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Boire avec Bob


Boire avec Bob

Ne nous mentons pas. Au bout du compte, les écrivains se divisent en deux catégories, ceux avec qui on aurait aimé boire et les autres. L’idée de dérives au long cours avec Li Po, Rabelais, Saint-Amand, Apollinaire, Toulet, Perret, Blondin, Mailer, ADG est un bonheur. Esclaves cardiaques des étoiles, à la recherche de cette « paix magnifique et terrible, ce vrai goût du passage du temps » dont parle Guy Debord dans Panégyrique, l’écrivain buveur (et parfois davantage buveur qu’écrivain mais qu’importe) renouvelle sur les plages homériques de Ios, dans les tapis franc du vieux pays de Villon ou au bar du Ritz libéré par Hemingway le geste ancestral des Grecs anciens participant au cérémonies dionysiaques : il vide les cratères emplis des vins lourds de Lesbos pour voir enfin l’œil peint au fond, dont il ne sait plus si c’est le sien ou celui du Dieu deux fois né.

Il est aussi le compagnon irremplaçable, celui des confidences soyeuses comme le souvenir, celui des soirs possibles et des matins difficiles quand l’aube d’été rend fous les oiseaux dans les arbres et qu’il va falloir rentrer, après the last for the road. En revanche, allez savoir pourquoi, l’idée de boire avec Calvin, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet ou Christine Angot nous semble hautement improbable, pour ne pas dire franchement angoissante.

Nous serons donc reconnaissants à Olivier Bailly de rappeler à notre souvenir, dans Monsieur Bob, une biographie empathique, élégante et canaille comme un vin de Loire encore un peu jeune, l’excellent Robert Giraud qui n’aura pas vu le XXIe siècle et qui aura bien fait : il y a de moins en moins de bistrots dans les quartiers rénovés de nos villes désertées par la vie. Ce n’est pas dans une agence immobilière pour tristes vainqueurs de l’économie de marché, dans la boutique de nippes de luxe pour sa femme déjà adultère ou dans les banques où le crédit s’épuise de lui-même dans la fin annoncée de la valeur d’échange que les rencontres entre vivants se font. Et ce n’est pas un hasard s’il deviendra bientôt aussi difficile de trouver à Paris un bistrot qu’un honnête homme dans un ministère d’ouverture : les troupes de la Séparation quadrillent désormais le territoire avec l’arrogance définitive des vainqueurs abstèmes.

Oui, il est décidément heureux que Robert Giraud soit désormais pour toujours à errer dans l’éternité parallèle des zincs de l’après-guerre aux noms qui chantent comme celui de nos lointains comptoirs indiens. Ce n’était pas Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Non, c’était plutôt le « Bar Bac », « Moineau », « Fraysse » ou « Les quatre sergents de la Rochelle ». Zincs de la rue Mouffetard, des Halles ou de Saint-Germain des Prés, on y croisait Blondin et Debord, déjà nommés, Doisneau et Prévert, Boudard et Hardellet, Vidalie et Fallet au milieu des passagers de la nuit, clochards, demi-sels et Venus de barrière. Autant dire ce qu’il y avait de plus fréquentable dans la littérature de l’après-guerre, celle des vrais francs-tireurs où comme le raconte Pierre Chaumeil cité par Bailly, le royaliste et le communiste trinquaient autour du jaja à la qualité incertaine de la France du ravitaillement.

C’était en 1946, à Paris. Autant dire en Atlantide. Les larmes nous en monteraient aux yeux comme lorsque Toulet évoque un Jurançon 93 bu sous les tonnelles du monde d’avant.

Heureusement, comme un Platon naufragé et joyeux, il y eut Robert Giraud pour témoigner que tout cela a vraiment existé. Un peu journaliste, un peu poète et très noctambule, Giraud a laissé quelques joyaux pour ceux qui aiment ces deux passions tellement françaises qui se confondent si souvent : le vin et l’argot[1. Signalons la réédition du Vin des rues, le chef d’œuvre de Giraud, qui accompagne la sortie de cette biographie.]. Olivier Bailly, reporter sensible, sait provoquer chez le lecteur une nostalgie aussi exquise que les douleurs du même nom. Il ressuscite par la même occasion ce continent disparu en trempant sa madeleine dans un verre de beaujolpif. On découvre grâce à lui comment Giraud, ce Rimbaud des comptoirs, né dans le Limousin, copain de lycée de Roland Dumas, libéré in extremis des prisons de la Gestapo par les maquisards de Guingouin, monta à Paris pour ne plus vivre que dans la lumière incertaine des bars où il pratiquait l’ivresse, l’amitié ou la solitude dans des proportions variables selon son humeur fantasque de feu follet.

Comme le disait si justement André Salmon, cité par Bailly : « Robert Giraud ne nous assomme pas de messages. Sévère à son personnage multiplié de notre éther, il est trop occupé de la mesure, de cadence, de puissances réconciliées de l’ombre et de la lumière des mots. C’est un artiste. »

Il nous manquera, quand il s’agira de boire le dernier verre avant la guerre.

Monsieur Bob

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