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On espérait mieux, on craignait pire

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Benyamin Netanyahou ne devrait pas être trop mécontent qu’Ahmadinejad lui ait volé la vedette : la réélection du plus caricatural ennemi d’Israël (et du plus encombrant ami de la cause palestinienne) ainsi que la contestation de plus en plus imposante des résultats au sein de la société iranienne sont la meilleure mise en musique du discours qu’il a prononcé dimanche à l’université Bar Ilan (Tel Aviv). La menace iranienne qui constitue le ciment de sa coalition parait de plus en plus menaçante. Du coup, son argument stratégique « le nucléaire iranien d’abord » n’en est que plus audible.

S’adressant d’abord aux oreilles américaines, le Premier ministre israélien semble avoir obtenu l’essentiel : éviter un conflit ouvert à la fois avec la Maison Blanche et avec sa famille politique, le Likoud et la droite. Les félicitations de Washington et la retenue des ses partenaires politique en apportent la preuve. Il est vrai que les tensions – au sein de son parti et de sa coalition aussi bien qu’avec l’équipe Obama – restent vives, mais sur l’échiquier international, il a déplacé son pion et a soulagé la pression qui pesait sur lui.

Ces derniers mois, il a fait monter le cours de la formule magique « Etat palestinien » sur le marché des relations internationales. Selon son analyse, à court et à moyen terme, avant que l’horizon iranien se dégage et que les Palestiniens retrouvent leur unité, le seul jeu est celui de mots : sur le terrain tout est bloqué, tout le monde attend. Dimanche, après avoir entretenu le suspense pendant une semaine, Netanyahou a pris ses bénéfices.

Les Palestiniens ont le droit d’être déçus car Netanyahou ne leur propose pas grand-chose de nouveau, si ce n’est une nouvelle affirmation que le seul projet politique raisonnable est la création d’un Etat palestinien dans les territoires conquis il y a 42 ans et occupés depuis. Mais ils ont tort d’ignorer qu’en même temps Netanyahou a donné à son discours un ton plus politique qu’historique, choisissant des mots et des formules qui laissent sinon une porte au moins une fenêtre ouverte.

Certes, il a soigneusement enveloppé son acceptation d’un Etat palestinien de deux conditions – il pouvait difficilement faire autrement sans exposer dangereusement son flanc droit.

À première vue, ces deux préalables posés par Netanyahou – la reconnaissance d’Israël comme Etat juif et la démilitarisation de l’Etat palestinien – semblent des obstacles insurmontables. Mais observées de plus près, les deux formules laissent une marge de manœuvre assez importante. La démilitarisation de la Palestine est une vieille exigence israélienne, habituellement cachée derrière des formules comme « arrangements sécuritaires ». Dans le cadre des accords de paix avec l’Egypte, le Caire a accepté la démilitarisation du Sinaï et mêmes les Syriens ne sont pas hostiles à une telle demande israélienne pour le Golan ; il n’y a en réalité rien de choquant à ce que la même règle soit appliqué à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Netanyahou a donc simplement détaillé et explicité des choses que connaissent parfaitement tout ceux qui se souviennent des négociations passées, et il l’a fait en toute connaissance de cause : cette rhétorique est principalement destinée à rassurer les Israéliens, échaudés par les expériences de retrait à Gaza et au Liban. Il faut une bonne dose de mauvaise foi pour évoquer, au sujet de cet Etat démilitarisé, les Bantoustans sud-africains ou un protectorat.

Quant à la reconnaissance d’Israël en tant qu’un Etat juif, l’autre formule qui fait peur et qui a fait réagir Moubarak, elle laisse en réalité beaucoup de place à la négociation. Pour Netanyahou, c’est essentiellement une façon de traiter la question du droit au retour des réfugiés : pour qu’Israël reste un Etat juif, on ne peut pas toucher à l’équilibre démographique de sa société et un retour massif est donc hors de question. Reste que Netanyahou n’a pas parlé de « droit au retour », laissant une petite fenêtre ouverte à une solution pragmatique avec les Palestiniens, pour lesquels ce droit est une exigence symbolique majeure. Ainsi on peut envisager un retour hautement symbolique (quelques milliers) en échange d’une déclaration très symbolique.

Enfin, sur la question de Jérusalem, Netanyahou a bel et bien réitéré sa position traditionnelle sur son indivisibilité sous souveraineté israélienne, mais il a évité les tartes à la crème habituelles sur le sujet. Autrement dit, cette mention correspond en réalité au service minimum. Il est même allé jusqu’à expliquer que sa paix économique, une idée qui lui est si chère, ne remplace pas un accord politique – on pouvait difficilement espérer plus.

Le problème est que tout le monde soupçonne Netanyahou et doute des ses véritables intentions.

Ce n’est donc pas le discours lui-même mais celui qui l’a prononcé qui explique les réactions plutôt mitigées. À Washington (et même à Tel Aviv…), beaucoup pensent qu’il cherche uniquement à gagner du temps ; à Ramallah, la direction palestinienne en est même convaincue. Son pragmatisme s’inspire-t-il de celui d’un Sharon qui a décidé du retrait de Gaza, après avoir été l’un des artisans les plus efficaces de la colonisation juive des Territoires occupés, de celui de Begin faisant la paix avec l’Egypte, ou faut-il y voir une manœuvre à la Yitzhak Shamir (premier ministre israélien, 1983-1992) ? En réalité, peu importe, car même Shamir s’est arrêté net face à la fermeté américaine: il n’a pas attaqué l’Irak en 1991 et il a accepté la conférence de paix à Madrid en 1992.

Quoi que l’on pense de leurs convictions, de leur vision du monde ou de leur talent, les dirigeants israéliens ont toujours montré – parfois in extremis – un sacré bon sens et un pragmatisme certain pour mesurer les rapports de force et comprendre où sont les intérêts vitaux de leur pays. À défaut de mieux, on peut considérer le discours de Benyamin Netanyahou comme une nouvelle preuve de ce pragmatisme et donc comme une lueur d’espoir.

Vendredi, c’est les vacances !

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Dans son métro ou son transat, beaucoup de choses à lire dans le numéro « Spécial été » de Vendredi, qui sera en kiosque jusque fin août, en attendant le retour de l’hebdo dès septembre. Au sommaire, un gros dossier de portraits qui sort les blogueurs vedettes – ou méritant de l’être – de leur anonymat (enfin ceux qui souhaitent en sortir) ; un guide bien gaulé des meilleurs sources du Net et plusieurs bonus. Pas de string Vendredi ni de t-shirt à l’effigie de Jacques Rosselin, hélas, mais, quand même, la reprise des vingt-huit premières « unes » de l’hebdo, et une magnifique photo de groupe, prise dans la cour du journal, d’une centaine d’individus issus de petit monde du Net. Les plus attentifs d’entre vous n’auront guère de difficultés à y retrouver les beaux sourires de Gil et d’Elisabeth, ainsi que ma cravate et ma clope au bec…

Valls : come on Evry body !

Chouette, on en tient un ! À en juger par leur air gourmand, certains journalistes, à commencer par Françoise Degois, prêchi-prêcheuse en chef sur France Inter et dame de compagnie de Ségolène Royal, auraient bien vu Manuel Valls dans le rôle du nouveau diable raciste, lepénisé de l’esprit, qui n’a rien à faire au glorieux Parti socialiste. Et Valls, c’est quand même un autre gibier que Frèche. La preuve, c’est qu’il a le culot, en prime, d’annoncer qu’il est candidat pour porter les couleurs (un peu délavées, il est vrai) du PS à la prochaine présidentielle. Gonflé, le mec.

À vrai dire, on se demande où nos flics de la pensée avaient la tête. Il aura fallu une semaine pour que le crime de Valls soulève quelques cœurs. Qu’on en juge : le 7 juin pendant la visite d’une brocante à Evry, la ville dont il est le maire, alors qu’il était filmé par une équipe de Direct 8, il a, semble-t-il, déclaré qu’il faudrait rajouter « quelques blancs, quelques white, quelques blancos ». Je dis « aurais », parce que j’ai eu beau visionner et revisionner la vidéo, je n’ai pas entendu grand-chose.

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Enfin, Valls n’ayant pas démenti, supposons qu’il a vraiment dit ce qu’on dit qu’il a dit. Et donc, au bout d’une semaine, la moutarde est montée au nez de Faouzi Lamdaoui, membre du conseil national du PS et proche de François Hollande qui a qualifié les propos de Valls de « dérapage scandaleux » et demandé à Martine Aubry de les dénoncer. Bien entendu, Patrick Lozès, le patron du CRAN, lui a rapidement emboité le pas, sommant Titine et Valls de lui accorder un rendez-vous pour « connaître leur position sur la diversité ». Certains, soupçonneux par nature, remarqueront que l’indignation de Lamdaoui s’est manifestée le jour même où Valls sortait du bois en se déclarant, dans le JDD, « candidat à la primaire pour représenter la gauche et les socialistes ». Au passage, le député-maire d’Evry proposait de se débarrasser du mot « socialiste » (qui comme chacun sait ne redistribue pas) et dénonçait les « postures » et les « facilités » du PS. Autant dire que ce n’est pas gagné pour lui, même si, rue de Solférino, on ne semble guère avoir envie d’attiser cette polémique. Il est vrai que le déni de réalité érigé en pensée politique n’a pas donné jusque-là d’excellents résultats électoraux.

Reste à comprendre ce que Valls a proféré de si scandaleux. En somme, il a simplement remarqué sur un mode rigolard ce que n’importe qui peut voir à l’œil nu, autrement dit que les blancs sont désormais minoritaires, sinon à Evry, du moins dans certains de ses quartiers. Ah, c’est très mal de dire ça ! Attention, je n’ai pas dit que c’était faux : si c’est mal de le dire, c’est justement parce que c’est vrai. Est-ce raciste de remarquer ce fait, voire de le trouver problématique ? Pour nos belles âmes qui ne passent jamais le périph’, cela ne fait aucun doute. Ne devrait-on pas au contraire, s’enthousiasmer de voir la France se métisser au point que certaines de ses villes accueillent désormais plus d’habitants issus de l’immigration que de Français de souche ? On notera avec amusement qu’en juillet 2005 Stéphane Pocrain, ex-Vert passé au PS, avait fait exactement le même constat que Manuel Valls, sans susciter la moindre réaction : « Il faut que les Français blancs s’y fassent, avait-il dit. Bientôt ils ne seront plus majoritaires en France. Il suffit de se promener dans les rues de Paris et de prendre le métro pour s’en rendre compte. » En clair, on a le droit de compter les Arabes et les Noirs, à condition d’en être un soi-même[1. Moi perso, j’aime bien que les goys racontent des blagues juives.], et surtout de célébrer comme il convient toute avancée de la France multi-culturelle. A contrario, Siné a été attaqué par la LICRA pour ses propos sur le jeune Sarkozy et sa dame, mais aussi pour avoir écrit que, quand il se rendait au supermarché de sa ville (j’ai oublié s’il s’agissait de Bondy ou de Montreuil), il avait l’impression d’être à la mosquée. Quoi qu’en pensent les procureurs médiatiques, Siné a été relaxé par un tribunal de la République.

Au risque de rejoindre Valls et les autres dans l’enfer où rôtissent les racistes, je l’avoue : je suis d’accord avec lui. Non pas au motif d’une quelconque supériorité ethnique d’on ne sait qui, mais parce que n’importe quel gamin de n’importe quelle école d’Evry est capable de voir que l’intégration, ça ne marche pas quand les populations allogènes sont plus nombreuses que les indigènes. Et l’assimilation, mot qu’on n’ose plus prononcer malheureusement, encore moins. Autrement dit, si le génie national a toujours consisté à fabriquer des Français avec n’importe qui, c’est parce qu’il y avait des accueillis et des accueillants, des hôtes et des hôtes comme dirait Renaud Camus – j’aggrave mon cas. À partir du moment où des populations venues, comme on dit, d’autres cultures, sont majoritaires, on comprend bien qu’elles ne sont guère portées à faire l’effort que requiert toute immigration, à savoir le renoncement à certains éléments de son mode de vie et de sa culture contre la promesse d’une autre culture et d’une vie meilleure. Qu’on ne se méprenne pas : il n’est demandé à quiconque de renoncer à sa foi pour devenir français. En revanche, se balader en burqa, pratiquer la polygamie, envoyer ses filles au pays pour les marier voire les exciser n’est pas la meilleure façon de s’affirmer comme citoyen à part entière – et tout cela révulse mes copains arabes ou musulmans autant que les autres. Pour tout dire, cela ne me gênerait guère qu’on interdise aux femmes de porter dans l’espace public non pas le foulard islamique mais ces tenues sinistres qui cachent leurs visages et les font ressembler à des fantômes. Comme le remarquait il y a quelques années notre ami Elie Barnavi, en Occident, on montre son visage.

Tout le monde le sait et tout le monde le tait, nous avons un problème d’immigration, ou plutôt de Français issus de l’immigration, et ce problème n’est ni ethnique, ni racial. Il serait absurde de nier qu’il est en partie social mais il est autant et peut-être plus encore culturel. En vrai, ce qui donne l’impression aux habitants de certains quartiers d’être ailleurs, ce qui leur fait parfois penser ou dire qu’on n’est plus chez soi (le langage populaire est un peu plus brutal que la langue de bois des politiques) n’est pas que leurs concitoyens soient plus ou moins basanés, mais la transformation de la vie sociale elle-même : personne n’irait se balader en mini-jupe, même moi, dans certains quartiers. La ghettoïsation enferme et fige des modes de vie autant que des niveaux de vie. « La blague, à Evry, c’est qu’on compte les blancs », m’a dit récemment une connaissance habitant l’Essonne. Certes, on peut toujours faire dans l’angélisme, célébrer la diversité et multiculturalisme. Mais que signifie la diversité quand la culture d’accueil en est exclue ? Trouverait-on merveilleux que les blancs soient majoritaires à Dakar ou à Tokyo ? Imposera-t-on des touristes en shorts à Ryad ou Téhéran (alors que les habitants de ces villes ont au moins la chance d’être épargnés par ce fléau) ? Croit-on vraiment qu’un goy bon teint ou un juif de culture irait volontiers s’installer au milieu des loubavitchs du XIXe arrondissement de Paris ? On a le droit de penser que toutes les cultures et tous les modes de vie se valent – mais alors, il faut être logique.

« Il faut accepter de regarder la réalité en face », a déclaré Manuel Valls sur Europe 1. L’ennui, c’est que ce n’est pas la spécialité de la gauche et assez peu celle de la droite qui conjuguent assez bien leurs efforts pour criminaliser ce que pensent les « vrais gens ». Voilà des années qu’on explique aux Français, et en particulier à ceux qui vivent dans ce qu’on appelle « les quartiers » (expression venue d’Algérie), qu’ils ne vivent pas ce qu’ils vivent et qu’ils sont des salauds, voire des délinquants, de penser ce qu’ils pensent. On ne saurait trouver meilleur moyen de monter les populations les unes contre les autres. Et puis, s’il est criminel de croire que la France est un vieux pays chrétien et blanc et que tout le monde y est bienvenu à condition d’adopter ses valeurs – et, dans une certaine mesure, ses us et coutumes –, nous serons beaucoup à passer en procès. Alors, s’il ne se déballonne pas, je suis prête à voter Valls à la prochaine présidentielle. Je n’en dirais pas autant de la plupart de nos socialistes.

Grippe porcine, que fait l’institut Meirieu ?

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Sept collégiens de sixième, élèves dans un établissement de la banlieue toulousaine, ont été déclarés officiellement atteints par le virus H1N1, plus connu sous le nom de grippe porcine. Si leur état n’inspire heureusement aucune inquiétude, la façon dont ils ont contracté la maladie ne laisse pas d’intriguer les autorités sanitaires. « La spécificité de cette situation, c’est que ces cas ne sont pas liés à un déplacement à l’étranger », a notamment déclaré la préfecture de Haute-Garonne. On ne peut suspecter la puberté, que Léon Bloy définissait pourtant comme un lion à tête de porc, puisqu’il s’agit d’enfants encore un peu jeunes. Suggérons donc aux enquêteurs et autres épidémiologistes de vérifier s’il n’y a pas de porcheries à proximité, comme, par exemple, des IUFM, d’où sortent, chaque année, des centaines de maîtres contaminés par le pédagogisme.

Au mariage de la petite Lévy

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J’étais assise à la table de la cuisine en train de ferrailler avec des carottes et des navets, lorsque mon regard tomba en même temps qu’une épluchure sur un article du Monde[1. Contrairement à ce qu’affirment les mauvaises langues, la presse ne sert pas qu’à emballer le poisson.] étalé devant moi : « Julien Coupat va épouser Elisabeth Lévy ». Et ma consœur Raphaëlle Bacqué explique que, le juge interdisant au plus grand terroriste de tous les temps de rencontrer sa douce et tendre, les deux tourtereaux ont décidé de convoler, sacrifiant ainsi « à l’une des plus anciennes institutions bourgeoises, tout en faisant un pied de nez à la justice française ».

Ma première réaction fut de pousser un grand cri. Il me fallait quelqu’un à insulter. Willy rappliqua.

– Non, je ne m’énerve pas, triple buse. Je suis même très calme, sauf qu’Elisabeth Lévy se marie ! Et tu sais quoi ? J’apprends ça dans le journal. Même pas un faire-part. Elle aurait pu me prévenir ! Pas certain que j’aurais fait un cadeau, mais je me serais déplacée pour boire un coup à la santé des jeunes mariés. Et j’aurais pu danser toute la nuit, ivre morte, avec Gil Mihaely, picoler du rhum direct au goulot de la bouteille de Marc Cohen, négocier avec François Miclo le retour de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Tout cela se serait fini très tôt le matin, à regarder partir dans Paris endormi les jeunes mariés, montés sur leur Vélib de noces, auquel nous aurions pris soin d’accrocher auparavant des casseroles, des parcmètres ou d’autres Vélib. Et nous aurions vomi en chœur dans le caniveau. Un bien beau mariage.

J’aurais dû me douter de ce qui se tramait à Causeur. Jérôme Leroy et Bruno Maillé avaient préparé leur coup en douce : ils avaient commis quelques articles pour vendre la marchandise à la petite Lévy. Au début, elle s’était montrée récalcitrante. Puis, le temps passant, elle avait fini par s’en convaincre : Julien Coupat est bien mignon. Il est un peu branquignole côté bricolage – il faut le voir la nuit sur les voies ferrées ne pas distinguer une pince monseigneur et une clé de douze –, mais c’est un bien gentil garçon. Et serviable avec ça. Et la petite Lévy a craqué : elle n’a même pas attendu l’été pour aller flirter avec lui à Paris Plage. La corde au cou, sans les sommations d’usage.

Elle allait voir ce qu’elle allait voir. J’étais en train de lui expédier un mail, dans lequel, après avoir dressé le catalogue exhaustif des injures que je connais en français et dans d’autres langues, je lui disais mes quatre vérités. Willy stoppa d’un geste brusque ma main au moment où je m’apprêtais à cliquer sur le bouton « envoi ».

Quoique ne parlant pas un mot de français, il avait déchiffré l’article du Monde et il me le mettait à présent sous les yeux.

– En français Elisabeth, ça s’écrit « Yldune » ?

Voilà, voilà, voilà. Donc, Julien Coupat se marie. On peut s’attendre au pire : le type est résolu. Il aurait pu, à la manière romantique, aller voir sa fiancée à l’abri des regards des policiers et des juges, se faufiler, dès la nuit tombée, dans des venelles obscures, gravir les marches d’un hôtel borgne, pousser une vieille porte en bois et la découvrir, dans cette petite chambre au papier défraichi, nue, belle et offerte comme le prolétariat à la Révolution, et il lui aurait fait l’amour. Vingt, dix, trente fois de suite. Sans trêve ni repos. Chaque soir, le Grand Soir.

Pensez-vous. La clandestinité est d’un conformisme petit-bourgeois. Julien Coupat préfère passer devant Monsieur le Maire. Il y aura les parents, les amis, des témoins. Deux par époux. L’officier d’état-civil récitera les articles de la Loi. On s’échangera les consentements. À la sortie, des amis maos jetteront du riz, criant « Vive la mariée ! » et prenant garde à ne pas viser les yeux. Un accident est si vite arrivé. Mais pas un jour comme ça ! Et l’on se retrouvera dans une arrière-salle de bistrot. À la fin du banquet, les jeunes mariés n’attendront pas que soit découpée la pièce montée. Ils s’éclipseront, pressés d’emmieler la lune.

– J’ai une de ces migraines. Je crois que j’ai trop pris de mousseux.
– Moi aussi. On dort ?
– Oui, on dort.

Et le lendemain, ils se lèveront. Ils auront des enfants. Ils vieilliront. Le dimanche, le vieux Julien racontera au cercle de famille sa Bataille du Rail. Comme il l’aura déjà racontée plus de cent fois, on n’y prêtera plus guère attention. Un jour, il ira rejoindre Yldune, au cimetière, là-haut. Ses enfants viendront fleurir sa tombe vingt ans durant. Puis, les visites s’espaceront et on l’oubliera.

Tout cela donne le vertige. Je serais Alain Bauer que je m’inquièterais. Julien Coupat vient d’entrer en possession de l’arme de destruction massive la plus ravageuse : la vie conjugale.

Pas de miracle au Proche-Orient

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Les linguistes appellent cela un discours « performatif », où le langage ne se contente pas de décrire une situation, mais est en lui-même un élément de modification de cette situation. En principe, tous les propos tenus par des détenteurs du pouvoir, à quelque niveau qu’ils se trouvent, sont réputés avoir un bon niveau de performativité. Ainsi, le speech de Marc Liévremont dans les vestiaires du stade de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, avant le match contre les All Blacks, n’a pas été pour rien dans la victoire inattendue remportée aux antipodes par le XV de France.

En est-il de même pour ce discours de Barack Obama prononcé le 4 juin au Caire et que nos commentateurs hexagonaux ont porté aux nues, avant même qu’il ne soit prononcé, à l’exception de quelques grincheux dans mon genre ?

Une nouvelle ère des relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman s’est-elle ouverte après que le président des Etats-Unis eut éteint son prompteur à l’université du Caire ? Le silence qui suit un discours de Barack Obama est-il encore du Obama ? À toutes ces questions, des réponses seront apportées à court, moyen et long terme. Pour l’instant, il faut nous contenter d’évaluer la séquence qui a suivi immédiatement ce discours, séquence rythmée par les élections libanaises, l’élection présidentielle iranienne et le discours programmatique de Benyamin Netanyahou devant l’université Bar-Ilan de Tel Aviv.

La conception de « l’alliance des civilisations » développée par Obama peut paraître séduisante au premier abord : les religions, notamment les trois grands monothéismes, doivent se respecter, dialoguer et reconnaître l’apport de chacune d’entre elles au patrimoine éthique commun. Tout cela est fort bien, sauf que les places respectives du religieux et du séculier dans les sociétés concernées sont, pour le moins, fort différentes. Où va-t-on alors ? Vers une reconquête, en Occident, par les clercs, du pouvoir perdu au profit d’un Etat laïc et areligieux ? Ou au contraire vers l’instauration, en Orient, d’une organisation sociale et politique, dans laquelle la religion serait limitée à la sphère privée ? Pour être mesuré, on dira que les propos présidentiels sont pour le moins ambigus dans ce domaine et que les quelques courageuses féministes maghrébines qui ont commenté ce discours ont de bonnes raisons d’être inquiètes. La critique des pays occidentaux (suivez mon regard !) qui interdisent, dans certaines circonstances, le port du voile islamique aux femmes et aux jeunes filles n’a pas été contrebalancée par une invitation à ce que cessent les pressions de toutes sortes, dans les pays musulmans, sur celles qui ne le portent pas ou voudraient s’en défaire…

Le Quai d’Orsay a fait celui qui n’avait rien entendu dans un brillant exercice de surdité diplomatique et Nicolas Sarkozy, que l’on sait peu regardant sur la défense et l’illustration de la laïcité, ne va pas monter au créneau sur cette affaire. Il se pourrait, en revanche, que cet aspect du discours obamesque soit de nature à raviver les tensions entre laïcs et islamistes en Turquie.

Un autre non-dit a été reçu cinq sur cinq par les dirigeants des pays concernés : personne n’a été fermement invité à cesser de voler son peuple et d’accaparer la rente nationale, pétrolière ou autre, au profit d’une fraction plus ou moins réduite de la population, au choix : tribu élargie, famille royale, caste militaro-bureaucratique, minorité religieuse. Obama a omis de signifier à ces dirigeants, mêmes réputés « modérés », qu’exercer le pouvoir consiste d’abord à servir le peuple avant de se servir. Même ravalée à l’aide de quelques oripeaux « démocratiques » pour faire plaisir aux gogos de Washington ou de Bruxelles, une kleptocratie reste une calamité pour les citoyens qui la subissent.

Bref, la captatio benevolentiae tentée par le président des Etats-Unis d’Amérique auprès d’un monde musulman considéré comme un tout homogène – ce qui est loin d’être le cas – n’est pas de nature à améliorer le sort quotidien des gens soumis à des pouvoirs arbitraires et corrompus.

On rétorquera, et on n’aura pas tort, que la méthode inverse, celle consistant à faire la leçon à ces dirigeants et, au besoin, à utiliser le gros bâton pour les faire devenir tels que nous voudrions qu’ils soient, n’a pas fonctionné. Soit. L’idéalisme botté de l’administration Bush fils n’a pas donné les résultats escomptés, justement parce qu’il s’était fixé des objectifs inatteignables et imaginés par des idéologues peu au fait de la lenteur de l’Histoire dans ces régions. Le passage du tribalisme à la démocratie est nettement moins simple à réaliser que la transition du fascisme ou du communisme vers un régime politique et social auquel les peuples concernés aspiraient depuis longtemps. Mais d’un point de vue « réaliste », la politique de l’administration républicaine, telle qu’elle a été mise en œuvre en fin de mandat, n’est pas si stupide, sinon Obama n’aurait pas gardé auprès de lui un Robert Gates, qui en fut le promoteur sous George W. Bush…

Faut-il pour autant revêtir ce retour au réalisme traditionnel de la diplomatie américaine de considérations de nature à satisfaire les tenants du statu quo politique, religieux et sociétal dans les pays musulmans, même les plus rétrogrades, et à désespérer les quelques démocrates et intellectuels laïcs qui n’ont pas encore choisi l’émigration ?

En ce qui concerne les effets politiques immédiats du discours du Caire, je ne tomberai pas dans le travers de certains commentateurs qui se sont, par exemple, risqués à interpréter la victoire du camp dit « pro occidental » lors des élections libanaises du 7 juin comme l’un de ses effets directs. Cette victoire est due essentiellement à deux facteurs. Tout d’abord, le Hezbollah n’avait nullement l’intention de s’emparer des leviers de commande à Beyrouth. Sa rapidité à reconnaître la victoire de ses adversaires du « courant du 14 mars » n’est pas due au fair-play bien connu des barbus enturbannés. La prise de pouvoir à Beyrouth n’entre pas – pas encore ? – dans les plans du Hezbollah, qui observe à travers l’expérience du Hamas à Gaza combien il est difficile de répondre aux attentes d’une population tout en se voulant le fer de lance de la « résistance ». Ensuite, cette victoire doit beaucoup à la mobilisation des chrétiens pro-occidentaux des Forces libanaises et des Phalanges, qui ont réussi à s’imposer face au alliés chrétiens du Hezbollah conduits par le général Michel Aoun. Il n’est pas certain que l’appel aux musulmans de Barack Obama ait été pour grand-chose dans cette mobilisation…

Dans le même esprit, il faut se garder de voir dans la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne une réponse directe et négative aux « ouvertures » de la nouvelle administration de Washington en direction du régime des mollahs. Il faut être aussi naïf que certains de nos plus brillants éditorialistes (ils se reconnaîtront…) pour mordre à l’hameçon d’une évolution « à la soviétique » du régime des mollahs, dont Moussavi serait le Gorbatchev et Ali Larijani le Andreï Gratchev. Contrairement à l’URSS des années 1980, l’Iran n’est pas en phase de repli stratégique, mais au contraire dans un mouvement d’avancée sur plusieurs fronts : son influence, directe ou par l’intermédiaire de ses clients locaux (Hezbollah, Hamas, milices chiites irakiennes), est loin de décliner et la contestation dont le régime est l’objet de la part de la bourgeoisie intellectuelle urbaine peut être aisément circonscrite, pour autant qu’elle ne rallie pas à elle une partie des piliers du régime : clergé, armée, gardiens de la révolution et Bassidjis. L’exaltation suscitée chez les modernistes iraniens par la campagne électorale devrait être suivie par une profonde dépression, comme ce fut le cas après la révolte étudiante de 1999. Ahmadinejad, qui sait ce que parler veut dire et qui ne se prive pas de communiquer à la planète le fond de sa pensée, a tiré des propos de Barack Obama la conclusion que sa politique est la bonne : c’est grâce à elle que l’on fait reculer le Grand Satan. Il est approuvé en cela par le Guide de la Révolution, l’ayatollah Khameneï.

Il appartenait à Benyamin Netanyahou de conclure cette séquence par une réponse aux appels plutôt musclés de Barack Obama à reconnaître le droit des Palestiniens à un Etat viable à côté d’Israël et à cesser toute constructions dans les implantations juives de Cisjordanie. La réélection d’Ahmadinejad lui a rendu la chose plus facile. Obama ayant eu l’imprudence d’établir un lien (encore un linkage !) entre son intervention contre le nucléaire militaire iranien et son engagement dans la résolution du conflit israélo-palestinien, Netanyahou a pu se permettre de faire le service minimum sans encourir immédiatement les foudres de Washington : reconnaissance, du bout des lèvres, de la doctrine « deux Etats pour deux peuples », assortie de conditions qui rendent, dans la situation actuelle, quasiment impossible la reprise des négociations avec les Palestiniens. On voit mal, aujourd’hui, l’Administration américaine refuser du matériel militaire à un Etat juif directement menacé par un Iran inflexible…

Comme on ne corrige pas un discours historique par un autre discours historique prononcé deux semaines plus tard, c’est donc aux actes que l’on attend maintenant l’icône de la multiculturalité et du métissage, et on lui souhaite bien du courage.

Le Vélib en fin de cycle ?

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A la fin de son fort intéressant article « Pourquoi les velib, fétiches des bobos, sont vandalisés » paru dans Le Monde, Bertrand Le Gendre donne cette petite info savoureuse : l’usine de Toszeg, en Hongrie, où Decaux fait fabriquer les Vélib, paie ses ouvriers à peine 2 euros de l’heure, soit 352 euros par mois. Même pour un Magyar, c’est une misère, le salaire mensuel moyen du pays étant de 743 euros. Si l’on ajoute à ce constat détestable que Jean-Claude Decaux assure l’exploitation des Vélib en échange de la concession de panneaux publicitaires assez généralement hideux et que les Vélib créent des bouchons dans les couloirs de bus et donc des émissions supplémentaires de gaz mortifères… Nous sommes impatients de voir Europe Ecologie et toute la gauche morale tirer les conclusions qui s’imposent : poser ses fesses sur un Vélib est éthiquement indéfendable. Boycott total et immédiat !

Salauds de riches

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D’après ses organisateurs, le Salon du chien, qui se tient en ce moment à la porte de Versailles, affiche depuis son ouverture des chiffres de fréquentation extrêmement positifs. On en déduira donc que la crise n’affecte guère le meilleur ami de l’homme, notamment l’homme du peuple, qu’on aurait pu imaginer restreindre brutalement ses budgets croquettes ou véto. Cela n’aurait rien eu de très surprenant : c’est à la même crise qu’on impute, par exemple, la baisse de fréquentation spectaculaire des magasins de bricolage, qui était en croissance continue ces dix dernières années. Entre son home sweet home et la niche d’Azor, le banlieusard lambda semble avoir arbitré en faveur du toutou. Dont acte. C’est aussi à cause de la crise, nous dit-on, qu’on a assisté du côté de la jet-set à une vague sans précédent de licenciements chez les petites femmes entretenues et les gigolos. De là à en déduire que le prolétaire pavillonnaire est plus altruiste que le milliardaire adultère…

Quand les homos étaient gais

Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.

On espérait mieux, on craignait pire

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Benyamin Netanyahou ne devrait pas être trop mécontent qu’Ahmadinejad lui ait volé la vedette : la réélection du plus caricatural ennemi d’Israël (et du plus encombrant ami de la cause palestinienne) ainsi que la contestation de plus en plus imposante des résultats au sein de la société iranienne sont la meilleure mise en musique du discours qu’il a prononcé dimanche à l’université Bar Ilan (Tel Aviv). La menace iranienne qui constitue le ciment de sa coalition parait de plus en plus menaçante. Du coup, son argument stratégique « le nucléaire iranien d’abord » n’en est que plus audible.

S’adressant d’abord aux oreilles américaines, le Premier ministre israélien semble avoir obtenu l’essentiel : éviter un conflit ouvert à la fois avec la Maison Blanche et avec sa famille politique, le Likoud et la droite. Les félicitations de Washington et la retenue des ses partenaires politique en apportent la preuve. Il est vrai que les tensions – au sein de son parti et de sa coalition aussi bien qu’avec l’équipe Obama – restent vives, mais sur l’échiquier international, il a déplacé son pion et a soulagé la pression qui pesait sur lui.

Ces derniers mois, il a fait monter le cours de la formule magique « Etat palestinien » sur le marché des relations internationales. Selon son analyse, à court et à moyen terme, avant que l’horizon iranien se dégage et que les Palestiniens retrouvent leur unité, le seul jeu est celui de mots : sur le terrain tout est bloqué, tout le monde attend. Dimanche, après avoir entretenu le suspense pendant une semaine, Netanyahou a pris ses bénéfices.

Les Palestiniens ont le droit d’être déçus car Netanyahou ne leur propose pas grand-chose de nouveau, si ce n’est une nouvelle affirmation que le seul projet politique raisonnable est la création d’un Etat palestinien dans les territoires conquis il y a 42 ans et occupés depuis. Mais ils ont tort d’ignorer qu’en même temps Netanyahou a donné à son discours un ton plus politique qu’historique, choisissant des mots et des formules qui laissent sinon une porte au moins une fenêtre ouverte.

Certes, il a soigneusement enveloppé son acceptation d’un Etat palestinien de deux conditions – il pouvait difficilement faire autrement sans exposer dangereusement son flanc droit.

À première vue, ces deux préalables posés par Netanyahou – la reconnaissance d’Israël comme Etat juif et la démilitarisation de l’Etat palestinien – semblent des obstacles insurmontables. Mais observées de plus près, les deux formules laissent une marge de manœuvre assez importante. La démilitarisation de la Palestine est une vieille exigence israélienne, habituellement cachée derrière des formules comme « arrangements sécuritaires ». Dans le cadre des accords de paix avec l’Egypte, le Caire a accepté la démilitarisation du Sinaï et mêmes les Syriens ne sont pas hostiles à une telle demande israélienne pour le Golan ; il n’y a en réalité rien de choquant à ce que la même règle soit appliqué à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Netanyahou a donc simplement détaillé et explicité des choses que connaissent parfaitement tout ceux qui se souviennent des négociations passées, et il l’a fait en toute connaissance de cause : cette rhétorique est principalement destinée à rassurer les Israéliens, échaudés par les expériences de retrait à Gaza et au Liban. Il faut une bonne dose de mauvaise foi pour évoquer, au sujet de cet Etat démilitarisé, les Bantoustans sud-africains ou un protectorat.

Quant à la reconnaissance d’Israël en tant qu’un Etat juif, l’autre formule qui fait peur et qui a fait réagir Moubarak, elle laisse en réalité beaucoup de place à la négociation. Pour Netanyahou, c’est essentiellement une façon de traiter la question du droit au retour des réfugiés : pour qu’Israël reste un Etat juif, on ne peut pas toucher à l’équilibre démographique de sa société et un retour massif est donc hors de question. Reste que Netanyahou n’a pas parlé de « droit au retour », laissant une petite fenêtre ouverte à une solution pragmatique avec les Palestiniens, pour lesquels ce droit est une exigence symbolique majeure. Ainsi on peut envisager un retour hautement symbolique (quelques milliers) en échange d’une déclaration très symbolique.

Enfin, sur la question de Jérusalem, Netanyahou a bel et bien réitéré sa position traditionnelle sur son indivisibilité sous souveraineté israélienne, mais il a évité les tartes à la crème habituelles sur le sujet. Autrement dit, cette mention correspond en réalité au service minimum. Il est même allé jusqu’à expliquer que sa paix économique, une idée qui lui est si chère, ne remplace pas un accord politique – on pouvait difficilement espérer plus.

Le problème est que tout le monde soupçonne Netanyahou et doute des ses véritables intentions.

Ce n’est donc pas le discours lui-même mais celui qui l’a prononcé qui explique les réactions plutôt mitigées. À Washington (et même à Tel Aviv…), beaucoup pensent qu’il cherche uniquement à gagner du temps ; à Ramallah, la direction palestinienne en est même convaincue. Son pragmatisme s’inspire-t-il de celui d’un Sharon qui a décidé du retrait de Gaza, après avoir été l’un des artisans les plus efficaces de la colonisation juive des Territoires occupés, de celui de Begin faisant la paix avec l’Egypte, ou faut-il y voir une manœuvre à la Yitzhak Shamir (premier ministre israélien, 1983-1992) ? En réalité, peu importe, car même Shamir s’est arrêté net face à la fermeté américaine: il n’a pas attaqué l’Irak en 1991 et il a accepté la conférence de paix à Madrid en 1992.

Quoi que l’on pense de leurs convictions, de leur vision du monde ou de leur talent, les dirigeants israéliens ont toujours montré – parfois in extremis – un sacré bon sens et un pragmatisme certain pour mesurer les rapports de force et comprendre où sont les intérêts vitaux de leur pays. À défaut de mieux, on peut considérer le discours de Benyamin Netanyahou comme une nouvelle preuve de ce pragmatisme et donc comme une lueur d’espoir.

Vendredi, c’est les vacances !

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Dans son métro ou son transat, beaucoup de choses à lire dans le numéro « Spécial été » de Vendredi, qui sera en kiosque jusque fin août, en attendant le retour de l’hebdo dès septembre. Au sommaire, un gros dossier de portraits qui sort les blogueurs vedettes – ou méritant de l’être – de leur anonymat (enfin ceux qui souhaitent en sortir) ; un guide bien gaulé des meilleurs sources du Net et plusieurs bonus. Pas de string Vendredi ni de t-shirt à l’effigie de Jacques Rosselin, hélas, mais, quand même, la reprise des vingt-huit premières « unes » de l’hebdo, et une magnifique photo de groupe, prise dans la cour du journal, d’une centaine d’individus issus de petit monde du Net. Les plus attentifs d’entre vous n’auront guère de difficultés à y retrouver les beaux sourires de Gil et d’Elisabeth, ainsi que ma cravate et ma clope au bec…

Valls : come on Evry body !

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Chouette, on en tient un ! À en juger par leur air gourmand, certains journalistes, à commencer par Françoise Degois, prêchi-prêcheuse en chef sur France Inter et dame de compagnie de Ségolène Royal, auraient bien vu Manuel Valls dans le rôle du nouveau diable raciste, lepénisé de l’esprit, qui n’a rien à faire au glorieux Parti socialiste. Et Valls, c’est quand même un autre gibier que Frèche. La preuve, c’est qu’il a le culot, en prime, d’annoncer qu’il est candidat pour porter les couleurs (un peu délavées, il est vrai) du PS à la prochaine présidentielle. Gonflé, le mec.

À vrai dire, on se demande où nos flics de la pensée avaient la tête. Il aura fallu une semaine pour que le crime de Valls soulève quelques cœurs. Qu’on en juge : le 7 juin pendant la visite d’une brocante à Evry, la ville dont il est le maire, alors qu’il était filmé par une équipe de Direct 8, il a, semble-t-il, déclaré qu’il faudrait rajouter « quelques blancs, quelques white, quelques blancos ». Je dis « aurais », parce que j’ai eu beau visionner et revisionner la vidéo, je n’ai pas entendu grand-chose.

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Enfin, Valls n’ayant pas démenti, supposons qu’il a vraiment dit ce qu’on dit qu’il a dit. Et donc, au bout d’une semaine, la moutarde est montée au nez de Faouzi Lamdaoui, membre du conseil national du PS et proche de François Hollande qui a qualifié les propos de Valls de « dérapage scandaleux » et demandé à Martine Aubry de les dénoncer. Bien entendu, Patrick Lozès, le patron du CRAN, lui a rapidement emboité le pas, sommant Titine et Valls de lui accorder un rendez-vous pour « connaître leur position sur la diversité ». Certains, soupçonneux par nature, remarqueront que l’indignation de Lamdaoui s’est manifestée le jour même où Valls sortait du bois en se déclarant, dans le JDD, « candidat à la primaire pour représenter la gauche et les socialistes ». Au passage, le député-maire d’Evry proposait de se débarrasser du mot « socialiste » (qui comme chacun sait ne redistribue pas) et dénonçait les « postures » et les « facilités » du PS. Autant dire que ce n’est pas gagné pour lui, même si, rue de Solférino, on ne semble guère avoir envie d’attiser cette polémique. Il est vrai que le déni de réalité érigé en pensée politique n’a pas donné jusque-là d’excellents résultats électoraux.

Reste à comprendre ce que Valls a proféré de si scandaleux. En somme, il a simplement remarqué sur un mode rigolard ce que n’importe qui peut voir à l’œil nu, autrement dit que les blancs sont désormais minoritaires, sinon à Evry, du moins dans certains de ses quartiers. Ah, c’est très mal de dire ça ! Attention, je n’ai pas dit que c’était faux : si c’est mal de le dire, c’est justement parce que c’est vrai. Est-ce raciste de remarquer ce fait, voire de le trouver problématique ? Pour nos belles âmes qui ne passent jamais le périph’, cela ne fait aucun doute. Ne devrait-on pas au contraire, s’enthousiasmer de voir la France se métisser au point que certaines de ses villes accueillent désormais plus d’habitants issus de l’immigration que de Français de souche ? On notera avec amusement qu’en juillet 2005 Stéphane Pocrain, ex-Vert passé au PS, avait fait exactement le même constat que Manuel Valls, sans susciter la moindre réaction : « Il faut que les Français blancs s’y fassent, avait-il dit. Bientôt ils ne seront plus majoritaires en France. Il suffit de se promener dans les rues de Paris et de prendre le métro pour s’en rendre compte. » En clair, on a le droit de compter les Arabes et les Noirs, à condition d’en être un soi-même[1. Moi perso, j’aime bien que les goys racontent des blagues juives.], et surtout de célébrer comme il convient toute avancée de la France multi-culturelle. A contrario, Siné a été attaqué par la LICRA pour ses propos sur le jeune Sarkozy et sa dame, mais aussi pour avoir écrit que, quand il se rendait au supermarché de sa ville (j’ai oublié s’il s’agissait de Bondy ou de Montreuil), il avait l’impression d’être à la mosquée. Quoi qu’en pensent les procureurs médiatiques, Siné a été relaxé par un tribunal de la République.

Au risque de rejoindre Valls et les autres dans l’enfer où rôtissent les racistes, je l’avoue : je suis d’accord avec lui. Non pas au motif d’une quelconque supériorité ethnique d’on ne sait qui, mais parce que n’importe quel gamin de n’importe quelle école d’Evry est capable de voir que l’intégration, ça ne marche pas quand les populations allogènes sont plus nombreuses que les indigènes. Et l’assimilation, mot qu’on n’ose plus prononcer malheureusement, encore moins. Autrement dit, si le génie national a toujours consisté à fabriquer des Français avec n’importe qui, c’est parce qu’il y avait des accueillis et des accueillants, des hôtes et des hôtes comme dirait Renaud Camus – j’aggrave mon cas. À partir du moment où des populations venues, comme on dit, d’autres cultures, sont majoritaires, on comprend bien qu’elles ne sont guère portées à faire l’effort que requiert toute immigration, à savoir le renoncement à certains éléments de son mode de vie et de sa culture contre la promesse d’une autre culture et d’une vie meilleure. Qu’on ne se méprenne pas : il n’est demandé à quiconque de renoncer à sa foi pour devenir français. En revanche, se balader en burqa, pratiquer la polygamie, envoyer ses filles au pays pour les marier voire les exciser n’est pas la meilleure façon de s’affirmer comme citoyen à part entière – et tout cela révulse mes copains arabes ou musulmans autant que les autres. Pour tout dire, cela ne me gênerait guère qu’on interdise aux femmes de porter dans l’espace public non pas le foulard islamique mais ces tenues sinistres qui cachent leurs visages et les font ressembler à des fantômes. Comme le remarquait il y a quelques années notre ami Elie Barnavi, en Occident, on montre son visage.

Tout le monde le sait et tout le monde le tait, nous avons un problème d’immigration, ou plutôt de Français issus de l’immigration, et ce problème n’est ni ethnique, ni racial. Il serait absurde de nier qu’il est en partie social mais il est autant et peut-être plus encore culturel. En vrai, ce qui donne l’impression aux habitants de certains quartiers d’être ailleurs, ce qui leur fait parfois penser ou dire qu’on n’est plus chez soi (le langage populaire est un peu plus brutal que la langue de bois des politiques) n’est pas que leurs concitoyens soient plus ou moins basanés, mais la transformation de la vie sociale elle-même : personne n’irait se balader en mini-jupe, même moi, dans certains quartiers. La ghettoïsation enferme et fige des modes de vie autant que des niveaux de vie. « La blague, à Evry, c’est qu’on compte les blancs », m’a dit récemment une connaissance habitant l’Essonne. Certes, on peut toujours faire dans l’angélisme, célébrer la diversité et multiculturalisme. Mais que signifie la diversité quand la culture d’accueil en est exclue ? Trouverait-on merveilleux que les blancs soient majoritaires à Dakar ou à Tokyo ? Imposera-t-on des touristes en shorts à Ryad ou Téhéran (alors que les habitants de ces villes ont au moins la chance d’être épargnés par ce fléau) ? Croit-on vraiment qu’un goy bon teint ou un juif de culture irait volontiers s’installer au milieu des loubavitchs du XIXe arrondissement de Paris ? On a le droit de penser que toutes les cultures et tous les modes de vie se valent – mais alors, il faut être logique.

« Il faut accepter de regarder la réalité en face », a déclaré Manuel Valls sur Europe 1. L’ennui, c’est que ce n’est pas la spécialité de la gauche et assez peu celle de la droite qui conjuguent assez bien leurs efforts pour criminaliser ce que pensent les « vrais gens ». Voilà des années qu’on explique aux Français, et en particulier à ceux qui vivent dans ce qu’on appelle « les quartiers » (expression venue d’Algérie), qu’ils ne vivent pas ce qu’ils vivent et qu’ils sont des salauds, voire des délinquants, de penser ce qu’ils pensent. On ne saurait trouver meilleur moyen de monter les populations les unes contre les autres. Et puis, s’il est criminel de croire que la France est un vieux pays chrétien et blanc et que tout le monde y est bienvenu à condition d’adopter ses valeurs – et, dans une certaine mesure, ses us et coutumes –, nous serons beaucoup à passer en procès. Alors, s’il ne se déballonne pas, je suis prête à voter Valls à la prochaine présidentielle. Je n’en dirais pas autant de la plupart de nos socialistes.

Grippe porcine, que fait l’institut Meirieu ?

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Sept collégiens de sixième, élèves dans un établissement de la banlieue toulousaine, ont été déclarés officiellement atteints par le virus H1N1, plus connu sous le nom de grippe porcine. Si leur état n’inspire heureusement aucune inquiétude, la façon dont ils ont contracté la maladie ne laisse pas d’intriguer les autorités sanitaires. « La spécificité de cette situation, c’est que ces cas ne sont pas liés à un déplacement à l’étranger », a notamment déclaré la préfecture de Haute-Garonne. On ne peut suspecter la puberté, que Léon Bloy définissait pourtant comme un lion à tête de porc, puisqu’il s’agit d’enfants encore un peu jeunes. Suggérons donc aux enquêteurs et autres épidémiologistes de vérifier s’il n’y a pas de porcheries à proximité, comme, par exemple, des IUFM, d’où sortent, chaque année, des centaines de maîtres contaminés par le pédagogisme.

Au mariage de la petite Lévy

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J’étais assise à la table de la cuisine en train de ferrailler avec des carottes et des navets, lorsque mon regard tomba en même temps qu’une épluchure sur un article du Monde[1. Contrairement à ce qu’affirment les mauvaises langues, la presse ne sert pas qu’à emballer le poisson.] étalé devant moi : « Julien Coupat va épouser Elisabeth Lévy ». Et ma consœur Raphaëlle Bacqué explique que, le juge interdisant au plus grand terroriste de tous les temps de rencontrer sa douce et tendre, les deux tourtereaux ont décidé de convoler, sacrifiant ainsi « à l’une des plus anciennes institutions bourgeoises, tout en faisant un pied de nez à la justice française ».

Ma première réaction fut de pousser un grand cri. Il me fallait quelqu’un à insulter. Willy rappliqua.

– Non, je ne m’énerve pas, triple buse. Je suis même très calme, sauf qu’Elisabeth Lévy se marie ! Et tu sais quoi ? J’apprends ça dans le journal. Même pas un faire-part. Elle aurait pu me prévenir ! Pas certain que j’aurais fait un cadeau, mais je me serais déplacée pour boire un coup à la santé des jeunes mariés. Et j’aurais pu danser toute la nuit, ivre morte, avec Gil Mihaely, picoler du rhum direct au goulot de la bouteille de Marc Cohen, négocier avec François Miclo le retour de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Tout cela se serait fini très tôt le matin, à regarder partir dans Paris endormi les jeunes mariés, montés sur leur Vélib de noces, auquel nous aurions pris soin d’accrocher auparavant des casseroles, des parcmètres ou d’autres Vélib. Et nous aurions vomi en chœur dans le caniveau. Un bien beau mariage.

J’aurais dû me douter de ce qui se tramait à Causeur. Jérôme Leroy et Bruno Maillé avaient préparé leur coup en douce : ils avaient commis quelques articles pour vendre la marchandise à la petite Lévy. Au début, elle s’était montrée récalcitrante. Puis, le temps passant, elle avait fini par s’en convaincre : Julien Coupat est bien mignon. Il est un peu branquignole côté bricolage – il faut le voir la nuit sur les voies ferrées ne pas distinguer une pince monseigneur et une clé de douze –, mais c’est un bien gentil garçon. Et serviable avec ça. Et la petite Lévy a craqué : elle n’a même pas attendu l’été pour aller flirter avec lui à Paris Plage. La corde au cou, sans les sommations d’usage.

Elle allait voir ce qu’elle allait voir. J’étais en train de lui expédier un mail, dans lequel, après avoir dressé le catalogue exhaustif des injures que je connais en français et dans d’autres langues, je lui disais mes quatre vérités. Willy stoppa d’un geste brusque ma main au moment où je m’apprêtais à cliquer sur le bouton « envoi ».

Quoique ne parlant pas un mot de français, il avait déchiffré l’article du Monde et il me le mettait à présent sous les yeux.

– En français Elisabeth, ça s’écrit « Yldune » ?

Voilà, voilà, voilà. Donc, Julien Coupat se marie. On peut s’attendre au pire : le type est résolu. Il aurait pu, à la manière romantique, aller voir sa fiancée à l’abri des regards des policiers et des juges, se faufiler, dès la nuit tombée, dans des venelles obscures, gravir les marches d’un hôtel borgne, pousser une vieille porte en bois et la découvrir, dans cette petite chambre au papier défraichi, nue, belle et offerte comme le prolétariat à la Révolution, et il lui aurait fait l’amour. Vingt, dix, trente fois de suite. Sans trêve ni repos. Chaque soir, le Grand Soir.

Pensez-vous. La clandestinité est d’un conformisme petit-bourgeois. Julien Coupat préfère passer devant Monsieur le Maire. Il y aura les parents, les amis, des témoins. Deux par époux. L’officier d’état-civil récitera les articles de la Loi. On s’échangera les consentements. À la sortie, des amis maos jetteront du riz, criant « Vive la mariée ! » et prenant garde à ne pas viser les yeux. Un accident est si vite arrivé. Mais pas un jour comme ça ! Et l’on se retrouvera dans une arrière-salle de bistrot. À la fin du banquet, les jeunes mariés n’attendront pas que soit découpée la pièce montée. Ils s’éclipseront, pressés d’emmieler la lune.

– J’ai une de ces migraines. Je crois que j’ai trop pris de mousseux.
– Moi aussi. On dort ?
– Oui, on dort.

Et le lendemain, ils se lèveront. Ils auront des enfants. Ils vieilliront. Le dimanche, le vieux Julien racontera au cercle de famille sa Bataille du Rail. Comme il l’aura déjà racontée plus de cent fois, on n’y prêtera plus guère attention. Un jour, il ira rejoindre Yldune, au cimetière, là-haut. Ses enfants viendront fleurir sa tombe vingt ans durant. Puis, les visites s’espaceront et on l’oubliera.

Tout cela donne le vertige. Je serais Alain Bauer que je m’inquièterais. Julien Coupat vient d’entrer en possession de l’arme de destruction massive la plus ravageuse : la vie conjugale.

Pas de miracle au Proche-Orient

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Les linguistes appellent cela un discours « performatif », où le langage ne se contente pas de décrire une situation, mais est en lui-même un élément de modification de cette situation. En principe, tous les propos tenus par des détenteurs du pouvoir, à quelque niveau qu’ils se trouvent, sont réputés avoir un bon niveau de performativité. Ainsi, le speech de Marc Liévremont dans les vestiaires du stade de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, avant le match contre les All Blacks, n’a pas été pour rien dans la victoire inattendue remportée aux antipodes par le XV de France.

En est-il de même pour ce discours de Barack Obama prononcé le 4 juin au Caire et que nos commentateurs hexagonaux ont porté aux nues, avant même qu’il ne soit prononcé, à l’exception de quelques grincheux dans mon genre ?

Une nouvelle ère des relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman s’est-elle ouverte après que le président des Etats-Unis eut éteint son prompteur à l’université du Caire ? Le silence qui suit un discours de Barack Obama est-il encore du Obama ? À toutes ces questions, des réponses seront apportées à court, moyen et long terme. Pour l’instant, il faut nous contenter d’évaluer la séquence qui a suivi immédiatement ce discours, séquence rythmée par les élections libanaises, l’élection présidentielle iranienne et le discours programmatique de Benyamin Netanyahou devant l’université Bar-Ilan de Tel Aviv.

La conception de « l’alliance des civilisations » développée par Obama peut paraître séduisante au premier abord : les religions, notamment les trois grands monothéismes, doivent se respecter, dialoguer et reconnaître l’apport de chacune d’entre elles au patrimoine éthique commun. Tout cela est fort bien, sauf que les places respectives du religieux et du séculier dans les sociétés concernées sont, pour le moins, fort différentes. Où va-t-on alors ? Vers une reconquête, en Occident, par les clercs, du pouvoir perdu au profit d’un Etat laïc et areligieux ? Ou au contraire vers l’instauration, en Orient, d’une organisation sociale et politique, dans laquelle la religion serait limitée à la sphère privée ? Pour être mesuré, on dira que les propos présidentiels sont pour le moins ambigus dans ce domaine et que les quelques courageuses féministes maghrébines qui ont commenté ce discours ont de bonnes raisons d’être inquiètes. La critique des pays occidentaux (suivez mon regard !) qui interdisent, dans certaines circonstances, le port du voile islamique aux femmes et aux jeunes filles n’a pas été contrebalancée par une invitation à ce que cessent les pressions de toutes sortes, dans les pays musulmans, sur celles qui ne le portent pas ou voudraient s’en défaire…

Le Quai d’Orsay a fait celui qui n’avait rien entendu dans un brillant exercice de surdité diplomatique et Nicolas Sarkozy, que l’on sait peu regardant sur la défense et l’illustration de la laïcité, ne va pas monter au créneau sur cette affaire. Il se pourrait, en revanche, que cet aspect du discours obamesque soit de nature à raviver les tensions entre laïcs et islamistes en Turquie.

Un autre non-dit a été reçu cinq sur cinq par les dirigeants des pays concernés : personne n’a été fermement invité à cesser de voler son peuple et d’accaparer la rente nationale, pétrolière ou autre, au profit d’une fraction plus ou moins réduite de la population, au choix : tribu élargie, famille royale, caste militaro-bureaucratique, minorité religieuse. Obama a omis de signifier à ces dirigeants, mêmes réputés « modérés », qu’exercer le pouvoir consiste d’abord à servir le peuple avant de se servir. Même ravalée à l’aide de quelques oripeaux « démocratiques » pour faire plaisir aux gogos de Washington ou de Bruxelles, une kleptocratie reste une calamité pour les citoyens qui la subissent.

Bref, la captatio benevolentiae tentée par le président des Etats-Unis d’Amérique auprès d’un monde musulman considéré comme un tout homogène – ce qui est loin d’être le cas – n’est pas de nature à améliorer le sort quotidien des gens soumis à des pouvoirs arbitraires et corrompus.

On rétorquera, et on n’aura pas tort, que la méthode inverse, celle consistant à faire la leçon à ces dirigeants et, au besoin, à utiliser le gros bâton pour les faire devenir tels que nous voudrions qu’ils soient, n’a pas fonctionné. Soit. L’idéalisme botté de l’administration Bush fils n’a pas donné les résultats escomptés, justement parce qu’il s’était fixé des objectifs inatteignables et imaginés par des idéologues peu au fait de la lenteur de l’Histoire dans ces régions. Le passage du tribalisme à la démocratie est nettement moins simple à réaliser que la transition du fascisme ou du communisme vers un régime politique et social auquel les peuples concernés aspiraient depuis longtemps. Mais d’un point de vue « réaliste », la politique de l’administration républicaine, telle qu’elle a été mise en œuvre en fin de mandat, n’est pas si stupide, sinon Obama n’aurait pas gardé auprès de lui un Robert Gates, qui en fut le promoteur sous George W. Bush…

Faut-il pour autant revêtir ce retour au réalisme traditionnel de la diplomatie américaine de considérations de nature à satisfaire les tenants du statu quo politique, religieux et sociétal dans les pays musulmans, même les plus rétrogrades, et à désespérer les quelques démocrates et intellectuels laïcs qui n’ont pas encore choisi l’émigration ?

En ce qui concerne les effets politiques immédiats du discours du Caire, je ne tomberai pas dans le travers de certains commentateurs qui se sont, par exemple, risqués à interpréter la victoire du camp dit « pro occidental » lors des élections libanaises du 7 juin comme l’un de ses effets directs. Cette victoire est due essentiellement à deux facteurs. Tout d’abord, le Hezbollah n’avait nullement l’intention de s’emparer des leviers de commande à Beyrouth. Sa rapidité à reconnaître la victoire de ses adversaires du « courant du 14 mars » n’est pas due au fair-play bien connu des barbus enturbannés. La prise de pouvoir à Beyrouth n’entre pas – pas encore ? – dans les plans du Hezbollah, qui observe à travers l’expérience du Hamas à Gaza combien il est difficile de répondre aux attentes d’une population tout en se voulant le fer de lance de la « résistance ». Ensuite, cette victoire doit beaucoup à la mobilisation des chrétiens pro-occidentaux des Forces libanaises et des Phalanges, qui ont réussi à s’imposer face au alliés chrétiens du Hezbollah conduits par le général Michel Aoun. Il n’est pas certain que l’appel aux musulmans de Barack Obama ait été pour grand-chose dans cette mobilisation…

Dans le même esprit, il faut se garder de voir dans la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne une réponse directe et négative aux « ouvertures » de la nouvelle administration de Washington en direction du régime des mollahs. Il faut être aussi naïf que certains de nos plus brillants éditorialistes (ils se reconnaîtront…) pour mordre à l’hameçon d’une évolution « à la soviétique » du régime des mollahs, dont Moussavi serait le Gorbatchev et Ali Larijani le Andreï Gratchev. Contrairement à l’URSS des années 1980, l’Iran n’est pas en phase de repli stratégique, mais au contraire dans un mouvement d’avancée sur plusieurs fronts : son influence, directe ou par l’intermédiaire de ses clients locaux (Hezbollah, Hamas, milices chiites irakiennes), est loin de décliner et la contestation dont le régime est l’objet de la part de la bourgeoisie intellectuelle urbaine peut être aisément circonscrite, pour autant qu’elle ne rallie pas à elle une partie des piliers du régime : clergé, armée, gardiens de la révolution et Bassidjis. L’exaltation suscitée chez les modernistes iraniens par la campagne électorale devrait être suivie par une profonde dépression, comme ce fut le cas après la révolte étudiante de 1999. Ahmadinejad, qui sait ce que parler veut dire et qui ne se prive pas de communiquer à la planète le fond de sa pensée, a tiré des propos de Barack Obama la conclusion que sa politique est la bonne : c’est grâce à elle que l’on fait reculer le Grand Satan. Il est approuvé en cela par le Guide de la Révolution, l’ayatollah Khameneï.

Il appartenait à Benyamin Netanyahou de conclure cette séquence par une réponse aux appels plutôt musclés de Barack Obama à reconnaître le droit des Palestiniens à un Etat viable à côté d’Israël et à cesser toute constructions dans les implantations juives de Cisjordanie. La réélection d’Ahmadinejad lui a rendu la chose plus facile. Obama ayant eu l’imprudence d’établir un lien (encore un linkage !) entre son intervention contre le nucléaire militaire iranien et son engagement dans la résolution du conflit israélo-palestinien, Netanyahou a pu se permettre de faire le service minimum sans encourir immédiatement les foudres de Washington : reconnaissance, du bout des lèvres, de la doctrine « deux Etats pour deux peuples », assortie de conditions qui rendent, dans la situation actuelle, quasiment impossible la reprise des négociations avec les Palestiniens. On voit mal, aujourd’hui, l’Administration américaine refuser du matériel militaire à un Etat juif directement menacé par un Iran inflexible…

Comme on ne corrige pas un discours historique par un autre discours historique prononcé deux semaines plus tard, c’est donc aux actes que l’on attend maintenant l’icône de la multiculturalité et du métissage, et on lui souhaite bien du courage.

Le Vélib en fin de cycle ?

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A la fin de son fort intéressant article « Pourquoi les velib, fétiches des bobos, sont vandalisés » paru dans Le Monde, Bertrand Le Gendre donne cette petite info savoureuse : l’usine de Toszeg, en Hongrie, où Decaux fait fabriquer les Vélib, paie ses ouvriers à peine 2 euros de l’heure, soit 352 euros par mois. Même pour un Magyar, c’est une misère, le salaire mensuel moyen du pays étant de 743 euros. Si l’on ajoute à ce constat détestable que Jean-Claude Decaux assure l’exploitation des Vélib en échange de la concession de panneaux publicitaires assez généralement hideux et que les Vélib créent des bouchons dans les couloirs de bus et donc des émissions supplémentaires de gaz mortifères… Nous sommes impatients de voir Europe Ecologie et toute la gauche morale tirer les conclusions qui s’imposent : poser ses fesses sur un Vélib est éthiquement indéfendable. Boycott total et immédiat !

Salauds de riches

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D’après ses organisateurs, le Salon du chien, qui se tient en ce moment à la porte de Versailles, affiche depuis son ouverture des chiffres de fréquentation extrêmement positifs. On en déduira donc que la crise n’affecte guère le meilleur ami de l’homme, notamment l’homme du peuple, qu’on aurait pu imaginer restreindre brutalement ses budgets croquettes ou véto. Cela n’aurait rien eu de très surprenant : c’est à la même crise qu’on impute, par exemple, la baisse de fréquentation spectaculaire des magasins de bricolage, qui était en croissance continue ces dix dernières années. Entre son home sweet home et la niche d’Azor, le banlieusard lambda semble avoir arbitré en faveur du toutou. Dont acte. C’est aussi à cause de la crise, nous dit-on, qu’on a assisté du côté de la jet-set à une vague sans précédent de licenciements chez les petites femmes entretenues et les gigolos. De là à en déduire que le prolétaire pavillonnaire est plus altruiste que le milliardaire adultère…

Quand les homos étaient gais

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Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

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On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.