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Quand les homos étaient gais

Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Journal, 1940-1950

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Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.

Crime contre les Humanités

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Une fosse commune contenant le corps de quarante-cinq Celtes a été découverte en Angleterre, lors de travaux sur un site prévu pour les épreuves de voiles des JO de Londres, en 2012. Il y aurait parmi eux des femmes et des enfants. On pense qu’ils auraient été massacrés par les légions romaines de l’empereur Claude, en 43 après Jésus-Christ, lors des ultimes combats sur cette côte du Dorset, aux alentours de Weymouth. Gordon Brown, actuellement en grande difficulté dans les sondages, envisagerait de demander l’extradition de certains responsables, notamment des centurions et des décurions, qui vivraient encore à Rome sous la protection de Berlusconi. Pour les autorités britanniques, il n’est hélas pas exclu de découvrir d’autres charniers du même genre. On espère simplement que la Cour Pénale Internationale de la Haye sera saisie et saura se montrer aussi prompte et efficace que lors de l’affaire yougoslave.

Ni brute ni soumis

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Lutter contre le tabassage des femmes par leurs maris (ou vice versa), c’est bien mais c’est classique. Le secrétariat d’Etat à la Solidarité a dans sa ligne de mire un ennemi autrement plus perfide : la violence invisible. Vous serez donc bientôt soumis à une rafale de spots télé dénonçant la violence psychologique dans le couple. Parce que, c’est bien connu, on commence par être désagréable, on finit par cogner. Contrairement à la précédente campagne, semée de plaies et bosses, voire de meurtres, il s’agit cette fois-ci de faire la guerre aux propos désobligeants voire injurieux qui sapent la confiance en soi et minent l’équilibre psychologique de celui, en l’occurrence de celle, qui en est victime. Dans l’exposé des motifs et des bons sentiments qui accompagne le clip, tourné par Jacques Audiard, on nous promet une description si exacte de cet enfer oppressant et invisible qu’elle crée un malaise insupportable pour le téléspectateur. Mais, assure le metteur en scène dans les colonnes du Parisien, « à la fin l’espoir est là, notre femme réagit ». Diable ! Elle sort un flingue ? Elle met un pain au goujat ? Non, au risque de gâcher le suspense, sachez que sa réaction consiste à appeler le 3619.

A priori, il est difficile d’être contre cette belle cause – personne ne soutient la violence conjugale ni même le harcèlement psychologique. Sauf que contrairement à la bonne vieille violence visible (gifles, uppercuts, etc..), l’ennemi est impalpable, invisible mais aussi silencieux. Nous sommes, je vous le rappelle, dans le domaine de la violence psychique. Prenons la scène du spot. L’homme ne dit rien mais, en pensée, il traite sa femme de « boudin », « traînée » et autres « conne » : la loi va-t-elle punir ces insultes – non prononcées – de prison ? Pourra-t-on se retrouver en garde à vue parce qu’on a pensé « quelle conne ! » ? Il y a le contexte, me direz-vous. Certes, mais un juge harassé ne pourra pas plus distinguer les pensées criminelles des autres qu’il ne saura faire le partage entre l’insulte (verbale) sans conséquence et celle qui mène au pire. Les mots et les gestes ne sont pas seuls à avoir des conséquences dramatiques : le silence, le mépris, la froideur sont des armes aussi redoutables sinon plus que l’antienne « tu ne sais pas t’occuper des enfants » (exemple tiré du même article).

Le message, c’est le casting : la femme est la victime et l’homme le bourreau. Or, si on peut admettre que la violence physique « visible » est un phénomène majoritairement masculin, on ne voit pas pourquoi le harcèlement psychologique le serait aussi. Dans mon propre milieu socio-familial, je connais autant de femmes que d’hommes qui pratiquent ce sport de démolition systématique de leurs conjoints. Lequel d’entre nous ne s’est jamais trouvé désarmé face à une harpie ? Peu importe : il s’agit de confondre Mal et Mâle. Ce qui revient, au nom de la défense de la femme, à ressusciter, en les inversant, les vieux stéréotypes dont le féminisme prétendait nous avoir délivrés.

Autant dire que cette campagne et la logique qui la guide desservent complètement la cause qu’elles prétendent défendre. Oui la pente est glissante et pas seulement des mots aux actes : de la dénonciation légitime de la violence, on est passé à celle de toute forme de pouvoir : comme on disait autrefois que tout est politique, on veut désormais nous faire avaler que tout est violence. Ne pas aimer une femme, occuper une position dominante, construire des tours, posséder une voiture et parfois le simple fait d’être un homme constituent autant de formes de violence. Et c’est là qu’on atteint l’absurde. Il y a quelques années, un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Jérusalem – et qui fut honoré d’une récompense – prétendait que si les soldats israéliens ne violaient jamais les Palestiniennes ni les Palestiniens c’est parce qu’ils étaient racistes ! Le non-viol, n’est-ce pas une terrible violence symbolique, ça ? Le piège se referme sur les moralisateurs : si tout est violence, rien ne l’est vraiment. Laissons les hommes, les femmes et les psychanalystes se débrouiller avec la « violence invisible » et occupons nous de celle qui fait des bleus – sans distinction de sexes. Je ne sais pas pourquoi, mais si j’étais une femme, je préfèrerais mille regards qui tuent à un direct du droit !

Geisser, Redeker, même combat !

Nous voilà de nouveau avec une de ces affaires dont le landerneau intellectuel français raffole : le politologue Vincent Geisser est, paraît-il, « sommé » de se présenter devant le conseil de discipline du CNRS pour y répondre de « manquement à l’obligation de réserve ».

Que reproche-t-on à Vincent Geisser ? D’avoir, dans un courriel de soutien à une jeune femme privée d’allocation-recherche pour cause de voile islamique, mis en cause le fonctionnaire du ministère de la Défense détaché au CNRS, chargé de veiller à ce que les chercheurs ne mettent pas en danger la sécurité nationale.

Selon Geisser, la jeune femme sanctionnée, Sabrina Trojet, chercheuse en microbiologie, serait victime de ce fonctionnaire, Joseph Illand, qui se livrerait de surcroît à un harcèlement incessant de sa propre personne, en raison de ses prises de positions favorables aux musulmans. Il concluait son courriel en affirmant que Sabrina et lui-même étaient l’objet d’une persécution semblable à celle subie par « les Juifs et les Justes » pendant l’occupation nazie. Ce courriel s’est retrouvé, à l’insu de Vincent Geisser, sur le blog de Sabrina et quelques sites pro-islamistes.

Il n’en fallait pas plus pour que les signataires habituels de pétitions « progressistes » (entendez par-là les Etienne Balibar, Esther Benbassa et consorts à la compassion unilatérale) montent au créneau pour dénoncer cette atteinte intolérable à la liberté d’expression.

Vincent Geisser est l’auteur, entre autres, d’un livre paru en 2003 La nouvelle islamophobie, une riposte à La nouvelle judéophobie de Pierre-André Taguieff, qui prétend démontrer que les seules vraies victimes du racisme dans notre beau pays sont les musulmans en général et les Arabes en particulier. Vincent Geisser est un représentant de cette gauche universitaire islamophile qui a parfois du mal à distinguer clairement islamisme et islam. L’auteur de La nouvelle islamophobie expose une thèse aussi erronée qu’insupportable : la France, en raison du traumatisme hérité de son histoire coloniale, n’arriverait pas à appréhender le fait musulman comme un fait religieux national. Le discours islamophobe emprunterait de manière privilégiée au registre républicain ses arguments d’un islam incompatible avec l’universalisme issu des Lumières. Dans le prolongement du racisme néo-colonial, les « républicains » ne seraient toujours pas sortis d’un rapport civilisateur à l’islam et verraient l’identité française comme exclusive de l’identité musulmane, d’où l’hostilité des républicains au port du voile islamique à l’école !

Geisser ne se contente pas, d’ailleurs, de défendre ses positions dans de savants écrits destinés à ses pairs, mais il descend sur le terrain, à savoir dans les cités HLM où les immigrés maghrébins sont nombreux, pour les appeler à la révolte contre la situation injuste qui leur serait faite. Ainsi, il est arrivé jusqu’au pied des montagnes où je demeure, dans la petite ville industrielle de Scionzier, en Haute-Savoie, pour prêcher la bonne parole aux musulmans y résidant en compagnie d’Hani Ramadan, le frère de Tarik. Hani, responsable du Centre islamique de Genève a connu son quart d’heure de notoriété grâce à une tribune publiée dans Le Monde où il justifiait la lapidation des femmes adultères. Vincent Geisser est un compagnon de route des Frères musulmans, qui, en France, contrôlent l’UOIF, comme on était jadis compagnon de route du PCF et admirateur des réalisations grandioses de l’URSS.

Dès lors que Geisser ne se contente pas de faire de la politologie dans le silence studieux de son bureau, il est naturel que les « services » surveillent du coin de l’œil ses activités. Les Frères musulmans ont parfois quelque attirance pour des méthodes brutales pour faire progresser leurs idées, et ne se contentent pas de la rhétorique policée d’un Tarik Ramadan destinée à séduire les belles âmes occidentales.

Faut-il pour autant rappeler Geisser à ce « devoir de réserve », dont tout fonctionnaire ne devrait jamais se départir ? Robert Redeker se vit, en 2006, lâché par les collègues du lycée où il enseignait à Toulouse pour avoir écrit une tribune violemment anti-islamique dans Le Figaro. Soutenu mollement par sa hiérarchie après qu’il eut reçu des menaces de mort, il finit par se retrouver chercheur au CNRS, comme Vincent Geisser.

Même fonctionnaire, un intellectuel, un enseignant, un chercheur, doit bénéficier de la même liberté d’expression que celle de tous les autres citoyens de la République, y compris celui de dire et d’écrire des bêtises, pour autant qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. A la différence des fonctionnaires d’autorité, comme les préfets, sous-préfets, ambassadeurs, etc., qui incarnent l’Etat dans les lieux où ils sont affectés, le discours des chercheurs n’engage qu’eux-mêmes. Le limogeage, en 2007 du sous-préfet Bruno Guigue, pour cause de publication d’une tribune violemment anti-israélienne sur le site islamiste Oumma.com était donc parfaitement justifié, comme l’a tranché le conseil d’Etat. Il l’aurait été tout autant, d’ailleurs, s’il avait publié un texte violemment anti-islamiste dans Tribune Juive[1. Il est cependant savoureux de constater que parmi les pétitionnaires si attachés à la liberté d’expression de Vincent Geisser emmenés par Esther Benbassa, un bon nombre avait réclamé que l’on réduise au silence – et si possible au chômage – Sylvain Gouguenheim. EL.]. Qu’on lâche donc les babouches de Vincent Geisser, qui n’en pourrait plus de satisfaction narcissique d’être, enfin, une « victime » de l’arbitraire étatique à l’image de ceux qu’il s’efforce de faire passer pour tels.

La nouvelle islamophobie

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Appellations d’origine incontrôlée

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Il faut lire le cahier spécial du Monde qui donne les résultats des principales listes dans tous les pays européens. C’est, aurait dit l’abbé Brémond, remarquable critique littéraire des années 20 du siècle dernier, un vrai moment de « poésie pure ». C’est même parfois franchement surréaliste, sans qu’on sache si le « grand quotidien de référence » fait preuve de cette délicieuse mauvaise foi des membres actifs du « Bloc central », genre Arlette Chabot faisant des mamours à Besancenot, l’opposant gentiment décoratif, ou de désorientation pure et simple devant l’exotisme charmant et les Chimères politiques inclassables dont certains pays des 27 se font une délicieuse spécialité. Savez-vous ainsi qu’il existe, pour Le Monde, une liste qui représente « un centre-gauche eurosceptique » en Estonie, la liste KE, arrivée d’ailleurs en tête avec trois élus ? Ça en jette, on trouve. On sent tout de suite la réflexion politique approfondie, la nuance tellement nuancée qu’on ne voit plus trop la couleur :

– Tu te situes comment, toi, politiquement ?

Il faut prendre à ce moment-là un air pénétré, regarder dans le vague comme si vous aviez traversé de véritables affres idéologiques et que, comme Dante à la fin de la Divine Comédie, vous retrouviez la lumière du jour après la forêt obscure, et dire enfin d’une voix douloureuse mais décidée :

– Oh moi, tu sais, je suis du centre-gauche eurosceptique.

Effet garanti auprès des jolies filles de la rue Saint-Guillaume qui voudront panser vos blessures en vous lisant, nues après l’amour, du Pascal Perrineau, ce qui est malgré tout très moyennement consolant et vous donnerait presque envie de retourner en Estonie, c’est dire…

Le Monde, toujours, nous apprend que la liste NDSV en Bulgarie est constituée de « libéraux royalistes ». Ils ont tout de même deux élus, les « libéraux royalistes ». Libéraux royalistes bulgares, on ne peut s’empêcher de se représenter des types habillés comme dans Sissi Impératrice spéculant sur la baisse du yaourt dans une salle des marchés ou signant les décrets de privatisation des cliniques de rajeunissement du regretté Dimitrov, héros du Komintern. Et puis « libéraux royalistes », toujours dans une perspective poétique, ça sent bon l’oxymore. Et pourquoi pas « trotskistes cohérents » ou « sarkozystes de gauche » ?

Le Monde, encore, est franchement affolé par les deux listes grecques de la gauche de la gauche et ne sait plus trop comment les qualifier, alors qu’il s’agit tout simplement de l’émanation historique des deux partis communistes hellènes. Ainsi le KKE, deux sièges, se voit qualifier d’ »extrême gauche » tandis que le Syriza, un siège, est désigné comme « gauche radicale ». J’aimerais bien que Le Monde m’explique la différence qu’il y a entre « extrême gauche » et « gauche radicale ». Il y en a une des deux qui prévient avant de mettre un bourre-pif en pleine poire au patron délocalisateur ? Ou qui ne dit pas de gros mots et ne casse pas tout quand elle occupe les locaux du MEDEF local ?

Ou alors, dernière hypothèse, mais on n’ose le croire, « communiste », pour le journal du soir, ce serait un gros mot ? Ainsi, la liste Akel que soutenait le président communiste de Chypre, Dimitris Christofias, et qui est arrivée au coude à coude avec la droite, est-elle qualifiée pudiquement d’ »ex-communiste », comme si tous ces gens-là avaient eu une maladie grave mais s’en étaient sortis de justesse et que l’on s’interrogeait sur la durée de la rémission. Sinon, oui, je sais, un des chefs d’Etat des 27 est communiste et on n’a pas encore envoyé des troupes envahir l’île d’Aphrodite… C’est à se demander ce que fait l’OTAN, alors qu’un rideau de fer se reconstitue en pleine Méditerranée, sur de jolies plages de sable fin.

Heureusement que Chypre ne produit pas de cigares, sinon ce serait le blocus et on aurait vite fait de confondre Larnaca et La Havane.

Les jeunes sont des cons…

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Déjà, ils ne votent pas aux élections. Mais en plus l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui vient de rendre public les résultats de son enquête annuelle, les accable. On y apprend que la consommation des poppers (des espèces de vasodilatateurs habituellement utilisés par les gays pour leur faciliter la vie) est en forte progression dans la jeunesse et donne un pourcentage qui s’approche de celui d’une liste Europe écologie (13,7 %), tandis que le crack, lui aussi, est en hausse, mais, en passant de 0,5 % à 1 %, il rappelle davantage les performances d’une liste antisioniste ou de Lutte Ouvrière. Cependant le vrai drame révélé par cette enquête est ailleurs : ces petits boutonneux boivent moins d’alcool. 59,8 % seulement d’entre eux ont été ivres au moins une fois dans l’année qui vient de s’écouler, ce qui nous ramène à des chiffres d’avant 2000, brisant ainsi l’honnête et joyeuse progression de cette dernière décennie. Les résultats sont similaires pour le cannabis, mais on peut faire confiance à la vogue médiatique et sociétale du libéral-libertaire Cohn-Bendit pour endiguer cette baisse, tandis que l’alcool, lui, reste tragiquement privé de leader charismatique pour l’incarner.
Ça me déprime tellement que je vais aller m’en jeter un de ce pas.

Coupat : billet de sortie

Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?
Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?

À l’heure où nous mettons sous presse, Julien Coupat vient d’être libéré et placé sous contrôle judiciaire, après six mois de détention à la prison de la Santé. Cette libération, qui intervient deux jours après la publication dans Le Monde de sa charge véhémente contre l’antiterrorisme et le gouvernement, constitue un ultime désaveu de la procédure. Julien Coupat et ses amis ont été accusés d’être à l’origine des perturbations du trafic des TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 et de constituer une « cellule à visée terroriste ».

Avec ce mélange de mauvaise foi et de sincérité qui fait son charme, Causeur peut se targuer d’avoir réagi très vite, puisque nous avons écrit nos premiers articles sur cette affaire dans les jours, voire les heures, qui suivirent le rocambolesque assaut du village de Tarnac (Corrèze) le 11 novembre 2008. On vit ce jour-là, dans une opération comiquement nommée « Taïga », les troupes cagoulées de la SDAT arrêter les membres d’une communauté de jeunes gens après avoir fouillé et saccagé les lieux, sans rien trouver de probant – sinon des livres.

[access capability= »lire_inedits »]Très vite, le pouvoir, suivi par des médias pavloviens, désigna en Julien Coupat le chef suprême d’une hasardeuse « mouvance anarcho-autonome » prête à renverser le monde ancien. On avait surtout besoin d’un rideau de fumée ou d’une diversion. La crise financière forçait les plus libéraux des éditorialistes à des mea culpa keynésiens pendant que les licenciements massifs dévastaient l’économie réelle et que les universités en grève ne se résignaient pas à devenir des entreprises.

Sur un scénario d’Alain Bauer, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy et criminologue autoproclamé, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, produisit, avec l’aide de Bernard Squarcini, chef de la DCRI, la fiction ridicule d’un groupe omnipotent tour à tour responsable des retards de la SNCF ou des révoltes insurrectionnelles des étudiants grecs. Alain Bauer, en effet, avait acheté L’Insurrection qui vient, livre publié par La Fabrique et « signé » par un Comité invisible, derrière lequel on voulut voir à tout prix Julien Coupat. Le livre fut distribué par Bauer au gratin des responsables de la sécurité, qui placèrent sous surveillance le groupe de Tarnac et ses amis rouennais. Enfin, le prétexte arriva avec les incidents de novembre sur les voies TGV.

Sur cette « ténébreuse affaire » comme aurait dit Balzac, des points de vue contradictoires se sont exprimés au sein de Causeur – et c’est très bien comme ça.

Pour nous, en qui certains lecteurs ont finement deviné l’aile coupiste de Causeur, elle a surtout ridiculisé un pouvoir que l’on n’imaginait pas à ce point aux abois. L’embastillement arbitraire et pire, illogique, d’un penseur radical de notre temps ne peut que nous inquiéter sur la rapidité avec laquelle une démocratie peut perdre ses nerfs.

Cette libération constitue une double victoire pour la « bande à Tarnac », comme ils se surnomment plaisamment. Une victoire à plate couture, d’abord, sur les journalistes, et notamment ceux de télévision, qui ont été incapables de filmer le moindre ongle de leur « Julien Coupat ». Les dégoûtantes images des « retrouvailles du père et du fils », ils ne les auront jamais ! Il était délectable d’entendre le reporter d’une chaîne, planté devant la prison de la Santé depuis le matin, déclarer, au comble de la déconfiture : « Ils ne laissent pas les journalistes faire leur travail ! » Mais Julien Coupat et ses amis ont surtout gagné contre le dispositif antiterroriste. Pour la première fois, celui-ci a été décrédibilisé aux yeux d’une grande partie des Français. Espérons que le débat public en vue de l’abrogation de la loi Perben II ne fait que commencer. Les faits n’ont toujours pas été requalifiés, les mises sous contrôle judiciaire injustifiées continuent. La menace antiterroriste pèse encore sur nous. Mais elle a esquissé son premier pas en arrière.[/access]

Empaillons-nous, Folleville !

Serment du Jeu de paume

« À tort et à raison. » En relisant les articles consacrés à Julien Coupat, ce beau titre d’Henri Atlan m’est revenu en mémoire. Il ne décrit pas seulement l’idéal scientifique, mais l’idéal de la pensée tout court. Sur le papier, c’est facile : nous savons tous qu’il n’existe pas de vérité simple. L’amour du débat est universel. Dans la vraie vie, c’est une autre affaire. Comment douter quand on est convaincu ? Comment faire sienne, serait-ce fugitivement, la voix de son adversaire, voire celle de son ennemi ? Notre maître en déontologie, Edwy Plenel, appelait cela « penser contre soi-même », mais l’émission qu’il anima quelques saisons sur une filiale de TF1 aurait pu s’appeler « Débattre avec soi-même ». Sport largement pratiqué aujourd’hui par les professionnels de la tolérance, qui tolèrent surtout qu’on pense comme eux.

[access capability= »lire_inedits »]D’accord, sauf que nous ne sommes pas des saints. Même à Causeur. Il est bien agréable de s’autoproclamer, avec une pointe de complaisance lyrique, héritiers de la pensée des Lumières, il n’est pas si facile de penser une chose et son contraire. Mais on peut s’imposer d’entendre tout et son contraire. Ou presque. On peut s’obliger à écouter l’autre, se forcer à réprimer son agacement devant sa naïveté ou son cynisme. Les bons jours, on peut même bouger à son contact – ou à celui du réel. Bref, on peut s’empailler entre gens de bonne compagnie. C’était, me semble-t-il, le principe des Salons, dont nous tentons de nous inspirer.

Des amis nous reprochent parfois d’être arc-boutés sur nos convictions (mais lesquelles ?) ou d’être systématiquement dans le contre-pied (mais de quoi ?). Dans le paysage idéologique, les habitués de Causeur se situent entre l’atlanto-libéralisme et le communisme à tendance situ, en passant par des nuances aussi nombreuses que les individus eux-mêmes. Allez faire prévaloir la ligne du Parti dans un tel chaudron de sorcières. Le plus souvent, la seule ligne qui s’impose est de ne pas en avoir. Chacun a sa petite idée, mais nous ne déciderons pas pour vous qui a raison, de Bennasar ou du duo Leroy-Maillé, de l’État ou de Coupat. On n’est pas confronté tous les jours à l’impératif de choisir son camp, pas plus qu’on n’assiste tous les quatre matins à l’affrontement de la Vérité et du Mensonge. Pour le reste, il nous faut nous débrouiller avec la complexité du monde. On a le droit de penser en même temps qu’il existe, chez certains, une obsession juive et, chez d’autres, une obsession antisémite. De même, il est permis de trouver grotesque que l’on ait hurlé à la bavure policière parce que deux gosses avaient passé deux heures dans un commissariat et encore plus grotesque que des policiers interviennent pour régler une bagarre de cour de récré.

Seulement, pour s’engueuler, il faut avoir un langage commun, un récit sur lequel on puisse s’entendre. Face à la dénégation du réel, on est tenté de rester sans voix et de tourner les talons. C’est une erreur. Avec ceux qui pensent que l’insécurité est un fantasme et la violence à l’école une invention sarkozyste destinée à justifier une politique répressive, il y a toujours moyen de ne pas s’entendre et c’est heureux. Avec les « obsessionnistes » (heureuse trouvaille de Hugues Hénique) et leur vision complotiste du monde, on doit admettre que l’exercice atteint ses limites. Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Langage commun ou pas, nous vivons dans le même monde que Dieudonné et sa joyeuse troupe. Il faut faire avec. Aller au contact. Ce n’est pas toujours marrant (quoique), mais quelqu’un doit s’y coller. S’il n’en reste qu’un, nous serons celui-là.[/access]

Joffrin a tout bon, ça s’arrose !

Décidément ce scrutin européen n’aura pas été avare de surprises. La dernière en date et pas la moindre nous vient de quelqu’un que nous avons abondamment moqué ici : Laurent Joffrin, qui est soudain sorti de sa torpeur idéologique, a balancé aux orties ses œillères binaristes et renoué avec un sens de la complexité dont on le croyait définitivement privé. À preuve, l’édito qu’il a publié ce matin dans Libé, d’une profondeur de vue réelle, et qui commence ainsi : « La social-démocratie perd parce qu’elle a gagné. »

L’objet du papier est donc la crise de la gauche européenne, laminée d’après lui par la Crise avec un C majuscule. Et plus précisément laminée par les vigoureuses réponses étatistes mises en place l’automne dernier par nos dirigeants européens, pourtant supposés « ultralibéraux » (notamment Sarkozy et Merkel, donc, mais aussi Barroso). Non seulement, nous explique Laurent Joffrin, ceux-ci ont évité le pire (un remake aggravé de la crise de 1929), mais ils ont au passage siphonné le fond de commerce de la gauche tradi : « Sarkozy est-il ultralibéral quand il fait sauter sans hésitation la plupart des normes monétaires et budgétaires en vigueur ? En caricaturant l’adversaire, on se caricature soi-même. »

À notre avis, c’est justement cette caricature de l’Autre et donc d’eux-mêmes qui a servi de viatique électoral aux socialistes européens, et notamment français. Qu’on se souvienne (Joffrin a préféré l’oublier, mais bon, on ne va pas trop lui en demander non plus) du piteux délire sarkophobe et bobocentré du Zénith des Libertés, en plein essor du mouvement social. Qu’on se souvienne aussi de l’argument massue du PS pour le 7 juin « Contre l’Europe de Sarkozy et Barroso ». Face à l’ampleur des problèmes, face aux questions et aux angoisses de l’électorat populaire, l’argument était un peu court, même agrémenté d’une magnifique photo en gros plan d’Harlem Désir, Catherine Trautmann ou Vincent Peillon. Comme le dit Joffrin : « La gauche de gouvernement, déjà usée par les compromis pratiqués lors de ses passages au pouvoir, se retrouve sans voix, sur la scène publique comme dans les urnes. Son programme historique a été réalisé pour l’essentiel: elle n’en a plus. C’est la raison profonde de la crise structurelle des socialistes européens. » Le diagnostic est glaçant, et nous le partageons.

Mais là ou Lolo, décidément en forme olympique (faut croire que dix ans de sieste, ça vous retape), surprend vraiment, c’est dans les pistes qu’il trace pour une éventuelle rémission de la gauche. Là où le Joffrin standard aurait pu se contenter de recopier ses petits camarades éditorialistes en en rajoutant dans le registre habituel de Libé – post-rocardien, sociétaliste à donf et donc para-ségoléniste –, là où il aurait dû broder dans le genre « Les urnes ont parlé ! Titine démission ! Il faut d’urgence repeindre la vieille gauche moisie en vert pomme ! », il rebondit au contraire très exactement là où on ne l’attendait pas : « Que faire, sinon reprendre la question sociale à sa racine ? » Nous n’aurions pas dit les choses autrement, d’ailleurs depuis des mois, nous ne les disons pas autrement ici.

Face à une droite futée et affûtée, qui vient en l’espace de quelques mois (ceux de la Crise, puis de la campagne électorale) de nous prouver l’ampleur se son talent et de son sens de l’écoute, seule pourra exister une gauche profondément rénovée, sans tabous ni angélisme sur les questions sociales qu’elle a hier délibérément occultées – le protectionnisme, les salaires, mais aussi l’élitisme républicain, mais aussi l’intégration à marche forcée dans les banlieues, mais aussi la sécurité et autres fariboles.

Ce n’est sans doute pas aux mêmes endroits douloureux que l’éditorialiste de Libé souhaite crever l’abcès, mais toujours est-il que la traduction politique qu’il donne de cette perspective de refondation idéologique ressemble à s’y méprendre à la « Maison commune » chère à Benoît Hamon – et aussi, disons-le sans ambages, à nous-mêmes : « C’est par la confrontation, écrit-il, des différentes cultures de la gauche – réformistes, radicales, républicaines et écologistes – que viendra le renouveau. » Chacun de ces termes compte, on y cherchera en vain l’adjectif « démocrate », on ne trouvera à sa place que le ci-devant gros mot « républicain ».

Quand Joffrin, comme avant lui July, brossait la gauche dans le sens du poil, et donc dans celui de ses pires trahisons vis-à-vis de sa base populaire, il avait toujours l’écoute des éléphants du PS. On ose espérer que quand il avance quelques bonnes grosses (et pourtant fines) vérités, on n’ira pas l’exécuter…

Quand les homos étaient gais

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Partout, la « fierté gaie » allume des lampions. De ses libertés assumées, elle fait une proclamation, qui prend de plus en plus des airs de bréviaire prudhommesque ; des dames qu’on pourrait confondre avec de robustes pompiers de Paris, et des messieurs ventrus comme des notaires exigent la cérémonie à la cathédrale et la pension de réversion. Certes, si l’on bat les fourrés et les landes désolées, il en surgira toujours de dangereux abrutis, fort capables de brûler vif un homosexuel. Mais, entre la « malédiction » qui frappait, naguère encore, le malheureux jeune homme se découvrant un tendre penchant pour son joli petit camarade de collège, et les récriminations syndicales des nouvelles tribus « gais&lesbiennes », n’y avait-t-il rien d’autre qu’une posture social-démocrate ? Ils connurent l’opprobre, le ban, la persécution. Mais ils furent également, parmi nous, les meilleurs souvent, les plus doués, les plus séduisants. Ils vécurent dans la proximité des rois et des reines. De Paris, certains devinrent les princes, les augures. Que gagneront–ils à quitter la pénombre qui les enveloppait et nous les rendait mystérieux ? Des trains de plaisir spécialement affrétés par la SNCF ? Des réductions sur les bouquets de mariée chez leur fleuriste ? Au profil de directeur de marketing hargneux et méprisant que présente Christophe Girard, nous préférons la parodie tendre d’Helmut Berger affectant, après la mort de Luchino Visconti, la plus vive déploration et répétant : « Je suis la veuve ! »

Au seul nom de Phillipe Jullian, il ne se trouverait pas cinq cents personnes en France disposées à interrompre leur coït, non pour prévenir le risque d’une grossesse indésirable, mais pour tendre l’oreille. Les admirateurs de Jullian forment un réseau invisible, une confrérie qui ne peut abandonner qu’au hasard le bonheur de réunir deux ou trois de ses membres. Ils jouissent de ce seul privilège, connaître et aimer son œuvre, parfaitement inutile aux yeux des guerriers qui appellent à la fin des temps, à la baisse des impôts, aux mouvements d’humeur «pluriels et divers» contre le TGV, à la lapidation en place publique (2 € la pierre, vente au profit du NPA) des patrons et des curés, à l’ouverture des magasins le dimanche. Ils en jouissent d’autant plus intensément qu’ils se savent détestés à la fois par les «insurrectionnels qui viennent», par les sauvages qui s’approchent et par les raseurs qui restent.

Enfant, il se trouvait laid, jeune homme, il ne le fut nullement, mais d’inélégantes lunettes aux verres épais, et des chagrins incurables lui firent perdre rapidement de sa grâce sans que son charme en souffrît. Il ne cessa jamais d’être malheureux tout en restant discret. Cet homme ne pouvait donc vivre parmi nous. En effet, il est mort.

Philippe Jullian (Bordeaux 1919, Paris 1977) était gai, ainsi qu’on ne le disait pas en son temps, mais comme on le dit aujourd’hui d’un homme qui n’est pas nécessairement joyeux. Enfin, il était homosexuel. Un homosexuel est un homme qui a toutes les chances de se rendre malheureux à cause de l’amour qu’il porte à un autre homme. Une hétérosexuelle est une femme qui aurait tort de se priver du plaisir de faire souffrir un homme grâce à l’amour qu’il lui manifeste. Il est donc d’une irréfutable évidence que, quel que soit le côté par lequel on le « prend », l’homme ne trouve pas le bonheur dans l’amour. En un «mâle» comme en cent, pour être homo, on n’en est pas moins homme.

On ignorait que Philippe Jullian avait tenu un journal entre 1940 et 1950. Il paraît aujourd’hui, chez Grasset. Jeune homme attiré par la lumière, les célébrités, les duchesses, il allait, dans la cruelle frivolité de l’Occupation, d’une fête à l’autre, courait d’un thé élégant à un dîner de têtes. Malgré quelques tressaillements d’âme, de furtifs accès de mauvaise conscience, il voulut demeurer indifférent aux événements. Il croisa les âmes troubles que cette époque mouvante faisait surgir en grand nombre. Il vit les lâchetés s’établir, les soulagements bas s’épanouir. Il y fut plus sensible qu’à la grandeur. Mais il ne succomba jamais à la tentation d’être crapuleux. Ghislain de Diesbach préface l’ouvrage et fournit un impressionnant appareil de notes, augmenté de rosseries fort plaisantes.

On surprend donc Philippe dans la compagnie de ce cher et soufré Maurice Sachs, qui présente les meilleures références au service de l’abjection. Souffrant du vertige de la trahison, il ne peut s’approcher d’un être sans être pris du désir de le posséder, puis de le voler. Il accomplit ses forfaits avec la régularité d’un dévot des œuvres crépusculaires. Mais il est fascinant, aimable, et si drôle : voilà pourquoi Jullian se compromet volontiers en se rendant chez lui. Aimant à se déguiser, à singer des voix et des manières, il y reçoit un beau succès en inventant un personnage qu’il nomme Christyane de Chatou, une distinguée « cocotte » : « J’étais en noir, avec un chapeau à la Degas […] voilette fermée […] tout le monde vint me féliciter, crier au génie ; […] je me crus Sarah Bernhardt. »

Ne souffrant d’aucun préjugé, ne cherchant qu’à s’éblouir, il rend visite à « Bébel », autrement dit Abel Hermant, écrivain qu’il admire sans modération. Le jeune homme sollicite les souvenirs du vieux beau, anglophobe « comme tous les gens un peu officiels », qui a bien connu la princesse Mathilde, mais déclare que «la plus délicieuse c’était bien Mme Straus». Née Halévy, ainsi que le précise Ghislain de Diesbach, elle fut l’épouse de Georges Bizet et de l’avocat Émile Straus. Elle tint un salon fameux où l’on vit Marcel Proust, qui prêta beaucoup de son esprit à la duchesse de Guermantes.

Vient la Libération. Jullian poursuit son improbable périple intérieur, sans plus se soucier de sa réputation. Il ne se réjouit pas de l’assassinat de Philippe Henriot, le vitupérateur haineux de Radio Paris, « dont pourtant les discours ravissaient les gens [qu’il] méprise le plus […] si l’on tient à punir, une vieillesse ridicule n’est-elle pas un pire châtiment que d’être honoré comme martyr par des bourgeois peureux ? » Il ose des observations de dandy, qui lui vaudraient aujourd’hui des procès en rafale : « Il y a, avenue de Wagram, encore plus de bonnes endimanchées accrochées à des Américains qu’il y en avait aux bras des Allemands. Vulgarité, lubricité triste du hall du métro Étoile ; rendez-vous bêtes, temps et vies perdus. »

Si l’on est absolument allergique à la moindre nuance de mondanité, si l’on a le derme irrité au seul nom de Robert de Montesquiou, si l’on n’a de goût, en matière de livres, que pour les trotskystes enrichis, les tondeurs de femmes adultères, les anciens ministres centristes, les grassouillets soixantehuitards écolo-compatibles avec le parlement européen, et les futurs déçus du socialisme dans un seul pays, il faut ignorer cet ouvrage de Philippe Jullian. Et même l’ensemble de son œuvre, qui est d’un moraliste évidemment désenchanté, d’un esthète au goût très sûr, cousin éloigné, par l’humour moqueur, mais proche par l’érudition de l’irremplaçable Mario Praz. Le prolongement du journal dans les années cinquante lui donne un parfum de mélancolie. En effet, il se produisit à cette époque, en France, un précipité de plaisir et d’art de vivre. Ce phénomène signale une extraordinaire – et ultime – aptitude au bonheur, sans doute bercée d’illusion et d’insouciance, propre à ce pays désordonné, ainsi qu’à son peuple, jadis aimable, « so chic » et sensuel.

Journal, 1940-1950

Price: 28,40 €

16 used & new available from 3,85 €

Cohn-Bendit et la méthode Goldstein

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On connait le contresens régulièrement fait sur 1984, le chef d’œuvre de George Orwell : cette terrifiante fable totalitaire, ce requiem désespéré de l’homme face au totalitarisme assisté par la technologie a souvent été assez banalement lue comme un pamphlet antistalinien. Ce livre l’est en partie, bien entendu, mais le réduire à cela équivaudrait à lire L’Odyssée comme un récit de voyage à la Bruce Chatwin ou La Recherche comme un Who’s who de l’aristocratie française juste avant la guerre de 1914.

De fait, depuis la disparition du Mur de Berlin (vingt ans déjà, comme le temps passe…), 1984 apparaît enfin pour ce qu’il est : une description très précise du fonctionnement des démocraties de marché et ce, jusque dans ses moindres détails. Quelques exemples parmi d’autres : l’utilisation de la novlangue par exemple, ce langage censé empêcher tout recul critique et éviter les crimes-pensées. La novlangue, chez Orwell, consiste à persuader les citoyens à force de propagande que les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils signifient, à l’image de la devise de Big Brother :
La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

Et ne devons-nous pas admettre que nous sommes dans un pays où, pour tous les commentateurs autorisés à pérorer sur toutes les chaînes de télé et dans une grande partie des journaux :
La réforme, c’est la régression sociale.
Le conservatisme, c’est l’attachement à l’égalité.
Le privilégié, c’est le prof à 1400 euros en début de carrière ?

Un autre exemple des analogies troublantes entre l’Angsoc d’Océania et le néo-libéralisme de ces temps-ci ? La Semaine de la Haine, décrite avec un réalisme saisissant à plusieurs reprises dans le roman : chaque jour, pendant une minute, on se réunit sur son lieu de travail pour conspuer ensemble devant un télécran l’ennemi du moment. Estasia ou Eurasia, peu importe, ça peut changer du jour au lendemain, l’important c’est de haïr pour souder encore davantage le groupe. Et gare à celui qui n’invectivera pas suffisamment, il sera suspecté de tiédeur et vite éliminé par la Police de la Pensée. Pour les grandes occasions, la minute de la haine se transforme en Semaine. Et Dieu sait qu’on en a connu des Semaines de la Haine, en France, ordonnées par l’appareil politico-médiatique. Souvenez-vous, dans les années 1990, il fallait haïr les Serbes et les électeurs du Front National. Dans les années 2000, il sera très bien porté de haïr le musulman et/ou le juif, l’important étant surtout d’accroître les tensions communautaires pour empêcher tout mouvement social. La Semaine de la Haine peut aussi se décliner sur un mode mineur, au gré des besoins du système : on focalisera une fois sur le pédophile, une autre fois sur le fonctionnaire. Le fonctionnaire pédophile, en l’occurrence le prof, offre l’avantage de faire coup double et revient de ce fait régulièrement à la « une » des gazettes.

Mais là où le génie prophétique d’Orwell donne toute sa mesure, c’est avec Goldstein. Dans 1984, Goldstein, après avoir été compagnon de Big Brother, est entré en dissidence puis se serait enfui à l’étranger d’où il tenterait de renverser le chef bien-aimé. Cet opposant dont le lecteur finit par se demander s’il existe vraiment tant il est caricatural est en fait là pour polariser toute l’attention et ne représente aucun danger réel pour le pouvoir en place.

Le premier à avoir utilisé la méthode Goldstein, c’est François Mitterrand. En inventant Le Pen qui n’était jusqu’aux Européennes de 1984 (tiens, tiens, quelle coïncidence…) que le chef d’une coalition hétéroclite de vieux roycos, pétainistes, cathos intégristes et païens tendance ND, il a durablement assuré son pouvoir. Il a permis à la droite de se déchirer joyeusement, aux intellectuels de gauche de faire semblant de penser à gauche sans jamais avoir à écrire le mot « ouvrier » et à stigmatiser toute volonté d’aider le peuple sous la très disqualifiante appellation de « populisme ».

Mitterrand était intelligent, instinctif et avide de pouvoir absolu. Sarkozy, qui possède au moins deux de ces trois caractéristiques, a décidé d’utiliser aussi la méthode Goldstein. Il a d’abord essayé avec Besancenot et le NPA. L’acmé médiatique de cette stratégie est apparue dans toute sa splendeur au cours de « À vous de juger », quand Arlette Chabot fit littéralement des câlins en direct au facteur de la IVe internationale. C’est vrai qu’il était bien, ce petit : il faisait peur au bourgeois, piquait des voix aux socialistes et dans le même temps proclamait son refus de toute alliance et donc son innocuité totale pour le pouvoir en place. Je dis « était » parce qu’il n’a pas eu la même vista que Le Pen, et que les ouvriers en grève ont fini par le trouver lassant, voire encombrant, avec ses discours de jeune homme qui en matière d’action politique veut garder les mains blanches mais n’a pas de mains.

Alors, divine surprise, le score de la liste Europe-Ecologie est arrivé. Et avec lui, Cohn-Bendit le retour, II ou III, on ne sait plus trop bien[1. Je cite Charles Pasqua en 1999 sur la question ? Non, ce ne serait pas bien. Oh et puis, zut, j’ai trop envie : « A quoi reconnaît-on que Cohn-Bendit est Allemand ? Il revient tous les trente ans. »]. Cohn-Bendit est un Goldstein idéal : il incarne 68 qui est un formidable repoussoir pour la vieille droite, il représente jusqu’à la caricature le vote bobo, ce qui ne lui permettra jamais d’agréger le vote populaire et il ne représente aucun danger pour l’économie de marché puisqu’en bon libéral-libertaire, il l’aime presque autant qu’un bon tarpé.

Big Brother a gagné. Totalement. Goldstein en est devenu tellement inoffensif qu’on pourrait presqu’en faire un ministre d’ouverture.

Crime contre les Humanités

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Une fosse commune contenant le corps de quarante-cinq Celtes a été découverte en Angleterre, lors de travaux sur un site prévu pour les épreuves de voiles des JO de Londres, en 2012. Il y aurait parmi eux des femmes et des enfants. On pense qu’ils auraient été massacrés par les légions romaines de l’empereur Claude, en 43 après Jésus-Christ, lors des ultimes combats sur cette côte du Dorset, aux alentours de Weymouth. Gordon Brown, actuellement en grande difficulté dans les sondages, envisagerait de demander l’extradition de certains responsables, notamment des centurions et des décurions, qui vivraient encore à Rome sous la protection de Berlusconi. Pour les autorités britanniques, il n’est hélas pas exclu de découvrir d’autres charniers du même genre. On espère simplement que la Cour Pénale Internationale de la Haye sera saisie et saura se montrer aussi prompte et efficace que lors de l’affaire yougoslave.

Ni brute ni soumis

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Lutter contre le tabassage des femmes par leurs maris (ou vice versa), c’est bien mais c’est classique. Le secrétariat d’Etat à la Solidarité a dans sa ligne de mire un ennemi autrement plus perfide : la violence invisible. Vous serez donc bientôt soumis à une rafale de spots télé dénonçant la violence psychologique dans le couple. Parce que, c’est bien connu, on commence par être désagréable, on finit par cogner. Contrairement à la précédente campagne, semée de plaies et bosses, voire de meurtres, il s’agit cette fois-ci de faire la guerre aux propos désobligeants voire injurieux qui sapent la confiance en soi et minent l’équilibre psychologique de celui, en l’occurrence de celle, qui en est victime. Dans l’exposé des motifs et des bons sentiments qui accompagne le clip, tourné par Jacques Audiard, on nous promet une description si exacte de cet enfer oppressant et invisible qu’elle crée un malaise insupportable pour le téléspectateur. Mais, assure le metteur en scène dans les colonnes du Parisien, « à la fin l’espoir est là, notre femme réagit ». Diable ! Elle sort un flingue ? Elle met un pain au goujat ? Non, au risque de gâcher le suspense, sachez que sa réaction consiste à appeler le 3619.

A priori, il est difficile d’être contre cette belle cause – personne ne soutient la violence conjugale ni même le harcèlement psychologique. Sauf que contrairement à la bonne vieille violence visible (gifles, uppercuts, etc..), l’ennemi est impalpable, invisible mais aussi silencieux. Nous sommes, je vous le rappelle, dans le domaine de la violence psychique. Prenons la scène du spot. L’homme ne dit rien mais, en pensée, il traite sa femme de « boudin », « traînée » et autres « conne » : la loi va-t-elle punir ces insultes – non prononcées – de prison ? Pourra-t-on se retrouver en garde à vue parce qu’on a pensé « quelle conne ! » ? Il y a le contexte, me direz-vous. Certes, mais un juge harassé ne pourra pas plus distinguer les pensées criminelles des autres qu’il ne saura faire le partage entre l’insulte (verbale) sans conséquence et celle qui mène au pire. Les mots et les gestes ne sont pas seuls à avoir des conséquences dramatiques : le silence, le mépris, la froideur sont des armes aussi redoutables sinon plus que l’antienne « tu ne sais pas t’occuper des enfants » (exemple tiré du même article).

Le message, c’est le casting : la femme est la victime et l’homme le bourreau. Or, si on peut admettre que la violence physique « visible » est un phénomène majoritairement masculin, on ne voit pas pourquoi le harcèlement psychologique le serait aussi. Dans mon propre milieu socio-familial, je connais autant de femmes que d’hommes qui pratiquent ce sport de démolition systématique de leurs conjoints. Lequel d’entre nous ne s’est jamais trouvé désarmé face à une harpie ? Peu importe : il s’agit de confondre Mal et Mâle. Ce qui revient, au nom de la défense de la femme, à ressusciter, en les inversant, les vieux stéréotypes dont le féminisme prétendait nous avoir délivrés.

Autant dire que cette campagne et la logique qui la guide desservent complètement la cause qu’elles prétendent défendre. Oui la pente est glissante et pas seulement des mots aux actes : de la dénonciation légitime de la violence, on est passé à celle de toute forme de pouvoir : comme on disait autrefois que tout est politique, on veut désormais nous faire avaler que tout est violence. Ne pas aimer une femme, occuper une position dominante, construire des tours, posséder une voiture et parfois le simple fait d’être un homme constituent autant de formes de violence. Et c’est là qu’on atteint l’absurde. Il y a quelques années, un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Jérusalem – et qui fut honoré d’une récompense – prétendait que si les soldats israéliens ne violaient jamais les Palestiniennes ni les Palestiniens c’est parce qu’ils étaient racistes ! Le non-viol, n’est-ce pas une terrible violence symbolique, ça ? Le piège se referme sur les moralisateurs : si tout est violence, rien ne l’est vraiment. Laissons les hommes, les femmes et les psychanalystes se débrouiller avec la « violence invisible » et occupons nous de celle qui fait des bleus – sans distinction de sexes. Je ne sais pas pourquoi, mais si j’étais une femme, je préfèrerais mille regards qui tuent à un direct du droit !

Geisser, Redeker, même combat !

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Nous voilà de nouveau avec une de ces affaires dont le landerneau intellectuel français raffole : le politologue Vincent Geisser est, paraît-il, « sommé » de se présenter devant le conseil de discipline du CNRS pour y répondre de « manquement à l’obligation de réserve ».

Que reproche-t-on à Vincent Geisser ? D’avoir, dans un courriel de soutien à une jeune femme privée d’allocation-recherche pour cause de voile islamique, mis en cause le fonctionnaire du ministère de la Défense détaché au CNRS, chargé de veiller à ce que les chercheurs ne mettent pas en danger la sécurité nationale.

Selon Geisser, la jeune femme sanctionnée, Sabrina Trojet, chercheuse en microbiologie, serait victime de ce fonctionnaire, Joseph Illand, qui se livrerait de surcroît à un harcèlement incessant de sa propre personne, en raison de ses prises de positions favorables aux musulmans. Il concluait son courriel en affirmant que Sabrina et lui-même étaient l’objet d’une persécution semblable à celle subie par « les Juifs et les Justes » pendant l’occupation nazie. Ce courriel s’est retrouvé, à l’insu de Vincent Geisser, sur le blog de Sabrina et quelques sites pro-islamistes.

Il n’en fallait pas plus pour que les signataires habituels de pétitions « progressistes » (entendez par-là les Etienne Balibar, Esther Benbassa et consorts à la compassion unilatérale) montent au créneau pour dénoncer cette atteinte intolérable à la liberté d’expression.

Vincent Geisser est l’auteur, entre autres, d’un livre paru en 2003 La nouvelle islamophobie, une riposte à La nouvelle judéophobie de Pierre-André Taguieff, qui prétend démontrer que les seules vraies victimes du racisme dans notre beau pays sont les musulmans en général et les Arabes en particulier. Vincent Geisser est un représentant de cette gauche universitaire islamophile qui a parfois du mal à distinguer clairement islamisme et islam. L’auteur de La nouvelle islamophobie expose une thèse aussi erronée qu’insupportable : la France, en raison du traumatisme hérité de son histoire coloniale, n’arriverait pas à appréhender le fait musulman comme un fait religieux national. Le discours islamophobe emprunterait de manière privilégiée au registre républicain ses arguments d’un islam incompatible avec l’universalisme issu des Lumières. Dans le prolongement du racisme néo-colonial, les « républicains » ne seraient toujours pas sortis d’un rapport civilisateur à l’islam et verraient l’identité française comme exclusive de l’identité musulmane, d’où l’hostilité des républicains au port du voile islamique à l’école !

Geisser ne se contente pas, d’ailleurs, de défendre ses positions dans de savants écrits destinés à ses pairs, mais il descend sur le terrain, à savoir dans les cités HLM où les immigrés maghrébins sont nombreux, pour les appeler à la révolte contre la situation injuste qui leur serait faite. Ainsi, il est arrivé jusqu’au pied des montagnes où je demeure, dans la petite ville industrielle de Scionzier, en Haute-Savoie, pour prêcher la bonne parole aux musulmans y résidant en compagnie d’Hani Ramadan, le frère de Tarik. Hani, responsable du Centre islamique de Genève a connu son quart d’heure de notoriété grâce à une tribune publiée dans Le Monde où il justifiait la lapidation des femmes adultères. Vincent Geisser est un compagnon de route des Frères musulmans, qui, en France, contrôlent l’UOIF, comme on était jadis compagnon de route du PCF et admirateur des réalisations grandioses de l’URSS.

Dès lors que Geisser ne se contente pas de faire de la politologie dans le silence studieux de son bureau, il est naturel que les « services » surveillent du coin de l’œil ses activités. Les Frères musulmans ont parfois quelque attirance pour des méthodes brutales pour faire progresser leurs idées, et ne se contentent pas de la rhétorique policée d’un Tarik Ramadan destinée à séduire les belles âmes occidentales.

Faut-il pour autant rappeler Geisser à ce « devoir de réserve », dont tout fonctionnaire ne devrait jamais se départir ? Robert Redeker se vit, en 2006, lâché par les collègues du lycée où il enseignait à Toulouse pour avoir écrit une tribune violemment anti-islamique dans Le Figaro. Soutenu mollement par sa hiérarchie après qu’il eut reçu des menaces de mort, il finit par se retrouver chercheur au CNRS, comme Vincent Geisser.

Même fonctionnaire, un intellectuel, un enseignant, un chercheur, doit bénéficier de la même liberté d’expression que celle de tous les autres citoyens de la République, y compris celui de dire et d’écrire des bêtises, pour autant qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. A la différence des fonctionnaires d’autorité, comme les préfets, sous-préfets, ambassadeurs, etc., qui incarnent l’Etat dans les lieux où ils sont affectés, le discours des chercheurs n’engage qu’eux-mêmes. Le limogeage, en 2007 du sous-préfet Bruno Guigue, pour cause de publication d’une tribune violemment anti-israélienne sur le site islamiste Oumma.com était donc parfaitement justifié, comme l’a tranché le conseil d’Etat. Il l’aurait été tout autant, d’ailleurs, s’il avait publié un texte violemment anti-islamiste dans Tribune Juive[1. Il est cependant savoureux de constater que parmi les pétitionnaires si attachés à la liberté d’expression de Vincent Geisser emmenés par Esther Benbassa, un bon nombre avait réclamé que l’on réduise au silence – et si possible au chômage – Sylvain Gouguenheim. EL.]. Qu’on lâche donc les babouches de Vincent Geisser, qui n’en pourrait plus de satisfaction narcissique d’être, enfin, une « victime » de l’arbitraire étatique à l’image de ceux qu’il s’efforce de faire passer pour tels.

La nouvelle islamophobie

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Appellations d’origine incontrôlée

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Il faut lire le cahier spécial du Monde qui donne les résultats des principales listes dans tous les pays européens. C’est, aurait dit l’abbé Brémond, remarquable critique littéraire des années 20 du siècle dernier, un vrai moment de « poésie pure ». C’est même parfois franchement surréaliste, sans qu’on sache si le « grand quotidien de référence » fait preuve de cette délicieuse mauvaise foi des membres actifs du « Bloc central », genre Arlette Chabot faisant des mamours à Besancenot, l’opposant gentiment décoratif, ou de désorientation pure et simple devant l’exotisme charmant et les Chimères politiques inclassables dont certains pays des 27 se font une délicieuse spécialité. Savez-vous ainsi qu’il existe, pour Le Monde, une liste qui représente « un centre-gauche eurosceptique » en Estonie, la liste KE, arrivée d’ailleurs en tête avec trois élus ? Ça en jette, on trouve. On sent tout de suite la réflexion politique approfondie, la nuance tellement nuancée qu’on ne voit plus trop la couleur :

– Tu te situes comment, toi, politiquement ?

Il faut prendre à ce moment-là un air pénétré, regarder dans le vague comme si vous aviez traversé de véritables affres idéologiques et que, comme Dante à la fin de la Divine Comédie, vous retrouviez la lumière du jour après la forêt obscure, et dire enfin d’une voix douloureuse mais décidée :

– Oh moi, tu sais, je suis du centre-gauche eurosceptique.

Effet garanti auprès des jolies filles de la rue Saint-Guillaume qui voudront panser vos blessures en vous lisant, nues après l’amour, du Pascal Perrineau, ce qui est malgré tout très moyennement consolant et vous donnerait presque envie de retourner en Estonie, c’est dire…

Le Monde, toujours, nous apprend que la liste NDSV en Bulgarie est constituée de « libéraux royalistes ». Ils ont tout de même deux élus, les « libéraux royalistes ». Libéraux royalistes bulgares, on ne peut s’empêcher de se représenter des types habillés comme dans Sissi Impératrice spéculant sur la baisse du yaourt dans une salle des marchés ou signant les décrets de privatisation des cliniques de rajeunissement du regretté Dimitrov, héros du Komintern. Et puis « libéraux royalistes », toujours dans une perspective poétique, ça sent bon l’oxymore. Et pourquoi pas « trotskistes cohérents » ou « sarkozystes de gauche » ?

Le Monde, encore, est franchement affolé par les deux listes grecques de la gauche de la gauche et ne sait plus trop comment les qualifier, alors qu’il s’agit tout simplement de l’émanation historique des deux partis communistes hellènes. Ainsi le KKE, deux sièges, se voit qualifier d’ »extrême gauche » tandis que le Syriza, un siège, est désigné comme « gauche radicale ». J’aimerais bien que Le Monde m’explique la différence qu’il y a entre « extrême gauche » et « gauche radicale ». Il y en a une des deux qui prévient avant de mettre un bourre-pif en pleine poire au patron délocalisateur ? Ou qui ne dit pas de gros mots et ne casse pas tout quand elle occupe les locaux du MEDEF local ?

Ou alors, dernière hypothèse, mais on n’ose le croire, « communiste », pour le journal du soir, ce serait un gros mot ? Ainsi, la liste Akel que soutenait le président communiste de Chypre, Dimitris Christofias, et qui est arrivée au coude à coude avec la droite, est-elle qualifiée pudiquement d’ »ex-communiste », comme si tous ces gens-là avaient eu une maladie grave mais s’en étaient sortis de justesse et que l’on s’interrogeait sur la durée de la rémission. Sinon, oui, je sais, un des chefs d’Etat des 27 est communiste et on n’a pas encore envoyé des troupes envahir l’île d’Aphrodite… C’est à se demander ce que fait l’OTAN, alors qu’un rideau de fer se reconstitue en pleine Méditerranée, sur de jolies plages de sable fin.

Heureusement que Chypre ne produit pas de cigares, sinon ce serait le blocus et on aurait vite fait de confondre Larnaca et La Havane.

Les jeunes sont des cons…

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Déjà, ils ne votent pas aux élections. Mais en plus l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui vient de rendre public les résultats de son enquête annuelle, les accable. On y apprend que la consommation des poppers (des espèces de vasodilatateurs habituellement utilisés par les gays pour leur faciliter la vie) est en forte progression dans la jeunesse et donne un pourcentage qui s’approche de celui d’une liste Europe écologie (13,7 %), tandis que le crack, lui aussi, est en hausse, mais, en passant de 0,5 % à 1 %, il rappelle davantage les performances d’une liste antisioniste ou de Lutte Ouvrière. Cependant le vrai drame révélé par cette enquête est ailleurs : ces petits boutonneux boivent moins d’alcool. 59,8 % seulement d’entre eux ont été ivres au moins une fois dans l’année qui vient de s’écouler, ce qui nous ramène à des chiffres d’avant 2000, brisant ainsi l’honnête et joyeuse progression de cette dernière décennie. Les résultats sont similaires pour le cannabis, mais on peut faire confiance à la vogue médiatique et sociétale du libéral-libertaire Cohn-Bendit pour endiguer cette baisse, tandis que l’alcool, lui, reste tragiquement privé de leader charismatique pour l’incarner.
Ça me déprime tellement que je vais aller m’en jeter un de ce pas.

Coupat : billet de sortie

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Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?
Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?
Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?
Julien Coupat est-il le chef d'une mouvance anarcho-autonome ?

À l’heure où nous mettons sous presse, Julien Coupat vient d’être libéré et placé sous contrôle judiciaire, après six mois de détention à la prison de la Santé. Cette libération, qui intervient deux jours après la publication dans Le Monde de sa charge véhémente contre l’antiterrorisme et le gouvernement, constitue un ultime désaveu de la procédure. Julien Coupat et ses amis ont été accusés d’être à l’origine des perturbations du trafic des TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 et de constituer une « cellule à visée terroriste ».

Avec ce mélange de mauvaise foi et de sincérité qui fait son charme, Causeur peut se targuer d’avoir réagi très vite, puisque nous avons écrit nos premiers articles sur cette affaire dans les jours, voire les heures, qui suivirent le rocambolesque assaut du village de Tarnac (Corrèze) le 11 novembre 2008. On vit ce jour-là, dans une opération comiquement nommée « Taïga », les troupes cagoulées de la SDAT arrêter les membres d’une communauté de jeunes gens après avoir fouillé et saccagé les lieux, sans rien trouver de probant – sinon des livres.

[access capability= »lire_inedits »]Très vite, le pouvoir, suivi par des médias pavloviens, désigna en Julien Coupat le chef suprême d’une hasardeuse « mouvance anarcho-autonome » prête à renverser le monde ancien. On avait surtout besoin d’un rideau de fumée ou d’une diversion. La crise financière forçait les plus libéraux des éditorialistes à des mea culpa keynésiens pendant que les licenciements massifs dévastaient l’économie réelle et que les universités en grève ne se résignaient pas à devenir des entreprises.

Sur un scénario d’Alain Bauer, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy et criminologue autoproclamé, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, produisit, avec l’aide de Bernard Squarcini, chef de la DCRI, la fiction ridicule d’un groupe omnipotent tour à tour responsable des retards de la SNCF ou des révoltes insurrectionnelles des étudiants grecs. Alain Bauer, en effet, avait acheté L’Insurrection qui vient, livre publié par La Fabrique et « signé » par un Comité invisible, derrière lequel on voulut voir à tout prix Julien Coupat. Le livre fut distribué par Bauer au gratin des responsables de la sécurité, qui placèrent sous surveillance le groupe de Tarnac et ses amis rouennais. Enfin, le prétexte arriva avec les incidents de novembre sur les voies TGV.

Sur cette « ténébreuse affaire » comme aurait dit Balzac, des points de vue contradictoires se sont exprimés au sein de Causeur – et c’est très bien comme ça.

Pour nous, en qui certains lecteurs ont finement deviné l’aile coupiste de Causeur, elle a surtout ridiculisé un pouvoir que l’on n’imaginait pas à ce point aux abois. L’embastillement arbitraire et pire, illogique, d’un penseur radical de notre temps ne peut que nous inquiéter sur la rapidité avec laquelle une démocratie peut perdre ses nerfs.

Cette libération constitue une double victoire pour la « bande à Tarnac », comme ils se surnomment plaisamment. Une victoire à plate couture, d’abord, sur les journalistes, et notamment ceux de télévision, qui ont été incapables de filmer le moindre ongle de leur « Julien Coupat ». Les dégoûtantes images des « retrouvailles du père et du fils », ils ne les auront jamais ! Il était délectable d’entendre le reporter d’une chaîne, planté devant la prison de la Santé depuis le matin, déclarer, au comble de la déconfiture : « Ils ne laissent pas les journalistes faire leur travail ! » Mais Julien Coupat et ses amis ont surtout gagné contre le dispositif antiterroriste. Pour la première fois, celui-ci a été décrédibilisé aux yeux d’une grande partie des Français. Espérons que le débat public en vue de l’abrogation de la loi Perben II ne fait que commencer. Les faits n’ont toujours pas été requalifiés, les mises sous contrôle judiciaire injustifiées continuent. La menace antiterroriste pèse encore sur nous. Mais elle a esquissé son premier pas en arrière.[/access]

Empaillons-nous, Folleville !

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Serment du Jeu de paume

« À tort et à raison. » En relisant les articles consacrés à Julien Coupat, ce beau titre d’Henri Atlan m’est revenu en mémoire. Il ne décrit pas seulement l’idéal scientifique, mais l’idéal de la pensée tout court. Sur le papier, c’est facile : nous savons tous qu’il n’existe pas de vérité simple. L’amour du débat est universel. Dans la vraie vie, c’est une autre affaire. Comment douter quand on est convaincu ? Comment faire sienne, serait-ce fugitivement, la voix de son adversaire, voire celle de son ennemi ? Notre maître en déontologie, Edwy Plenel, appelait cela « penser contre soi-même », mais l’émission qu’il anima quelques saisons sur une filiale de TF1 aurait pu s’appeler « Débattre avec soi-même ». Sport largement pratiqué aujourd’hui par les professionnels de la tolérance, qui tolèrent surtout qu’on pense comme eux.

[access capability= »lire_inedits »]D’accord, sauf que nous ne sommes pas des saints. Même à Causeur. Il est bien agréable de s’autoproclamer, avec une pointe de complaisance lyrique, héritiers de la pensée des Lumières, il n’est pas si facile de penser une chose et son contraire. Mais on peut s’imposer d’entendre tout et son contraire. Ou presque. On peut s’obliger à écouter l’autre, se forcer à réprimer son agacement devant sa naïveté ou son cynisme. Les bons jours, on peut même bouger à son contact – ou à celui du réel. Bref, on peut s’empailler entre gens de bonne compagnie. C’était, me semble-t-il, le principe des Salons, dont nous tentons de nous inspirer.

Des amis nous reprochent parfois d’être arc-boutés sur nos convictions (mais lesquelles ?) ou d’être systématiquement dans le contre-pied (mais de quoi ?). Dans le paysage idéologique, les habitués de Causeur se situent entre l’atlanto-libéralisme et le communisme à tendance situ, en passant par des nuances aussi nombreuses que les individus eux-mêmes. Allez faire prévaloir la ligne du Parti dans un tel chaudron de sorcières. Le plus souvent, la seule ligne qui s’impose est de ne pas en avoir. Chacun a sa petite idée, mais nous ne déciderons pas pour vous qui a raison, de Bennasar ou du duo Leroy-Maillé, de l’État ou de Coupat. On n’est pas confronté tous les jours à l’impératif de choisir son camp, pas plus qu’on n’assiste tous les quatre matins à l’affrontement de la Vérité et du Mensonge. Pour le reste, il nous faut nous débrouiller avec la complexité du monde. On a le droit de penser en même temps qu’il existe, chez certains, une obsession juive et, chez d’autres, une obsession antisémite. De même, il est permis de trouver grotesque que l’on ait hurlé à la bavure policière parce que deux gosses avaient passé deux heures dans un commissariat et encore plus grotesque que des policiers interviennent pour régler une bagarre de cour de récré.

Seulement, pour s’engueuler, il faut avoir un langage commun, un récit sur lequel on puisse s’entendre. Face à la dénégation du réel, on est tenté de rester sans voix et de tourner les talons. C’est une erreur. Avec ceux qui pensent que l’insécurité est un fantasme et la violence à l’école une invention sarkozyste destinée à justifier une politique répressive, il y a toujours moyen de ne pas s’entendre et c’est heureux. Avec les « obsessionnistes » (heureuse trouvaille de Hugues Hénique) et leur vision complotiste du monde, on doit admettre que l’exercice atteint ses limites. Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Langage commun ou pas, nous vivons dans le même monde que Dieudonné et sa joyeuse troupe. Il faut faire avec. Aller au contact. Ce n’est pas toujours marrant (quoique), mais quelqu’un doit s’y coller. S’il n’en reste qu’un, nous serons celui-là.[/access]

Joffrin a tout bon, ça s’arrose !

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Décidément ce scrutin européen n’aura pas été avare de surprises. La dernière en date et pas la moindre nous vient de quelqu’un que nous avons abondamment moqué ici : Laurent Joffrin, qui est soudain sorti de sa torpeur idéologique, a balancé aux orties ses œillères binaristes et renoué avec un sens de la complexité dont on le croyait définitivement privé. À preuve, l’édito qu’il a publié ce matin dans Libé, d’une profondeur de vue réelle, et qui commence ainsi : « La social-démocratie perd parce qu’elle a gagné. »

L’objet du papier est donc la crise de la gauche européenne, laminée d’après lui par la Crise avec un C majuscule. Et plus précisément laminée par les vigoureuses réponses étatistes mises en place l’automne dernier par nos dirigeants européens, pourtant supposés « ultralibéraux » (notamment Sarkozy et Merkel, donc, mais aussi Barroso). Non seulement, nous explique Laurent Joffrin, ceux-ci ont évité le pire (un remake aggravé de la crise de 1929), mais ils ont au passage siphonné le fond de commerce de la gauche tradi : « Sarkozy est-il ultralibéral quand il fait sauter sans hésitation la plupart des normes monétaires et budgétaires en vigueur ? En caricaturant l’adversaire, on se caricature soi-même. »

À notre avis, c’est justement cette caricature de l’Autre et donc d’eux-mêmes qui a servi de viatique électoral aux socialistes européens, et notamment français. Qu’on se souvienne (Joffrin a préféré l’oublier, mais bon, on ne va pas trop lui en demander non plus) du piteux délire sarkophobe et bobocentré du Zénith des Libertés, en plein essor du mouvement social. Qu’on se souvienne aussi de l’argument massue du PS pour le 7 juin « Contre l’Europe de Sarkozy et Barroso ». Face à l’ampleur des problèmes, face aux questions et aux angoisses de l’électorat populaire, l’argument était un peu court, même agrémenté d’une magnifique photo en gros plan d’Harlem Désir, Catherine Trautmann ou Vincent Peillon. Comme le dit Joffrin : « La gauche de gouvernement, déjà usée par les compromis pratiqués lors de ses passages au pouvoir, se retrouve sans voix, sur la scène publique comme dans les urnes. Son programme historique a été réalisé pour l’essentiel: elle n’en a plus. C’est la raison profonde de la crise structurelle des socialistes européens. » Le diagnostic est glaçant, et nous le partageons.

Mais là ou Lolo, décidément en forme olympique (faut croire que dix ans de sieste, ça vous retape), surprend vraiment, c’est dans les pistes qu’il trace pour une éventuelle rémission de la gauche. Là où le Joffrin standard aurait pu se contenter de recopier ses petits camarades éditorialistes en en rajoutant dans le registre habituel de Libé – post-rocardien, sociétaliste à donf et donc para-ségoléniste –, là où il aurait dû broder dans le genre « Les urnes ont parlé ! Titine démission ! Il faut d’urgence repeindre la vieille gauche moisie en vert pomme ! », il rebondit au contraire très exactement là où on ne l’attendait pas : « Que faire, sinon reprendre la question sociale à sa racine ? » Nous n’aurions pas dit les choses autrement, d’ailleurs depuis des mois, nous ne les disons pas autrement ici.

Face à une droite futée et affûtée, qui vient en l’espace de quelques mois (ceux de la Crise, puis de la campagne électorale) de nous prouver l’ampleur se son talent et de son sens de l’écoute, seule pourra exister une gauche profondément rénovée, sans tabous ni angélisme sur les questions sociales qu’elle a hier délibérément occultées – le protectionnisme, les salaires, mais aussi l’élitisme républicain, mais aussi l’intégration à marche forcée dans les banlieues, mais aussi la sécurité et autres fariboles.

Ce n’est sans doute pas aux mêmes endroits douloureux que l’éditorialiste de Libé souhaite crever l’abcès, mais toujours est-il que la traduction politique qu’il donne de cette perspective de refondation idéologique ressemble à s’y méprendre à la « Maison commune » chère à Benoît Hamon – et aussi, disons-le sans ambages, à nous-mêmes : « C’est par la confrontation, écrit-il, des différentes cultures de la gauche – réformistes, radicales, républicaines et écologistes – que viendra le renouveau. » Chacun de ces termes compte, on y cherchera en vain l’adjectif « démocrate », on ne trouvera à sa place que le ci-devant gros mot « républicain ».

Quand Joffrin, comme avant lui July, brossait la gauche dans le sens du poil, et donc dans celui de ses pires trahisons vis-à-vis de sa base populaire, il avait toujours l’écoute des éléphants du PS. On ose espérer que quand il avance quelques bonnes grosses (et pourtant fines) vérités, on n’ira pas l’exécuter…