réussi est le récit de l’ascension de cette Chalonnaise « issue de la diversité » vers les sommets de la Ve République. Ses tactiques, ses réseaux, ses coups tordus et, fort logiquement, les cadavres qui s’entassent dans ses placards. Rachida Dati n’est pas la Cosette que l’on imagine (ou qu’elle voudrait que l’on imagine). En vrai, Rachida, c’est le croisement de Wilhelmina Slater, la méchante de Ugly Betty et de Jill Abbott sa collègue des Feux de l’amour. Une arriviste capable d’écrire des dizaines de lettres aux puissants à base de « J’adore ce que vous faites, je rêve de travailler avec vous » pour s’attirer leurs faveurs. Taillable et corvéable à merci pour ceux qui peuvent lui être utiles, tant qu’ils peuvent lui être utiles, les délaissant en un claquement de doigts dès qu’ils ne sont plus assez bankables à son goût. Une manipulatrice qui vampirise le talent des autres pour se mettre en avant.

Le livre regorge d’anecdotes délicieuses qui n’appellent qu’un jugement : « Quelle garce ! » Mais une garce géniale et magnifique. Qui parvient à se faire une place auprès de Nicolas Sarkozy puis de Cécilia, qu’elle manipulera lors de sa première love story avec Attias pour se faire un trou au gouvernement (où elle épuisera une armée de collaborateurs). Jusqu’à l’arrivée de Carla Bruni dans la vie de Sarko, qui précipitera sa chute.

Parfois pathétique, souvent géniale, Rachida Dati apparaît comme une sacrée maligne qui n’aurait pas dépareillé dans le casting de Dallas ou Dynasty… Je serais presque tenté de lui écrire que j’adore ce qu’elle fait et que je rêverais de travailler avec elle.

Belle Amie

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Le niveau monte

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Contrairement à ce que professent Alain Finkielkraut, Elisabeth Lévy et quelques autres pessimistes de leur trempe, le niveau monte. C’est un fait indiscutable et il faut faire preuve d’une mauvaise foi assez crasse pour ne pas le reconnaître.

Je ne parle même pas de la réussite scolaire et de la culture générale : nous sommes arrivés à un tel degré d’excellence que le président de la République lui-même s’est cru obligé de prendre des mesures afin que nos chères têtes blondes arrêtent de se bourrer le crâne avec les auteurs classiques. Il est un âge où l’enfant doit se divertir et ne pas passer son temps à assouvir frénétiquement sa soif de connaissances. Sa santé en dépend. Or, la méthode globale et la pédagogie Freinet ont transformé des gamins en monstrueuses bêtes à savoir : leur surmenage intellectuel est tel qu’il s’en trouve, à peine âgés de onze ou douze ans, à vous réciter par cœur Mme de Scudéry tandis qu’ils réinventent la Carte du Tendre en une tournante impromptue. Et je ne dis rien sur ce qu’ils font subir à la Princesse de Clèves. Le niveau monte. Trop.

Ne croyez pas que le phénomène concerne exclusivement la France. L’ensemble de l’Europe est affecté par cet incroyable progrès de l’éducation et des mœurs. Songeons donc à ce XXe siècle où la politesse et la courtoisie étaient si avachies qu’il suffisait que quelques soldats allemands traversent le Rhin pour que se déclenche une conflagration mondiale. Les peuples étaient alors tellement stupides et chicaniers que, de tout, ils en faisaient une histoire.

Certes, il se trouvait bien au sein des nations européennes illettrées et malapprises quelques esprits plus élevés que les autres. Ils déployèrent leur meilleure volonté à faire ce qu’ils purent, comme instituer la première monnaie unique de l’histoire de notre continent, le ticket de rationnement. Mais leurs louables efforts étaient voués à rester vains tant que la majorité de leurs contemporains étaient maintenus dans un état d’ignorance et d’hébétude.

Dieu soit loué, ces temps-là ne sont plus. Grâce à Freinet, à la méthode globale et au talent des professeurs d’IUFM, la civilité l’a emporté sur la barbarie, la politesse sur la cruauté. Regardez ce que vient de faire notre chancelière. Elle a demandé si elle pouvait commencer à envahir la France en plaçant sept cents soldats allemands du côté de Strasbourg. Nicolas Sarkozy lui a répondu : « Ah, c’est si gentiment demandé… » Il lui a claqué deux bises, elle a un peu maugréé, mais l’affaire était pliée : nos valeureux pioupious de la Bundeswehr ont déjà fait leur paquetage pour prendre leurs quartiers sur la rive gauche du Rhin sans avoir eu à tirer le moindre coup de feu. Imaginez-vous qu’Angela Merkel fût aussi malpolie que ses devanciers : l’Allemagne aurait été obligée d’envoyer les panzers et la Luftwaffe, de coller encore une dérouillée à l’armée française et d’ajouter au déshonneur le ridicule. Niveaubaissistes et va-t’en-guerre en sont pour leurs frais : le monde est plus poli, le niveau monte.

Encore un papier qui froisse

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Il ne fait pas bon heurter les sentiments religieux des Indiens. Et plus spécialement de certains musulmans indiens. C’est ce qu’ont appris à leurs dépens le rédacteur en chef du Statesman, le quotidien de référence de Calcutta, Ravindra Kumar, ainsi que son directeur, Anand Sinha. Arrêtés par la police, ils ont été relâchés au bout de quelques heures de garde à vue, après s’être fait signifier une inculpation pour « acte délibéré, avec intentions malveillantes, en vue d’attenter aux sentiments religieux ». Leur arrestation fait suite à de nombreuses manifestations violentes d’islamistes devant le siège du journal, assorties des habituelles protestations humanistes demandes d’interdiction et menaces de mort. Le crime de Kumar et Sinha est d’avoir publié le 5 février dernier une tribune, initialement parue dans le quotidien britannique The Independant, signée de l’éditorialiste-maison Johann Hari et intitulée « Pourquoi devrais-je respecter ces religions qui oppriment ». Tiens, c’est vrai, ça, pourquoi ?

Kouchner, comme un symptôme

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Le docteur Kouchner est un symptôme : celui de la maladie mortelle qui frappe ceux que François Ricard a appelés la génération lyrique[1. La génération lyrique, essai sur la vie et l’œuvre des premiers nés du baby boom de François Ricard (Climats, 2001).]. Elle est arrivée aujourd’hui à un moment historique, celui d’une Crise inédite, où elle se retrouve à bout de souffle, épuisée par ses propres contradictions, minée par ses reniements, et ne pouvant même plus faire illusion grâce aux médias qui furent pourtant longtemps son principal instrument de domination idéologique, la chaire pixélisée d’où elle déversait sa moraline culpabilisante sur tout un peuple.

Qui a entre 25 et 45 ans aujourd’hui aura pour toujours dans les oreilles les vaticinations histrioniques, les indignations surjouées, le pathos systématique du docteur Kouchner mais aussi des « philosophes » Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, du député vert tendance économie de marché Dany Cohn-Bendit ou du cinéaste bushiste Romain Goupil. Et nous ne citons là que les têtes d’affiches d’un casting qui est depuis si longtemps celui de notre paysage intellectuel depuis tellement longtemps qu’on en a oublié le temps où la politique avait encore le primat sur l’économique, où l’humanitaire n’était pas l’alibi pharmaceutique d’une mondialisation néolibérale affolée par le manque de matières premières, comme en Irak par exemple et, enfin, le temps où l’on pouvait entendre autre chose que des propos sur l’inéluctabilité de l’ordre des choses, rappelant furieusement le fameux acronyme de Margaret Thatcher, au moment où elle allait sauvagement martyriser son pays au nom des intérêts supérieurs de la finance : TINA, There is not alternative.

Que Bernard Kouchner se retrouve dans cette situation délicate n’étonnera finalement que ceux qui refusent de voir que Mai 68, le Mai 68 des gauchistes, a été l’occasion historique pour le capitalisme d’instrumentaliser les revendications libertaires de l’époque, afin de faire sauter les vieux verrous de la cogestion gaullo-communiste et de la common decency afférente.

Ainsi naquit la tyrannie libérale-libertaire qui domine si visiblement notre époque, autorise le Pacs, prône la parité et le devoir de mémoire, récolte des sacs de riz pour la Somalie, mais refuse de voir que 39% des Français commencent à se rationner sur les soins ou que les travailleurs pauvres sont chaque jour plus nombreux. Le sociétal pour oublier le social. Ce qui explique que 40 ans après, entre une droite qui a perdu ses inhibitions morales et une gauche convertie à l’économie de marché, la différence soit si faible que l’ »ouverture » devienne la règle. En qu’un ancien étudiant en médecine, journaliste à Clarté, le mensuel des étudiants communistes en 67, soit devenu le ministre des Affaires étrangères du président le plus atlantiste qui soit.

Prenez les slogans de 68, vous verrez que Bernard Kouchner et ses camarades générationnels, tous plus ou moins devenus néo-conservateurs, affairistes et ultra-libéraux, les ont appliqués à la lettre. « Il est interdit d’interdire » ? C’est exactement ce que prône le Medef de l’ex-mao Kessler qui veut napalmer ce qu’il reste de code du travail. « Le pouvoir est au bout du fusil ? » Ces anti-impérialistes d’hier sont devenus les va-t-en-guerre les plus furieux de ces dernières années et puisqu’il s’agit ici plus particulièrement de Kouchner, qui ne se souvient pas de sa mémorable sortie radiophonique sur la guerre comme seule moyen de ramener l’Iran à la raison ? « Ne dites pas monsieur le professeur mais crève salope » ? Regardez ce qu’est devenue, dans les zones dites sensibles, une école dont toutes les défenses immunitaires sont tombées pour cause de pédagogisme. « La culture est l’inversion de la vie » ? La pauvre Princesse de Clèves, giflée à trois reprises par Sarkozy, commence à comprendre son malheur.

La tyrannie libérale-libertaire, dont Bernard Kouchner est un si visible hiérarque, a pourtant été décelée très tôt.

Dès 1973, alors que les cendres de la Gauche Prolétarienne étaient encore tièdes, paraissait de Michel Clouscard, Néofascisme et idéologie du désir[2. Réédité par Delga en 2005.], sous-titré « Mai 68 : la contre-révolution libérale libertaire ». Treize ans plus tard, en 1986, dans la célèbre Lettre de ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Guy Hocquenghem[3. Réédité par Agone en 2008.] analysait la nouvelle idéologie de ses anciens compagnons de lutte : amour de l’argent, désir narcissique de l’éternelle jeunesse et surtout confiscation de toute espérance révolutionnaire pour la génération suivante, sur le mode « Vous révolter ne sert à rien, on a déjà testé pour vous ». On pourrait ajouter également la Chronique d’une liquidation politique, de l’auteur de romans noirs Frédéric Fajardie[4. Table Ronde, 1993.], ancien de la GP, qui en 1993 pousse un véritable cri de désespoir en se rendant compte que c’est la gauche au pouvoir qui a mené à son terme l’hybridation entre le capitalisme et le discours gauchiste. Ce n’est plus l’alliance du sabre et du goupillon mais celle du CAC 40 et du pétard, ou comme chez Kouchner, du consulting et du caritatif. Faire une sécu pour les Gabonais, c’est bien, le faire pour de l’argent, c’est encore mieux. Les vieilles pulsions tiers-mondistes n’excluent pas l’esprit d’entreprise et charité bien ordonnée pour les nègres commence par soi-même.

« On vit croître d’abord la passion de l’argent ; puis celle de la domination, et ce fut la cause de tout ce qui se fit de mal. L’avidité ruina la bonne foi, la probité, toutes les vertus qu’on désapprit pour les remplacer par l’orgueil, la cruauté, l’impiété, la vénalité. »

Portrait de la génération lyrique et de Kouchner ? Non, tableau de l’atmosphère politique dans La Conjuration de Catilina de Salluste.

Salluste qui, au passage, raconte aussi comment meurt une République.

Le communisme dans le sang

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L’horreur, c’est qu’il n’y a pas d’après. Peut-être n’y en a-t-il jamais et nulle part. Mais s’il n’y a pas d’après-communisme c’est parce que tout conspire à faire croire que le communisme n’a jamais existé. À Sofia, le souvenir même du mausolée où reposait Dimitrov, le Staline bulgare, a disparu, sans doute recouvert de boutiques H&M et de parasols publicitaires. Rouja Lazarova a touché juste en faisant de ce non-lieu la tour de contrôle, le centre de commandement du mensonge. Et le mensonge continue à hanter les esprits, à ronger les âmes, même les esprits et les âmes de ceux qui n’ont pas connu son règne.

Rouja, beaucoup de journalistes l’ont croisée dans les Balkans, un petit bout de fille pimpante et grave qui faisait l’interprète pour les Français, aujourd’hui parisienne d’adoption, française par la langue. Le communisme coule dans ses veines comme il a coulé dans celles de ses personnages Gaby, Rada et Milena, trois femmes, trois générations broyées par la répétition, cette figure de la mort. L’homme de Gaby a disparu quand elle portait son enfant, happé par un régime qui a fait de l’arbitraire et de la peur ses principes de survie. Comme l’écrivain qui signe son quatrième roman en français, Milena, la petite-fille de Gaby, verra le Mur tomber, les anciens tortionnaires se reconvertir dans le business et les paillettes, les rêves d’émancipation se rabougrir en avidité de possession. À Paris, elle découvre avec rage et stupéfaction que ces mots qui ont été les murs de sa prison, certains de ses amis les brandissent comme des étendards de liberté. Elle dont les parents ont payé d’une existence grise leur refus de rallier le Parti qui distribuait prébendes et privilèges apprend qu’on peut avoir été communiste volontairement et même avec enthousiasme. Et puis, elle comprend. « Nous étions des enfants de la révolution mais nous avions perdu les idées révolutionnaires. »

La vérité de la nuit communiste, Rouja Lazarova la cherche autour du mausolée. Ainsi, aux commandes de la Terreur, il y avait un cadavre. Une momie vide, sans cerveau ni cœur, devant laquelle des écoliers aux pieds et aux cœurs glacés devaient singer le recueillement. Les années passent, on meurt de moins en moins dans les geôles du régime, l’ennui et la nausée succèdent à l’effroi. La momie est moins imposante, de plus en plus ridicule aux yeux des écoliers que l’on autorise, avec le temps, à garder leurs manteaux pour visiter le monument réfrigéré. En juillet 1990, alors que le granit se couvre de graffitis, la famille organise l’évacuation du corps. « La crémation s’était éternisée, écrit Lazarova. Imbibé de formol, Gueorgui Dimitrov ne voulait pas brûler. » Même les flammes de l’enfer ne peuvent détruire le passé. Mais peut-être les mots le peuvent-ils. C’est l’espoir de Rouja Lazarova. Mausolée est en quelque sorte l’inverse d’un requiem, des pelletées de phrases, de colère et d’énergie jetées sur le cadavre du communisme pour qu’il se taise à jamais et cesse de hanter les vivants.

Mausolée

Price: 19,30 €

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Ma copine Rouja Lazarova dédicacera son livre ce jeudi 12 février à 19 heures à la Librairie L’Arbre à Lettres, 33-35 boulevard du Temple, Paris 3e.