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Luc Chatel, « soit-disant » expert en éducation

Pour une fois médisant, le journal Libération croit devoir nous informer que le nouveau ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, ne se serait jamais exprimé sur les questions brûlantes dont il devra dorénavant s’occuper. C’est une erreur. En fouillant bien, on trouve en effet sur le très contournable blog du nouveau ministre une note, en date du 12 avril 2007, appelant à une reforme d’urgence de l’Université.

Certes, Luc Chatel à l’Education n’aura pas directement la lourde tâche de porter la réforme perpétuelle de l’Université que poursuit aujourd’hui Valérie Pécresse, mais celle-ci pourra, pour achever enfin la réforme en question (en même temps que son objet), s’inspirer des réflexions définitives sur l’Université compilées par le nouveau ministre dans son articulet. On y lit notamment que « sous couvert d’une soit-disant (sic) impossibilité de réformer l’université, la France entame un retard considérable dans ce domaine ».

Que le nouveau pensionnaire de l’Hôtel de Rochechouart puisse envisager que la France « entame un retard considérable » dans un domaine quelconque, cela n’étonnera que ceux qui ne lisent pas L’Express.fr et ignorent donc que la chanson préférée du nouveau ministre de l’Education est l’inécoutable Stayin’Alive des Bee Gees, que son livre favori est signé Madame de La Fayette, pardon, Alain Peyrefitte, sans parler de son émission télé culte, le seul classique audiovisuel encore diffusé de nos jours, je veux dire Téléfoot.

Valérie Pécresse pourra aussi s’intéresser à la mesure phare proposée par Luc Chatel dans cette note : la création de zones franches dans les universités, « afin de simplifier l’installation d’entreprises à proximité ». L’idée étant sans doute de permettre aux étudiants d’y travailler le dimanche, et même les autres jours, puisque l’obsession du ministre est de « palier l’inadéquation entre les formations des jeunes diplômés et les besoins du marché du travail », par la création d’un service de l’orientation « mieux connecté ». Entre deux sourires, on aura néanmoins un peu d’indulgence pour notre nouveau ministre, qui a des circonstances atténuantes : il n’est pas comme son prédécesseur agrégé de lettres classiques, mais titulaire d’un DESS de Marketing.

La cantatrice morte

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Séquence 1 : Deux parfaits hommes du monde, debout, en smoking, tiennent des coupes de champagne et une bouteille. Le premier porte élégamment la coupe à ses lèvres, puis lève le visage vers le ciel et crache une fontaine de champagne qui pleut sur son visage. Ils échangent un sourire de jubilation complice et, l’instant d’après, reprennent leur attitude distinguée et altière, tandis que le second homme se livre à son tour au même rituel, qui se répète à l’infini.

Séquence 2 : Une femme bande de ses mains les yeux d’un homme. L’homme se met à courir en cercle de manière effrénée, en tirant la femme derrière lui, comme un cheval aussi puissant qu’aveugle. Ce mouvement évoque une joie absolue et un désespoir absolu, absolument inséparables l’un de l’autre.

Séquence 3 : Une femme se coiffe avec de la laque, très longuement, avec délectation, donnant un immense volume à sa chevelure tout en regardant le public avec une fierté enivrée. Une autre femme arrive du fond de la scène, arborant une crinière prodigieuse, deux fois plus haute que celle de la première femme. Elle se promène d’un air indolent, détaché, tandis que sa rivale sombre dans le désespoir.

Séquence 4 : Un télévendeur postmoderne, affublé d’un casque et d’un micro, assis devant son écran, enregistre à l’infini des commandes de pizzas en répétant sans fin en américain les mêmes phrases toutes faites, avec un faux enjouement mécanique. Simultanément, l’autre partie de la scène est occupée par un tableau tragique. Une dizaine d’hommes et de femmes à quatre pattes, le visage tourné vers le sol, semblable à un troupeau épuisé et désespéré, pousse de la tête une très grande table qui glisse sur le sol sans que nul ne sache où il faut la conduire. Pourtant, leur destin ne dépend que de cette question.

Séquence 5 : Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion.

La femme qui nous a fait voir à travers la chair de ses danseuses et de ses danseurs ces cinq visions, et mille autres, la reine de l’imagination exacte, la chorégraphe et danseuse Pina Bausch est morte d’un cancer à l’âge de 68 ans.

Je me rappelle la première rencontre, il y a treize ans environ. Mon ami B., envers qui ma gratitude n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui, m’invita un soir au Théâtre de la Ville. Au commencement de la pièce, une femme s’avança du fond de la scène en traînant une jambe raide, le corps figé, boitant avec une extraordinaire bizarrerie. Une femme pâle, infiniment maigre, le corps sillonné par le temps, une femme d’une tristesse infinie. Une femme d’une beauté inconcevable : elle, Pina Bausch. Arrivant à hauteur du premier rang des spectateurs, elle a serré une première main, tendant le bras d’un geste roide et, d’une voix tout aussi figée, mécanique, mimant un enthousiasme extrême, elle a lancé, en anglais : « I love Paris ! I love Paris ! » Puis la scène s’est répétée avec une vingtaine de spectateurs, toujours à l’identique, l’immense danseuse allant de l’un à l’autre de la même démarche d’infirme, de crabe paralytique. Enfin, elle a gagné le fond de la scène en continuant toute seule, dans le vide, sa rengaine mécanique. La scène était parfaitement grotesque. Et d’une parfaite étrangeté. Mais elle était aussi incompréhensiblement bouleversante, soulevant le fond de l’âme, c’est-à-dire le fond du corps. Pendant une heure et demi, du commencement jusqu’à l’entracte, puis à nouveau une heure et demi, après l’entracte, il m’est arrivé une chose qui ne m’est jamais advenue une autre fois dans ma vie : toutes les larmes de mon corps, toutes les larmes de mon existence, se sont mises à couler sans discontinuer. Et, simultanément ou presque, pendant trois heures, j’ai ri, de tout mon corps, j’ai ri.

Je défie quiconque d’assister à une pièce de Pina Bausch sans sentir son corps tout entier devenir mémoire vive, chair de temps. Sans voir sous ses yeux défiler toute sa vie, tous ses amours, toute sa misère, tous les échecs de sa vie, toutes les joies pures.

Qui est cette boiteuse misérable ? J’ai pensé immédiatement à Joséphine la cantatrice ou Le peuple des souris, la nouvelle écrite par Kafka au sanatorium quelques mois avant sa mort. Pina Bausch, c’est Joséphine. Joséphine, la plus indigente des souris, incapable de chanter, comme elle est incapable de vivre. Plus que toute autre, elle est indigne et incapable de faire partie du peuple des souris. Parfois cependant son chant manqué, boiteux, la misère infinie de son chant au dessous de tout chant, deviennent soudain un sifflement, un sifflement curieux, irrésistible, envoûtant, qui transfigure le peuple tout entier. Qui fait renaître la communauté tout entière dans son impitoyable vérité musicale. Fellini savait lui aussi que Pina Bausch est notre cantatrice. C’est dans ce rôle qu’elle apparaît de manière éblouissante dans E la nave va : une cantatrice, une cantatrice aveugle, pour qui les sons sont devenus des couleurs intérieures.

Nous aurons besoin du chant de Pina Bausch jusqu’à notre mort, c’est prévisible. Notre dette envers son drôle de sifflement, son art, est infinie.

NPA/Michael Jackson : l’étau se resserre

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Michael Jackson était-il membre du NPA ? Pour incongrue que puisse paraître la question, et sans sombrer dans le complotisme, il est tout de même étrange de constater un nombre de similitudes entre le chanteur récemment décédé et l’officine trotskyste ripolinée qui dépasse, à notre avis, la simple coïncidence. Sans même prendre en compte le fait que Bambi semble avoir été l’icône partagée par facteur de la Quatrième Internationale et par l’inventeur du mouneouaulque, comment ne pas constater que le NPA et Michael Jackson ont en commun d’avoir voulu cacher leurs origines, d’avoir pour cela utilisé la chirurgie esthétique, d’être partis en morceaux suite aux opérations ratées, (ça démissionne pas mal dans les instances du NPA pour rejoindre le Front de Gauche ces jours-ci), d’être morts et malgré tout d’être toujours présents, sur toutes les chaînes, aux heures de grande écoute alors que de fait, ils n’existent plus.

Les dégonflés

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Souvenons nous. 1999, la croissance, Jospin, la gauche plurielle, les 35 heures, le temps libre. Michelin, cette belle entreprise chérie des Français, ce symbole du rayonnement de mondial de notre industrie fait la gaffe du siècle quand le groupe annonce 7500 « suppressions d’emplois », malgré ses résultats financiers en forte hausse. Aussi sec, la Bourse salue l’opération et le titre prend 20% dans la journée…

1999, c’était il y a mille ans. Ce qui avait fait scandale à l’époque, c’était aussi la réponse de Lionel Jospin, auxdits ouvriers ainsi qu’aux autres plansocialisés par des entreprises ultraprofitables (comme Danone-Lu). Jospin leur avait dit : « l’Etat ne peut pas tout ». En clair : démerdez vous avec l’ANPE, ce qu’il reste de syndicats et le grand capital. La gauche a eu le mérite en une phrase d’annoncer son impuissance politique, refusant même toute discussion sur la possibilité de faire voter un amendement qui aurait sévèrement limité la possibilité pour une entreprise profitable de licencier. Ceux pour qui l’Etat-Jospin ne pouvait rien s’en souviendront, de la façon qu’on sait, en 2002, sans que la gauche, une fois séchées ses larmes du 21 avril, en tire jamais les conséquences. Etonnez-vous après ça que les métallos des vallées perdues des Ardennes, aient voté en 2007, pour celui qui leur promettait de ne pas laisser dormir en paix les patrons voyous et d’aller chercher la croissance avec les dents. Certes, pas plus que la gauche, Sarkozy n’a jamais eu l’intention de faire quoi que ce soit, mais au moins, il aura eu les mots qu’il faut, ça méritait une récompense…

Nous voici en 2009, et Michelin nous refait le coup de la « suppression de postes ». Derrière ces mots cliniques, certaines usines seront rayées de la carte, d’autres vidées, comme à Montceau les Mines, de la moitié de leurs ouvriers, prélude habituel à la fermeture totale. Bien sûr, cette fois, Michelin n’affiche pas de résultats financiers faramineux, mais dans le fond on y est presque. Le groupe annonce un milliard d’euros d’investissements en Inde. Je fabriquerais des pneus, je ferai pareil, disons-le. L’Indien va bien finir par s’enrichir, donc autant lui refourguer de la camelote locale. Mais j’aurais peut-être un peu plus de décence et j’éviterais de dire aux licenciés et aux pouvoirs publics français que tout ça, ma pauvre dame, c’est la faute à la crise mondiale qui n’en finit pas.

Car quand que libéral de choc Michel Rollier, le patron de Michelin, nous explique la dure réalité de la crise, et se casse avec l’argent public sans être inquiété par la police, il oublie juste de dire que c’est cette saleté d’Etat-Providence et ce crétin de contribuable qui l’ont aidé à coups de milliards d’argent public à moderniser ses usines, qui l’ont exonéré de dizaines de millions de cotisations sociales pour annualiser le temps de travail, et qui, bien sûr, financeront demain son plan « social ».

Mais Rollier aurait tort de se priver : personne n’ira lui porter la contradiction. La gauche, le PS et le PC, dont c’est quand même un peu le métier est aux abonnés mourants. Allez vas-y, tape, lui dit l’électeur d’en bas genre moi-même. Y’a un boulevard! Venge la jospinade, retrousse tes manches camarade et va chercher enfin ton électorat avec les dents. Ce serait tellement simple, en vérité : un peu de démagogie, un peu de moralité, on n’est même pas obligé de faire de l’économie. Mais la gauche ne dit rien. Elle manifestouille en traînant les pieds, envoie des communiqués à l’eau de rose du genre « si ça continue, il faudra que ça cesse ». Et pis c’est tout. Manque d’idées ? Pré-canicule ? Non, c’est juste qu’elle a elle aussi, comme Jospin, comme Sarkozy, baissé les bras. Elle préfère se payer des indignations environnementales, constitutionnelles, homophiles, libertitudesques, et j’en passe. Les patrons voyous peuvent dormir tranquille, l’électrosocialogramme de la gauche est aussi plat qu’un film d’Emmanuel Mouret. Va falloir bouger, les petits, sinon, chez vous aussi on va bientôt baisser le rideau…

Ne cherchez rien ici à propos du NPA, on est pas là pour rire les amis.

Sarkozy, remanieur universel

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L’hyperractivité du président de la République ne semble pas absorber la totalité de son énergie vitale. Ainsi, il ne lui suffit pas d’assumer seul la tâche délicate de nommer, déplacer ou congédier les membres du gouvernement français. Il s’est trouvé une activité complémentaire et, espérons-le pour lui, convenablement rémunérée de consultant international en remaniement. La télévision israélienne rapporte en effet que, lors de son récent entretien à l’Elysée avec Benyamin Nétanyahou, Nicolas Sarkozy a fortement incité son interlocuteur à virer le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, pour le remplacer par Tzipi Livni. L’intéressé a moyennement apprécié et l’a fait savoir dans un communiqué furibard de son ministère. Sarkozy devrait se méfier : l’ex-Moldave Lieberman a beau être surnommé Yvette par ses amis, ce n’est pas une gonzesse. On lui connait quelques relations anciennes et étroites dans les quartiers chauds de Kiev, Chisinau ou Odessa, qui n’hésitent devant rien pour laver l’honneur bafoué de leurs vieux amis.

Tous les morts ne sont pas égaux en droit

On pense parfois des trucs incongrus dont on a vaguement honte. J’ai appris par le journal de 5 heures de France Inter la catastrophe de l’Airbus comorien. À travers le voile du sommeil finissant, j’ai entendu les mots : « 142 passagers », « Airbus A 310 », « revenaient de Paris aux Comores ». Le temps que je mette des images sur les mots, on était passé à autre chose. Une drôle d’idée m’a alors traversé l’esprit. « Dans trois jours, le CRAN va râler et dire qu’il y a eu deux poids deux mesures et qu’on s’en fout parce que c’est rien que des noirs. » Et une idée encore plus curieuse a suivi : « Le pire, c’est qu’il y aura un fond de vérité. » Attention, j’ai dit un fond. À l’évidence, ces Comoriens n’auront pas le droit au matraquage compassionnel des Franco-Brésiliens. Pas parce qu’ils sont noirs. Parce qu’ils sont Comoriens. Parce qu’ils sont loin. Parce que, selon toutes probabilités, vous connaissez des gens qui vont passer leurs vacances à Rio, pas des passagers en partance pour Moroni.

Il faut dire que j’ai un passif avec ce genre d’affaire depuis une émission consacrée à l’information compassionnelle. En raison des hasards de l’actu qui ne fait pas dans la justice ethnique, il se trouva que les victimes des grandes catastrophes du moment – le cyclone Katrina, l’accident d’un avion dont les passagers étaient majoritairement antillais – étaient, dans une forte proportion, noires. Avec mes invités, j’ironisai, pas sur les victimes évidemment, mais sur le déferlement médiatique grotesque (je me souviens d’une présentatrice lançant d’une voix enjouée : « Et j’aurai le plaisir de vous retrouver demain en direct de la Martinique pour la grande cérémonie de deuil. »). Moyennant quoi quelques bons esprits décrétèrent sur leurs estimables sites que nous étions une bande de fieffés racistes « qui se moquaient des victimes parce qu’elles étaient noires ». J’eus le droit sur je ne sais plus où à une photo barrée de la mention « négrophobe » (je n’invente rien), diverses groupuscules me menacèrent de papier bleu et on en resta là.

Bien entendu, l’émission ne reflétait nullement une quelconque insensibilité mais au contraire une sensibilité très vive à la sottise informationnelle. J’aurais pu refaire la même cinq ans plus tard après le crash du Rio-Paris, et entre les deux, sur des dizaines d’événements à haute teneur lacrymale qui se sont succédés sur nos écrans. Justement, ce matin pour en revenir aux malheureuses victimes comoriennes, il y avait quelque chose qui manquait, pas qui me manquait, qui manquait au paysage. La musique sonnait bizarre : pas de sanglots dans la voix, ni d’air endeuillé : de l’info sobre, un brin froide peut-être, mais propre. Et ça a continué. Les journaux radio et télé ont annoncé ce qu’il y avait à annoncer – en particulier cette réjouissante nouvelle du repêchage de survivants. On a interrogé quelques proches de victimes qui ont confié leur tristesse, donné le numéro de la « cellule de crise » faute de cellule d’aide psychologique à se mettre sous la dent. Ceux qui sont aux manettes de la fabrique de l’info n’ont pas jugé urgent de placer toute la France en thérapie préventive, les journalistes ne se sont pas sentis tenus de parler du drame comme s’ils venaient d’y perdre leur grand-mère. Ils ont fait leur boulot, sans jouer la comédie habituelle de l’identification qui permet au transfert médiatique d’opérer : le journaliste fait mine de souffrir comme s’il vivait ce qu’il raconte, pour que le téléspectateur-auditeur ait à son tour l’impression que c’est de son malheur qu’on parle. Tout le monde y croit sans y croire, c’est la magie des médias.

Perso, je préfère le genre retenu au festival de l’émotion. L’exhibition de l’affliction me parait indécente et mensongère plutôt que respectueuse des victimes. Quand on se montre en train de pleurer sur d’autres, c’est évidemment sur soi-même qu’on invite à pleurer. Qui, après quelques jours, peut prétendre avoir seulement une pensée pour les victimes d’un crash, hormis ceux pour lesquels ces victimes étaient des personnes concrètes ? Parfois, on fait semblant, on travaille tous du deuil ensemble. Et parfois non.

D’accord, mais alors quelles fois ? Pourquoi, me dira-t-on, tant de larmes pour les uns et tant de retenue pour les autres ? Peut-être est-ce un procès d’intention, j’ai un passif, je vous dis, mais j’ai dans l’idée que certains vont nous expliquer que c’est du racisme et que la mort de noirs, ça nous fait pas pleurer autant que la mort de blancs. Et tant mieux si je me trompe et que personne ne dit ça[1. Pour l’instant, le CRAN a fait beaucoup mieux : il a demandé au gouvernement de se saisir de la question des « compagnies poubelles », dont le rapport avec la raison sociale du CRAN n’est pas visible à l’œil nu.].

D’accord, mais si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? Il est légitime de se demander pourquoi certaines victimes sont émotionnellement plus bankables que d’autres. Si nos aimés présentateurs matutinaux ne nous ont pas infligé leur compassion bruyante et larmoyante, ce n’est pas parce qu’ils sont sans cœur, c’est parce qu’ils comprennent implicitement qu’à la bourse de l’émotion, ces morts-là ne feront pas monter les cours ni courir les annonceurs. C’est ce qu’on appelle la vérité des prix.

Je vous sens vous énerver – si vous n’avez pas décroché. Alors quoi ? Pourquoi ? Pourquoi si peu d’universalisme dans notre compassion ? Quand il n’était pas encore le patriarche de la politique française que les journalistes vont visiter comme un monument, Le Pen faisait scandale en disant : « Ma sœur, avant ma cousine, ma cousine avant ma voisine, ma voisine avant je ne sais trop qui. » Si on lui enlève le contenu ethnique que lui donnait Le Pen, cette règle gouverne peu ou prou nos existences sociales. Pour dire à peu près la même chose, les médias utilisent le terme beaucoup plus convenable de « proximité ». Pour que le transfert fonctionne, il faut que les victimes nous ressemblent, en tout cas qu’elles nous soient proches. Et nous avons beau être citoyens du monde, certaines nous sont plus proches que d’autres. Tous les hommes sont frères, peut-être, mais pas tous au premier degré. Si des Français sont retenus en otage en Irak, les médias supposent que cela vous fera un petit quelque chose de plus que si ce sont des Anglais ou des Chinois (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils vous en informent : vous connaîtrez leur village, parfois leur visage ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la concierge de leur mère). Cela dit, la géographie de l’émotion ne recoupe pas exactement les frontières nationales. Notre compassion n’est pas plus affaire de passeport qu’elle n’est question de peau. Si j’avais entendu qu’un avion s’était écrasé entre Paris et Alger, des visages, des noms, des voix me seraient venus à l’esprit, j’aurais pu m’imaginer ayant moi-même pris ce vol ou ayant un ami parmi les victimes. Chacun a son étranger, donc ses étrangers proches.

Parmi les passagers du Paris-Moroni, me dira-t-on, beaucoup vivaient en France, certains étaient français. Sans doute l’absence de bla-bla dégoulinant témoigne-t-elle de leur relégation hors de l’espace public c’est-à-dire médiatique, de leur situation d’exilés intérieurs. Peut-être leurs proches, ceux qui pleurent une conversation interrompue, trouveront-ils un peu d’apaisement dans le fait que leur douleur n’est pas un spectacle. Les fans désespérés et les familles endeuillées ne me feront pas changer d’avis : on pleure mieux seul.

2 + 2 = 5

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Qui osera prétendre après ça que l’actuel président de la République n’a que mépris pour la littérature, fors Marc Lévy ? Non seulement Nicolas Sarkozy lit, mais il comprend ce qu’il lit chez les plus grands auteurs du XXe siècle, et plus spécialement dans le Top Ten des chéris de Causeur. Parce qu’entre nous, un mec qui, face au chômage, recule l’âge de la retraite et combat le déficit public en lançant un emprunt ne peut qu’avoir parfaitement assimilé la leçon de George Orwell : « L’ignorance, c’est la force ! »

De Perpignan à Hénin-Beaumont

Bien que s’étant déroulées à mille kilomètres de distance, les deux élections municipales partielles de Perpignan et de Hénin-Beaumont sont révélatrices du poids du clientélisme dans les mœurs politiques françaises, au moins au niveau local. À Perpignan, le maire sortant, Jean-Paul Alduy, invalidé après le scandale des bulletins dans les chaussettes d’un de ses sbires lors des municipales de 2008, fait un triomphe avec plus de 53 % des voix au deuxième tour. À Hénin-Beaumont, dans le Nord, le FN avec Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour, avec près de 40 % des voix, et a de bonnes chances de l’emporter au second. À première vue, on pourrait en conclure qu’à Perpignan les électeurs ont sanctionné les mauvais perdants, comme c’est souvent le cas dans de telles circonstances, et qu’à Hénin-Beaumont, le Front National bénéficie de l’effet « tous pourris » après la mise en examen et l’incarcération du maire PS Gérard Dalongeville.

Comme toujours, c’est plus compliqué : les deux résultats peuvent aussi être mis sur le compte de la permanence du clientélisme comme élément structurant du comportement politique des électeurs de ces deux villes. À Perpignan, les malheurs de Jean-Paul Alduy, dont la presse nationale a fait ses gorges chaudes, ont eu l’effet inverse de celui escompté par les moralisateurs autoproclamés de la vie politique française : cela a soudé les Perpignanais autour de leur maire attaqué par « ceux de Paris ». Le récent suicide en prison du maire d’une commune voisine, Saint-Cyprien, accusé de malversations dans le cadre de la gestion municipale a conforté le sentiment, dans le bon peuple catalan, que des édiles appréciés de la population étaient en butte à une persécution judiciaire et médiatique exercée par une bureaucratie sans âme ou des journalistes sans foi ni loi.

Jean-Paul Alduy, 67 ans, est un parfait exemple de ces rejetons de dynasties locales qui impriment leur marque à la vie politique de quelques villes de France, comme les Baudis à Toulouse ou, jadis, les Médecin à Nice. Il est fils de Paul Alduy, ancien directeur de cabinet de Guy Mollet, maire, puis député de Perpignan de 1959 à 1992, et c’est tout naturellement qu’il lui succèdera après une crise et la dissolution du Conseil municipal en 1993. L’opportunisme, le népotisme, le clientélisme se pratiquent dans la famille comme l’équitation chez les Windsor : Paul Alduy quitte la SFIO en 1972 pour rejoindre les démocrates sociaux (ancêtre du MODEM) et Jean-Paul Alduy, d’abord élu sous l’étiquette UDF, passera à l’UMP en 2002. On peut supposer que son fils, qui devrait, en bonne logique, récupérer la mairie de Perpignan en 2014, recommencera le cycle en se présentant sous les couleurs du PS…

Décédé en 2002, Paul Alduy avait été sévèrement condamné en 1997 et privé pour cinq ans de ses droits civiques pour avoir fait bénéficier son épouse d’un emploi fictif au centre communal d’action sociale de Perpignan. La présence d’une forte communauté de gitans sédentarisés au centre-ville a alimenté les rumeurs, toujours démenties avec la plus grande énergie par les intéressés, de l’achat de « blocs de voix » dans ce secteur par les Alduy père et fils. Ces pratiques avaient fait l’objet d’un livre écrit par une journaliste du New York Times, Fernanda Eberstadt, Le chant des gitans, dont l’édition française, parue en 2007 chez Albin Michel, fut fortement édulcorée sous la pression de Jean-Paul Alduy.

À part ça, Jean-Paul Alduy est un homme brillant, polytechnicien sorti dans la botte, et son épouse, Dominique, ancienne directrice générale de France 3 et ancienne administratrice générale du Monde sous Jean-Marie Colombani, est une femme charmante, cultivée et compétente.

Mais voilà, dès lors que des traditions ancestrales, remontant à l’époque romaine, sont encore ancrées dans les mentalités de cette France occitane, on n’échappe pas à la fatalité clientéliste.

Il n’y a pas qu’au sud de la Loire que ces pratiques se perpétuent : moins familiales, mais plus claniques et proto-mafieuses, elles peuvent s’observer dans les pays de langue d’oïl et notamment chez les Chtis, où la domination politique de la SFIO puis du PS a transformé un système de solidarité mutuelle, mis en place au XIXe siècle pour faire face aux aléas de la vie et aux vilénies patronales, en une machine politique et électorale. Le pouvoir local distribue emplois municipaux, logements et autres sucres d’orge pour asseoir sa domination et garantir aux élus qu’ils seront reconduits par ceux qui en ont bénéficié et par ceux qui espèrent que ce sera bientôt leur tour. Ce qui est arrivé à Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont est à mettre sur le compte de l’hubris qui s’empare de ceux qui croient qu’ils peuvent tirer infiniment sur la corde sans que la sanction judiciaire ou politique vienne les frapper. Il n’est pas certain que Dalongeville, s’il avait pu se représenter dimanche devant ses électeurs, n’eût pas été réélu, comme, par exemple, Patrick Balkany, qui récupéra facilement son siège de maire de Levallois après avoir purgé sa peine d’inéligibilité pour diverses malversations dans le cadre de ses fonctions. C’est la révolte des « clients » privés de leur dispensateur habituel d’avantages et de passe-droits qui s’est traduite, à Hénin-Beaumont, par le vote massif en faveur du Front national.

Si l’on veut se faire une petite idée de l’évolution possible de ce système lorsqu’il n’est pas, de temps en temps, tempéré par une intervention administrative, judiciaire ou médiatique, il suffit de passer la frontière belge toute proche et d’observer le fonctionnement et les mœurs du PS wallon, qui domine la région depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas possible d’obtenir le moindre emploi public sans être « encarté » au PS, qui, grand prince, en laisse quelques-uns aux affidés d’autres formations politiques avec lesquelles il fait tour à tour alliance. Dans les années 1980, les luttes internes pour le pouvoir au sein du PS de Liège ont provoqué l’assassinat d’André Cools, le boss politique de la région, par des tueurs recrutés par des Siciliens en Tunisie. L’accumulation de scandales frappant des dirigeants du PS en Wallonie n’a eu qu’un effet mineur sur ses résultats électoraux de juin 2009. S’il perd 4 %, il demeure, avec 32 % des voix, le premier parti de Wallonie et le maître d’œuvre de toute coalition de gouvernement.

En réalité, le clientélisme est à la démocratie ce que le gui est au chêne : à dose normale, il n’empêche pas l’arbre de prospérer et présente même un avantage décoratif, mais il risque de l’étouffer s’il devient par trop envahissant.

C’est un dommage collatéral de la décentralisation et des pouvoirs accrus délégués par l’Etat aux collectivités locales, dont les élus sont, c’est humain, tentés d’assurer leur position par des distributions ciblées de petits et gros cadeaux. Dans le vocabulaire crypté de ce petit monde, cela s’appelle les « crédits cantonalisés », attribués par le Conseil général à tous ses membres pour qu’ils puissent jouer les pères Noël dans les communes de leur canton, arrosant ici un maire, là une association, en fonction des retombées électorales possibles. Dans ma Haute-Savoie, on appelle cela la « boîte à sucre ».

Alors quel remède, à supposer qu’il en faille un ? La réduction du « millefeuilles » des collectivités territoriales proposée par la commission Balladur est un pas dans le bon sens, car en diminuant d’un tiers le nombre des élus locaux, elle tarit la source clientéliste dans la même proportion. Mais cela ne suffira pas. Une conversion de la fille aînée de l’Eglise au protestantisme serait certes plus efficace, car le clientélisme est rarissime en terre luthérienne, mais cela semble hors de portée, du moins dans l’immédiat.

Photo de Une, Procession de la « Sanch » à Perpignan, Midnight Digital, flickr.

Boire avec Bob

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Ne nous mentons pas. Au bout du compte, les écrivains se divisent en deux catégories, ceux avec qui on aurait aimé boire et les autres. L’idée de dérives au long cours avec Li Po, Rabelais, Saint-Amand, Apollinaire, Toulet, Perret, Blondin, Mailer, ADG est un bonheur. Esclaves cardiaques des étoiles, à la recherche de cette « paix magnifique et terrible, ce vrai goût du passage du temps » dont parle Guy Debord dans Panégyrique, l’écrivain buveur (et parfois davantage buveur qu’écrivain mais qu’importe) renouvelle sur les plages homériques de Ios, dans les tapis franc du vieux pays de Villon ou au bar du Ritz libéré par Hemingway le geste ancestral des Grecs anciens participant au cérémonies dionysiaques : il vide les cratères emplis des vins lourds de Lesbos pour voir enfin l’œil peint au fond, dont il ne sait plus si c’est le sien ou celui du Dieu deux fois né.

Il est aussi le compagnon irremplaçable, celui des confidences soyeuses comme le souvenir, celui des soirs possibles et des matins difficiles quand l’aube d’été rend fous les oiseaux dans les arbres et qu’il va falloir rentrer, après the last for the road. En revanche, allez savoir pourquoi, l’idée de boire avec Calvin, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet ou Christine Angot nous semble hautement improbable, pour ne pas dire franchement angoissante.

Nous serons donc reconnaissants à Olivier Bailly de rappeler à notre souvenir, dans Monsieur Bob, une biographie empathique, élégante et canaille comme un vin de Loire encore un peu jeune, l’excellent Robert Giraud qui n’aura pas vu le XXIe siècle et qui aura bien fait : il y a de moins en moins de bistrots dans les quartiers rénovés de nos villes désertées par la vie. Ce n’est pas dans une agence immobilière pour tristes vainqueurs de l’économie de marché, dans la boutique de nippes de luxe pour sa femme déjà adultère ou dans les banques où le crédit s’épuise de lui-même dans la fin annoncée de la valeur d’échange que les rencontres entre vivants se font. Et ce n’est pas un hasard s’il deviendra bientôt aussi difficile de trouver à Paris un bistrot qu’un honnête homme dans un ministère d’ouverture : les troupes de la Séparation quadrillent désormais le territoire avec l’arrogance définitive des vainqueurs abstèmes.

Oui, il est décidément heureux que Robert Giraud soit désormais pour toujours à errer dans l’éternité parallèle des zincs de l’après-guerre aux noms qui chantent comme celui de nos lointains comptoirs indiens. Ce n’était pas Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Non, c’était plutôt le « Bar Bac », « Moineau », « Fraysse » ou « Les quatre sergents de la Rochelle ». Zincs de la rue Mouffetard, des Halles ou de Saint-Germain des Prés, on y croisait Blondin et Debord, déjà nommés, Doisneau et Prévert, Boudard et Hardellet, Vidalie et Fallet au milieu des passagers de la nuit, clochards, demi-sels et Venus de barrière. Autant dire ce qu’il y avait de plus fréquentable dans la littérature de l’après-guerre, celle des vrais francs-tireurs où comme le raconte Pierre Chaumeil cité par Bailly, le royaliste et le communiste trinquaient autour du jaja à la qualité incertaine de la France du ravitaillement.

C’était en 1946, à Paris. Autant dire en Atlantide. Les larmes nous en monteraient aux yeux comme lorsque Toulet évoque un Jurançon 93 bu sous les tonnelles du monde d’avant.

Heureusement, comme un Platon naufragé et joyeux, il y eut Robert Giraud pour témoigner que tout cela a vraiment existé. Un peu journaliste, un peu poète et très noctambule, Giraud a laissé quelques joyaux pour ceux qui aiment ces deux passions tellement françaises qui se confondent si souvent : le vin et l’argot[1. Signalons la réédition du Vin des rues, le chef d’œuvre de Giraud, qui accompagne la sortie de cette biographie.]. Olivier Bailly, reporter sensible, sait provoquer chez le lecteur une nostalgie aussi exquise que les douleurs du même nom. Il ressuscite par la même occasion ce continent disparu en trempant sa madeleine dans un verre de beaujolpif. On découvre grâce à lui comment Giraud, ce Rimbaud des comptoirs, né dans le Limousin, copain de lycée de Roland Dumas, libéré in extremis des prisons de la Gestapo par les maquisards de Guingouin, monta à Paris pour ne plus vivre que dans la lumière incertaine des bars où il pratiquait l’ivresse, l’amitié ou la solitude dans des proportions variables selon son humeur fantasque de feu follet.

Comme le disait si justement André Salmon, cité par Bailly : « Robert Giraud ne nous assomme pas de messages. Sévère à son personnage multiplié de notre éther, il est trop occupé de la mesure, de cadence, de puissances réconciliées de l’ombre et de la lumière des mots. C’est un artiste. »

Il nous manquera, quand il s’agira de boire le dernier verre avant la guerre.

Monsieur Bob

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C’est celui qui dit qui y est !

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Le gouvernement en conclave sur l’Emprunt tout un aprèm, le FN qui frôle les 40 % à Hénin Beaumont, des émeutes urbaines à Mantes : pour une fois, il y avait autre chose que du sport et des accidents de la route dans l’actu dominicale. Ce qui n’a pas empêché iTélé de consacrer la plus grande partie de ses JT du soir à… Michael Jackson, avec un reportage devant sa maison, un autre devant son étoile à Hollywood, transformée en semi-mausolée, et pis un autre à la Tour Eiffel où se sont rassemblés les fans parisiens du roitelet de la pop. Cerise sur le gâteau, un commentaire acerbe sur les médias US, accusés, fallait-y penser, d’en faire un peu trop avec Michael Jackson…

Luc Chatel, « soit-disant » expert en éducation

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Pour une fois médisant, le journal Libération croit devoir nous informer que le nouveau ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, ne se serait jamais exprimé sur les questions brûlantes dont il devra dorénavant s’occuper. C’est une erreur. En fouillant bien, on trouve en effet sur le très contournable blog du nouveau ministre une note, en date du 12 avril 2007, appelant à une reforme d’urgence de l’Université.

Certes, Luc Chatel à l’Education n’aura pas directement la lourde tâche de porter la réforme perpétuelle de l’Université que poursuit aujourd’hui Valérie Pécresse, mais celle-ci pourra, pour achever enfin la réforme en question (en même temps que son objet), s’inspirer des réflexions définitives sur l’Université compilées par le nouveau ministre dans son articulet. On y lit notamment que « sous couvert d’une soit-disant (sic) impossibilité de réformer l’université, la France entame un retard considérable dans ce domaine ».

Que le nouveau pensionnaire de l’Hôtel de Rochechouart puisse envisager que la France « entame un retard considérable » dans un domaine quelconque, cela n’étonnera que ceux qui ne lisent pas L’Express.fr et ignorent donc que la chanson préférée du nouveau ministre de l’Education est l’inécoutable Stayin’Alive des Bee Gees, que son livre favori est signé Madame de La Fayette, pardon, Alain Peyrefitte, sans parler de son émission télé culte, le seul classique audiovisuel encore diffusé de nos jours, je veux dire Téléfoot.

Valérie Pécresse pourra aussi s’intéresser à la mesure phare proposée par Luc Chatel dans cette note : la création de zones franches dans les universités, « afin de simplifier l’installation d’entreprises à proximité ». L’idée étant sans doute de permettre aux étudiants d’y travailler le dimanche, et même les autres jours, puisque l’obsession du ministre est de « palier l’inadéquation entre les formations des jeunes diplômés et les besoins du marché du travail », par la création d’un service de l’orientation « mieux connecté ». Entre deux sourires, on aura néanmoins un peu d’indulgence pour notre nouveau ministre, qui a des circonstances atténuantes : il n’est pas comme son prédécesseur agrégé de lettres classiques, mais titulaire d’un DESS de Marketing.

La cantatrice morte

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Séquence 1 : Deux parfaits hommes du monde, debout, en smoking, tiennent des coupes de champagne et une bouteille. Le premier porte élégamment la coupe à ses lèvres, puis lève le visage vers le ciel et crache une fontaine de champagne qui pleut sur son visage. Ils échangent un sourire de jubilation complice et, l’instant d’après, reprennent leur attitude distinguée et altière, tandis que le second homme se livre à son tour au même rituel, qui se répète à l’infini.

Séquence 2 : Une femme bande de ses mains les yeux d’un homme. L’homme se met à courir en cercle de manière effrénée, en tirant la femme derrière lui, comme un cheval aussi puissant qu’aveugle. Ce mouvement évoque une joie absolue et un désespoir absolu, absolument inséparables l’un de l’autre.

Séquence 3 : Une femme se coiffe avec de la laque, très longuement, avec délectation, donnant un immense volume à sa chevelure tout en regardant le public avec une fierté enivrée. Une autre femme arrive du fond de la scène, arborant une crinière prodigieuse, deux fois plus haute que celle de la première femme. Elle se promène d’un air indolent, détaché, tandis que sa rivale sombre dans le désespoir.

Séquence 4 : Un télévendeur postmoderne, affublé d’un casque et d’un micro, assis devant son écran, enregistre à l’infini des commandes de pizzas en répétant sans fin en américain les mêmes phrases toutes faites, avec un faux enjouement mécanique. Simultanément, l’autre partie de la scène est occupée par un tableau tragique. Une dizaine d’hommes et de femmes à quatre pattes, le visage tourné vers le sol, semblable à un troupeau épuisé et désespéré, pousse de la tête une très grande table qui glisse sur le sol sans que nul ne sache où il faut la conduire. Pourtant, leur destin ne dépend que de cette question.

Séquence 5 : Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion.

La femme qui nous a fait voir à travers la chair de ses danseuses et de ses danseurs ces cinq visions, et mille autres, la reine de l’imagination exacte, la chorégraphe et danseuse Pina Bausch est morte d’un cancer à l’âge de 68 ans.

Je me rappelle la première rencontre, il y a treize ans environ. Mon ami B., envers qui ma gratitude n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui, m’invita un soir au Théâtre de la Ville. Au commencement de la pièce, une femme s’avança du fond de la scène en traînant une jambe raide, le corps figé, boitant avec une extraordinaire bizarrerie. Une femme pâle, infiniment maigre, le corps sillonné par le temps, une femme d’une tristesse infinie. Une femme d’une beauté inconcevable : elle, Pina Bausch. Arrivant à hauteur du premier rang des spectateurs, elle a serré une première main, tendant le bras d’un geste roide et, d’une voix tout aussi figée, mécanique, mimant un enthousiasme extrême, elle a lancé, en anglais : « I love Paris ! I love Paris ! » Puis la scène s’est répétée avec une vingtaine de spectateurs, toujours à l’identique, l’immense danseuse allant de l’un à l’autre de la même démarche d’infirme, de crabe paralytique. Enfin, elle a gagné le fond de la scène en continuant toute seule, dans le vide, sa rengaine mécanique. La scène était parfaitement grotesque. Et d’une parfaite étrangeté. Mais elle était aussi incompréhensiblement bouleversante, soulevant le fond de l’âme, c’est-à-dire le fond du corps. Pendant une heure et demi, du commencement jusqu’à l’entracte, puis à nouveau une heure et demi, après l’entracte, il m’est arrivé une chose qui ne m’est jamais advenue une autre fois dans ma vie : toutes les larmes de mon corps, toutes les larmes de mon existence, se sont mises à couler sans discontinuer. Et, simultanément ou presque, pendant trois heures, j’ai ri, de tout mon corps, j’ai ri.

Je défie quiconque d’assister à une pièce de Pina Bausch sans sentir son corps tout entier devenir mémoire vive, chair de temps. Sans voir sous ses yeux défiler toute sa vie, tous ses amours, toute sa misère, tous les échecs de sa vie, toutes les joies pures.

Qui est cette boiteuse misérable ? J’ai pensé immédiatement à Joséphine la cantatrice ou Le peuple des souris, la nouvelle écrite par Kafka au sanatorium quelques mois avant sa mort. Pina Bausch, c’est Joséphine. Joséphine, la plus indigente des souris, incapable de chanter, comme elle est incapable de vivre. Plus que toute autre, elle est indigne et incapable de faire partie du peuple des souris. Parfois cependant son chant manqué, boiteux, la misère infinie de son chant au dessous de tout chant, deviennent soudain un sifflement, un sifflement curieux, irrésistible, envoûtant, qui transfigure le peuple tout entier. Qui fait renaître la communauté tout entière dans son impitoyable vérité musicale. Fellini savait lui aussi que Pina Bausch est notre cantatrice. C’est dans ce rôle qu’elle apparaît de manière éblouissante dans E la nave va : une cantatrice, une cantatrice aveugle, pour qui les sons sont devenus des couleurs intérieures.

Nous aurons besoin du chant de Pina Bausch jusqu’à notre mort, c’est prévisible. Notre dette envers son drôle de sifflement, son art, est infinie.

NPA/Michael Jackson : l’étau se resserre

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Michael Jackson était-il membre du NPA ? Pour incongrue que puisse paraître la question, et sans sombrer dans le complotisme, il est tout de même étrange de constater un nombre de similitudes entre le chanteur récemment décédé et l’officine trotskyste ripolinée qui dépasse, à notre avis, la simple coïncidence. Sans même prendre en compte le fait que Bambi semble avoir été l’icône partagée par facteur de la Quatrième Internationale et par l’inventeur du mouneouaulque, comment ne pas constater que le NPA et Michael Jackson ont en commun d’avoir voulu cacher leurs origines, d’avoir pour cela utilisé la chirurgie esthétique, d’être partis en morceaux suite aux opérations ratées, (ça démissionne pas mal dans les instances du NPA pour rejoindre le Front de Gauche ces jours-ci), d’être morts et malgré tout d’être toujours présents, sur toutes les chaînes, aux heures de grande écoute alors que de fait, ils n’existent plus.

Les dégonflés

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Souvenons nous. 1999, la croissance, Jospin, la gauche plurielle, les 35 heures, le temps libre. Michelin, cette belle entreprise chérie des Français, ce symbole du rayonnement de mondial de notre industrie fait la gaffe du siècle quand le groupe annonce 7500 « suppressions d’emplois », malgré ses résultats financiers en forte hausse. Aussi sec, la Bourse salue l’opération et le titre prend 20% dans la journée…

1999, c’était il y a mille ans. Ce qui avait fait scandale à l’époque, c’était aussi la réponse de Lionel Jospin, auxdits ouvriers ainsi qu’aux autres plansocialisés par des entreprises ultraprofitables (comme Danone-Lu). Jospin leur avait dit : « l’Etat ne peut pas tout ». En clair : démerdez vous avec l’ANPE, ce qu’il reste de syndicats et le grand capital. La gauche a eu le mérite en une phrase d’annoncer son impuissance politique, refusant même toute discussion sur la possibilité de faire voter un amendement qui aurait sévèrement limité la possibilité pour une entreprise profitable de licencier. Ceux pour qui l’Etat-Jospin ne pouvait rien s’en souviendront, de la façon qu’on sait, en 2002, sans que la gauche, une fois séchées ses larmes du 21 avril, en tire jamais les conséquences. Etonnez-vous après ça que les métallos des vallées perdues des Ardennes, aient voté en 2007, pour celui qui leur promettait de ne pas laisser dormir en paix les patrons voyous et d’aller chercher la croissance avec les dents. Certes, pas plus que la gauche, Sarkozy n’a jamais eu l’intention de faire quoi que ce soit, mais au moins, il aura eu les mots qu’il faut, ça méritait une récompense…

Nous voici en 2009, et Michelin nous refait le coup de la « suppression de postes ». Derrière ces mots cliniques, certaines usines seront rayées de la carte, d’autres vidées, comme à Montceau les Mines, de la moitié de leurs ouvriers, prélude habituel à la fermeture totale. Bien sûr, cette fois, Michelin n’affiche pas de résultats financiers faramineux, mais dans le fond on y est presque. Le groupe annonce un milliard d’euros d’investissements en Inde. Je fabriquerais des pneus, je ferai pareil, disons-le. L’Indien va bien finir par s’enrichir, donc autant lui refourguer de la camelote locale. Mais j’aurais peut-être un peu plus de décence et j’éviterais de dire aux licenciés et aux pouvoirs publics français que tout ça, ma pauvre dame, c’est la faute à la crise mondiale qui n’en finit pas.

Car quand que libéral de choc Michel Rollier, le patron de Michelin, nous explique la dure réalité de la crise, et se casse avec l’argent public sans être inquiété par la police, il oublie juste de dire que c’est cette saleté d’Etat-Providence et ce crétin de contribuable qui l’ont aidé à coups de milliards d’argent public à moderniser ses usines, qui l’ont exonéré de dizaines de millions de cotisations sociales pour annualiser le temps de travail, et qui, bien sûr, financeront demain son plan « social ».

Mais Rollier aurait tort de se priver : personne n’ira lui porter la contradiction. La gauche, le PS et le PC, dont c’est quand même un peu le métier est aux abonnés mourants. Allez vas-y, tape, lui dit l’électeur d’en bas genre moi-même. Y’a un boulevard! Venge la jospinade, retrousse tes manches camarade et va chercher enfin ton électorat avec les dents. Ce serait tellement simple, en vérité : un peu de démagogie, un peu de moralité, on n’est même pas obligé de faire de l’économie. Mais la gauche ne dit rien. Elle manifestouille en traînant les pieds, envoie des communiqués à l’eau de rose du genre « si ça continue, il faudra que ça cesse ». Et pis c’est tout. Manque d’idées ? Pré-canicule ? Non, c’est juste qu’elle a elle aussi, comme Jospin, comme Sarkozy, baissé les bras. Elle préfère se payer des indignations environnementales, constitutionnelles, homophiles, libertitudesques, et j’en passe. Les patrons voyous peuvent dormir tranquille, l’électrosocialogramme de la gauche est aussi plat qu’un film d’Emmanuel Mouret. Va falloir bouger, les petits, sinon, chez vous aussi on va bientôt baisser le rideau…

Ne cherchez rien ici à propos du NPA, on est pas là pour rire les amis.

Sarkozy, remanieur universel

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L’hyperractivité du président de la République ne semble pas absorber la totalité de son énergie vitale. Ainsi, il ne lui suffit pas d’assumer seul la tâche délicate de nommer, déplacer ou congédier les membres du gouvernement français. Il s’est trouvé une activité complémentaire et, espérons-le pour lui, convenablement rémunérée de consultant international en remaniement. La télévision israélienne rapporte en effet que, lors de son récent entretien à l’Elysée avec Benyamin Nétanyahou, Nicolas Sarkozy a fortement incité son interlocuteur à virer le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, pour le remplacer par Tzipi Livni. L’intéressé a moyennement apprécié et l’a fait savoir dans un communiqué furibard de son ministère. Sarkozy devrait se méfier : l’ex-Moldave Lieberman a beau être surnommé Yvette par ses amis, ce n’est pas une gonzesse. On lui connait quelques relations anciennes et étroites dans les quartiers chauds de Kiev, Chisinau ou Odessa, qui n’hésitent devant rien pour laver l’honneur bafoué de leurs vieux amis.

Tous les morts ne sont pas égaux en droit

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On pense parfois des trucs incongrus dont on a vaguement honte. J’ai appris par le journal de 5 heures de France Inter la catastrophe de l’Airbus comorien. À travers le voile du sommeil finissant, j’ai entendu les mots : « 142 passagers », « Airbus A 310 », « revenaient de Paris aux Comores ». Le temps que je mette des images sur les mots, on était passé à autre chose. Une drôle d’idée m’a alors traversé l’esprit. « Dans trois jours, le CRAN va râler et dire qu’il y a eu deux poids deux mesures et qu’on s’en fout parce que c’est rien que des noirs. » Et une idée encore plus curieuse a suivi : « Le pire, c’est qu’il y aura un fond de vérité. » Attention, j’ai dit un fond. À l’évidence, ces Comoriens n’auront pas le droit au matraquage compassionnel des Franco-Brésiliens. Pas parce qu’ils sont noirs. Parce qu’ils sont Comoriens. Parce qu’ils sont loin. Parce que, selon toutes probabilités, vous connaissez des gens qui vont passer leurs vacances à Rio, pas des passagers en partance pour Moroni.

Il faut dire que j’ai un passif avec ce genre d’affaire depuis une émission consacrée à l’information compassionnelle. En raison des hasards de l’actu qui ne fait pas dans la justice ethnique, il se trouva que les victimes des grandes catastrophes du moment – le cyclone Katrina, l’accident d’un avion dont les passagers étaient majoritairement antillais – étaient, dans une forte proportion, noires. Avec mes invités, j’ironisai, pas sur les victimes évidemment, mais sur le déferlement médiatique grotesque (je me souviens d’une présentatrice lançant d’une voix enjouée : « Et j’aurai le plaisir de vous retrouver demain en direct de la Martinique pour la grande cérémonie de deuil. »). Moyennant quoi quelques bons esprits décrétèrent sur leurs estimables sites que nous étions une bande de fieffés racistes « qui se moquaient des victimes parce qu’elles étaient noires ». J’eus le droit sur je ne sais plus où à une photo barrée de la mention « négrophobe » (je n’invente rien), diverses groupuscules me menacèrent de papier bleu et on en resta là.

Bien entendu, l’émission ne reflétait nullement une quelconque insensibilité mais au contraire une sensibilité très vive à la sottise informationnelle. J’aurais pu refaire la même cinq ans plus tard après le crash du Rio-Paris, et entre les deux, sur des dizaines d’événements à haute teneur lacrymale qui se sont succédés sur nos écrans. Justement, ce matin pour en revenir aux malheureuses victimes comoriennes, il y avait quelque chose qui manquait, pas qui me manquait, qui manquait au paysage. La musique sonnait bizarre : pas de sanglots dans la voix, ni d’air endeuillé : de l’info sobre, un brin froide peut-être, mais propre. Et ça a continué. Les journaux radio et télé ont annoncé ce qu’il y avait à annoncer – en particulier cette réjouissante nouvelle du repêchage de survivants. On a interrogé quelques proches de victimes qui ont confié leur tristesse, donné le numéro de la « cellule de crise » faute de cellule d’aide psychologique à se mettre sous la dent. Ceux qui sont aux manettes de la fabrique de l’info n’ont pas jugé urgent de placer toute la France en thérapie préventive, les journalistes ne se sont pas sentis tenus de parler du drame comme s’ils venaient d’y perdre leur grand-mère. Ils ont fait leur boulot, sans jouer la comédie habituelle de l’identification qui permet au transfert médiatique d’opérer : le journaliste fait mine de souffrir comme s’il vivait ce qu’il raconte, pour que le téléspectateur-auditeur ait à son tour l’impression que c’est de son malheur qu’on parle. Tout le monde y croit sans y croire, c’est la magie des médias.

Perso, je préfère le genre retenu au festival de l’émotion. L’exhibition de l’affliction me parait indécente et mensongère plutôt que respectueuse des victimes. Quand on se montre en train de pleurer sur d’autres, c’est évidemment sur soi-même qu’on invite à pleurer. Qui, après quelques jours, peut prétendre avoir seulement une pensée pour les victimes d’un crash, hormis ceux pour lesquels ces victimes étaient des personnes concrètes ? Parfois, on fait semblant, on travaille tous du deuil ensemble. Et parfois non.

D’accord, mais alors quelles fois ? Pourquoi, me dira-t-on, tant de larmes pour les uns et tant de retenue pour les autres ? Peut-être est-ce un procès d’intention, j’ai un passif, je vous dis, mais j’ai dans l’idée que certains vont nous expliquer que c’est du racisme et que la mort de noirs, ça nous fait pas pleurer autant que la mort de blancs. Et tant mieux si je me trompe et que personne ne dit ça[1. Pour l’instant, le CRAN a fait beaucoup mieux : il a demandé au gouvernement de se saisir de la question des « compagnies poubelles », dont le rapport avec la raison sociale du CRAN n’est pas visible à l’œil nu.].

D’accord, mais si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? Il est légitime de se demander pourquoi certaines victimes sont émotionnellement plus bankables que d’autres. Si nos aimés présentateurs matutinaux ne nous ont pas infligé leur compassion bruyante et larmoyante, ce n’est pas parce qu’ils sont sans cœur, c’est parce qu’ils comprennent implicitement qu’à la bourse de l’émotion, ces morts-là ne feront pas monter les cours ni courir les annonceurs. C’est ce qu’on appelle la vérité des prix.

Je vous sens vous énerver – si vous n’avez pas décroché. Alors quoi ? Pourquoi ? Pourquoi si peu d’universalisme dans notre compassion ? Quand il n’était pas encore le patriarche de la politique française que les journalistes vont visiter comme un monument, Le Pen faisait scandale en disant : « Ma sœur, avant ma cousine, ma cousine avant ma voisine, ma voisine avant je ne sais trop qui. » Si on lui enlève le contenu ethnique que lui donnait Le Pen, cette règle gouverne peu ou prou nos existences sociales. Pour dire à peu près la même chose, les médias utilisent le terme beaucoup plus convenable de « proximité ». Pour que le transfert fonctionne, il faut que les victimes nous ressemblent, en tout cas qu’elles nous soient proches. Et nous avons beau être citoyens du monde, certaines nous sont plus proches que d’autres. Tous les hommes sont frères, peut-être, mais pas tous au premier degré. Si des Français sont retenus en otage en Irak, les médias supposent que cela vous fera un petit quelque chose de plus que si ce sont des Anglais ou des Chinois (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils vous en informent : vous connaîtrez leur village, parfois leur visage ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la concierge de leur mère). Cela dit, la géographie de l’émotion ne recoupe pas exactement les frontières nationales. Notre compassion n’est pas plus affaire de passeport qu’elle n’est question de peau. Si j’avais entendu qu’un avion s’était écrasé entre Paris et Alger, des visages, des noms, des voix me seraient venus à l’esprit, j’aurais pu m’imaginer ayant moi-même pris ce vol ou ayant un ami parmi les victimes. Chacun a son étranger, donc ses étrangers proches.

Parmi les passagers du Paris-Moroni, me dira-t-on, beaucoup vivaient en France, certains étaient français. Sans doute l’absence de bla-bla dégoulinant témoigne-t-elle de leur relégation hors de l’espace public c’est-à-dire médiatique, de leur situation d’exilés intérieurs. Peut-être leurs proches, ceux qui pleurent une conversation interrompue, trouveront-ils un peu d’apaisement dans le fait que leur douleur n’est pas un spectacle. Les fans désespérés et les familles endeuillées ne me feront pas changer d’avis : on pleure mieux seul.

2 + 2 = 5

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Qui osera prétendre après ça que l’actuel président de la République n’a que mépris pour la littérature, fors Marc Lévy ? Non seulement Nicolas Sarkozy lit, mais il comprend ce qu’il lit chez les plus grands auteurs du XXe siècle, et plus spécialement dans le Top Ten des chéris de Causeur. Parce qu’entre nous, un mec qui, face au chômage, recule l’âge de la retraite et combat le déficit public en lançant un emprunt ne peut qu’avoir parfaitement assimilé la leçon de George Orwell : « L’ignorance, c’est la force ! »

De Perpignan à Hénin-Beaumont

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Bien que s’étant déroulées à mille kilomètres de distance, les deux élections municipales partielles de Perpignan et de Hénin-Beaumont sont révélatrices du poids du clientélisme dans les mœurs politiques françaises, au moins au niveau local. À Perpignan, le maire sortant, Jean-Paul Alduy, invalidé après le scandale des bulletins dans les chaussettes d’un de ses sbires lors des municipales de 2008, fait un triomphe avec plus de 53 % des voix au deuxième tour. À Hénin-Beaumont, dans le Nord, le FN avec Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour, avec près de 40 % des voix, et a de bonnes chances de l’emporter au second. À première vue, on pourrait en conclure qu’à Perpignan les électeurs ont sanctionné les mauvais perdants, comme c’est souvent le cas dans de telles circonstances, et qu’à Hénin-Beaumont, le Front National bénéficie de l’effet « tous pourris » après la mise en examen et l’incarcération du maire PS Gérard Dalongeville.

Comme toujours, c’est plus compliqué : les deux résultats peuvent aussi être mis sur le compte de la permanence du clientélisme comme élément structurant du comportement politique des électeurs de ces deux villes. À Perpignan, les malheurs de Jean-Paul Alduy, dont la presse nationale a fait ses gorges chaudes, ont eu l’effet inverse de celui escompté par les moralisateurs autoproclamés de la vie politique française : cela a soudé les Perpignanais autour de leur maire attaqué par « ceux de Paris ». Le récent suicide en prison du maire d’une commune voisine, Saint-Cyprien, accusé de malversations dans le cadre de la gestion municipale a conforté le sentiment, dans le bon peuple catalan, que des édiles appréciés de la population étaient en butte à une persécution judiciaire et médiatique exercée par une bureaucratie sans âme ou des journalistes sans foi ni loi.

Jean-Paul Alduy, 67 ans, est un parfait exemple de ces rejetons de dynasties locales qui impriment leur marque à la vie politique de quelques villes de France, comme les Baudis à Toulouse ou, jadis, les Médecin à Nice. Il est fils de Paul Alduy, ancien directeur de cabinet de Guy Mollet, maire, puis député de Perpignan de 1959 à 1992, et c’est tout naturellement qu’il lui succèdera après une crise et la dissolution du Conseil municipal en 1993. L’opportunisme, le népotisme, le clientélisme se pratiquent dans la famille comme l’équitation chez les Windsor : Paul Alduy quitte la SFIO en 1972 pour rejoindre les démocrates sociaux (ancêtre du MODEM) et Jean-Paul Alduy, d’abord élu sous l’étiquette UDF, passera à l’UMP en 2002. On peut supposer que son fils, qui devrait, en bonne logique, récupérer la mairie de Perpignan en 2014, recommencera le cycle en se présentant sous les couleurs du PS…

Décédé en 2002, Paul Alduy avait été sévèrement condamné en 1997 et privé pour cinq ans de ses droits civiques pour avoir fait bénéficier son épouse d’un emploi fictif au centre communal d’action sociale de Perpignan. La présence d’une forte communauté de gitans sédentarisés au centre-ville a alimenté les rumeurs, toujours démenties avec la plus grande énergie par les intéressés, de l’achat de « blocs de voix » dans ce secteur par les Alduy père et fils. Ces pratiques avaient fait l’objet d’un livre écrit par une journaliste du New York Times, Fernanda Eberstadt, Le chant des gitans, dont l’édition française, parue en 2007 chez Albin Michel, fut fortement édulcorée sous la pression de Jean-Paul Alduy.

À part ça, Jean-Paul Alduy est un homme brillant, polytechnicien sorti dans la botte, et son épouse, Dominique, ancienne directrice générale de France 3 et ancienne administratrice générale du Monde sous Jean-Marie Colombani, est une femme charmante, cultivée et compétente.

Mais voilà, dès lors que des traditions ancestrales, remontant à l’époque romaine, sont encore ancrées dans les mentalités de cette France occitane, on n’échappe pas à la fatalité clientéliste.

Il n’y a pas qu’au sud de la Loire que ces pratiques se perpétuent : moins familiales, mais plus claniques et proto-mafieuses, elles peuvent s’observer dans les pays de langue d’oïl et notamment chez les Chtis, où la domination politique de la SFIO puis du PS a transformé un système de solidarité mutuelle, mis en place au XIXe siècle pour faire face aux aléas de la vie et aux vilénies patronales, en une machine politique et électorale. Le pouvoir local distribue emplois municipaux, logements et autres sucres d’orge pour asseoir sa domination et garantir aux élus qu’ils seront reconduits par ceux qui en ont bénéficié et par ceux qui espèrent que ce sera bientôt leur tour. Ce qui est arrivé à Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont est à mettre sur le compte de l’hubris qui s’empare de ceux qui croient qu’ils peuvent tirer infiniment sur la corde sans que la sanction judiciaire ou politique vienne les frapper. Il n’est pas certain que Dalongeville, s’il avait pu se représenter dimanche devant ses électeurs, n’eût pas été réélu, comme, par exemple, Patrick Balkany, qui récupéra facilement son siège de maire de Levallois après avoir purgé sa peine d’inéligibilité pour diverses malversations dans le cadre de ses fonctions. C’est la révolte des « clients » privés de leur dispensateur habituel d’avantages et de passe-droits qui s’est traduite, à Hénin-Beaumont, par le vote massif en faveur du Front national.

Si l’on veut se faire une petite idée de l’évolution possible de ce système lorsqu’il n’est pas, de temps en temps, tempéré par une intervention administrative, judiciaire ou médiatique, il suffit de passer la frontière belge toute proche et d’observer le fonctionnement et les mœurs du PS wallon, qui domine la région depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas possible d’obtenir le moindre emploi public sans être « encarté » au PS, qui, grand prince, en laisse quelques-uns aux affidés d’autres formations politiques avec lesquelles il fait tour à tour alliance. Dans les années 1980, les luttes internes pour le pouvoir au sein du PS de Liège ont provoqué l’assassinat d’André Cools, le boss politique de la région, par des tueurs recrutés par des Siciliens en Tunisie. L’accumulation de scandales frappant des dirigeants du PS en Wallonie n’a eu qu’un effet mineur sur ses résultats électoraux de juin 2009. S’il perd 4 %, il demeure, avec 32 % des voix, le premier parti de Wallonie et le maître d’œuvre de toute coalition de gouvernement.

En réalité, le clientélisme est à la démocratie ce que le gui est au chêne : à dose normale, il n’empêche pas l’arbre de prospérer et présente même un avantage décoratif, mais il risque de l’étouffer s’il devient par trop envahissant.

C’est un dommage collatéral de la décentralisation et des pouvoirs accrus délégués par l’Etat aux collectivités locales, dont les élus sont, c’est humain, tentés d’assurer leur position par des distributions ciblées de petits et gros cadeaux. Dans le vocabulaire crypté de ce petit monde, cela s’appelle les « crédits cantonalisés », attribués par le Conseil général à tous ses membres pour qu’ils puissent jouer les pères Noël dans les communes de leur canton, arrosant ici un maire, là une association, en fonction des retombées électorales possibles. Dans ma Haute-Savoie, on appelle cela la « boîte à sucre ».

Alors quel remède, à supposer qu’il en faille un ? La réduction du « millefeuilles » des collectivités territoriales proposée par la commission Balladur est un pas dans le bon sens, car en diminuant d’un tiers le nombre des élus locaux, elle tarit la source clientéliste dans la même proportion. Mais cela ne suffira pas. Une conversion de la fille aînée de l’Eglise au protestantisme serait certes plus efficace, car le clientélisme est rarissime en terre luthérienne, mais cela semble hors de portée, du moins dans l’immédiat.

Photo de Une, Procession de la « Sanch » à Perpignan, Midnight Digital, flickr.

Boire avec Bob

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Ne nous mentons pas. Au bout du compte, les écrivains se divisent en deux catégories, ceux avec qui on aurait aimé boire et les autres. L’idée de dérives au long cours avec Li Po, Rabelais, Saint-Amand, Apollinaire, Toulet, Perret, Blondin, Mailer, ADG est un bonheur. Esclaves cardiaques des étoiles, à la recherche de cette « paix magnifique et terrible, ce vrai goût du passage du temps » dont parle Guy Debord dans Panégyrique, l’écrivain buveur (et parfois davantage buveur qu’écrivain mais qu’importe) renouvelle sur les plages homériques de Ios, dans les tapis franc du vieux pays de Villon ou au bar du Ritz libéré par Hemingway le geste ancestral des Grecs anciens participant au cérémonies dionysiaques : il vide les cratères emplis des vins lourds de Lesbos pour voir enfin l’œil peint au fond, dont il ne sait plus si c’est le sien ou celui du Dieu deux fois né.

Il est aussi le compagnon irremplaçable, celui des confidences soyeuses comme le souvenir, celui des soirs possibles et des matins difficiles quand l’aube d’été rend fous les oiseaux dans les arbres et qu’il va falloir rentrer, après the last for the road. En revanche, allez savoir pourquoi, l’idée de boire avec Calvin, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet ou Christine Angot nous semble hautement improbable, pour ne pas dire franchement angoissante.

Nous serons donc reconnaissants à Olivier Bailly de rappeler à notre souvenir, dans Monsieur Bob, une biographie empathique, élégante et canaille comme un vin de Loire encore un peu jeune, l’excellent Robert Giraud qui n’aura pas vu le XXIe siècle et qui aura bien fait : il y a de moins en moins de bistrots dans les quartiers rénovés de nos villes désertées par la vie. Ce n’est pas dans une agence immobilière pour tristes vainqueurs de l’économie de marché, dans la boutique de nippes de luxe pour sa femme déjà adultère ou dans les banques où le crédit s’épuise de lui-même dans la fin annoncée de la valeur d’échange que les rencontres entre vivants se font. Et ce n’est pas un hasard s’il deviendra bientôt aussi difficile de trouver à Paris un bistrot qu’un honnête homme dans un ministère d’ouverture : les troupes de la Séparation quadrillent désormais le territoire avec l’arrogance définitive des vainqueurs abstèmes.

Oui, il est décidément heureux que Robert Giraud soit désormais pour toujours à errer dans l’éternité parallèle des zincs de l’après-guerre aux noms qui chantent comme celui de nos lointains comptoirs indiens. Ce n’était pas Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Non, c’était plutôt le « Bar Bac », « Moineau », « Fraysse » ou « Les quatre sergents de la Rochelle ». Zincs de la rue Mouffetard, des Halles ou de Saint-Germain des Prés, on y croisait Blondin et Debord, déjà nommés, Doisneau et Prévert, Boudard et Hardellet, Vidalie et Fallet au milieu des passagers de la nuit, clochards, demi-sels et Venus de barrière. Autant dire ce qu’il y avait de plus fréquentable dans la littérature de l’après-guerre, celle des vrais francs-tireurs où comme le raconte Pierre Chaumeil cité par Bailly, le royaliste et le communiste trinquaient autour du jaja à la qualité incertaine de la France du ravitaillement.

C’était en 1946, à Paris. Autant dire en Atlantide. Les larmes nous en monteraient aux yeux comme lorsque Toulet évoque un Jurançon 93 bu sous les tonnelles du monde d’avant.

Heureusement, comme un Platon naufragé et joyeux, il y eut Robert Giraud pour témoigner que tout cela a vraiment existé. Un peu journaliste, un peu poète et très noctambule, Giraud a laissé quelques joyaux pour ceux qui aiment ces deux passions tellement françaises qui se confondent si souvent : le vin et l’argot[1. Signalons la réédition du Vin des rues, le chef d’œuvre de Giraud, qui accompagne la sortie de cette biographie.]. Olivier Bailly, reporter sensible, sait provoquer chez le lecteur une nostalgie aussi exquise que les douleurs du même nom. Il ressuscite par la même occasion ce continent disparu en trempant sa madeleine dans un verre de beaujolpif. On découvre grâce à lui comment Giraud, ce Rimbaud des comptoirs, né dans le Limousin, copain de lycée de Roland Dumas, libéré in extremis des prisons de la Gestapo par les maquisards de Guingouin, monta à Paris pour ne plus vivre que dans la lumière incertaine des bars où il pratiquait l’ivresse, l’amitié ou la solitude dans des proportions variables selon son humeur fantasque de feu follet.

Comme le disait si justement André Salmon, cité par Bailly : « Robert Giraud ne nous assomme pas de messages. Sévère à son personnage multiplié de notre éther, il est trop occupé de la mesure, de cadence, de puissances réconciliées de l’ombre et de la lumière des mots. C’est un artiste. »

Il nous manquera, quand il s’agira de boire le dernier verre avant la guerre.

Monsieur Bob

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C’est celui qui dit qui y est !

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Le gouvernement en conclave sur l’Emprunt tout un aprèm, le FN qui frôle les 40 % à Hénin Beaumont, des émeutes urbaines à Mantes : pour une fois, il y avait autre chose que du sport et des accidents de la route dans l’actu dominicale. Ce qui n’a pas empêché iTélé de consacrer la plus grande partie de ses JT du soir à… Michael Jackson, avec un reportage devant sa maison, un autre devant son étoile à Hollywood, transformée en semi-mausolée, et pis un autre à la Tour Eiffel où se sont rassemblés les fans parisiens du roitelet de la pop. Cerise sur le gâteau, un commentaire acerbe sur les médias US, accusés, fallait-y penser, d’en faire un peu trop avec Michael Jackson…