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Sans histoire ?


Sans histoire ?
Colombe Schneck.
Colombe Schneck
Colombe Schneck.

Que faire d’une enfance heureuse ? Surtout pas un livre, a-t-on envie de répondre. L’étouffoir familial, les cadavres planqués de génération en génération, les haines recuites : depuis la tragédie grecque, voilà ce qui fait de la bonne littérature.

Certes, Proust fait naître le monde d’un baiser maternel qui tarde à venir mais qui, quand il arrive, charrie l’éternité. Et dans Ada ou l’ardeur, roman de l’enfance perverse et délicieuse, Nabokov a enchaîné quelque chose de la sienne dans une famille qui habitait toute la culture et les beautés d’Europe.

[access capability= »lire_inedits »]Colombe Schneck n’est pas Nabokov ni Proust. D’ailleurs, elle s’en fout, elle n’a pas lu Ada. Son problème, c’est d’être Colombe Schneck. Pas simple, quand on part avec une telle hérédité. Des parents aimants et joyeux, une maison pleine d’amis, de rires et de livres, la certitude que le monde est un cadeau qui vous est destiné – tout cela, se dit-on, devrait aider à vivre. Mais à écrire ? Pour ce qui est de vivre, ça la regarde. Ceux qui l’écoutent sur France Inter, partagés entre agacement et sympathie, penseront qu’elle cache bien son jeu. C’est son droit. En lisant Val de Grâce, on découvre, derrière le personnage d’étourdie légèrement gaffeuse, un écrivain.

Il y a une ruse. On n’est pas dans la Bibliothèque rose. Ce n’est pas le bonheur qui inspire Colombe Schneck, mais le sentiment de sa perte irréparable. Si elle revient errer, et nous à sa suite, au Val de Grâce, l’appartement biscornu et chargé de sa jeunesse qu’elle appelle ainsi comme s’il s’agissait d’un village secret connu de quelques privilégiés, c’est pour se convaincre qu’il n’est plus. Alors, elle vient une dernière fois, pour laisser courir ses doigts sur des meubles recouverts de poussière, faire jouer avec une science précise un tiroir récalcitrant, exercer l’exacte pression nécessaire pour obliger la porte d’une armoire à céder, recenser le fouillis immuable d’une commode. On voit défiler le film de l’enfance qui passe, puis la mort et son appareillage moderne.

Enfants juifs de la guerre, « jetés du monde de l’enfance », les parents de la narratrice se sont vengés. « Pour nous, leurs enfants, ils ont exigé davantage qu’une enfance. » On imagine difficilement cadeau plus empoisonné. Comment survivre quand tant de bontés et de beautés vous ont été données d’emblée ? Comment devenir adulte quand on a toujours gagné « le concours de la petite fille la plus heureuse du monde » ?

Colombe Schneck se demande si on lui pardonnera « d’avoir été aimée à ce point ». Peut-être pas. J’ai envie de dire, en paraphrasant une formule de Friedrich Dürrenmatt, que « ce n’est pas un sujet de honte ni de gloire : c’est un avertissement ». Cet avertissement qui est une invitation, résonne longtemps après qu’on a quitté Val de Grâce.[/access]

Juin 2009 · N°12

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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