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Téhéran : le printemps des illusions

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Impossible d’être insensible aux images qui filtrent d’Iran, à ces hommes et femmes qui aspirent à la liberté. Et difficile, en même temps, de ne pas être mélancolique en pensant à ce qui les attend s’ils gagnent – et ils gagneront tôt ou tard. Ils ne le savent pas, mais ils vivent leurs plus belles heures, quand la liberté est rêvée. C’est l’heure de la poésie avant que la prose du monde ne revienne faire son sale boulot.

Enthousiasme instinctif, donc face à l’écran, qui n’empêche quelques tristes réflexions. Nous le savons déjà, la suite, hélas, est inévitable : dans cinq, dix ou quinze ans l’Iran sera libre. Ce qui concrètement signifie qu’on y trouvera des centres commerciaux ouvert 7 sur 7 (je me demande si ce n’est pas déjà le cas), périodiques cochons dans les kiosques à journaux, citoyens consommateurs addicts à Plus belle la vie et au Loft, sans oublier des hordes de jeunes, pantalon en berne, épaule tatouée et piercing au nez. Et bien entendu, pas mal de monde s’offrira le frisson de la nostalgie du bon vieux temps, quand porter du rouge à lèvres ou boire une gorgée de bière étaient des actes subversifs.

Après des siècles de réflexion sur l’écart qui existe entre « liberté de » et « liberté pour », nous ne sommes pas très avancés. « Je fais ce que je veux » ne me dit pas « ce que je veux ». Les Iraniens qui vivent sous le joug d’interdictions multiples et absurdes ne veulent qu’une chose : s’en libérer. Cette aspiration à une « liberté négative », toute entière contenue dans les chaînes arrachées, est souvent le dénominateur commun aux coalitions hétéroclites qui accomplissent les révolutions. On ne prend pas le Palais d’Hiver en préparant un pacte de gouvernement. Pour que le Grand soir ait lieu, il faut que les lendemains chantent, que la poésie étouffe la prose. Et ça, ça ne dure jamais. Heureusement d’ailleurs.

Je me demande ce qu’ils imaginent, tous ceux qui, dans les rues de Téhéran, demandent la liberté et la démocratie ; quelles images, quels rêves ont-ils en tête ? Pour beaucoup, la « liberté » doit être le remède, celui qui guérira tous leur maux – même ceux qui n’ont rien à voir avec la politique. Mais quand le pouvoir s’installe dans les vies, quand il est capable d’y introduire le malheur, comment ne pas espérer que celui qui viendra apportera le bonheur ? Ils veulent une « autre vie », pas moins. Risqueraient-ils, sinon, leur travail et leur vie, leur quiétude et celle de leurs proches ? Affronteraient-ils la police et les milices s’ils savaient qu’à la clé, ils n’ont rien d’autre à gagner que l’existence des classes moyennes d’Occident. Et encore, ils la paieront cher. Même si un miracle amenait, demain matin, Hossein Moussavi au pouvoir, nombre de ceux qui manifestent avec tant de courage seraient toujours sans emploi et sans logement, l’horizon borné par les difficultés quotidiennes. Heureusement, ils ne savent pas. Heureusement, dans ce domaine, les leçons de l’Histoire ne comptent pas. Seuls les rêves transportent les foules. Pour se sacrifier il faut croire, même si c’est une illusion, qu’on se sacrifie à quelque chose de plus grand que soi. D’ailleurs, ce n’est jamais complètement une illusion.

L’expérience polonaise dont l’entourage de Moussavi dit s’être inspiré est effectivement emblématique. Rappelons-nous de Gdansk 1980-1981, Adam Michnik, l’esprit Solidarność, et observons la Pologne de 2009. Ceux qui manifestaient pour la liberté et la démocratie avec Lech Wałęsa rêvaient de tout autre chose. Heureusement. La déception, c’est le seul contrat que nous ayons avec l’Histoire.

Quant à nous, (télé)spectateurs de ce spectacle fascinant, nous regardons ces Iraniens de tous âges comme des vieux contemplent des jeunes en train de s’engager dans la vie avec cet enthousiasme dont seuls les ignorants sont capables. Et comme ces vieux, nous échangerions volontiers un peu de notre sagesse contre l’ignorance des Iraniens, cette ignorance bénie par Jésus himself, selon saint Marc en tout cas. Bonne chance, chers Iraniens, chères Iraniennes, vous vivez le meilleur, le plus intense, celui où la joie côtoie le danger. Savourez chaque instant. Un jour, que j’espère proche, vous gagnerez. Et rien ne sera plus jamais pareil.

Bienvenue dans l’Empire du moindre mal, selon la brillante définition de Jean-Claude Michéa. Après tout, on n’y est pas si mal. Vous ne pouvez pas éviter le tchador et tous les autres interdits, le monde dans lequel nous vivons offre au moins le luxe de pouvoir le déserter. Nul n’est obligé de s’abrutir devant la télé-poubelle, d’aller au Mac Do ou de lire d’infects romans contemporains. Oui, vous allez découvrir combien la liberté est prosaïque. C’est peut être triste à dire, mais c’est ce qu’on peut vous souhaiter de mieux. Ou de moins pire.

Fête des pères, do it yourself !

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Le conseil aurait pu être bon en ces périodes concomitantes de crise économique et de fête des pères : le site Burda Style nous explique comment fabriquer soi-même une cravate en soie. En théorie, ça a tout pour plaire (y compris à Jérôme Leroy, puisqu’il y a des patrons à découper). En pratique, faut quand même être à la fois bon en couture (il y a quatorze étapes de fabrication), mais aussi en anglais (faut traduire) et en calcul (faut convertir de ces fucking inches en mesures humaines). Et qu’on ne vienne pas me faire remarquer, please, qu’il existe un site de Burda en français, non seulement il est beaucoup moins trendy, mais on n’y trouve pas trace de cravates. Bref, mon conseil pour les retardataires, filez chercher une bouteille de Glenmachinchose chez l’Arabe du coin, les paternels aiment toujours ça. Ou alors, s’il y a marché dimanche matin par chez vous, allez y acheter une magnifique cravate made in Asia à 5 €. En plus d’un papa heureux, vous ferez une bonne œuvre en donnant du travail à un gamin de sept ans…

Intermède savoyard

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Short trip at home est, si nous nous souvenons bien, une nouvelle de Scott Fitzgerald, dont on pourrait traduire le titre par « Bref retour à la maison ». Cela convient parfaitement à notre situation présente. Nous sommes rentrés hier soir à 11 heures (23 heures en langage posthistorique) et nous repartons à 5 heures, ce dimanche, après avoir voté Front de Gauche, bu une bouteille de Chinon de chez Lenoir sur un romestèque au poivre flambé au ouisquie. La vie est un voyage en tégévé, et on ne dit pas seulement ça pour l’allitération.

Une semaine passée à Annemasse, donc, une ville qui a un nom de fille douée de ses mains. Annemasse se vit comme la banlieue de Genève. Annemasse a tort, Annemasse est une vraie ville, qui a échappé à la muséification française habituelle de l’urbanisme dénoncée par Marc Augé, où l’on a piétonnisé trois ou quatre rues dédiées à la vente de pacotilles spectaculaires-marchandes. Tout ça pour arriver à une cathédrale et/ou à une place rénovées, où des bobos viennent une fois par semaine faire leur marché bio et payer le radis l’équivalent d’un RSA.

Non, avec son urbanisme bordélique, ses avenues aux immeubles sans style bien défini et ses passants multicolores, Annemasse ressemble à une ville du monde d’avant, c’est-à-dire une ville où l’on vit d’une vie humaine et non un lieu où l’on se rend de temps à autre pour nourrir une triste dépendance de zombie consumériste.

Annemasse, comme ne l’ignorent pas ceux qui sont allés à l’école avant sa destruction massive par l’idéologie libérale-libertaire, se trouve en Haute-Savoie. La Haute-Savoie est un département avec des montagnes, dont le Mont-Blanc qui est quand même très beau (même pour un septentrional maritime comme votre serviteur), quand il apparait au détour d’une route dans le soleil du matin. Entre les montagnes, dans les vallées, on trouve des médiathèques habitées par de jolies bibliothécaires et des collèges où l’on a aimé la Grande Môme, un de nos romans à l’usage des jeunes gens qui lisent encore.

Quand vous êtes plus de cinq jours dans une ville inconnue, à dormir à l’hôtel, par une température qui ne descend pas en-dessous de 35°, vous pouvez perdre assez vite pied, avoir l’impression au choix d’être un personnage de Simenon en plein escapisme, comme Monsieur Monde ou de K. Dick, piégé dans une illusion psychotropique, croyant qu’il est là depuis la veille alors que ça fait trente ans (ou le contraire d’ailleurs).

Mais nos lecteurs savent qu’au bout du compte nous sommes des cartésiens, amoureux de la raison et de la méthode. Pour échapper à cette angoisse de la déréliction, nous avons donc décidé de nous accrocher de toutes nos forces à la réalité, et ce en pratiquant des sports à haut-risque comme la dégustation de tartiflettes par temps caniculaire, accompagnée de Mondeuse, qui est un vin tout à fait plaisant et qui a su rester naturel. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à trafiquer leur jaja puisque de toute façon l’exigüité de leur terroir leur interdit de fait les rendements démesurés.

Des centaines de visages aussi, en général bienveillants, polis, civilisés, comme tous ceux des gens qui aiment les livres pour ce qu’ils représentent de rêve et d’émancipation. Remercions la jeune femme de la médiathèque de Saint-Pierre en Faucigny qui, après l’atelier d’écriture du mercredi après-midi, voyant que nous souffrions visiblement à l’idée de retourner aussi vite dans la fournaise d’Annemasse nous a emmené dans sa petite automobile jusqu’au Grand Bornand prendre le frais et nous a fait passer au large des Glières. Reconnaissance également à l’aide documentaliste du lycée de Ville-La-Grand, dont la cour est longée par un petit chemin qui se faufile à travers des champs et qui marque la frontière avec la Suisse. Ce fut un lieu de passage pour les Juifs pendant l’Occup, qui étaient aidés par des prêtres du cru, devenus depuis des Justes. L’un d’eux, d’ailleurs est encore en vie. Bonheur du sentiment géographique, aussi, à cet endroit, quand on se voit soi-même à l’œil nu sur une carte franchir des frontières (même chose lors d’une baignade à Eilat, dans nos promenades hasardeuses à travers les bois du Mont Noir ou sur cette portion oubliée de la Grande Muraille, à une centaine de kilomètres de Pékin.)

Tout ça s’est terminé le samedi par le quinzième salon de littérature jeunesse d’Annemasse où nous avons découvert et acheté les livres de Plonk et Replonk, artistes suisses maitres du non-sense, qui détournent de vieilles carte-postales dans un esprit surréaliste proche de celui du dessinateur Glen Baxter.

Tout à l’heure, nous repartons pour Angers, Grande Môme toujours. Dans le train, on relira des poèmes de Bukowski et les Minima Moralia d’Adorno, qui sont aussi des poèmes dans leur genre. La preuve : « Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. »

Vive l’Eglise de France !

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Qui a dit que l’Eglise catholique se portait mal ? Sur l’excellent site du diocèse de Versailles, nous apprenons que le dimanche 28 juin 2009 en la cathédrale Saint-Louis, à 15 h 30, Mgr Aumonier, décidément bien nommé, ordonnera trois nouveaux prêtres : Jacques Noah Bikoé, Gaël Bénéat et Marc-Olivier de Vaugiraud. Nous remarquerons qu’en ces temps troublés où un certain nombre d’agités du bocal ont envie d’aller à la guerre ethnique, l’Eglise de France, fidèle à sa tradition universaliste, a choisi un Africain, c’est-à-dire un Noir, qui sera peut-être Pape un jour, un roturier de la bourgeoisie qui préfère dire la messe que de s’agiter dans une salle des marchés ou une start-up attrape-gogos on line et un aristocrate dont on peut penser qu’il est issu d’une dynastie de militaires héroïques et de conseillers d’Etat intègres. C’est décidément dans les derniers secteurs non-marchands de ce pays, Eglise catholique et école publique, que l’on semble décidé à donner sa chance à la « République, notre royaume de France », comme aurait dit Péguy, qui doit, de là où il est, regarder cela avec un certain soulagement.

À visage découvert

« Peut-on empêcher la femme musulmane d’affirmer son identité ? » Je ne sais plus quel journaliste de radio a lancé avec cette phrase le sujet sur la burqa (ou j’ai préféré l’oublier), mais évidemment, la réponse était contenue dans la question. Et c’était non, bien sûr : on ne saurait, sous peine d’être taxé de ringardisme ou de racisme, empêcher qui que ce soit de se livrer à quelque exhibition identitaire que ce soit – même quand cette exhibition consiste à se cacher des regards du reste du monde. Les identités c’est sacré, proclament chaque jour les médias et les grandes consciences. Imposer des limites à certaines d’entre elles serait de surcroît atrocement discriminatoire.

En réalité, on peut et on doit empêcher la femme musulmane d’affirmer son identité quand cette affirmation heurte la décence commune, c’est-à-dire la culture commune. On trouverait, j’imagine, assez légitime, d’empêcher une femme à qui son identité imposerait d’être promenée en laisse de laisser libre cours à ses pulsions identitaires dans la rue. Je ne vois pas de raison d’être plus tolérante avec celles qui s’affirment en se cachant. Que certains et certaines s’épanouissent dans la servitude ne nous oblige en rien à leur donner droit de cité dans la Cité.

C’est mon choix, nous disent-elles, ces femmes sans visage, à l’image de cette titulaire d’un mastère qui expliquait sur France Info que sous son niqab (terme qui vient de faire son entrée dans notre vocabulaire), elle se sentait pleinement « épanouie ». Au passage, elle confiait qu’en-dessous, elle était habillée en jean’s et t-shirt. « Et pourquoi pas à poil, ça devient érotique », me souffle un copain. Je m’égare.

D’abord, ne soyons pas naïfs : les femmes voilées de pied en cap sont rarement autorisées à causer dans un micro, puisque l’objectif de leur armure vestimentaire est précisément de leur interdire tout contact avec le monde extérieur, celui-ci commençant à la lisière de la famille nucléaire, et encore, après un certain âge, il n’est pas certain que les garçons aient le droit de voir leur mère en jean’s. Elles sont plus souvent analphabètes que diplômées de l’enseignement supérieur. Celle qui répond aux journalistes est donc, par le simple fait qu’elle répond, une exception. Et quand bien même toutes seraient dans ce cas, je m’en fiche complètement, que les femmes-fantômes soient consentantes et épanouies. Moi, je ne suis pas consentante.

Le défilé des bonnes âmes a promptement commencé. Soyons honnête, personne ne défend le port de la burqa. La seule chose sur laquelle on se dispute, c’est sur la meilleure façon de la faire disparaître. Face aux partisans de la schlague législative (dont je suis au cas où vous ne l’auriez pas compris), les fanatiques du compromis, les angoissés du « remède pire que le mal », les mous du genou qui jurent que « l’interdiction est toujours la plus mauvaise des solutions » sont donc sortis du bois. Eric Besson aimerait qu’on parle d’autre chose. Pour Cécile Duflot, qui parait-il, exerce des fonctions dirigeantes chez les Verts, le principal danger n’est pas l’islamisation mais la « stigmatisation ». On n’en attendait pas moins. Quant à Martine Aubry, elle s’est surpassée, en demandant sur RMC et BFM TV qu’on s’occupe un peu moins de burqa et un peu plus d’insertion. Donnons-leur des emplois et des subventions, et tout changera. Heureusement que la Première secrétaire a ajouté qu’il fallait éviter les solutions « simplistes ». Pour la maire de Lille, une loi interdisant le voile intégral n’empêchera pas les femmes de continuer à le porter mais « elles resteront chez elles, on ne les verra plus ». J’en suis sincèrement désolée pour ces dames, dont beaucoup subissent cet enfermement sans même savoir qu’elles pourraient se révolter, mais justement, « ne plus les voir », c’est exactement ce que nous voulons. Aussi cruel que cela puisse sembler, l’interdiction de la burqa n’a pas pour objectif essentiel de sauver celles qui en sont prisonnières mais de nous épargner à tous cet atterrant spectacle.

Personne n’est obligé de vivre en Occident. Mais en Occident, on accepte le regard des autres.

Des prolos pas très raffinés

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Faut pas chatouiller l’entrepreneur avec des grèves en ce moment. 900 employés d’une raffinerie de Total à Lindsey en Grande-Bretagne vont le comprendre lundi en recevant leur lettre de licenciement. La semaine dernière, les impudents salariés du chantier de construction de l’usine avaient débrayé pour protester contre une première vague de 51 licenciements. Total excipe de l’illégalité de la grève sauvage pour virer les ouvriers. Mais c’est peut-être aussi l’occasion pour la multinationale de se dépêtrer d’une sale situation. Depuis janvier, les mouvements sociaux venus de la base se multiplient contre le recours par un sous-traitant de Total à de la main d’œuvre portugaise et italienne sous-payée. Le site avait déjà été le théâtre, fin janvier, d’une grève sauvage d’une semaine. Le mouvement s’est étendu en Angleterre, provoquant l’embarras des syndicats. Salement coincés entre la peur panique d’être taxés de racistes et le légitime souci de protéger le salaire minimum anglais (non respecté par les sous-traitants), les Trade Unions sont pour l’instant aux abonnés absents. Le patronat britannique, lui, est aux anges et entend continuer à profiter des récentes décisions de justice des juridictions européennes, qui permettent d’employer de la main d’œuvre étrangère à des salaires différents. Les amis français des droits de l’homme, très chatouilleux quand Total fait des bêtises en Birmanie, n’ont pas l’air de considérer cette violence sociale comme étant de leur ressort. C’est vrai quoi, pour une fois qu’une multinationale est du côté du Bien et sanctionne avec la dureté qui s’impose des actes xénophobes…

Mollah contre mollah

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Le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Khamenei, devait consacrer aujourd’hui le prêche du vendredi à l’élection présidentielle et à la contestation qui n’a cessé de monter à Téhéran et de s’étendre à tout le pays depuis le 12 juin. Il avait été l’un des seuls dignitaires religieux iraniens à féliciter Mahmoud Ahmedinejad de sa réélection, tandis que le haut clergé chiite gardait prudemment le silence sur la sincérité du scrutin. Qui ne dit mot consent ? Les proverbes ne valent pas en Iran, où rien n’est jamais simple. Pilier de la Révolution islamique de 1979 et défenseur d’un assouplissement du régime façon Khatami, l’ayatollah Montazeri, qui, dans les années 1980, était considéré comme le plus probable successeur de Rouhollah Khomeini avant de s’en éloigner, est sorti cette semaine du bois. Plusieurs autres grands mollahs lui ont emboîté le pas, réclamant le recomptage des voix, voire la tenue de nouvelles élections. Ali Khamenei, le guide suprême, se retrouve aujourd’hui dans une position extrêmement délicate : s’il persiste à apporter son soutien au président Ahmedinejad, il confine nolens volens Mir Hossein Moussavi dans un rôle d’opposant. Ce n’est pas simplement le régime qu’il risque de faire vaciller, mais le principe même de la Révolution islamique : comment s’imaginer un président de la République des mollahs compter dans les rangs de sa future opposition la quasi-totalité de la hiérarchie chiite du pays ? La situation deviendrait très vite intenable.

Certes, on a beau se dire qu’il faut se lever de bonne heure pour trouver la moindre différence idéologique entre Mahmoud Ahmedinejad et Mir Hossein Moussavi. Sur l’essentiel, les deux ne sont pas fâchés : l’enfer est américain et sa succursale régionale est israélienne. Les deux pensent également, du moins officiellement, qu’une petite bombinette atomique arrangerait les affaires iraniennes… Seulement, l’accession au pouvoir de Mir Hossein Moussavi pourrait faire considérablement évoluer la situation. L’ancien Premier ministre iranien n’est pas un perdreau de l’année, mais rien n’exclut qu’il ne relance les projets de démocratisation du régime, portés un temps par Mohammad Khatami et l’Alliance des réformateurs. D’ailleurs, aurait-il un autre choix ? Malgré la croissance économique, c’est l’autoritarisme du Shah qui avait précipité sa chute en 1979 et fait accéder les mollahs au pouvoir. Il se pourrait bien que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que le durcissement ces dernières années du régime d’Ahmedinejad provoque son éviction. Privé du soutien de la hiérarchie chiite et payant également le prix fort pour une politique économique désastreuse (avec un taux de chômage et une inflation jamais vus), Ahmedinejad pourrait bien également être la victime collatérale de la dernière élection américaine. Car, en clamant haut et fort son refus de s’immiscer dans les affaires intérieures iraniennes, puis en laissant ouverte la porte au dialogue avec Téhéran, Barack Obama joue un sale tour au président Ahmedinejad, désormais privé de sa massue rhétorique : être le défenseur de l’Iran contre le grand Satan américain…

En attendant, la contestation grandit en Iran. Réalisatrice de Persepolis, l’illustratrice Marjane Satrapi convoquait il y a deux jours la presse à Bruxelles pour exhiber la copie d’une note adressée par le ministre de l’Intérieur iranien au guide suprême. Ce document, qui corrobore les informations dont Alexandre Adler nous avait fait part, indique que Mahmoud Ahmedinejad n’aurait recueilli que 12 % des voix à l’élection présidentielle[1. Total des votes : 42 026 078. Moussavi : 19 075 623. Karoubi : 13 387 104. Ahmedinedjad : 5 698 417. Rezai : 3 754 218. Votes annulés : 38 716.], largement distancé par Mehdi Karroubi et Mir Hossein Moussavi. Le document circule depuis trois jours en Iran et s’échange par mail au sein des élites iraniennes et des classes moyennes du pays, sous cette forme qui nous a été transmise par des amis d’Iran que nous remercions.

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Evidemment, l’on prendra tout cela avec des pincettes. Un mail peut bien venir d’amis, il peut bien avoir été expédié d’Iran : le fake n’a pas de frontière. Seulement, au-delà de son authenticité, un tel document nous renseigne sur l’état d’esprit de la contestation. En plaçant Mahmoud Ahmedinejad à la troisième place du scrutin, ce n’est pas la régularité de son élection que ses opposants mettent en cause, mais sa légitimité. François Bayrou vous le dira : on a beau se monter le bourrichon tous les matins en se rasant (exercice périlleux au pays des barbus), arriver troisième à une élection n’est pas grand chose…

Moussavi ou Ahmedinejad, donc ? Allez savoir. L’Occident a tout intérêt à ne pas s’immiscer dans ces affaires-là et l’on pourrait déroger à la loi républicaine pour imposer le port – provisoire et symbolique – de la burqa à certains de nos ministres qui se croient obligés de monter sur leurs petits poneys et de prendre parti. Chaque fois qu’une chancellerie occidentale apporte son soutien à Moussavi, c’est Ahmedinejad qu’elle favorise. Unanimes, les belles âmes avaient chanté Obama sur tous les tons lors de son accession à la Maison Blanche, elles feraient bien aujourd’hui de l’imiter et de se taire. Le président américain joue très serré. Alors qu’un changement politique en Iran l’arrangerait pour accélérer le processus de paix au Moyen Orient (dans le conflit israélo-palestinien, comme en Irak), il s’en tient à une ligne : renvoyer dos à dos Moussavi et Ahmedinejad, minorer leurs différences et arguer que l’un et l’autre sont hostiles aux Etats-Unis… Ponce Pilate a un gamin : il fait de la politique à Washington et ça ne lui réussit pas trop mal.

L’hypothèse Moussavi n’est certes pas la panacée, mais elle n’en reste pas moins plus souhaitable que le statu quo. Pour une bonne raison : cet architecte, originaire de Khameneh, à l’Est de l’Azerbaïdjan, est azéri. Culturellement, il est proche des Turcs et de tous les Turkmènes qui ont essaimé dans la région. Pendant la campagne, il est allé jusqu’à revendiquer son identité azérie, en prononçant à Tabriz, dans le nord-ouest du pays, un discours en turc azéri, alors même que l’enseignement et la pratique de cette langue sont vus du plus mauvais œil par Téhéran. Il n’est donc pas dit que l’accession au pouvoir de Moussavi, culturellement proche de la Turquie, n’inciterait pas à un rapprochement assez rapide entre Ankara et Téhéran, au nom d’un revival de cet ottomanisme qu’on croyait disparu depuis l’abolition de l’Empire par Atatürk en 1922. Certaines vieilles idées ont la dent dure. Et ce pourrait être là une promesse de stabilité pour tout le Moyen Orient et un facteur de développement pour l’Iran.

Droit d’asile

La scène se passe dans un petit aéroport, manifestement latino-américain. La climatisation ne fonctionne pas très bien. Un policier moustachu en sueur a l’air un peu embêté devant un voyageur qui lui tend ses papiers.

– Vous pouvez me répéter la raison pour laquelle vous voulez venir cher nous ?
– Asile politique, Monsieur l’agent.
– Vous demandez l’asile politique chez nous ? Mais on n’est pas très riche, vous savez. On essaie de changer les choses, mais c’est encore en chantier…
– M’en fiche, je demande quand même l’asile politique.
– Vous venez d’où ?
– D’où je viens ? Je vais vous dire d’où je viens, Monsieur l’agent. Je viens d’un pays où l’on veut mettre l’âge légal de la retraite à 67 ans. Je viens d’un pays où l’on risque d’élire une mairesse d’extrême droite dans une vieille ville ouvrière. Je viens d’un pays où la chef du parti socialiste propose « une maison commune de la gauche », alors qu’elle a dans son parti à la fois le président du Fonds Monétaire international, l’institution spécialisée dans la ruine des économies du tiers monde, et le maire d’une commune de banlieue qui trouve qu’il y a trop de nègres chez lui. Je viens d’un pays où le président de la République s’apprête à parler devant les parlementaires, mais ne débattra pas avec eux. Je viens d’un pays où 16 % des gens sont persuadés d’avoir fait un vote progressiste en donnant leurs voix à un ex-soixante-huitard écolo, qui trouve que l’économie de marché, c’est très bien. Je viens d’un pays où des récolteuses de fraises et d’asperges venues de Pologne et de Roumanie sont logées dans des baraquements, sur des terrains vagues, et payées six euros par jour. Oui, six. Je viens d’un pays où il y a un ministère de l’Identité nationale. Je viens d’un pays où l’on a enfermé pendant six mois sans preuve un jeune philosophe, parce qu’il aurait écrit un livre qui aurait pu inspirer des saboteurs de TGV, ce qui fait quand même beaucoup de conditionnels pour mettre quelqu’un en zonzon au nom de l’antiterrorisme. Je viens d’un pays où ce n’est pas la crise pour tout le monde, où le Salon du chien bat des records d’affluence et où de plus en plus de médecins refusent d’appliquer la loi sur la Couverture Maladie Universelle. Je viens d’un pays où, à dix ans, vous pouvez vous retrouver chez les flics pour un vol de vélo. Et pour un vol de sucette, on ira chercher le receleur du bâton ? Je viens d’un pays où l’on a détruit 180 000 emplois en 2009, mais où les syndicats sont infoutus de réunir plus de 150 000 personnes dans une manif. Je viens d’un pays où, aux dernières élections, sans qu’il y ait besoin de bourrer les urnes, 88 % des gens se sont prononcés pour le pouvoir en place. Bah oui, Monsieur l’agent, faut comprendre 28 % pour le parti du président, plus 60 % d’abstentionnistes, ça fait 88 %. Et qu’on ne vienne pas me dire que les abstentionnistes sont de pauvres gens dégoûtés. Ce sont des complices, oui ! Qui ne dit mot consent, comme dit un proverbe de chez nous. Je viens d’un pays où l’on a inventé un truc qui s’appelle le RSA. Votre patron vous paie mal, c’est pas grave, c’est la collectivité qui mettra au pot pour que vous puissiez acheter de temps en temps de la bolognaise pour les spaghettis. Et enfin, pour finir, Monsieur l’agent, je viens d’un pays où une autorité supranationale appelée Commission européenne va venir trafiquer mon vin et m’empêcher de manger de la boulette d’Avesnes, mais va être incapable de garantir une durée légale du travail… Voilà, Monsieur l’agent, d’où je viens.
– Eh bah, mon pauvre vieux… Tenez, voilà, je tamponne votre passeport.
– Merci, Monsieur l’agent
– Vous venez d’où, à propos ?
– De France…
– Vous rigolez : La Marseillaise, Liberté, Egalité, Fraternité, tout ça ?
– Bah ouais, mais tout ça, c’est plutôt mal barré.
– Je vois. Alors, bienvenue au Venezuela, Monsieur. Et vive Hugo Chavez !

Un troisième homme peut en cacher un autre

Présentant hier à la librairie Kléber de Strasbourg (la seule librairie de France où vous pouvez vous procurer le mensuel Causeur, sans vous y abonner) son nouveau livre, Le monde est un enfant qui joue, Alexandre Adler a déclaré qu’il venait de s’entretenir avec certains de ses amis de Téhéran. Des conversations très instructives : selon eux, Mahmoud Ahmenidejad ne serait pas arrivé en première position de l’élection iranienne, ni même en deuxième derrière Mir Hossein Moussavi, mais en troisième… De quoi mieux saisir encore la mesure de la colère des Iraniens et le fléchissement du Guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Khamenei, qui hier s’est déclaré prêt à faire recompter les voix, sans pour autant remettre en cause le résultat de l’élection – allez comprendre ! Ahmenidejad, troisième homme ? Et personne ne l’a encore démarché pour lui refiler une carte au Modem ?

Le monde est un enfant qui joue

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Bac philo, tous les sujets

Jeunes gens qui, ce matin, passez le bac philo, oubliez tout, mais sachez une seule chose : vous allez souffrir. Peut-être avez-vous eu la chance de vous asseoir cette année devant un professeur dont l’élocution, le caractère ou l’odeur vous auront convaincus de garder à jamais vos distances avec la philosophie. Peut-être pas. En ce cas, l’épreuve de ce matin sera le coup de grâce. La plupart de mes confrères gardant un œil jaloux sur leur discipline, qu’ils qualifiaient jusqu’à peu de reine des sciences, ils s’évertuent à en dégoûter quiconque commencerait à y porter le moindre intérêt. Et, pour tout dire, leur stratagème ne réussit pas mal.

Mais comme le disait Diogène de Sinope : à Causeur, on n’est pas chien. Donc, voilà en exclusivité les corrigés des sujets du bac 2009 – toutes séries confondues.

La perception peut-elle s’éduquer ?
Les profs de philo se croient tout permis. Il faudrait leur rappeler qu’eux aussi sont fonctionnaires et que leurs collègues travaillant dans des perceptions sont aussi bien éduqués qu’eux.

Peut-on parler pour ne rien dire ?
Oui.

Que gagnons-nous à travailler ?
Du pognon, et puis c’est tout. Si vous estimez que cette réponse est insuffisante, n’hésitez pas à citer le spécialiste incontestable de la question, Henri Salvador. Il écrivait dans un fragment tardif de sa Gesammelte Werke : « Le travail, c’est la santé. Rien faire c’est la préserver. » Si vous parvenez à restituer la citation en allemand, vous êtes sûr d’empocher la mention. Votre correcteur sera tout aussi agréablement surpris, si vous lui balancez une phrase de Rousseau : « L’homme est naturellement paresseux. » Rajoutez que Marcel Jouhandeau (qui aimait la philosophie et l’Allemagne) était bien de cet avis, lui aussi. Concluez par un rapide : « J’ai vu Home et tout irait mieux dans le monde si on était des bio-feignasses. »

Y a-t-il une vérité en histoire ?
Oui. C’est la raison pour laquelle l’homme africain, qui n’est pas encore assez entré dans l’histoire, se tient assez éloigné de la vérité. « T’as vu l’heure ? Et l’homme africain qui n’est toujours pas rentré !… » (Henri Guaino)

Y a-t-il d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?
Oui. Il y a le marteau (Nietzsche). Et la matraque.

Peut-on désirer sans souffrir ?
Bien sûr que oui. Du moment qu’on a du pognon. Et si d’ailleurs, à cinquante ans, on est un prof de philo qui s’échine à corriger des copies de bac sans avoir toutefois les moyens de se payer une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie. Si ton papa possède une bijouterie et qu’il revend de l’horlogerie de qualité, n’omets pas de noter son numéro de portable en bas de la copie. Merci pour eux.

Pourquoi voulons-nous être libres ?
Optez pour un plan thèse-antithèse-synthèse. Les deux premières parties reprendront, bien entendu, la distinction que Benjamin Constant établit entre le concept de liberté chez les Anciens et chez les Modernes. Puis, imaginez un instant (mais un instant seulement) que vous êtes membre du bureau politique du Parti socialiste, prenez votre plus belle plume et rédigez-nous une belle synthèse démontrant que le Vélib abolit la question de la liberté – à condition qu’il y en ait un de libre stationné près de chez vous.

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Héraclite.
C’est très juste. Surtout pas après déjeuner.

Doit-on apprendre à devenir un homme ?
« Y a intérêt. » (Amanda Lear)

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire. » Ludwig Wittgenstein.
Ne pas hésiter à remettre en cause l’énoncé. Il faut vraiment avoir fumé la moquette pour croire que Wittgenstein ait écrit ça en 1921 dans le Tractatus logico-philosophique. Tout le monde le sait : c’est Martine Aubry qui a prononcé cette glorieuse sentence il y a trois jours. C’était assez bien tourné. Et si les socialistes veulent se taire à Versailles, on ne peut pas leur reprocher. Au passage, votre copie gagnera quelques points supplémentaires si vous étalez votre culture. Quand vous citez saint Thomas, n’hésitez pas à parler de l’Aquinate. Pour Kant, un nietzschéen « petit sergent de Königsberg » suffira. Pour la Première secrétaire du Parti socialiste, un « Titine » fera l’affaire. Surtout si votre correcteur s’appelle Vincent Peillon.

Est-il plus facile de connaître autrui que de se connaître soi-même ?
« Wesh, t’es qui, connasse, pour me poser une question ? » (Diam’s)

La question « qui suis-je ? » admet-elle une réponse exacte ?
Oui. Surtout si la question vous est gentiment formulée par un représentant des forces de l’ordre. « T’es qui, toi, t’es qui, hein ? » Ne répondez pas, mais sortez-lui vos papiers. Pour le reste, les questions d’identité nationale et autres conneries semblables, il y a des ministères. Pour l’identité sexuelle, drame aussi lancinant pour un adolescent post-pubère que ses boutons d’acné et l’apparition de poils dans la région pubienne, parlez chirurgie. Vous avez la télé ? Vous avez vu Nick/Tup ?

Cela a-t-il un sens de vouloir échapper au temps ?
Non. On peut essayer, mais, comme l’ont démontré Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et Lisa Minelli, c’est pire qu’avant. Optons pour la solution Annie Girardot : cuite et amnésie.

Que vaut l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel ?
Ça dépend des conventions collectives.

Les apparences sont-elles trompeuses ?
Pas forcément. Mais les éléphants énormément.

Téhéran : le printemps des illusions

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Impossible d’être insensible aux images qui filtrent d’Iran, à ces hommes et femmes qui aspirent à la liberté. Et difficile, en même temps, de ne pas être mélancolique en pensant à ce qui les attend s’ils gagnent – et ils gagneront tôt ou tard. Ils ne le savent pas, mais ils vivent leurs plus belles heures, quand la liberté est rêvée. C’est l’heure de la poésie avant que la prose du monde ne revienne faire son sale boulot.

Enthousiasme instinctif, donc face à l’écran, qui n’empêche quelques tristes réflexions. Nous le savons déjà, la suite, hélas, est inévitable : dans cinq, dix ou quinze ans l’Iran sera libre. Ce qui concrètement signifie qu’on y trouvera des centres commerciaux ouvert 7 sur 7 (je me demande si ce n’est pas déjà le cas), périodiques cochons dans les kiosques à journaux, citoyens consommateurs addicts à Plus belle la vie et au Loft, sans oublier des hordes de jeunes, pantalon en berne, épaule tatouée et piercing au nez. Et bien entendu, pas mal de monde s’offrira le frisson de la nostalgie du bon vieux temps, quand porter du rouge à lèvres ou boire une gorgée de bière étaient des actes subversifs.

Après des siècles de réflexion sur l’écart qui existe entre « liberté de » et « liberté pour », nous ne sommes pas très avancés. « Je fais ce que je veux » ne me dit pas « ce que je veux ». Les Iraniens qui vivent sous le joug d’interdictions multiples et absurdes ne veulent qu’une chose : s’en libérer. Cette aspiration à une « liberté négative », toute entière contenue dans les chaînes arrachées, est souvent le dénominateur commun aux coalitions hétéroclites qui accomplissent les révolutions. On ne prend pas le Palais d’Hiver en préparant un pacte de gouvernement. Pour que le Grand soir ait lieu, il faut que les lendemains chantent, que la poésie étouffe la prose. Et ça, ça ne dure jamais. Heureusement d’ailleurs.

Je me demande ce qu’ils imaginent, tous ceux qui, dans les rues de Téhéran, demandent la liberté et la démocratie ; quelles images, quels rêves ont-ils en tête ? Pour beaucoup, la « liberté » doit être le remède, celui qui guérira tous leur maux – même ceux qui n’ont rien à voir avec la politique. Mais quand le pouvoir s’installe dans les vies, quand il est capable d’y introduire le malheur, comment ne pas espérer que celui qui viendra apportera le bonheur ? Ils veulent une « autre vie », pas moins. Risqueraient-ils, sinon, leur travail et leur vie, leur quiétude et celle de leurs proches ? Affronteraient-ils la police et les milices s’ils savaient qu’à la clé, ils n’ont rien d’autre à gagner que l’existence des classes moyennes d’Occident. Et encore, ils la paieront cher. Même si un miracle amenait, demain matin, Hossein Moussavi au pouvoir, nombre de ceux qui manifestent avec tant de courage seraient toujours sans emploi et sans logement, l’horizon borné par les difficultés quotidiennes. Heureusement, ils ne savent pas. Heureusement, dans ce domaine, les leçons de l’Histoire ne comptent pas. Seuls les rêves transportent les foules. Pour se sacrifier il faut croire, même si c’est une illusion, qu’on se sacrifie à quelque chose de plus grand que soi. D’ailleurs, ce n’est jamais complètement une illusion.

L’expérience polonaise dont l’entourage de Moussavi dit s’être inspiré est effectivement emblématique. Rappelons-nous de Gdansk 1980-1981, Adam Michnik, l’esprit Solidarność, et observons la Pologne de 2009. Ceux qui manifestaient pour la liberté et la démocratie avec Lech Wałęsa rêvaient de tout autre chose. Heureusement. La déception, c’est le seul contrat que nous ayons avec l’Histoire.

Quant à nous, (télé)spectateurs de ce spectacle fascinant, nous regardons ces Iraniens de tous âges comme des vieux contemplent des jeunes en train de s’engager dans la vie avec cet enthousiasme dont seuls les ignorants sont capables. Et comme ces vieux, nous échangerions volontiers un peu de notre sagesse contre l’ignorance des Iraniens, cette ignorance bénie par Jésus himself, selon saint Marc en tout cas. Bonne chance, chers Iraniens, chères Iraniennes, vous vivez le meilleur, le plus intense, celui où la joie côtoie le danger. Savourez chaque instant. Un jour, que j’espère proche, vous gagnerez. Et rien ne sera plus jamais pareil.

Bienvenue dans l’Empire du moindre mal, selon la brillante définition de Jean-Claude Michéa. Après tout, on n’y est pas si mal. Vous ne pouvez pas éviter le tchador et tous les autres interdits, le monde dans lequel nous vivons offre au moins le luxe de pouvoir le déserter. Nul n’est obligé de s’abrutir devant la télé-poubelle, d’aller au Mac Do ou de lire d’infects romans contemporains. Oui, vous allez découvrir combien la liberté est prosaïque. C’est peut être triste à dire, mais c’est ce qu’on peut vous souhaiter de mieux. Ou de moins pire.

Fête des pères, do it yourself !

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Le conseil aurait pu être bon en ces périodes concomitantes de crise économique et de fête des pères : le site Burda Style nous explique comment fabriquer soi-même une cravate en soie. En théorie, ça a tout pour plaire (y compris à Jérôme Leroy, puisqu’il y a des patrons à découper). En pratique, faut quand même être à la fois bon en couture (il y a quatorze étapes de fabrication), mais aussi en anglais (faut traduire) et en calcul (faut convertir de ces fucking inches en mesures humaines). Et qu’on ne vienne pas me faire remarquer, please, qu’il existe un site de Burda en français, non seulement il est beaucoup moins trendy, mais on n’y trouve pas trace de cravates. Bref, mon conseil pour les retardataires, filez chercher une bouteille de Glenmachinchose chez l’Arabe du coin, les paternels aiment toujours ça. Ou alors, s’il y a marché dimanche matin par chez vous, allez y acheter une magnifique cravate made in Asia à 5 €. En plus d’un papa heureux, vous ferez une bonne œuvre en donnant du travail à un gamin de sept ans…

Intermède savoyard

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Short trip at home est, si nous nous souvenons bien, une nouvelle de Scott Fitzgerald, dont on pourrait traduire le titre par « Bref retour à la maison ». Cela convient parfaitement à notre situation présente. Nous sommes rentrés hier soir à 11 heures (23 heures en langage posthistorique) et nous repartons à 5 heures, ce dimanche, après avoir voté Front de Gauche, bu une bouteille de Chinon de chez Lenoir sur un romestèque au poivre flambé au ouisquie. La vie est un voyage en tégévé, et on ne dit pas seulement ça pour l’allitération.

Une semaine passée à Annemasse, donc, une ville qui a un nom de fille douée de ses mains. Annemasse se vit comme la banlieue de Genève. Annemasse a tort, Annemasse est une vraie ville, qui a échappé à la muséification française habituelle de l’urbanisme dénoncée par Marc Augé, où l’on a piétonnisé trois ou quatre rues dédiées à la vente de pacotilles spectaculaires-marchandes. Tout ça pour arriver à une cathédrale et/ou à une place rénovées, où des bobos viennent une fois par semaine faire leur marché bio et payer le radis l’équivalent d’un RSA.

Non, avec son urbanisme bordélique, ses avenues aux immeubles sans style bien défini et ses passants multicolores, Annemasse ressemble à une ville du monde d’avant, c’est-à-dire une ville où l’on vit d’une vie humaine et non un lieu où l’on se rend de temps à autre pour nourrir une triste dépendance de zombie consumériste.

Annemasse, comme ne l’ignorent pas ceux qui sont allés à l’école avant sa destruction massive par l’idéologie libérale-libertaire, se trouve en Haute-Savoie. La Haute-Savoie est un département avec des montagnes, dont le Mont-Blanc qui est quand même très beau (même pour un septentrional maritime comme votre serviteur), quand il apparait au détour d’une route dans le soleil du matin. Entre les montagnes, dans les vallées, on trouve des médiathèques habitées par de jolies bibliothécaires et des collèges où l’on a aimé la Grande Môme, un de nos romans à l’usage des jeunes gens qui lisent encore.

Quand vous êtes plus de cinq jours dans une ville inconnue, à dormir à l’hôtel, par une température qui ne descend pas en-dessous de 35°, vous pouvez perdre assez vite pied, avoir l’impression au choix d’être un personnage de Simenon en plein escapisme, comme Monsieur Monde ou de K. Dick, piégé dans une illusion psychotropique, croyant qu’il est là depuis la veille alors que ça fait trente ans (ou le contraire d’ailleurs).

Mais nos lecteurs savent qu’au bout du compte nous sommes des cartésiens, amoureux de la raison et de la méthode. Pour échapper à cette angoisse de la déréliction, nous avons donc décidé de nous accrocher de toutes nos forces à la réalité, et ce en pratiquant des sports à haut-risque comme la dégustation de tartiflettes par temps caniculaire, accompagnée de Mondeuse, qui est un vin tout à fait plaisant et qui a su rester naturel. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à trafiquer leur jaja puisque de toute façon l’exigüité de leur terroir leur interdit de fait les rendements démesurés.

Des centaines de visages aussi, en général bienveillants, polis, civilisés, comme tous ceux des gens qui aiment les livres pour ce qu’ils représentent de rêve et d’émancipation. Remercions la jeune femme de la médiathèque de Saint-Pierre en Faucigny qui, après l’atelier d’écriture du mercredi après-midi, voyant que nous souffrions visiblement à l’idée de retourner aussi vite dans la fournaise d’Annemasse nous a emmené dans sa petite automobile jusqu’au Grand Bornand prendre le frais et nous a fait passer au large des Glières. Reconnaissance également à l’aide documentaliste du lycée de Ville-La-Grand, dont la cour est longée par un petit chemin qui se faufile à travers des champs et qui marque la frontière avec la Suisse. Ce fut un lieu de passage pour les Juifs pendant l’Occup, qui étaient aidés par des prêtres du cru, devenus depuis des Justes. L’un d’eux, d’ailleurs est encore en vie. Bonheur du sentiment géographique, aussi, à cet endroit, quand on se voit soi-même à l’œil nu sur une carte franchir des frontières (même chose lors d’une baignade à Eilat, dans nos promenades hasardeuses à travers les bois du Mont Noir ou sur cette portion oubliée de la Grande Muraille, à une centaine de kilomètres de Pékin.)

Tout ça s’est terminé le samedi par le quinzième salon de littérature jeunesse d’Annemasse où nous avons découvert et acheté les livres de Plonk et Replonk, artistes suisses maitres du non-sense, qui détournent de vieilles carte-postales dans un esprit surréaliste proche de celui du dessinateur Glen Baxter.

Tout à l’heure, nous repartons pour Angers, Grande Môme toujours. Dans le train, on relira des poèmes de Bukowski et les Minima Moralia d’Adorno, qui sont aussi des poèmes dans leur genre. La preuve : « Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. »

Vive l’Eglise de France !

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Qui a dit que l’Eglise catholique se portait mal ? Sur l’excellent site du diocèse de Versailles, nous apprenons que le dimanche 28 juin 2009 en la cathédrale Saint-Louis, à 15 h 30, Mgr Aumonier, décidément bien nommé, ordonnera trois nouveaux prêtres : Jacques Noah Bikoé, Gaël Bénéat et Marc-Olivier de Vaugiraud. Nous remarquerons qu’en ces temps troublés où un certain nombre d’agités du bocal ont envie d’aller à la guerre ethnique, l’Eglise de France, fidèle à sa tradition universaliste, a choisi un Africain, c’est-à-dire un Noir, qui sera peut-être Pape un jour, un roturier de la bourgeoisie qui préfère dire la messe que de s’agiter dans une salle des marchés ou une start-up attrape-gogos on line et un aristocrate dont on peut penser qu’il est issu d’une dynastie de militaires héroïques et de conseillers d’Etat intègres. C’est décidément dans les derniers secteurs non-marchands de ce pays, Eglise catholique et école publique, que l’on semble décidé à donner sa chance à la « République, notre royaume de France », comme aurait dit Péguy, qui doit, de là où il est, regarder cela avec un certain soulagement.

À visage découvert

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« Peut-on empêcher la femme musulmane d’affirmer son identité ? » Je ne sais plus quel journaliste de radio a lancé avec cette phrase le sujet sur la burqa (ou j’ai préféré l’oublier), mais évidemment, la réponse était contenue dans la question. Et c’était non, bien sûr : on ne saurait, sous peine d’être taxé de ringardisme ou de racisme, empêcher qui que ce soit de se livrer à quelque exhibition identitaire que ce soit – même quand cette exhibition consiste à se cacher des regards du reste du monde. Les identités c’est sacré, proclament chaque jour les médias et les grandes consciences. Imposer des limites à certaines d’entre elles serait de surcroît atrocement discriminatoire.

En réalité, on peut et on doit empêcher la femme musulmane d’affirmer son identité quand cette affirmation heurte la décence commune, c’est-à-dire la culture commune. On trouverait, j’imagine, assez légitime, d’empêcher une femme à qui son identité imposerait d’être promenée en laisse de laisser libre cours à ses pulsions identitaires dans la rue. Je ne vois pas de raison d’être plus tolérante avec celles qui s’affirment en se cachant. Que certains et certaines s’épanouissent dans la servitude ne nous oblige en rien à leur donner droit de cité dans la Cité.

C’est mon choix, nous disent-elles, ces femmes sans visage, à l’image de cette titulaire d’un mastère qui expliquait sur France Info que sous son niqab (terme qui vient de faire son entrée dans notre vocabulaire), elle se sentait pleinement « épanouie ». Au passage, elle confiait qu’en-dessous, elle était habillée en jean’s et t-shirt. « Et pourquoi pas à poil, ça devient érotique », me souffle un copain. Je m’égare.

D’abord, ne soyons pas naïfs : les femmes voilées de pied en cap sont rarement autorisées à causer dans un micro, puisque l’objectif de leur armure vestimentaire est précisément de leur interdire tout contact avec le monde extérieur, celui-ci commençant à la lisière de la famille nucléaire, et encore, après un certain âge, il n’est pas certain que les garçons aient le droit de voir leur mère en jean’s. Elles sont plus souvent analphabètes que diplômées de l’enseignement supérieur. Celle qui répond aux journalistes est donc, par le simple fait qu’elle répond, une exception. Et quand bien même toutes seraient dans ce cas, je m’en fiche complètement, que les femmes-fantômes soient consentantes et épanouies. Moi, je ne suis pas consentante.

Le défilé des bonnes âmes a promptement commencé. Soyons honnête, personne ne défend le port de la burqa. La seule chose sur laquelle on se dispute, c’est sur la meilleure façon de la faire disparaître. Face aux partisans de la schlague législative (dont je suis au cas où vous ne l’auriez pas compris), les fanatiques du compromis, les angoissés du « remède pire que le mal », les mous du genou qui jurent que « l’interdiction est toujours la plus mauvaise des solutions » sont donc sortis du bois. Eric Besson aimerait qu’on parle d’autre chose. Pour Cécile Duflot, qui parait-il, exerce des fonctions dirigeantes chez les Verts, le principal danger n’est pas l’islamisation mais la « stigmatisation ». On n’en attendait pas moins. Quant à Martine Aubry, elle s’est surpassée, en demandant sur RMC et BFM TV qu’on s’occupe un peu moins de burqa et un peu plus d’insertion. Donnons-leur des emplois et des subventions, et tout changera. Heureusement que la Première secrétaire a ajouté qu’il fallait éviter les solutions « simplistes ». Pour la maire de Lille, une loi interdisant le voile intégral n’empêchera pas les femmes de continuer à le porter mais « elles resteront chez elles, on ne les verra plus ». J’en suis sincèrement désolée pour ces dames, dont beaucoup subissent cet enfermement sans même savoir qu’elles pourraient se révolter, mais justement, « ne plus les voir », c’est exactement ce que nous voulons. Aussi cruel que cela puisse sembler, l’interdiction de la burqa n’a pas pour objectif essentiel de sauver celles qui en sont prisonnières mais de nous épargner à tous cet atterrant spectacle.

Personne n’est obligé de vivre en Occident. Mais en Occident, on accepte le regard des autres.

Des prolos pas très raffinés

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Faut pas chatouiller l’entrepreneur avec des grèves en ce moment. 900 employés d’une raffinerie de Total à Lindsey en Grande-Bretagne vont le comprendre lundi en recevant leur lettre de licenciement. La semaine dernière, les impudents salariés du chantier de construction de l’usine avaient débrayé pour protester contre une première vague de 51 licenciements. Total excipe de l’illégalité de la grève sauvage pour virer les ouvriers. Mais c’est peut-être aussi l’occasion pour la multinationale de se dépêtrer d’une sale situation. Depuis janvier, les mouvements sociaux venus de la base se multiplient contre le recours par un sous-traitant de Total à de la main d’œuvre portugaise et italienne sous-payée. Le site avait déjà été le théâtre, fin janvier, d’une grève sauvage d’une semaine. Le mouvement s’est étendu en Angleterre, provoquant l’embarras des syndicats. Salement coincés entre la peur panique d’être taxés de racistes et le légitime souci de protéger le salaire minimum anglais (non respecté par les sous-traitants), les Trade Unions sont pour l’instant aux abonnés absents. Le patronat britannique, lui, est aux anges et entend continuer à profiter des récentes décisions de justice des juridictions européennes, qui permettent d’employer de la main d’œuvre étrangère à des salaires différents. Les amis français des droits de l’homme, très chatouilleux quand Total fait des bêtises en Birmanie, n’ont pas l’air de considérer cette violence sociale comme étant de leur ressort. C’est vrai quoi, pour une fois qu’une multinationale est du côté du Bien et sanctionne avec la dureté qui s’impose des actes xénophobes…

Mollah contre mollah

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Le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Khamenei, devait consacrer aujourd’hui le prêche du vendredi à l’élection présidentielle et à la contestation qui n’a cessé de monter à Téhéran et de s’étendre à tout le pays depuis le 12 juin. Il avait été l’un des seuls dignitaires religieux iraniens à féliciter Mahmoud Ahmedinejad de sa réélection, tandis que le haut clergé chiite gardait prudemment le silence sur la sincérité du scrutin. Qui ne dit mot consent ? Les proverbes ne valent pas en Iran, où rien n’est jamais simple. Pilier de la Révolution islamique de 1979 et défenseur d’un assouplissement du régime façon Khatami, l’ayatollah Montazeri, qui, dans les années 1980, était considéré comme le plus probable successeur de Rouhollah Khomeini avant de s’en éloigner, est sorti cette semaine du bois. Plusieurs autres grands mollahs lui ont emboîté le pas, réclamant le recomptage des voix, voire la tenue de nouvelles élections. Ali Khamenei, le guide suprême, se retrouve aujourd’hui dans une position extrêmement délicate : s’il persiste à apporter son soutien au président Ahmedinejad, il confine nolens volens Mir Hossein Moussavi dans un rôle d’opposant. Ce n’est pas simplement le régime qu’il risque de faire vaciller, mais le principe même de la Révolution islamique : comment s’imaginer un président de la République des mollahs compter dans les rangs de sa future opposition la quasi-totalité de la hiérarchie chiite du pays ? La situation deviendrait très vite intenable.

Certes, on a beau se dire qu’il faut se lever de bonne heure pour trouver la moindre différence idéologique entre Mahmoud Ahmedinejad et Mir Hossein Moussavi. Sur l’essentiel, les deux ne sont pas fâchés : l’enfer est américain et sa succursale régionale est israélienne. Les deux pensent également, du moins officiellement, qu’une petite bombinette atomique arrangerait les affaires iraniennes… Seulement, l’accession au pouvoir de Mir Hossein Moussavi pourrait faire considérablement évoluer la situation. L’ancien Premier ministre iranien n’est pas un perdreau de l’année, mais rien n’exclut qu’il ne relance les projets de démocratisation du régime, portés un temps par Mohammad Khatami et l’Alliance des réformateurs. D’ailleurs, aurait-il un autre choix ? Malgré la croissance économique, c’est l’autoritarisme du Shah qui avait précipité sa chute en 1979 et fait accéder les mollahs au pouvoir. Il se pourrait bien que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que le durcissement ces dernières années du régime d’Ahmedinejad provoque son éviction. Privé du soutien de la hiérarchie chiite et payant également le prix fort pour une politique économique désastreuse (avec un taux de chômage et une inflation jamais vus), Ahmedinejad pourrait bien également être la victime collatérale de la dernière élection américaine. Car, en clamant haut et fort son refus de s’immiscer dans les affaires intérieures iraniennes, puis en laissant ouverte la porte au dialogue avec Téhéran, Barack Obama joue un sale tour au président Ahmedinejad, désormais privé de sa massue rhétorique : être le défenseur de l’Iran contre le grand Satan américain…

En attendant, la contestation grandit en Iran. Réalisatrice de Persepolis, l’illustratrice Marjane Satrapi convoquait il y a deux jours la presse à Bruxelles pour exhiber la copie d’une note adressée par le ministre de l’Intérieur iranien au guide suprême. Ce document, qui corrobore les informations dont Alexandre Adler nous avait fait part, indique que Mahmoud Ahmedinejad n’aurait recueilli que 12 % des voix à l’élection présidentielle[1. Total des votes : 42 026 078. Moussavi : 19 075 623. Karoubi : 13 387 104. Ahmedinedjad : 5 698 417. Rezai : 3 754 218. Votes annulés : 38 716.], largement distancé par Mehdi Karroubi et Mir Hossein Moussavi. Le document circule depuis trois jours en Iran et s’échange par mail au sein des élites iraniennes et des classes moyennes du pays, sous cette forme qui nous a été transmise par des amis d’Iran que nous remercions.

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Evidemment, l’on prendra tout cela avec des pincettes. Un mail peut bien venir d’amis, il peut bien avoir été expédié d’Iran : le fake n’a pas de frontière. Seulement, au-delà de son authenticité, un tel document nous renseigne sur l’état d’esprit de la contestation. En plaçant Mahmoud Ahmedinejad à la troisième place du scrutin, ce n’est pas la régularité de son élection que ses opposants mettent en cause, mais sa légitimité. François Bayrou vous le dira : on a beau se monter le bourrichon tous les matins en se rasant (exercice périlleux au pays des barbus), arriver troisième à une élection n’est pas grand chose…

Moussavi ou Ahmedinejad, donc ? Allez savoir. L’Occident a tout intérêt à ne pas s’immiscer dans ces affaires-là et l’on pourrait déroger à la loi républicaine pour imposer le port – provisoire et symbolique – de la burqa à certains de nos ministres qui se croient obligés de monter sur leurs petits poneys et de prendre parti. Chaque fois qu’une chancellerie occidentale apporte son soutien à Moussavi, c’est Ahmedinejad qu’elle favorise. Unanimes, les belles âmes avaient chanté Obama sur tous les tons lors de son accession à la Maison Blanche, elles feraient bien aujourd’hui de l’imiter et de se taire. Le président américain joue très serré. Alors qu’un changement politique en Iran l’arrangerait pour accélérer le processus de paix au Moyen Orient (dans le conflit israélo-palestinien, comme en Irak), il s’en tient à une ligne : renvoyer dos à dos Moussavi et Ahmedinejad, minorer leurs différences et arguer que l’un et l’autre sont hostiles aux Etats-Unis… Ponce Pilate a un gamin : il fait de la politique à Washington et ça ne lui réussit pas trop mal.

L’hypothèse Moussavi n’est certes pas la panacée, mais elle n’en reste pas moins plus souhaitable que le statu quo. Pour une bonne raison : cet architecte, originaire de Khameneh, à l’Est de l’Azerbaïdjan, est azéri. Culturellement, il est proche des Turcs et de tous les Turkmènes qui ont essaimé dans la région. Pendant la campagne, il est allé jusqu’à revendiquer son identité azérie, en prononçant à Tabriz, dans le nord-ouest du pays, un discours en turc azéri, alors même que l’enseignement et la pratique de cette langue sont vus du plus mauvais œil par Téhéran. Il n’est donc pas dit que l’accession au pouvoir de Moussavi, culturellement proche de la Turquie, n’inciterait pas à un rapprochement assez rapide entre Ankara et Téhéran, au nom d’un revival de cet ottomanisme qu’on croyait disparu depuis l’abolition de l’Empire par Atatürk en 1922. Certaines vieilles idées ont la dent dure. Et ce pourrait être là une promesse de stabilité pour tout le Moyen Orient et un facteur de développement pour l’Iran.

Droit d’asile

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La scène se passe dans un petit aéroport, manifestement latino-américain. La climatisation ne fonctionne pas très bien. Un policier moustachu en sueur a l’air un peu embêté devant un voyageur qui lui tend ses papiers.

– Vous pouvez me répéter la raison pour laquelle vous voulez venir cher nous ?
– Asile politique, Monsieur l’agent.
– Vous demandez l’asile politique chez nous ? Mais on n’est pas très riche, vous savez. On essaie de changer les choses, mais c’est encore en chantier…
– M’en fiche, je demande quand même l’asile politique.
– Vous venez d’où ?
– D’où je viens ? Je vais vous dire d’où je viens, Monsieur l’agent. Je viens d’un pays où l’on veut mettre l’âge légal de la retraite à 67 ans. Je viens d’un pays où l’on risque d’élire une mairesse d’extrême droite dans une vieille ville ouvrière. Je viens d’un pays où la chef du parti socialiste propose « une maison commune de la gauche », alors qu’elle a dans son parti à la fois le président du Fonds Monétaire international, l’institution spécialisée dans la ruine des économies du tiers monde, et le maire d’une commune de banlieue qui trouve qu’il y a trop de nègres chez lui. Je viens d’un pays où le président de la République s’apprête à parler devant les parlementaires, mais ne débattra pas avec eux. Je viens d’un pays où 16 % des gens sont persuadés d’avoir fait un vote progressiste en donnant leurs voix à un ex-soixante-huitard écolo, qui trouve que l’économie de marché, c’est très bien. Je viens d’un pays où des récolteuses de fraises et d’asperges venues de Pologne et de Roumanie sont logées dans des baraquements, sur des terrains vagues, et payées six euros par jour. Oui, six. Je viens d’un pays où il y a un ministère de l’Identité nationale. Je viens d’un pays où l’on a enfermé pendant six mois sans preuve un jeune philosophe, parce qu’il aurait écrit un livre qui aurait pu inspirer des saboteurs de TGV, ce qui fait quand même beaucoup de conditionnels pour mettre quelqu’un en zonzon au nom de l’antiterrorisme. Je viens d’un pays où ce n’est pas la crise pour tout le monde, où le Salon du chien bat des records d’affluence et où de plus en plus de médecins refusent d’appliquer la loi sur la Couverture Maladie Universelle. Je viens d’un pays où, à dix ans, vous pouvez vous retrouver chez les flics pour un vol de vélo. Et pour un vol de sucette, on ira chercher le receleur du bâton ? Je viens d’un pays où l’on a détruit 180 000 emplois en 2009, mais où les syndicats sont infoutus de réunir plus de 150 000 personnes dans une manif. Je viens d’un pays où, aux dernières élections, sans qu’il y ait besoin de bourrer les urnes, 88 % des gens se sont prononcés pour le pouvoir en place. Bah oui, Monsieur l’agent, faut comprendre 28 % pour le parti du président, plus 60 % d’abstentionnistes, ça fait 88 %. Et qu’on ne vienne pas me dire que les abstentionnistes sont de pauvres gens dégoûtés. Ce sont des complices, oui ! Qui ne dit mot consent, comme dit un proverbe de chez nous. Je viens d’un pays où l’on a inventé un truc qui s’appelle le RSA. Votre patron vous paie mal, c’est pas grave, c’est la collectivité qui mettra au pot pour que vous puissiez acheter de temps en temps de la bolognaise pour les spaghettis. Et enfin, pour finir, Monsieur l’agent, je viens d’un pays où une autorité supranationale appelée Commission européenne va venir trafiquer mon vin et m’empêcher de manger de la boulette d’Avesnes, mais va être incapable de garantir une durée légale du travail… Voilà, Monsieur l’agent, d’où je viens.
– Eh bah, mon pauvre vieux… Tenez, voilà, je tamponne votre passeport.
– Merci, Monsieur l’agent
– Vous venez d’où, à propos ?
– De France…
– Vous rigolez : La Marseillaise, Liberté, Egalité, Fraternité, tout ça ?
– Bah ouais, mais tout ça, c’est plutôt mal barré.
– Je vois. Alors, bienvenue au Venezuela, Monsieur. Et vive Hugo Chavez !

Un troisième homme peut en cacher un autre

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Présentant hier à la librairie Kléber de Strasbourg (la seule librairie de France où vous pouvez vous procurer le mensuel Causeur, sans vous y abonner) son nouveau livre, Le monde est un enfant qui joue, Alexandre Adler a déclaré qu’il venait de s’entretenir avec certains de ses amis de Téhéran. Des conversations très instructives : selon eux, Mahmoud Ahmenidejad ne serait pas arrivé en première position de l’élection iranienne, ni même en deuxième derrière Mir Hossein Moussavi, mais en troisième… De quoi mieux saisir encore la mesure de la colère des Iraniens et le fléchissement du Guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Khamenei, qui hier s’est déclaré prêt à faire recompter les voix, sans pour autant remettre en cause le résultat de l’élection – allez comprendre ! Ahmenidejad, troisième homme ? Et personne ne l’a encore démarché pour lui refiler une carte au Modem ?

Le monde est un enfant qui joue

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Bac philo, tous les sujets

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Jeunes gens qui, ce matin, passez le bac philo, oubliez tout, mais sachez une seule chose : vous allez souffrir. Peut-être avez-vous eu la chance de vous asseoir cette année devant un professeur dont l’élocution, le caractère ou l’odeur vous auront convaincus de garder à jamais vos distances avec la philosophie. Peut-être pas. En ce cas, l’épreuve de ce matin sera le coup de grâce. La plupart de mes confrères gardant un œil jaloux sur leur discipline, qu’ils qualifiaient jusqu’à peu de reine des sciences, ils s’évertuent à en dégoûter quiconque commencerait à y porter le moindre intérêt. Et, pour tout dire, leur stratagème ne réussit pas mal.

Mais comme le disait Diogène de Sinope : à Causeur, on n’est pas chien. Donc, voilà en exclusivité les corrigés des sujets du bac 2009 – toutes séries confondues.

La perception peut-elle s’éduquer ?
Les profs de philo se croient tout permis. Il faudrait leur rappeler qu’eux aussi sont fonctionnaires et que leurs collègues travaillant dans des perceptions sont aussi bien éduqués qu’eux.

Peut-on parler pour ne rien dire ?
Oui.

Que gagnons-nous à travailler ?
Du pognon, et puis c’est tout. Si vous estimez que cette réponse est insuffisante, n’hésitez pas à citer le spécialiste incontestable de la question, Henri Salvador. Il écrivait dans un fragment tardif de sa Gesammelte Werke : « Le travail, c’est la santé. Rien faire c’est la préserver. » Si vous parvenez à restituer la citation en allemand, vous êtes sûr d’empocher la mention. Votre correcteur sera tout aussi agréablement surpris, si vous lui balancez une phrase de Rousseau : « L’homme est naturellement paresseux. » Rajoutez que Marcel Jouhandeau (qui aimait la philosophie et l’Allemagne) était bien de cet avis, lui aussi. Concluez par un rapide : « J’ai vu Home et tout irait mieux dans le monde si on était des bio-feignasses. »

Y a-t-il une vérité en histoire ?
Oui. C’est la raison pour laquelle l’homme africain, qui n’est pas encore assez entré dans l’histoire, se tient assez éloigné de la vérité. « T’as vu l’heure ? Et l’homme africain qui n’est toujours pas rentré !… » (Henri Guaino)

Y a-t-il d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?
Oui. Il y a le marteau (Nietzsche). Et la matraque.

Peut-on désirer sans souffrir ?
Bien sûr que oui. Du moment qu’on a du pognon. Et si d’ailleurs, à cinquante ans, on est un prof de philo qui s’échine à corriger des copies de bac sans avoir toutefois les moyens de se payer une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie. Si ton papa possède une bijouterie et qu’il revend de l’horlogerie de qualité, n’omets pas de noter son numéro de portable en bas de la copie. Merci pour eux.

Pourquoi voulons-nous être libres ?
Optez pour un plan thèse-antithèse-synthèse. Les deux premières parties reprendront, bien entendu, la distinction que Benjamin Constant établit entre le concept de liberté chez les Anciens et chez les Modernes. Puis, imaginez un instant (mais un instant seulement) que vous êtes membre du bureau politique du Parti socialiste, prenez votre plus belle plume et rédigez-nous une belle synthèse démontrant que le Vélib abolit la question de la liberté – à condition qu’il y en ait un de libre stationné près de chez vous.

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Héraclite.
C’est très juste. Surtout pas après déjeuner.

Doit-on apprendre à devenir un homme ?
« Y a intérêt. » (Amanda Lear)

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire. » Ludwig Wittgenstein.
Ne pas hésiter à remettre en cause l’énoncé. Il faut vraiment avoir fumé la moquette pour croire que Wittgenstein ait écrit ça en 1921 dans le Tractatus logico-philosophique. Tout le monde le sait : c’est Martine Aubry qui a prononcé cette glorieuse sentence il y a trois jours. C’était assez bien tourné. Et si les socialistes veulent se taire à Versailles, on ne peut pas leur reprocher. Au passage, votre copie gagnera quelques points supplémentaires si vous étalez votre culture. Quand vous citez saint Thomas, n’hésitez pas à parler de l’Aquinate. Pour Kant, un nietzschéen « petit sergent de Königsberg » suffira. Pour la Première secrétaire du Parti socialiste, un « Titine » fera l’affaire. Surtout si votre correcteur s’appelle Vincent Peillon.

Est-il plus facile de connaître autrui que de se connaître soi-même ?
« Wesh, t’es qui, connasse, pour me poser une question ? » (Diam’s)

La question « qui suis-je ? » admet-elle une réponse exacte ?
Oui. Surtout si la question vous est gentiment formulée par un représentant des forces de l’ordre. « T’es qui, toi, t’es qui, hein ? » Ne répondez pas, mais sortez-lui vos papiers. Pour le reste, les questions d’identité nationale et autres conneries semblables, il y a des ministères. Pour l’identité sexuelle, drame aussi lancinant pour un adolescent post-pubère que ses boutons d’acné et l’apparition de poils dans la région pubienne, parlez chirurgie. Vous avez la télé ? Vous avez vu Nick/Tup ?

Cela a-t-il un sens de vouloir échapper au temps ?
Non. On peut essayer, mais, comme l’ont démontré Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et Lisa Minelli, c’est pire qu’avant. Optons pour la solution Annie Girardot : cuite et amnésie.

Que vaut l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel ?
Ça dépend des conventions collectives.

Les apparences sont-elles trompeuses ?
Pas forcément. Mais les éléphants énormément.