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Faisons l’amour avant de nous dire adieu

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Le film des frères Larrieu, Les Derniers jours du monde, est adapté d’un roman de Dominique Noguez, qui porte le même titre. Autant le roman de Noguez avait été pour nous en son temps une révélation poignante qui convoquait toutes nos obsessions, nos peurs et nos plaisirs, autant les frères Larrieu, c’était très moyennement notre came. Leur film précédent Peindre et faire l’amour, avec Auteuil et Azéma, avait été encensé par la critique du « Bloc central » (Télérama, les Inrocks) pour son audace et son intelligence du désir. Nous, nous avions été assez peu convaincus par cette histoire de deux bobos pur jus issus de la génération lyrique et qui, dans la belle maison de campagne où ils s’étaient retirés après avoir sans doute fait de bonnes affaires (mais on ne parle pas de ça dans ce genre de film car c’est vulgaire), pratiquaient à l’occasion un échangisme bon chic bon genre et déculpabilisé. Autant dire typiquement le film pour petit-bourgeois qui préfèrent se libérer au pieu que dans les urnes ou la rue.

Donc, a priori, la rencontre entre l’univers polyphonique et apocalyptique de Noguez et celui somme toute très conformiste des frères Larrieu nous laissait sceptique.

Nous avions tort. Le film est une réussite. Jamais, pour commencer, la fin du monde n’aura été représentée avec une telle distance apaisée dans l’horreur et en même temps une telle évidence, un tel naturel. Les hyperboles pyrotechniques des blockbusters hollywoodiens, les caméras hystérisées, les successions tachycardes de plans épileptiques, enfin tout cet arsenal pour adolescents qui ne connaissent que la grammaire énervée des jeux vidéos avaient fini par rendre les films sur la fin du monde aussi crédibles qu’un dessin animé.

Les frères Larrieu ont choisi un parti pris inverse. La fin du monde, c’est bien ici la fin de notre monde. Celui où l’on allait à la plage, où l’on draguait des filles, où l’on déjeunait dans des restaurants au bord de la rivière, où l’on écoutait les infos à 20 heures. Seulement, chez les frères Larrieu, la plage est régulièrement couverte de pluies de cendres, l’ensemble des convives de la petite auberge s’est suicidé après une dernière bouteille de Chinon pour ne pas voir arriver la pluie de bombes nucléaires, la rivière est remontée par des zodiacs chargés d’hommes en tenue NBC et les infos annoncent que le gouvernement se replie à Toulouse.

Dans ce chaos qui nous semble tristement possible, le héros incarné par Matthieu Amalric, marié avec Karine Viard, en vacances à Biarritz, va tomber amoureux d’une mystérieuse jeune femme espagnole incarnée par une très belle actrice au physique surprenant, androgyne et troublant, Omahyra Mota.

On a beau vivre les temps de la fin, bientôt, il n’y a plus que cet amour pour une fille qui n’est même pas son genre qui compte pour le héros. Et après qu’elle a disparu, son seul but sera de la retrouver dans un road-movie qui le mène en Espagne, sur fond d’attentats multiples, de routes encombrées, de réfugiés ou d’orgies désespérées dans des châteaux du Lot où la haute société se consume dans une manière de stoïcisme hédoniste qui ne manque pas d’une certaine grandeur. On aperçoit d’ailleurs Dominique Noguez dans cette ultime soirée, mais rassurons ses lecteurs, il garde tout le temps de la scène un smoking qu’il porte avec une élégance de diplomate. Pendant sa quête monomaniaque, Robinson (c’est le nom de naufragé que porte Amalric dans le film) sera un temps en compagnie d’une libraire jouée par la délicieuse Catherine Frot et croisera un vieil ami bisexuel chanteur d’opéra joué par Sergi Lopez.

Pour saisir toute l’originalité des Derniers jours du monde, il faudrait donc imaginer Swann et ses souffrances amoureuses, Swann et sa quête désespérée d’Odette dans la nuit de Paris, alors que les sirènes résonneraient dans le salon de madame Verdurin et que le baron de Charlus serait obligé d’évacuer une zone contaminée par un virus émergent dans l’hélicoptère d’une armée en déroute.

Finalement, pour reprendre le titre du précédent film des frères Larrieu que nous allons revoir pour réviser notre jugement, pendant l’apocalypse, on continue à peindre et faire l’amour.

Et c’est aussi joyeux que poignant, cette noblesse dérisoire, cette faculté de l’inutile, qui survit, malgré tout, dans la fin de toute chose.

Les derniers jours du monde - NE 2009

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La jeune fille et la mer

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« Je veux simplement découvrir le monde et vivre libre. » Ce n’est pas une déclaration du jeune Rimbaud mais celle de Laura Dekker, une Hollandaise de treize ans. Naviguant sur son huit mètres Guppy depuis l’âge de dix ans, elle avait conçu le projet d’un tour du monde en solitaire de deux ans avec l’accord de ses parents, eux-mêmes navigateurs expérimentés. Elle a vu son rêve brisé par trois juges d’Utrecht. Ils l’ont mise sous tutelle de la DASS batave et obligé ses parents à ne plus prendre aucune décision importante la concernant sans passer par leurs services. Ils ont également interdit à Laura la moindre sortie en mer pour deux mois avant qu’une commission composée de psychologues et autres agents du quadrillage de l’imaginaire ne statue sur le sort de la Lolita marine. La Hollande permet l’usage des drogues et la prostitution. Laura Dekker, on le voit, est une dangereuse subversive : à treize ans, elle ne fume pas de shit et ne fait pas la pute. Elle veut juste voir ce qu’il y a derrière la ligne d’horizon. Les jeunes, parfois, c’est vraiment du n’importe quoi.

Lettre à un futur camarade

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Tu as décidé d’adhérer au PCF, c’est bien. Je tiens néanmoins à ce que tu saches qui si l’on ne nous emprisonne plus, si l’on ne nous fusille plus, si l’on ne nous torture plus (ce qui fut le cas pendant la guerre d’Algérie) et si l’on ne nous balance pas des bancs publics sur la tronche dans une station de métro fermée jusqu’à ce que l’on ramasse sept morts sur le pavés (remember Charonne !), il faut que tu saches néanmoins que de nombreuses petites humiliations t’attendent et ton petit cœur rouge va devoir se bronzer ou se briser. Ce n’est pas de Marx, c’est de Chamfort. Alors, apprête-toi à affronter :

– Les gens qui vont te demander, avec une douceur compatissante : « Mais tu y crois vraiment ? », chose qu’ils n’oseraient jamais faire avec un prêtre.

– Les gens qui vont recycler des plaisanteries éculées jadis réservées aux très improbables radicaux-valoisiens : « Alors le prochain congrès, c’est dans une cabine téléphonique ? » En plus, des cabines téléphoniques, on en voit de moins en moins, ce qui est doublement cruel.

– Les gens de mauvaise foi qui vont te dire : « T’es con, les meufs sont mieux au NPA. » D’abord, c’est faux, comme tu le verras lors de ta première fête de l’Huma. Ensuite, sache qu’on a toujours eu des problèmes avec les trotskystes. Une histoire obscure d’accident de montagne. Leur lideure nettoyait son piolet et le coup est parti tout seul.

– Les gens qui vont te citer Le livre noir du communisme en voulant que tu aies honte, honte, tellement honte. Comme si tu étais un potentiel gardien de goulag dès que tu ouvres L’Huma et que tu fais remarquer que par les temps qui courent les richesses sont quand même très moyennement réparties…

– Les gens qui sont des anciens du Parti. Il y en a beaucoup. Tu en croiseras dans les écoles, les universités, les usines, les maisons d’édition, si ça se trouve, tu en croiseras peut-être même sur Causeur. Il y a les gentils un peu tristes et il y a ceux qui ont le syndrome de la pute repentie devenue dame chaisière. Ceux-là, ils ne se pardonnent pas d’avoir rêvé d’un monde meilleur alors ils défendent le pire avec la même ardeur. Mais les deux, au bout du compte, te diront la même chose : « Comment peux-tu être au Parti après Budapest, Prague, la rupture de l’union de la Gauche à cause de Marchais en 1977, l’invasion soviétique à Kaboul ? » Pour Kaboul, tu pourras toujours faire remarquer que, bon, il faudrait peut-être demander à la quinqua afghane la seule période de sa vie où elle a pu faire des études, fumer, soigner des gens, donner des cours, conduire. Les gens te répondront que ce n’est pas la même chose. Et tu apprendras que le capitalisme, quand il fait des erreurs meurtrières, ce n’est jamais la même chose.

– Et pour finir, les gens avec qui tu passes tes vacances et qui arrivent hilares, du bout du jardin, les mots croisés du Monde à la main et qui hurlent : « Jérôme, Jérôme, attends, tu vas rigoler, écoute cette définition : « Ses cellules sont vides, en deux lettres. » »

Et tu ne rigoleras pas. Même si c’est drôle.

Et c’est comme ça que tu apprendras que si tous tes camarades vont devenir des copains, eh bien tous tes copains ne sont pas forcément des camarades.

Ménages de scène

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Si vous avez 8 millions de dollars en poche, et un mariage en vue, voilà une idée de cadeau qui épatera vos amis, et probablement aussi, votre futur conjoint : louez les Rolling Stones pour la surboum postnuptiale. D’après une enquête très fouillée menée par un expert financier pour le compte de la chaîne britannique LivingTV, c’est le prix que Mick, Keith, Charlie et Ron, auraient exigé – et obtenu – en 2002 pour faire tourner les serviettes après une noce. Toujours d’après la même enquête, on peut louer pour deux fois moins cher Kylie Minogue ou Elton John et pour encore moins cher – un million de Livres Sterling, c’est donné – Amy Winehouse. En bas du classement, on retrouve les Duran Duran, disponibles pour 500 000 £ seulement, un choix qu’on ne fera qu’en cas de totale impécuniosité ou d’extrême mauvais goût.

Le sous-préfet aux chiens

D’accord, j’ai l’esprit de l’escalier mais cette affaire de préfet raciste me chiffonne. Quand l’info est sortie, je roulais dans un vieux cabriolet sur une route de la Drôme avec un ami de gauche sous tous rapports. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie mais pour vous expliquer qu’on rigolait bien et que je n’avais aucune envie de plomber l’ambiance, ça a peut-être joué.

Qu’il est doux de s’indigner. Qu’il est bon d’être dans le bon camp. « Trop de Noirs ici ! » Nous voilà revenus au bon vieux temps des colonies et du racisme d’Etat. Je ne lésine pas sur la bonne conscience. « Qu’un représentant de la République puisse proférer de pareilles choses, c’est inouï, il faut vraiment qu’il ait la certitude de l’impunité », dis-je avec les trémolos qui vont bien. La réaction nette et sans bavure de la place Beauvau me fait carrément plaisir : « Tu vois, ces gens de droite ont beau être d’affreux chasseurs de sans-papiers, il leur arrive d’avoir du courage. » Je l’avoue, l’idée qu’il aurait été civil et même juste d’entendre la version du préfet ne me traverse pas l’esprit. Le salaud de raciste n’a droit ni à la présomption, d’innocence, ni à la justice contradictoire. La « petite guillotine » intérieure dont parle Vassili Grossman dans Tout passe et qui, en chacun de nous, veut condamner et exécuter au nom du Bien, s’abat sur le fonctionnaire indigne. Inqualifiable ! Intolérable ! – je me contente de me répéter en boucle ces mots qui empêchent de réfléchir.

Quelques heures plus tard, entre deux trempettes et un pingpong, je trouve un message de l’honorable François-Xavier Ajavon me proposant un article sur le lynchage odieux du « préfet raciste ». Là, il charrie, je me dis dans mon petto, à force d’aimer le contrepied, on finit par défendre n’importe quoi. Je décide de laisse filer. Et plonge derechef.

Au cours des jours suivants, je suis mollement l’affaire. Pour une fois que je suis d’accord avec tout le monde, je trouve inutile de la ramener. Les dénégations du présumé coupable me passent au dessus de la tête : on ne me la fait pas, à moi. Même chose lorsque je lis qu’une hôtesse d’Air France a pris la défense du délinquant d’Etat, s’excusant au nom de la compagnie de l’agressivité des agents de sécurité. Comme pas mal de voyageurs sommés sur un ton rogue d’enlever leur ceinture tandis qu’ils clopinent en chaussettes, j’en ai déjà fait les frais. Mais j’ai tranché. Comme tous mes confrères et comme une bonne partie de la France avec eux.

Si vous suivez, peut-être vous demandez-vous ce qui m’a fait changer d’avis. Non, je n’ai eu accès à aucun rapport préliminaire, à aucun dossier secret. Je n’ai pas entendu de récit nouveau qui confirmerait la version du fonctionnaire. Au contraire, c’est la convergence des témoignages qui a fini par allumer en moi la lumière du doute. En effet, on apprend rapidement que ce n’est plus un seul agent qui accuse le préfet mais trois. Cette fois, son compte est bon. Et pourtant, je me sens mal à l’aise. Soudain, je pense à ce que doit ressentir le type s’il n’a rien à se reprocher. Je pense à mon ami Alain Finkielkraut, accusé de racisme sans même être entendu pour une blague innocente et mal traduite. Je pense à Coleman, le héros de La tache. Un incident remontant à plusieurs années me revient en mémoire. Je dînais avec François Taillandier dans un – mauvais – restaurant de mon quartier du Marais (remplacé depuis par un autre mauvais restaurant, ce doit être l’emplacement). Je ne me rappelle pas du tout de ce qui a déclenché les hostilités mais le repas s’est terminé en pugilat. Dans l’agitation générale, la serveuse s’est plantée devant moi et s’est mis à glapir : « Raciste ! Tu m’as traitée de sale arabe ! » J’ai alors découvert qu’il s’agissait d’une beurette, détail qui ne m’avait pas frappée. Je me rappelle surtout avoir ressenti un froid glacial – en quelques secondes, j’avais réalisé que j’étais à la merci de la calomnie, surtout de celle-là.

Je me souviens de ce que dit la tradition talmudique : quand un prévenu est condamné à l’unanimité par les 70 juges du sanhédrin (tribunal rabbinique), il doit être acquitté. Et mon cerveau se remet à fonctionner. Qu’un haut fonctionnaire pète les plombs au point de proférer les horreurs prêtées au préfet, c’est possible (surtout après 20 heures d’avion) quoique surprenant quand on a déjà pratiqué l’engeance, en général ils sont plutôt boutonnés. Mais qu’il perde la maîtrise de lui-même trois fois de suite et dans les mêmes termes, c’est, au minimum, bizarre. Et si, au nom de nos valeurs intangibles, nous étions collectivement en train d’entériner une injustice ?

On m’objectera que si le préfet a dit ce qu’on dit qu’il a dit, c’est très grave. Certes. Mais il est au moins aussi grave que le doute profite à l’accusateur et non à l’accusé – au motif que l’accusateur fait partie des exploités et l’accusé des exploiteurs. Il faut dire que le type a pas de chance, avec son nom d’aristo, Girot de Langlade, tu parles. Ces gens-là, on les connaît, ils n’ont toujours pas admis que l’esclavage était aboli.

Il y a quelques années, pendant la polémique sur le Kosovo, un confrère à qui je faisais remarquer que personne n’avait cru bon de revenir sur les allégations de génocide me fit cette réponse : « Voir un génocide qui n’existe pas, ce n’est pas très grave, en tout cas beaucoup moins que de ne pas voir celui qui a lieu. » Sans doute. Sauf que cette version médiatique du principe de précaution fabrique une société du soupçon et, au bout du compte, de la calomnie. Si j’ai un conflit avec mon percepteur ou mon banquier, me suffira-t-il de prétendre qu’ils m’ont traitée de « sale juive » voire de « salope » pour m’en débarrasser ? Verra-t-on demain des parents furieux des notes infligées à leur bambin accuser les profs de haine raciale ? Sera-t-il permis de salir l’honneur de n’importe quel « puissant » ou supposé tel sans qu’il ait même le droit de se défendre ?

L’accusation de racisme devrait être maniée d’autant plus prudemment qu’elle est infâmante et porteuse d’exclusion sociale. C’est l’arme nucléaire. Le raciste se met volontairement en dehors du monde commun et je suis tout-à-fait d’accord pour considérer que l’appartenance à la haute fonction publique est, dans ce domaine, une circonstance aggravante. Mais sauf à décréter que les victimes d’hier ne sauraient être coupables de quoi que ce soit, un minimum de circonspection s’impose lorsque la nouvelle marque écarlate est gravée, sans la moindre forme de procès, au front d’un personnage public. Même s’il est préfet et même s’il a un nom à rallonge qui fleure la vieille droite pas cool que l’on aime d’autant plus détester qu’elle est plutôt en voie d’extinction.

Or, c’est tout le contraire qui se passe. Tout le monde est suspect et, en la matière, le soupçon a force de preuve. Il y a quelques années, à la suite d’une émission sur France Culture qui avait eu malheur de déplaire, ma photo, barrée de la mention « négrophobe » (je ne rigole pas enfin si mais c’est parfaitement véridique), était apparue en « une » d’un site dieudonniste. En clair, pour un certain nombre de gens, un raciste, c’est quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord. À ce compte-là, on va être pas mal dans les mines de sel.

Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé à Orly ce jour-là. Si c’est « parole contre parole », on ne voit pas pourquoi on déciderait d’emblée que l’une est plus crédible que l’autre. Ou plutôt on le voit trop bien – le sanglot de l’homme blanc et tout le reste. On ne me fera pas croire, cependant, qu’il est impossible de retrouver des témoins de la scène.

En attendant que le Préfet soit innocenté ou condamné, il y a déjà un coupable dans cette affaire, et même de très nombreux coupables : nous. Vous et moi qui guillotinons en toute bonne conscience, sans jamais laisser la parole à la défense.

Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis pas très fière.

PS. À Vienne où je suis de passage, je découvre, en écoutant France Inter qui est l’une des quarante chaînes accessibles dans ce charmant hôtel où Mozart, dit-on, a écrit la fin de Cosi fan Tutte, que le Préfet attaque Brice Hortefeux dans Le Parisien (et peut-être au tribunal). Ayant projeté d’aller visiter la maison de Freud et disposant d’une connexion erratique, je vous laisse chercher.

Le problème du PS est darwinien

Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.

Venezuela, les filles

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Le Venezuela confirme décidément sa réputation de paradis terrestre. Non content d’être le pays de la révolution bolivarienne qui apprend dans la bonne humeur aux spéculateurs, affameurs, patrons voyous, poutchistes putatifs et bouffons médiatiques divers à marcher à l’ombre et à en rabattre un peu, il est aussi celui qui donne les plus belle filles de la Terre. Bien nourries et alphabétisées contrairement à leurs mamans qui crevaient la dalle quand la bourgeoisie confisquait la totalité de la rente pétrolière, les filles chavistes deviennent désormais Miss Univers et en font une habitude. Pour la première fois dans l’histoire de ce concours, le Venezuela avec Stefania Fernandez, 18 ans aux prunes, remporte pour la deuxième année consécutive ce titre envié. Les USA et leur agressive petite marionnette colombienne sont désormais prévenus : en cas d’attaque, Hugo Chavez saura se défendre. Avec ses canons.

Suisse : l’Etat larbin

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La Suisse a des petits problèmes de sous. Qui n’en a pas ? Elle a aussi un problème arabe ce qui, en l’occurrence, revient au même. Le mois dernier, une ambulance a été appelée au de secours d’un touriste saoudien à Genève, près de la gare. Le malheureux gisait, inconscient, sur le bitume. Une agression, en plein centre-ville ! Le consul saoudien, Nabil Al-Saleh, a vu rouge. Il a alerté ses collègues et la chaîne Al-Arabyia, qui a fait un reportage dans cette banlieue excentrée du royaume : Genève coupe-gorge, à éviter. Panique au bout du lac Léman. Les hôteliers avaient déjà d’horribles visions d’étages entièrement vidés de clients. Ils ont appelé leurs amis politiques. Le responsable de la police, Laurent Moutinot, un socialiste, a été sommé de présenter des excuses. (On a appris peu après que le touriste saoudien sortait en fait d’une boîte de nuit, un peu titubant, et qu’il avait provoqué une bagarre. Mais ce détail n’a aucune incidence économique.) L’affaire, en fait, tombait très mal.

Motassim Bilal Kadhafi avait jusqu’à l’an passé ses habitudes dans un palace du même quartier genevois. Il n’y remettra plus les pieds : service si lamentable qu’il devait y amener ses propres domestiques, un couple de Marocains, qu’il pouvait ainsi rosser en paix. Ne supportant plus d’être giflée, griffée, battue à coups de cintre, tirée par les cheveux, pincée aux seins, la Marocaine avait appelé la police pour montrer ses blessures.

Mais Hannibal, comme se fait appeler le fils cadet du président libyen, n’aime pas les cognes. A Rome, à peu près dans les mêmes circonstances, il s’était battu contre des carabinieri en les aveuglant au moyen d’un extincteur. Un peu plus tard, à Paris, il avait fait donner sa garde rapprochée contre des gendarmes qui voulaient contrôler son permis de conduire : il roulait à 140 kilomètres à l’heure sur les Champs-Elysées, à contresens, au volant de sa Porsche noire, ivre.

Les policiers genevois, devant la résistance que leur opposait, de nouveau, Hannibal, l’ont emmené au poste, avec sa femme enceinte qui hurlait. Il y est resté deux nuits, les deux domestiques marocains ayant déposé plainte.

Le père Kadhafi a décidé de laver l’affront, jusqu’à la dernière minuscule tache : il voulait des excuses, la punition des flics, une indemnité massive. Le gouvernement genevois, sûr de son droit, n’a pas répondu. Puis les Marocains ont été persuadés de renoncer à leur plainte. Des fonds libyens ont été retirés des banques suisses. Les portes ont commencé à claquer au nez des ingénieurs et des financiers suisses qui travaillaient à Tripoli et Benghazi. Berne a été informé que le pétrole et le gaz allaient se raréfier dans ses tuyaux. Deux employés d’entreprises helvétiques ont été arrêtés en Libye.

La crise a duré un an. Mouammar Kadhafi faisait monter la pression au fil des mois. La ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui en a perdu ses cheveux gris, est allée à Canossa-Tripoli et elle en est revenue avec une marque de semelle sur le derrière. Finalement, la semaine passée, le président de la Confédération lui-même, Hans Rudolf Merz, a pris un petit avion (il n’y a plus de vol régulier entre la Suisse et la Libye) pour aller présenter ses excuses au guide sévère.

Kadhafi ne l’a pas reçu. Encore heureux. C’eût été affreux ! L’homme sombre du désert aurait sorti sa cravache de sous son bisht brun (vêtement traditionnel), pour relever d’un geste lent le visage effondré de cet ancien cadre d’UBS afin de voir s’il a vraiment les yeux bleus. Et il lui aurait souri.

Merz a dû se contenter du menu fretin et, devant les caméras de la télévision libyenne, il a récité ses excuses, sans aucune réticence, avec cette précision qui fera date dans l’histoire des négociations internationales : la Suisse accepte la constitution d’un tribunal arbitral pour juger l’action de la police genevoise, tout en admettant par avance que son intervention était dans sa forme « injustifiée et inutile ». Les juges n’ont même pas besoin de se réunir : l’arrêt est déjà rédigé.

En quittant Tripoli, le Suisse a croisé l’avion qui ramenait d’Ecosse l’ancien officier, mourant, des services secrets libyens, Abdelbaset Al Magrah, condamné pour l’attentat de Lockerbie (1988), dont Mouammar Kadhafi a assumé la responsabilité, comme celle de la destruction en vol du DC-10 français d’UTA (1989), en faisant verser aux familles des victimes des centaines de millions de dollars. Mais ces petits détails sont hors-sujet, d’un autre temps, quand le colonel faisait parler la poudre.

Reste ce mystère. Aucun Etat au monde, sauf la Suisse, ne pouvait accepter de s’humilier comme elle vient de le faire, et pour un motif – apparemment – aussi futile. Pourquoi ? Pour un citoyen de ce pays, c’est une question d’autant plus troublante qu’il en soupçonne, comme tous les autres, la réponse. En un peu plus d’un demi-siècle, les Suisses, en tant qu’ils font partie de cette nation et sont représentés par cet Etat, ont eu si souvent l’occasion de présenter des excuses ou des regrets, ou d’entendre qu’on présentait des excuses ou des regrets en leur nom, que c’est devenu une seconde nature. Il faut demander pardon ? C’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons de le faire ; et si nous-mêmes les ignorons, d’autres doivent les connaître. Kadhafi sous son bisht, par exemple.

Cette tournure d’esprit masochiste n’est pas née d’un microclimat très spécial entre le Jura et les Alpes. Elle vient de l’histoire. Pas de l’histoire longue. Quand il y a deux millénaires les Helvètes émigraient le long du Rhône sans prévoir que César les arrêterait, ils rêvaient : ils voulaient voir la mer. Quand il y a deux siècles – même pas : un siècle -, les Suisses des vallées partaient la faim au ventre chercher des lieux de survie, ils ne se rongeaient pas les ongles comme les Merz d’aujourd’hui ; ils étaient industrieux et mobiles. Ils n’auraient pas su à qui demander pardon, ni pourquoi. Non, ce penchant vient de l’histoire récente, quand l’être neutre s’est vraiment emparé de l’âme des Suisses, autrement dit quand le nazisme broyait l’Europe dans le sang. Ils ont été saisis de terreur intéressée, ils ont bu de ce sang en douce, ils savent que c’était le mal.

Quelques jours avant le voyage à Tripoli, Hans Rudolf Merz, Micheline Calmy-Rey et la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, tenaient conférence de presse à Berne. Ils avaient des mines longues, comme si Mouammar Kadhafi leur avait supprimé le pain sec et l’eau. Mais la Libye n’y était pour rien. Le gouvernement annonçait, la mort dans l’âme, la fin possible d’une autre crise. Avec les Etats-Unis cette fois.

Après des mois de résistance, les Suisses avaient décidé de mettre un genou en terre, dans l’espoir que Barack Obama leur pardonnerait l’affront fait au Trésor américain. Qu’avaient-ils fait de mal, les ministres ? Rien. Mais c’est la même histoire : il y a toujours une bonne raison de s’excuser. La raison c’était UBS. Car la grande banque est dans la Suisse récente ce que General Motors était dans l’ancienne Amérique : ce qui est bon…

Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose de bon dans UBS. Après avoir signé un engagement de bonne conduite leur donnant accès au marché américain, les banquiers s’étaient empressés de trahir la promesse donnée, constituant de véritables commandos en tenue de combat costume-cravate-mallette à double fond pour aller convaincre les très riches Américains qu’UBS avait le moyen de leur faire gagner d’autres fortunes à la barbe de l’IRS, le fisc local. Ça s’est su. Un directeur de la banque a dû à deux reprises, ce printemps et l’été dernier, présenter des excuses devant une commission du Sénat, dans un ahurissant spectacle de pleurnicherie hypocrite. Les banquiers ont pourtant des principes, et des secrets, garantis par la loi. Le gouvernement suisse a donc dû se joindre à la pénitence, en promettant de livrer au fisc US un paquet de noms de voleurs que protégeait UBS.

Cette affaire en rappelle bien sûr d’autres. Naguère, c’était cependant plus simple. Il n’y avait pas besoin de violer ou de tourner des lois fiscales : les clients des banques – Mobutu, Duvalier, Marcos, Hussein, Abacha & Co – étaient eux-mêmes la loi.

Mais il faut aller plus au fond, jusqu’au noyau dur, jusqu’au sang. Le couple gouvernement-UBS (avec Crédit Suisse pour faire bon poids) s’était déjà produit sur la scène américaine, dans un registre voisin, un peu plus grave. Il s’agissait alors d’amener les Suisses à rendre des biens mal acquis pendant la deuxième guerre mondiale. Cet argent que des clients juifs, vraiment trop distraits, avaient omis de venir récupérer quand les armes se furent tues. Les banquiers, perdant patience, avaient vidé les comptes dans leur propre coffre.

C’était à la fin du siècle passé. Un terrible poids dans la mémoire. Il aurait à peine été allégé par un geste du cœur et du corps, comme celui de Willy Brandt tombant à genoux à Varsovie devant le plateau un peu surélevé où se trouvait le ghetto. Il y a eu quelques regrets quand même, réticents. Et surtout une bouffée d’antiaméricanisme : tuez le messager ! Pour le reste, toujours la même explication. Le petit neutre, au centre du continent en guerre, n’avait pas le choix des moyens de sa survie, pardon. Il commerçait avec tout le monde, pardon. Il faisait tourner la machine de guerre qui avait étendu sa marée noire sur l’Europe. Pardon.

Aujourd’hui, il n’y a plus de guerre. Mais écoutez bien : c’est la même musique de fond. Ecoutez, écoutez bien ! « Ne parlez pas de ces histoires de bombes dans les avions, dans les discothèques ! Ne parlez pas de la disparition de l’imam Musa Sadr ! Ne parlez pas de ceux qu’on manipule, qu’on bat, qu’on torture et qu’on tue ! Ne parlez pas de… Quoi ? Le frère du domestique marocain d’Hannibal a été arrêté à Tripoli et on n’a plus de nouvelles de lui ? Assez de ces histoires ! Nous sommes des hôteliers, des banquiers, des hommes qui savent, qui ont toujours su comment les affaires se traitent.»

Tendez encore l’oreille. Tout le monde parle ainsi en Suisse aujourd’hui. Vous voulez des exemples, dans la masse ?

Yves Nidegger est le ténor des nationalistes à Genève, probable candidat au gouvernement cantonal. Il a fait une pesée d’intérêts : Hannibal d’un côté, les richesses arabo-libyennes de l’autre. Et il en a tiré sa conclusion : « Si Mouammar Kadhafi souhaite la tête de Laurent Moutinot, peut-être avec un peu de persil dans les oreilles, cela semble un sacrifice tout à fait supportable pour Genève. » Moutinot est donc l’élu en charge de la police.

Charles Poncet est un peu moins vulgaire. C’est une star du barreau genevois. Il adore les tribunes, les caméras et les micros. Il fut, à droite, parlementaire fédéral. Un avocat public donc, comme on dit fille publique. Peu importe les spécialités du client tant qu’il connaît le tarif. La famille Kadhafi lui a proposé une passe, et là le tarif n’est vraiment pas un problème. Depuis un an, Poncet a été l’inlassable promoteur d’excuses au Guide, aussi promptes et complètes que possible. Les frasques libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas nos affaires. Nous n’avons que des intérêts.

Jean Ziegler est aussi un homme public. Encore plus public, puisque son audience est universelle. Il a d’innombrables amis parmi les prolétaires du sud. Mais comme il ne peut pas les aimer individuellement, il adore ceux qui les gouvernent, à la trique, les Castro, Chavez, aujourd’hui. Et Mouammar Kadhafi. Enfin, Kadhafi, c’est devenu un peu compliqué. Ziegler a – presque – coparrainé la fondation Kadhafi qui attribue un prix des droits de l’homme que le Genevois a – presque – reçu en 2002. Etant donné que le sociologue occupe sa retraite dans les droits de l’homme sous vernis onusien, ce compagnonnage était devenu embarrassant, et il a pris des distances. Mais Kadhafi est de son cercle, et Jean Ziegler est devenu dans la crise Hannibal un conseiller à l’ombre de la ministre qui a perdu ses cheveux gris, promoteur, comme tous les autres, d’un compromis profitable.

Chacun a sa méthode, des excuses aux regrets, en passant par le persil dans les oreilles. Mais la motivation, si suisse, est toujours la même : il y a de l’or sous le sable libyen. Vendredi, son verbe courant plus vite que sa pensée, Ziegler a cassé le morceau devant un micro de la radio suisse romande. Vous vous rendez compte, disait celui qui est pour le monde entier le pourfendeur de l’oligarchie suisse et impérialiste, ils sortent 2,2 millions de barils par jour, et il n’y a quel 3,5 millions d’habitants en Libye : rien du tout ! Il y a 18 milliards de dollars à prendre, c’est immense pour l’économie de la Suisse !

Exploités de tous les pays, vous avez vraiment de drôles d’amis, de droite à gauche, au pays du grand pardon. La philosophie des excuses intéressées et des arrangements sonnants et trébuchants s’est infiltrée partout. La décence et la justice se sont fait la malle, depuis un bout de temps. Depuis que les hommes d’Etat acceptent d’aller s’humilier pour du pétrole, pour des dollars, et pour que les hôtels ne se vident pas. Les flics genevois n’iront plus voir dans les palaces si les domestiques se font rosser à coup de cintre.

Trash jusqu’au dernier souffle

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Plus dure sera la chute. Doudou Topaz, superstar de la télé israélienne des années 1980-90, que les femmes avaient élu il y a 15 ans « l’homme le plus sexy du pays », s’est pendu avec le fil de sa bouilloire électrique. L’ex-roi de l’audimat qui dormait menotté après une première tentative de suicide, a profité de quelques rares moments d’intimité pendant la toilette du matin pour échapper à la vigilance des gardiens de prison. La grandeur et la décadence de cet insatiable Narcisse refusant à la fois la déchéance physique de l’âge mûr et le désamour d’un public infidèle et volage qui lui préférait d’autres héros et d’autres divertissements feraient – et feront peut-être – un excellent film ou un best-seller. Mais cette tragédie d’un homme tisse aussi un récit inédit de l’histoire d’Israël.

David Goldenberg est né à Haïfa en 1946. Mais dans l’Israël des années 1950-1960, ce prénom royal sonne trop « juif diasporique ». Quant à « Goldenberg », littéralement monticule d’or, un patronyme qui sent son Shylock – n’en parlons même pas. Celui qui allait devenir un jour le roi de l’audimat troqua donc David pour son diminutif « Doudou » – rendu populaire par un héros mythique de la guerre de 1948, le prototype de la nouvelle race de guerriers née sur la terre ancestrale – et délaissa son patronyme pour « Topaz », terme biblique évoquant une pierre précieuse. Ces choix sont parfaitement conformes à la ferveur sioniste qui, 20 ans après la naissance de l’Etat, continue de l’irriguer.

Doudou est à peine plus vieux que l’Etat. Pour lui, comme pour le pays, une page se tourne en cette fin des années 1960, même si personne n’a vraiment conscience de ce qui se joue. La création tardive de la télévision israélienne constitue assurément un tournant invisible. Les pères fondateurs du sionisme, Ben-Gourion en tête, n’en voulaient pas. Le petit écran rend bête et corrompt la jeunesse disaient-ils au début des années 1960. Ces politiques avisés avaient peut-être compris, de surcroît, que les caméras allaient bouleverser leur métier et les rendre eux-mêmes obsolètes. Ils finirent par céder à l’idée d’une télé éducative. Utiliser les technologies modernes pour diffuser le Progrès, rendre les meilleurs profs accessibles à tout les élèves du pays – pouvaient-ils tourner le dos à tant de possibilités ? Ils auraient mieux fait de lire Marshall Mc Luhan – ce n’est pas le contenu qui façonne la société mais le médium lui-même.

Rapidement le projet échappe aux décideurs politiques et, au printemps 1968, la lumière bleuâtre illumine, enfin le foyer national juif. Les images inaugurales, retransmises en « live » de Jérusalem, sont celles de l’armée défilant sous les remparts de la vieille ville conquise une année auparavant. L’ORTF n’aurait pas fait mieux.

Topaz n’assiste pas à cette naissance. Après son service militaire, il s’est envolé pour Londres pour y étudier le théâtre. À son retour, il arrondit ses fins de mois difficiles d’acteur débutant en officiant comme professeur d’anglais pour la télévision éducative. Il a acquis en Angleterre un accent impeccable, digne de la BBC. Le beau gosse accumule l’expérience, acquiert de l’assurance et se fait remarquer.

Comédien et comique de talent, Topaz comprend vite que le théâtre n’est pas la voie la plus rapide vers la fortune et la célébrité, ce qu’on n’appelle pas encore pipolisation. Il se positionne pendant les années 1970 comme auteur-interprète de sketches et devient l’invité incontournable des émissions radiophoniques du genre « grosses têtes ». Mais son heure n’est pas encore venue.

Après la guerre de 1973, la gauche au pouvoir finit par voir la télé comme une force d’opposition. Ses efforts pour la museler la rendent encore plus mordante au point que beaucoup lui attribuent un rôle décisif dans la chute des travaillistes en 1977. Une fois aux affaires, la droite populiste de Begin saura tirer les leçons de cet échec. Il comprend que la meilleure manière de neutraliser la télé est de la transformer en média de divertissement. Le peuple veut des westerns et des variétés, répète le nouveau PDG de la chaîne unique et publique. Le Likoud remercie ses électeurs en leur offrant la télé qu’ils veulent – ou dont on les persuadera qu’ils la veulent si nécessaire. L’heure de Topaz a sonné.

Ceux qui continuent à penser que le Bien est de gauche et le Mal de droite s’en étonneront : Topaz est un homme de gauche, un fidèle travailliste qui a même pris sa carte. Après tout, c’est là que sont supposées se trouver « les masses » qu’on ne désigne pas encore comme une « audience ». Pendant la campagne électorale houleuse de 1981, Topaz, chauffeur de salle, met le feu à un meeting travailliste. En traitant de « voyous primitifs » les électeurs du Likoud (dont beaucoup sont des juifs sépharades), il fait sans doute pencher la balance électorale – mais contre son camp. Mieux, il contribue à transformer la lutte entre la gauche et la droite en guerre ouverte entre ashkénazes (blancs, élitistes, souffrant d’une haine de soi, gauchistes qui aiment les Arabes) et sépharades (chaleureux, respectueux des traditions juives et qui connaissent trop les Arabes pour leur faire confiance).

Une telle gaffe pourrait être la fin de sa carrière. Mais la télé lave plus blanc que blanc. Le média fait le messager. Topaz le gaucho, l’ashkénaze arrogant se révèle surtout comme un entertainer particulièrement doué pour faire jaillir de l’émotion à jets continus. Il devient une star de la télé, puis, après 1991, quand Israël entre dans l’ère de la télé commerciale, le roi de l’audimat, en clair une pompe à fric.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, « Rishon ba-Bidour » (littéralement « numéro un du divertissement), son émission de divertissement diffusée en direct tous les dimanche soir, bat tous les records d’audience avec un pic à 51% de parts de marché le soir où il promet l’interview d’un extraterrestre… Topaz est alors une sorte d’hybride de Drucker et Delarue. « À ce rythme là, dit-il au cours d’une interview télévisée donnée au sommet de sa gloire, pour garder mon public, je serai obligé de me suicider en direct. … ». Une remarque parfaitement prémonitoire.

Seulement, la télé broie encore plus vite ses enfants que la révolution. Las du gendre parfait, le public se tourne vers la téléréalité dont l’énorme succès sonne le glas de la star du divertissement et de jeux. L’audience chute, les projets de ce Midas du petit écran ne trouvent plus preneur et son dernier spectacle comique, Le goût de la vie, fait un flop. Il devient un has been gênant et ridicule. Persuadé d’être la victime d’un complot orchestré par la nouvelle génération des décideurs de la télé, Topaz décide de se venger. Il transforme les derniers mois de sa vie en une sorte de reality show. Aux lettres de menaces accompagnées de balles succèdent des tabassages commandités. Parfois il se cache près du lieu de l’embuscade pour voir ses« ennemis » terrifiés, battus et humiliés. Quand il juge le « traitement » trop clément, il en redemande. Mais l’ancienne télé-star est un mafieux de pacotille. Confondant fiction et réalité il joue le parrain avec autant de bon sens – et de succès – qu’un enfant qui saute du toit en se prenant pour Superman. Son arrestation en mai dernier plonge le pays dans la stupeur. L’Israélien le plus célèbre de la fin du XXe siècle devient l’ennemi public numéro 1. Finalement confronté à la réalité, Topaz a préféré la mort.

On s’refait pas !

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C’est l’un des événements radio de la rentrée : Christophe Hondelatte reprend les rênes de On refait le monde, l’émission de débats et de polémiques qu’il avait créée en 2003 et animé pendant un an sur RTL, avant de laisser sa place à Pascale Clarke. Pour la première, le plateau de tchacheurs réunissait Joseph Macé-Scaron, Jean-Luc Mano, Alain Duhamel, et… Elisabeth Lévy. Et devinez qui a obtenu la « Langue du vipère » traditionnellement attribuée au persifleur le plus impénitent ? Résultat, la lauréate se voit proposer trois minutes de tribune libre antenne, ce soir à 18 h 55. Et comme décidément notre rédac’ chef bien aimée a du mal à faire les choses comme tout le monde, devinez de qui elle a décidé de dire du mal ? Eh bien d’Elisabeth Lévy. Je n’en dis pas plus. Oreilles formatées, s’abstenir.

Faisons l’amour avant de nous dire adieu

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Le film des frères Larrieu, Les Derniers jours du monde, est adapté d’un roman de Dominique Noguez, qui porte le même titre. Autant le roman de Noguez avait été pour nous en son temps une révélation poignante qui convoquait toutes nos obsessions, nos peurs et nos plaisirs, autant les frères Larrieu, c’était très moyennement notre came. Leur film précédent Peindre et faire l’amour, avec Auteuil et Azéma, avait été encensé par la critique du « Bloc central » (Télérama, les Inrocks) pour son audace et son intelligence du désir. Nous, nous avions été assez peu convaincus par cette histoire de deux bobos pur jus issus de la génération lyrique et qui, dans la belle maison de campagne où ils s’étaient retirés après avoir sans doute fait de bonnes affaires (mais on ne parle pas de ça dans ce genre de film car c’est vulgaire), pratiquaient à l’occasion un échangisme bon chic bon genre et déculpabilisé. Autant dire typiquement le film pour petit-bourgeois qui préfèrent se libérer au pieu que dans les urnes ou la rue.

Donc, a priori, la rencontre entre l’univers polyphonique et apocalyptique de Noguez et celui somme toute très conformiste des frères Larrieu nous laissait sceptique.

Nous avions tort. Le film est une réussite. Jamais, pour commencer, la fin du monde n’aura été représentée avec une telle distance apaisée dans l’horreur et en même temps une telle évidence, un tel naturel. Les hyperboles pyrotechniques des blockbusters hollywoodiens, les caméras hystérisées, les successions tachycardes de plans épileptiques, enfin tout cet arsenal pour adolescents qui ne connaissent que la grammaire énervée des jeux vidéos avaient fini par rendre les films sur la fin du monde aussi crédibles qu’un dessin animé.

Les frères Larrieu ont choisi un parti pris inverse. La fin du monde, c’est bien ici la fin de notre monde. Celui où l’on allait à la plage, où l’on draguait des filles, où l’on déjeunait dans des restaurants au bord de la rivière, où l’on écoutait les infos à 20 heures. Seulement, chez les frères Larrieu, la plage est régulièrement couverte de pluies de cendres, l’ensemble des convives de la petite auberge s’est suicidé après une dernière bouteille de Chinon pour ne pas voir arriver la pluie de bombes nucléaires, la rivière est remontée par des zodiacs chargés d’hommes en tenue NBC et les infos annoncent que le gouvernement se replie à Toulouse.

Dans ce chaos qui nous semble tristement possible, le héros incarné par Matthieu Amalric, marié avec Karine Viard, en vacances à Biarritz, va tomber amoureux d’une mystérieuse jeune femme espagnole incarnée par une très belle actrice au physique surprenant, androgyne et troublant, Omahyra Mota.

On a beau vivre les temps de la fin, bientôt, il n’y a plus que cet amour pour une fille qui n’est même pas son genre qui compte pour le héros. Et après qu’elle a disparu, son seul but sera de la retrouver dans un road-movie qui le mène en Espagne, sur fond d’attentats multiples, de routes encombrées, de réfugiés ou d’orgies désespérées dans des châteaux du Lot où la haute société se consume dans une manière de stoïcisme hédoniste qui ne manque pas d’une certaine grandeur. On aperçoit d’ailleurs Dominique Noguez dans cette ultime soirée, mais rassurons ses lecteurs, il garde tout le temps de la scène un smoking qu’il porte avec une élégance de diplomate. Pendant sa quête monomaniaque, Robinson (c’est le nom de naufragé que porte Amalric dans le film) sera un temps en compagnie d’une libraire jouée par la délicieuse Catherine Frot et croisera un vieil ami bisexuel chanteur d’opéra joué par Sergi Lopez.

Pour saisir toute l’originalité des Derniers jours du monde, il faudrait donc imaginer Swann et ses souffrances amoureuses, Swann et sa quête désespérée d’Odette dans la nuit de Paris, alors que les sirènes résonneraient dans le salon de madame Verdurin et que le baron de Charlus serait obligé d’évacuer une zone contaminée par un virus émergent dans l’hélicoptère d’une armée en déroute.

Finalement, pour reprendre le titre du précédent film des frères Larrieu que nous allons revoir pour réviser notre jugement, pendant l’apocalypse, on continue à peindre et faire l’amour.

Et c’est aussi joyeux que poignant, cette noblesse dérisoire, cette faculté de l’inutile, qui survit, malgré tout, dans la fin de toute chose.

Les derniers jours du monde - NE 2009

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La jeune fille et la mer

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« Je veux simplement découvrir le monde et vivre libre. » Ce n’est pas une déclaration du jeune Rimbaud mais celle de Laura Dekker, une Hollandaise de treize ans. Naviguant sur son huit mètres Guppy depuis l’âge de dix ans, elle avait conçu le projet d’un tour du monde en solitaire de deux ans avec l’accord de ses parents, eux-mêmes navigateurs expérimentés. Elle a vu son rêve brisé par trois juges d’Utrecht. Ils l’ont mise sous tutelle de la DASS batave et obligé ses parents à ne plus prendre aucune décision importante la concernant sans passer par leurs services. Ils ont également interdit à Laura la moindre sortie en mer pour deux mois avant qu’une commission composée de psychologues et autres agents du quadrillage de l’imaginaire ne statue sur le sort de la Lolita marine. La Hollande permet l’usage des drogues et la prostitution. Laura Dekker, on le voit, est une dangereuse subversive : à treize ans, elle ne fume pas de shit et ne fait pas la pute. Elle veut juste voir ce qu’il y a derrière la ligne d’horizon. Les jeunes, parfois, c’est vraiment du n’importe quoi.

Lettre à un futur camarade

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Tu as décidé d’adhérer au PCF, c’est bien. Je tiens néanmoins à ce que tu saches qui si l’on ne nous emprisonne plus, si l’on ne nous fusille plus, si l’on ne nous torture plus (ce qui fut le cas pendant la guerre d’Algérie) et si l’on ne nous balance pas des bancs publics sur la tronche dans une station de métro fermée jusqu’à ce que l’on ramasse sept morts sur le pavés (remember Charonne !), il faut que tu saches néanmoins que de nombreuses petites humiliations t’attendent et ton petit cœur rouge va devoir se bronzer ou se briser. Ce n’est pas de Marx, c’est de Chamfort. Alors, apprête-toi à affronter :

– Les gens qui vont te demander, avec une douceur compatissante : « Mais tu y crois vraiment ? », chose qu’ils n’oseraient jamais faire avec un prêtre.

– Les gens qui vont recycler des plaisanteries éculées jadis réservées aux très improbables radicaux-valoisiens : « Alors le prochain congrès, c’est dans une cabine téléphonique ? » En plus, des cabines téléphoniques, on en voit de moins en moins, ce qui est doublement cruel.

– Les gens de mauvaise foi qui vont te dire : « T’es con, les meufs sont mieux au NPA. » D’abord, c’est faux, comme tu le verras lors de ta première fête de l’Huma. Ensuite, sache qu’on a toujours eu des problèmes avec les trotskystes. Une histoire obscure d’accident de montagne. Leur lideure nettoyait son piolet et le coup est parti tout seul.

– Les gens qui vont te citer Le livre noir du communisme en voulant que tu aies honte, honte, tellement honte. Comme si tu étais un potentiel gardien de goulag dès que tu ouvres L’Huma et que tu fais remarquer que par les temps qui courent les richesses sont quand même très moyennement réparties…

– Les gens qui sont des anciens du Parti. Il y en a beaucoup. Tu en croiseras dans les écoles, les universités, les usines, les maisons d’édition, si ça se trouve, tu en croiseras peut-être même sur Causeur. Il y a les gentils un peu tristes et il y a ceux qui ont le syndrome de la pute repentie devenue dame chaisière. Ceux-là, ils ne se pardonnent pas d’avoir rêvé d’un monde meilleur alors ils défendent le pire avec la même ardeur. Mais les deux, au bout du compte, te diront la même chose : « Comment peux-tu être au Parti après Budapest, Prague, la rupture de l’union de la Gauche à cause de Marchais en 1977, l’invasion soviétique à Kaboul ? » Pour Kaboul, tu pourras toujours faire remarquer que, bon, il faudrait peut-être demander à la quinqua afghane la seule période de sa vie où elle a pu faire des études, fumer, soigner des gens, donner des cours, conduire. Les gens te répondront que ce n’est pas la même chose. Et tu apprendras que le capitalisme, quand il fait des erreurs meurtrières, ce n’est jamais la même chose.

– Et pour finir, les gens avec qui tu passes tes vacances et qui arrivent hilares, du bout du jardin, les mots croisés du Monde à la main et qui hurlent : « Jérôme, Jérôme, attends, tu vas rigoler, écoute cette définition : « Ses cellules sont vides, en deux lettres. » »

Et tu ne rigoleras pas. Même si c’est drôle.

Et c’est comme ça que tu apprendras que si tous tes camarades vont devenir des copains, eh bien tous tes copains ne sont pas forcément des camarades.

Ménages de scène

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Si vous avez 8 millions de dollars en poche, et un mariage en vue, voilà une idée de cadeau qui épatera vos amis, et probablement aussi, votre futur conjoint : louez les Rolling Stones pour la surboum postnuptiale. D’après une enquête très fouillée menée par un expert financier pour le compte de la chaîne britannique LivingTV, c’est le prix que Mick, Keith, Charlie et Ron, auraient exigé – et obtenu – en 2002 pour faire tourner les serviettes après une noce. Toujours d’après la même enquête, on peut louer pour deux fois moins cher Kylie Minogue ou Elton John et pour encore moins cher – un million de Livres Sterling, c’est donné – Amy Winehouse. En bas du classement, on retrouve les Duran Duran, disponibles pour 500 000 £ seulement, un choix qu’on ne fera qu’en cas de totale impécuniosité ou d’extrême mauvais goût.

Le sous-préfet aux chiens

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D’accord, j’ai l’esprit de l’escalier mais cette affaire de préfet raciste me chiffonne. Quand l’info est sortie, je roulais dans un vieux cabriolet sur une route de la Drôme avec un ami de gauche sous tous rapports. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie mais pour vous expliquer qu’on rigolait bien et que je n’avais aucune envie de plomber l’ambiance, ça a peut-être joué.

Qu’il est doux de s’indigner. Qu’il est bon d’être dans le bon camp. « Trop de Noirs ici ! » Nous voilà revenus au bon vieux temps des colonies et du racisme d’Etat. Je ne lésine pas sur la bonne conscience. « Qu’un représentant de la République puisse proférer de pareilles choses, c’est inouï, il faut vraiment qu’il ait la certitude de l’impunité », dis-je avec les trémolos qui vont bien. La réaction nette et sans bavure de la place Beauvau me fait carrément plaisir : « Tu vois, ces gens de droite ont beau être d’affreux chasseurs de sans-papiers, il leur arrive d’avoir du courage. » Je l’avoue, l’idée qu’il aurait été civil et même juste d’entendre la version du préfet ne me traverse pas l’esprit. Le salaud de raciste n’a droit ni à la présomption, d’innocence, ni à la justice contradictoire. La « petite guillotine » intérieure dont parle Vassili Grossman dans Tout passe et qui, en chacun de nous, veut condamner et exécuter au nom du Bien, s’abat sur le fonctionnaire indigne. Inqualifiable ! Intolérable ! – je me contente de me répéter en boucle ces mots qui empêchent de réfléchir.

Quelques heures plus tard, entre deux trempettes et un pingpong, je trouve un message de l’honorable François-Xavier Ajavon me proposant un article sur le lynchage odieux du « préfet raciste ». Là, il charrie, je me dis dans mon petto, à force d’aimer le contrepied, on finit par défendre n’importe quoi. Je décide de laisse filer. Et plonge derechef.

Au cours des jours suivants, je suis mollement l’affaire. Pour une fois que je suis d’accord avec tout le monde, je trouve inutile de la ramener. Les dénégations du présumé coupable me passent au dessus de la tête : on ne me la fait pas, à moi. Même chose lorsque je lis qu’une hôtesse d’Air France a pris la défense du délinquant d’Etat, s’excusant au nom de la compagnie de l’agressivité des agents de sécurité. Comme pas mal de voyageurs sommés sur un ton rogue d’enlever leur ceinture tandis qu’ils clopinent en chaussettes, j’en ai déjà fait les frais. Mais j’ai tranché. Comme tous mes confrères et comme une bonne partie de la France avec eux.

Si vous suivez, peut-être vous demandez-vous ce qui m’a fait changer d’avis. Non, je n’ai eu accès à aucun rapport préliminaire, à aucun dossier secret. Je n’ai pas entendu de récit nouveau qui confirmerait la version du fonctionnaire. Au contraire, c’est la convergence des témoignages qui a fini par allumer en moi la lumière du doute. En effet, on apprend rapidement que ce n’est plus un seul agent qui accuse le préfet mais trois. Cette fois, son compte est bon. Et pourtant, je me sens mal à l’aise. Soudain, je pense à ce que doit ressentir le type s’il n’a rien à se reprocher. Je pense à mon ami Alain Finkielkraut, accusé de racisme sans même être entendu pour une blague innocente et mal traduite. Je pense à Coleman, le héros de La tache. Un incident remontant à plusieurs années me revient en mémoire. Je dînais avec François Taillandier dans un – mauvais – restaurant de mon quartier du Marais (remplacé depuis par un autre mauvais restaurant, ce doit être l’emplacement). Je ne me rappelle pas du tout de ce qui a déclenché les hostilités mais le repas s’est terminé en pugilat. Dans l’agitation générale, la serveuse s’est plantée devant moi et s’est mis à glapir : « Raciste ! Tu m’as traitée de sale arabe ! » J’ai alors découvert qu’il s’agissait d’une beurette, détail qui ne m’avait pas frappée. Je me rappelle surtout avoir ressenti un froid glacial – en quelques secondes, j’avais réalisé que j’étais à la merci de la calomnie, surtout de celle-là.

Je me souviens de ce que dit la tradition talmudique : quand un prévenu est condamné à l’unanimité par les 70 juges du sanhédrin (tribunal rabbinique), il doit être acquitté. Et mon cerveau se remet à fonctionner. Qu’un haut fonctionnaire pète les plombs au point de proférer les horreurs prêtées au préfet, c’est possible (surtout après 20 heures d’avion) quoique surprenant quand on a déjà pratiqué l’engeance, en général ils sont plutôt boutonnés. Mais qu’il perde la maîtrise de lui-même trois fois de suite et dans les mêmes termes, c’est, au minimum, bizarre. Et si, au nom de nos valeurs intangibles, nous étions collectivement en train d’entériner une injustice ?

On m’objectera que si le préfet a dit ce qu’on dit qu’il a dit, c’est très grave. Certes. Mais il est au moins aussi grave que le doute profite à l’accusateur et non à l’accusé – au motif que l’accusateur fait partie des exploités et l’accusé des exploiteurs. Il faut dire que le type a pas de chance, avec son nom d’aristo, Girot de Langlade, tu parles. Ces gens-là, on les connaît, ils n’ont toujours pas admis que l’esclavage était aboli.

Il y a quelques années, pendant la polémique sur le Kosovo, un confrère à qui je faisais remarquer que personne n’avait cru bon de revenir sur les allégations de génocide me fit cette réponse : « Voir un génocide qui n’existe pas, ce n’est pas très grave, en tout cas beaucoup moins que de ne pas voir celui qui a lieu. » Sans doute. Sauf que cette version médiatique du principe de précaution fabrique une société du soupçon et, au bout du compte, de la calomnie. Si j’ai un conflit avec mon percepteur ou mon banquier, me suffira-t-il de prétendre qu’ils m’ont traitée de « sale juive » voire de « salope » pour m’en débarrasser ? Verra-t-on demain des parents furieux des notes infligées à leur bambin accuser les profs de haine raciale ? Sera-t-il permis de salir l’honneur de n’importe quel « puissant » ou supposé tel sans qu’il ait même le droit de se défendre ?

L’accusation de racisme devrait être maniée d’autant plus prudemment qu’elle est infâmante et porteuse d’exclusion sociale. C’est l’arme nucléaire. Le raciste se met volontairement en dehors du monde commun et je suis tout-à-fait d’accord pour considérer que l’appartenance à la haute fonction publique est, dans ce domaine, une circonstance aggravante. Mais sauf à décréter que les victimes d’hier ne sauraient être coupables de quoi que ce soit, un minimum de circonspection s’impose lorsque la nouvelle marque écarlate est gravée, sans la moindre forme de procès, au front d’un personnage public. Même s’il est préfet et même s’il a un nom à rallonge qui fleure la vieille droite pas cool que l’on aime d’autant plus détester qu’elle est plutôt en voie d’extinction.

Or, c’est tout le contraire qui se passe. Tout le monde est suspect et, en la matière, le soupçon a force de preuve. Il y a quelques années, à la suite d’une émission sur France Culture qui avait eu malheur de déplaire, ma photo, barrée de la mention « négrophobe » (je ne rigole pas enfin si mais c’est parfaitement véridique), était apparue en « une » d’un site dieudonniste. En clair, pour un certain nombre de gens, un raciste, c’est quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord. À ce compte-là, on va être pas mal dans les mines de sel.

Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé à Orly ce jour-là. Si c’est « parole contre parole », on ne voit pas pourquoi on déciderait d’emblée que l’une est plus crédible que l’autre. Ou plutôt on le voit trop bien – le sanglot de l’homme blanc et tout le reste. On ne me fera pas croire, cependant, qu’il est impossible de retrouver des témoins de la scène.

En attendant que le Préfet soit innocenté ou condamné, il y a déjà un coupable dans cette affaire, et même de très nombreux coupables : nous. Vous et moi qui guillotinons en toute bonne conscience, sans jamais laisser la parole à la défense.

Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis pas très fière.

PS. À Vienne où je suis de passage, je découvre, en écoutant France Inter qui est l’une des quarante chaînes accessibles dans ce charmant hôtel où Mozart, dit-on, a écrit la fin de Cosi fan Tutte, que le Préfet attaque Brice Hortefeux dans Le Parisien (et peut-être au tribunal). Ayant projeté d’aller visiter la maison de Freud et disposant d’une connexion erratique, je vous laisse chercher.

Le problème du PS est darwinien

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Hybride d’un techno et d’un intello, pur produit de la méritocratie française, ami de Nicolas Sarkozy, Martine Aubry et des patrons de toutes obédiences, Minc, « homme de l’ombre » à la française, commente le jeu politique dont il est aussi un acteur.

Vous définissez-vous toujours comme un « libéral de gauche » ? S’agit-il d’une espèce mutante ou de la version chic du « cœur à gauche-portefeuille à droite » ?
Je comprends telle que je vous lis que vous ayez du mal à percevoir ce qu’est un libéral de gauche. Être un libéral de gauche, c’est posséder un mauvais chromosome, atypique dans l’ADN politique ; c’est croire que l’intérêt général existe en dehors du marché mais que l’Etat n’est pas l’expression naturelle et exclusive de cet intérêt général.

On voit bien ce qui relève de la droite et de la gauche dans votre définition mais si on peut appartenir aux deux à la fois, quel sens conserve cette division ?
J’aurais du mal à définir précisément les idées de gauche et les idées de droite mais plus le temps passe, plus j’observe qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite. Disons qu’il existe deux sensibilités à l’intérieur du monde civilisé. La permanence demeure, viscérale, dans les comportements : 45 % des Français ne voteront jamais à droite et 45 % ne voteront jamais à gauche. Et c’est bien une affaire d’ADN. En vieillissant, je finis par croire que l’état de nature prend le pas sur l’état de culture. De même qu’on est manager ou entrepreneur, on est de droite ou de gauche. D’où la difficulté des franchissements de ligne.

Venant de vous, c’est amusant ! D’accord, vous avez dû renoncer au Flore mais vous êtes un « sarkozyste de gauche » heureux, non ?
Je le répète, j’avais un mauvais chromosome. Simon Nora, l’un des hommes que j’ai le plus révéré au monde, me disait : « Il est plus douillet d’être la gauche de la droite que la droite de la gauche. »

L’ensemble de la classe politique et de l’intelligentsia s’est penchée avec plus ou moins de gourmandise sur le cas du PS, les diagnostics allant de la A au coma dépassé. Quel est le vôtre ?
Il y a deux PS. Le premier est respectable, profond, puissant. Même après les régionales, il dirigera au moins la moitié des régions, il tient deux tiers des villes et des départements et les gère bien. Et puis, il y a l’appareil national où l’on voit des gens s’affronter pour un hypothétique pouvoir dont on se demande s’il intéresse les « grands élus ». Au fond, ceux-ci veulent veut que leur parti soit au deuxième tour de la présidentielle parce que quand il ne l’est pas comme en 2002, la légitimité locale elle-même est entamée, mais cela ne les dérange pas vraiment que leur candidat fasse 47 %. Avec la droite au pouvoir à Paris, un président de région socialiste reçu à Matignon se voit dérouler le tapis rouge. Si le Premier ministre était Vincent Peillon ou Arnaud Montebourg, il arriverait par l’entrée de service.

À nous les provinces, à eux Paris : comme Marcel Gauchet, vous pensez que le PS s’est résigné à la division des tâches ?
On peut gagner une élection nationale par hasard et d’ailleurs, c’est par hasard que le PS a emporté sa seule victoire depuis 1988, après la dissolution Chirac-Villepin de 1997. Il est donc absurde de croire que l’affaiblissement de l’appareil national disqualifie le PS pour la présidentielle. De plus, il existe aussi la possibilité d’une faute de l’adversaire. Mais gagner sur un projet, c’est une autre histoire. En 1981 et en 1988, les socialistes étaient porteurs de projets, parfaitement antinomiques au demeurant : 1981, c’est l’Alternance avec une majuscule, 1988, c’est la France de Marc Bloch[1. Alain Minc fait allusion à cette phrase célèbre de l’historien : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »]. C’est d’ailleurs l’équation de toute deuxième candidature : Mitterrand en 1988, Chirac, grâce à un concours de circonstances hallucinant en 2002. Et ce sera celle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Il est peut-être dommage qu’elle ne soit pas aussi celle des premières candidatures. D’ailleurs, elle l’est. Dans le verbe. On gagne en coiffant le bonnet phrygien : la victoire de Sarkozy est due au verbe de Guaino.
Pas du tout ! C’est le pari faustien de Sarkozy de ramener les électeurs du Front national qui s’est révélé gagnant, la musique de Guaino n’a fait que l’accompagner. On se fait élire la première fois en rassemblant son camp, la deuxième en brouillant les repères. C’est d’ailleurs la difficulté pour le président : il doit conserver les électeurs ravis au FN, gagner une partie de ceux de Cohn-Bendit et ne pas s’aliéner une partie de la droite traditionnelle. Ce n’est pas un compas facile : il va, je l’espère, gagner, mais il faudra aller chercher les voix pour passer de 28 % à 50 % !

Quoi qu’il en soit, le système politique, en l’absence d’une opposition puissante, semble franchement déséquilibré.
La déliquescence du PS a une conséquence que peu de gens voient, c’est que les syndicats reprennent une place considérable dans le débat public. Depuis le début de la crise, Sarkozy cogère le pays avec les syndicats comme il l’aurait fait ailleurs avec l’opposition. Et ceux-ci se montrent très responsables.

Oui, dans le cadre d’un deal implicite : ils se replient sur leur bastion de la fonction publique en abandonnant à leur sort les salariés du privé. Donc le duo Thibaut/Sarko, c’est vous ?
Pour quelqu’un qui vote Sarkozy et se présente comme le dernier marxiste français – moi – c’est une situation assez favorable. Grâce à cette cogestion, les syndicats espèrent aussi retrouver une légitimité. Avec la réforme des institutions, la loi sur la représentativité syndicale est sans doute ce qui a le plus changé le visage de la France depuis 2007. De quoi s’agit-il ? D’arriver à un mouvement syndical partagé entre un pôle réformiste dur et un pôle réformiste doux. Or, pour le PS, la question syndicale est une maladie héréditaire, l’origine de son mal-être actuel. Il faut remonter à la Charte d’Amiens. Les syndicats ne pouvant être la matrice du parti de gauche, celui-ci ne peut pas être un parti de masse, ce qui surpondère le poids de l’idéologie. Mais le PS n’est pas non plus un parti marxiste car il n’est l’émanation d’aucune force sociale. Il n’est donc qu’une idéologie en quête de serviteurs.

Ou de clientèles. Mais aucun parti n’est plus l’émanation d’une classe sociale.
C’est exact. De ce point de vue, le vote écologiste est très intéressant car il est peut-être une nouvelle manifestation électorale d’une nouvelle classe sociale qui se définit moins par sa place dans le système économique que par son identité culturelle. Les électeurs des Verts sont des gens hyper-diplômés (à supposer qu’on soit hyper-diplômé à bac + 8), assez libertaires dans leur vision de la vie, assez européens et même assez écolos. Sont-ils porteurs d’un double-chromosome ou s’agit-il d’une nouvelle variante d’un chromosome de gauche ? C’est la question.

En attendant que la mutation soit achevée, on peut observer que beaucoup de pauvres votent à droite, et pas seulement en France.
Admettez qu’il est paradoxal que le parti institutionnel de la gauche soit celui qui s’intéresse le moins aux pauvres, parce que les pauvres sont passés du PC envié et honni au FN encore plus honni. N’oubliez pas que 90 % des Français ne sont pas touchés par la crise et font même leur meilleure année en termes de pouvoir d’achat : les retraités, les fonctionnaires, les salariés des grandes entreprises, ceux qu’on peut appeler « la main d’œuvre japonaise ». Mais il y a une deuxième France, « la main d’œuvre américaine », celle des intérimaires, des CDD et des salariés des sous-traitants. Au lieu de se gargariser de la « relance par la consommation », idée stupide dans un pays d’épargne, les socialistes devraient sommer le gouvernement de mieux protéger cette France-là. Seulement, cette population n’intéresse pas la gauche parce que ce n’est pas là qu’elle recrute ses bataillons électoraux.

Prononcez-vous : la maladie du PS et de la gauche, donc le remède sont-ils d’abord idéologiques ?
L’idéologie, c’est l’hérédité. Le résultat, on le connaît, c’est que les socialistes parlent à gauche et gouvernent en sociaux-démocrates de centre-droit. Ils ont toujours été comme ça et ne changeront pas. L’urgence, pour eux, est ailleurs. En monarchie républicaine, il faut d’abord produire un leader. Et le PS n’aura un leader que quand il aura changé de constitution – ce qui n’exclut nullement, je le répète, qu’il puisse gagner une élection nationale. Le parti socialiste reste parlementaire dans ses gènes et dans sa vie intérieure alors qu’il évolue dans un environnement totalement présidentiel. Tout se passe à la proportionnelle comme au parlement israélien…

Vous êtes dur…
Il est vrai que ce sont les militants qui désignent le Premier secrétaire. Mais ce fonctionnement institutionnel est à rebours de celui de la Ve République revisitée. Nous élisons le président puis le parlement, eux font l’inverse. Nulle part ailleurs qu’au PS il n’y a un nombre aussi élevé de gens qui ont plus de 130 de QI. La salle Marie-Thérèse Eyquem, où se tient le bureau national du PS, est la meilleure école politique de France. Le problème est darwinien, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme de sélection. L’état-major du PS, c’est la chambre des Lords, il n’y a que des Lords à vie et même, maintenant, des Lords héréditaires. Dans le parti de droite, il y a un chef, il élimine, il promeut.

Vous trouvez que ça grouille de talents nouveaux autour de Nicolas Sarkozy ? Beaucoup sont remerciés sans ménagements après avoir été essorés.
S’il n’y a pas grand-monde, c’est parce que Chirac a tué une génération. Et Sarkozy est en train de fabriquer sa génération.

Admettons. Au-delà des clivages politiques, vous dénoncez souvent les manquements des élites – auxquelles vous appartenez.
Je crois que Vichy vient de Louis XIV. La grande différence entre la France et l’Angleterre est qu’en Angleterre, l’aristocratie s’est affirmé contre le roi tandis qu’en France les élites ont été produites par le Roi – et par l’Etat. Par gros temps, cela donne Vichy. Le légitimisme des élites françaises est inconcevable en Angleterre. L’élection de Nicolas Sarkozy montre que la France a changé : que ce pays où « la terre ne ment pas » puisse porter à sa tête un immigré de la deuxième génération était inimaginable il y a quelques années encore.

Etes-vous crédible quand vous vous en prenez aux patrons en évoquant une situation prérévolutionnaire ?
Dans ma « lettre aux patrons », j’ai voulu frapper les esprits. Certains sont parfois un peu autistes, non pas parce qu’ils sont plus sots ou plus réacs que leurs pères, mais parce que la financiarisation du capitalisme a changé la fonction patronale : un chef d’entreprise passe tout son temps avec ses directeurs financiers et aucun avec les syndicats. Résultat, les patrons vivent dans une bulle et n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la société.

Et pour vous, pas d’autocritique pour avoir célébré la mondialisation heureuse ? En supposant même que l’addition soit globalement bénéficiaire, n’avez-vous pas fait peu de cas des vies et des régions sinistrées face aux glorieuses données macro-économiques montrant que le monde galopait sur la voie de la prospérité ? Autrement dit, n’avez-vous pas, cher Alain Minc, péché par idéologie ?
La mondialisation, que vous l’aimiez ou non, est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation. Mais nous, les élites, avons survalorisé le poids du rationnel et la normalisation de la société française en pensant que les adaptations économiques seraient acceptées aussi facilement qu’elles l’étaient ailleurs. Cela dit, la situation sociale est étonnamment calme en France. Qui aurait imaginé que nous finirions le printemps avec les étudiants qui passent leurs examens, la consommation qui se maintient, l’absence de véritable violence sociale ? En vérité, je suis estomaqué par la solidité des sociétés occidentales.

Venezuela, les filles

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Le Venezuela confirme décidément sa réputation de paradis terrestre. Non content d’être le pays de la révolution bolivarienne qui apprend dans la bonne humeur aux spéculateurs, affameurs, patrons voyous, poutchistes putatifs et bouffons médiatiques divers à marcher à l’ombre et à en rabattre un peu, il est aussi celui qui donne les plus belle filles de la Terre. Bien nourries et alphabétisées contrairement à leurs mamans qui crevaient la dalle quand la bourgeoisie confisquait la totalité de la rente pétrolière, les filles chavistes deviennent désormais Miss Univers et en font une habitude. Pour la première fois dans l’histoire de ce concours, le Venezuela avec Stefania Fernandez, 18 ans aux prunes, remporte pour la deuxième année consécutive ce titre envié. Les USA et leur agressive petite marionnette colombienne sont désormais prévenus : en cas d’attaque, Hugo Chavez saura se défendre. Avec ses canons.

Suisse : l’Etat larbin

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La Suisse a des petits problèmes de sous. Qui n’en a pas ? Elle a aussi un problème arabe ce qui, en l’occurrence, revient au même. Le mois dernier, une ambulance a été appelée au de secours d’un touriste saoudien à Genève, près de la gare. Le malheureux gisait, inconscient, sur le bitume. Une agression, en plein centre-ville ! Le consul saoudien, Nabil Al-Saleh, a vu rouge. Il a alerté ses collègues et la chaîne Al-Arabyia, qui a fait un reportage dans cette banlieue excentrée du royaume : Genève coupe-gorge, à éviter. Panique au bout du lac Léman. Les hôteliers avaient déjà d’horribles visions d’étages entièrement vidés de clients. Ils ont appelé leurs amis politiques. Le responsable de la police, Laurent Moutinot, un socialiste, a été sommé de présenter des excuses. (On a appris peu après que le touriste saoudien sortait en fait d’une boîte de nuit, un peu titubant, et qu’il avait provoqué une bagarre. Mais ce détail n’a aucune incidence économique.) L’affaire, en fait, tombait très mal.

Motassim Bilal Kadhafi avait jusqu’à l’an passé ses habitudes dans un palace du même quartier genevois. Il n’y remettra plus les pieds : service si lamentable qu’il devait y amener ses propres domestiques, un couple de Marocains, qu’il pouvait ainsi rosser en paix. Ne supportant plus d’être giflée, griffée, battue à coups de cintre, tirée par les cheveux, pincée aux seins, la Marocaine avait appelé la police pour montrer ses blessures.

Mais Hannibal, comme se fait appeler le fils cadet du président libyen, n’aime pas les cognes. A Rome, à peu près dans les mêmes circonstances, il s’était battu contre des carabinieri en les aveuglant au moyen d’un extincteur. Un peu plus tard, à Paris, il avait fait donner sa garde rapprochée contre des gendarmes qui voulaient contrôler son permis de conduire : il roulait à 140 kilomètres à l’heure sur les Champs-Elysées, à contresens, au volant de sa Porsche noire, ivre.

Les policiers genevois, devant la résistance que leur opposait, de nouveau, Hannibal, l’ont emmené au poste, avec sa femme enceinte qui hurlait. Il y est resté deux nuits, les deux domestiques marocains ayant déposé plainte.

Le père Kadhafi a décidé de laver l’affront, jusqu’à la dernière minuscule tache : il voulait des excuses, la punition des flics, une indemnité massive. Le gouvernement genevois, sûr de son droit, n’a pas répondu. Puis les Marocains ont été persuadés de renoncer à leur plainte. Des fonds libyens ont été retirés des banques suisses. Les portes ont commencé à claquer au nez des ingénieurs et des financiers suisses qui travaillaient à Tripoli et Benghazi. Berne a été informé que le pétrole et le gaz allaient se raréfier dans ses tuyaux. Deux employés d’entreprises helvétiques ont été arrêtés en Libye.

La crise a duré un an. Mouammar Kadhafi faisait monter la pression au fil des mois. La ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui en a perdu ses cheveux gris, est allée à Canossa-Tripoli et elle en est revenue avec une marque de semelle sur le derrière. Finalement, la semaine passée, le président de la Confédération lui-même, Hans Rudolf Merz, a pris un petit avion (il n’y a plus de vol régulier entre la Suisse et la Libye) pour aller présenter ses excuses au guide sévère.

Kadhafi ne l’a pas reçu. Encore heureux. C’eût été affreux ! L’homme sombre du désert aurait sorti sa cravache de sous son bisht brun (vêtement traditionnel), pour relever d’un geste lent le visage effondré de cet ancien cadre d’UBS afin de voir s’il a vraiment les yeux bleus. Et il lui aurait souri.

Merz a dû se contenter du menu fretin et, devant les caméras de la télévision libyenne, il a récité ses excuses, sans aucune réticence, avec cette précision qui fera date dans l’histoire des négociations internationales : la Suisse accepte la constitution d’un tribunal arbitral pour juger l’action de la police genevoise, tout en admettant par avance que son intervention était dans sa forme « injustifiée et inutile ». Les juges n’ont même pas besoin de se réunir : l’arrêt est déjà rédigé.

En quittant Tripoli, le Suisse a croisé l’avion qui ramenait d’Ecosse l’ancien officier, mourant, des services secrets libyens, Abdelbaset Al Magrah, condamné pour l’attentat de Lockerbie (1988), dont Mouammar Kadhafi a assumé la responsabilité, comme celle de la destruction en vol du DC-10 français d’UTA (1989), en faisant verser aux familles des victimes des centaines de millions de dollars. Mais ces petits détails sont hors-sujet, d’un autre temps, quand le colonel faisait parler la poudre.

Reste ce mystère. Aucun Etat au monde, sauf la Suisse, ne pouvait accepter de s’humilier comme elle vient de le faire, et pour un motif – apparemment – aussi futile. Pourquoi ? Pour un citoyen de ce pays, c’est une question d’autant plus troublante qu’il en soupçonne, comme tous les autres, la réponse. En un peu plus d’un demi-siècle, les Suisses, en tant qu’ils font partie de cette nation et sont représentés par cet Etat, ont eu si souvent l’occasion de présenter des excuses ou des regrets, ou d’entendre qu’on présentait des excuses ou des regrets en leur nom, que c’est devenu une seconde nature. Il faut demander pardon ? C’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons de le faire ; et si nous-mêmes les ignorons, d’autres doivent les connaître. Kadhafi sous son bisht, par exemple.

Cette tournure d’esprit masochiste n’est pas née d’un microclimat très spécial entre le Jura et les Alpes. Elle vient de l’histoire. Pas de l’histoire longue. Quand il y a deux millénaires les Helvètes émigraient le long du Rhône sans prévoir que César les arrêterait, ils rêvaient : ils voulaient voir la mer. Quand il y a deux siècles – même pas : un siècle -, les Suisses des vallées partaient la faim au ventre chercher des lieux de survie, ils ne se rongeaient pas les ongles comme les Merz d’aujourd’hui ; ils étaient industrieux et mobiles. Ils n’auraient pas su à qui demander pardon, ni pourquoi. Non, ce penchant vient de l’histoire récente, quand l’être neutre s’est vraiment emparé de l’âme des Suisses, autrement dit quand le nazisme broyait l’Europe dans le sang. Ils ont été saisis de terreur intéressée, ils ont bu de ce sang en douce, ils savent que c’était le mal.

Quelques jours avant le voyage à Tripoli, Hans Rudolf Merz, Micheline Calmy-Rey et la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, tenaient conférence de presse à Berne. Ils avaient des mines longues, comme si Mouammar Kadhafi leur avait supprimé le pain sec et l’eau. Mais la Libye n’y était pour rien. Le gouvernement annonçait, la mort dans l’âme, la fin possible d’une autre crise. Avec les Etats-Unis cette fois.

Après des mois de résistance, les Suisses avaient décidé de mettre un genou en terre, dans l’espoir que Barack Obama leur pardonnerait l’affront fait au Trésor américain. Qu’avaient-ils fait de mal, les ministres ? Rien. Mais c’est la même histoire : il y a toujours une bonne raison de s’excuser. La raison c’était UBS. Car la grande banque est dans la Suisse récente ce que General Motors était dans l’ancienne Amérique : ce qui est bon…

Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose de bon dans UBS. Après avoir signé un engagement de bonne conduite leur donnant accès au marché américain, les banquiers s’étaient empressés de trahir la promesse donnée, constituant de véritables commandos en tenue de combat costume-cravate-mallette à double fond pour aller convaincre les très riches Américains qu’UBS avait le moyen de leur faire gagner d’autres fortunes à la barbe de l’IRS, le fisc local. Ça s’est su. Un directeur de la banque a dû à deux reprises, ce printemps et l’été dernier, présenter des excuses devant une commission du Sénat, dans un ahurissant spectacle de pleurnicherie hypocrite. Les banquiers ont pourtant des principes, et des secrets, garantis par la loi. Le gouvernement suisse a donc dû se joindre à la pénitence, en promettant de livrer au fisc US un paquet de noms de voleurs que protégeait UBS.

Cette affaire en rappelle bien sûr d’autres. Naguère, c’était cependant plus simple. Il n’y avait pas besoin de violer ou de tourner des lois fiscales : les clients des banques – Mobutu, Duvalier, Marcos, Hussein, Abacha & Co – étaient eux-mêmes la loi.

Mais il faut aller plus au fond, jusqu’au noyau dur, jusqu’au sang. Le couple gouvernement-UBS (avec Crédit Suisse pour faire bon poids) s’était déjà produit sur la scène américaine, dans un registre voisin, un peu plus grave. Il s’agissait alors d’amener les Suisses à rendre des biens mal acquis pendant la deuxième guerre mondiale. Cet argent que des clients juifs, vraiment trop distraits, avaient omis de venir récupérer quand les armes se furent tues. Les banquiers, perdant patience, avaient vidé les comptes dans leur propre coffre.

C’était à la fin du siècle passé. Un terrible poids dans la mémoire. Il aurait à peine été allégé par un geste du cœur et du corps, comme celui de Willy Brandt tombant à genoux à Varsovie devant le plateau un peu surélevé où se trouvait le ghetto. Il y a eu quelques regrets quand même, réticents. Et surtout une bouffée d’antiaméricanisme : tuez le messager ! Pour le reste, toujours la même explication. Le petit neutre, au centre du continent en guerre, n’avait pas le choix des moyens de sa survie, pardon. Il commerçait avec tout le monde, pardon. Il faisait tourner la machine de guerre qui avait étendu sa marée noire sur l’Europe. Pardon.

Aujourd’hui, il n’y a plus de guerre. Mais écoutez bien : c’est la même musique de fond. Ecoutez, écoutez bien ! « Ne parlez pas de ces histoires de bombes dans les avions, dans les discothèques ! Ne parlez pas de la disparition de l’imam Musa Sadr ! Ne parlez pas de ceux qu’on manipule, qu’on bat, qu’on torture et qu’on tue ! Ne parlez pas de… Quoi ? Le frère du domestique marocain d’Hannibal a été arrêté à Tripoli et on n’a plus de nouvelles de lui ? Assez de ces histoires ! Nous sommes des hôteliers, des banquiers, des hommes qui savent, qui ont toujours su comment les affaires se traitent.»

Tendez encore l’oreille. Tout le monde parle ainsi en Suisse aujourd’hui. Vous voulez des exemples, dans la masse ?

Yves Nidegger est le ténor des nationalistes à Genève, probable candidat au gouvernement cantonal. Il a fait une pesée d’intérêts : Hannibal d’un côté, les richesses arabo-libyennes de l’autre. Et il en a tiré sa conclusion : « Si Mouammar Kadhafi souhaite la tête de Laurent Moutinot, peut-être avec un peu de persil dans les oreilles, cela semble un sacrifice tout à fait supportable pour Genève. » Moutinot est donc l’élu en charge de la police.

Charles Poncet est un peu moins vulgaire. C’est une star du barreau genevois. Il adore les tribunes, les caméras et les micros. Il fut, à droite, parlementaire fédéral. Un avocat public donc, comme on dit fille publique. Peu importe les spécialités du client tant qu’il connaît le tarif. La famille Kadhafi lui a proposé une passe, et là le tarif n’est vraiment pas un problème. Depuis un an, Poncet a été l’inlassable promoteur d’excuses au Guide, aussi promptes et complètes que possible. Les frasques libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas nos affaires. Nous n’avons que des intérêts.

Jean Ziegler est aussi un homme public. Encore plus public, puisque son audience est universelle. Il a d’innombrables amis parmi les prolétaires du sud. Mais comme il ne peut pas les aimer individuellement, il adore ceux qui les gouvernent, à la trique, les Castro, Chavez, aujourd’hui. Et Mouammar Kadhafi. Enfin, Kadhafi, c’est devenu un peu compliqué. Ziegler a – presque – coparrainé la fondation Kadhafi qui attribue un prix des droits de l’homme que le Genevois a – presque – reçu en 2002. Etant donné que le sociologue occupe sa retraite dans les droits de l’homme sous vernis onusien, ce compagnonnage était devenu embarrassant, et il a pris des distances. Mais Kadhafi est de son cercle, et Jean Ziegler est devenu dans la crise Hannibal un conseiller à l’ombre de la ministre qui a perdu ses cheveux gris, promoteur, comme tous les autres, d’un compromis profitable.

Chacun a sa méthode, des excuses aux regrets, en passant par le persil dans les oreilles. Mais la motivation, si suisse, est toujours la même : il y a de l’or sous le sable libyen. Vendredi, son verbe courant plus vite que sa pensée, Ziegler a cassé le morceau devant un micro de la radio suisse romande. Vous vous rendez compte, disait celui qui est pour le monde entier le pourfendeur de l’oligarchie suisse et impérialiste, ils sortent 2,2 millions de barils par jour, et il n’y a quel 3,5 millions d’habitants en Libye : rien du tout ! Il y a 18 milliards de dollars à prendre, c’est immense pour l’économie de la Suisse !

Exploités de tous les pays, vous avez vraiment de drôles d’amis, de droite à gauche, au pays du grand pardon. La philosophie des excuses intéressées et des arrangements sonnants et trébuchants s’est infiltrée partout. La décence et la justice se sont fait la malle, depuis un bout de temps. Depuis que les hommes d’Etat acceptent d’aller s’humilier pour du pétrole, pour des dollars, et pour que les hôtels ne se vident pas. Les flics genevois n’iront plus voir dans les palaces si les domestiques se font rosser à coup de cintre.

Trash jusqu’au dernier souffle

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Plus dure sera la chute. Doudou Topaz, superstar de la télé israélienne des années 1980-90, que les femmes avaient élu il y a 15 ans « l’homme le plus sexy du pays », s’est pendu avec le fil de sa bouilloire électrique. L’ex-roi de l’audimat qui dormait menotté après une première tentative de suicide, a profité de quelques rares moments d’intimité pendant la toilette du matin pour échapper à la vigilance des gardiens de prison. La grandeur et la décadence de cet insatiable Narcisse refusant à la fois la déchéance physique de l’âge mûr et le désamour d’un public infidèle et volage qui lui préférait d’autres héros et d’autres divertissements feraient – et feront peut-être – un excellent film ou un best-seller. Mais cette tragédie d’un homme tisse aussi un récit inédit de l’histoire d’Israël.

David Goldenberg est né à Haïfa en 1946. Mais dans l’Israël des années 1950-1960, ce prénom royal sonne trop « juif diasporique ». Quant à « Goldenberg », littéralement monticule d’or, un patronyme qui sent son Shylock – n’en parlons même pas. Celui qui allait devenir un jour le roi de l’audimat troqua donc David pour son diminutif « Doudou » – rendu populaire par un héros mythique de la guerre de 1948, le prototype de la nouvelle race de guerriers née sur la terre ancestrale – et délaissa son patronyme pour « Topaz », terme biblique évoquant une pierre précieuse. Ces choix sont parfaitement conformes à la ferveur sioniste qui, 20 ans après la naissance de l’Etat, continue de l’irriguer.

Doudou est à peine plus vieux que l’Etat. Pour lui, comme pour le pays, une page se tourne en cette fin des années 1960, même si personne n’a vraiment conscience de ce qui se joue. La création tardive de la télévision israélienne constitue assurément un tournant invisible. Les pères fondateurs du sionisme, Ben-Gourion en tête, n’en voulaient pas. Le petit écran rend bête et corrompt la jeunesse disaient-ils au début des années 1960. Ces politiques avisés avaient peut-être compris, de surcroît, que les caméras allaient bouleverser leur métier et les rendre eux-mêmes obsolètes. Ils finirent par céder à l’idée d’une télé éducative. Utiliser les technologies modernes pour diffuser le Progrès, rendre les meilleurs profs accessibles à tout les élèves du pays – pouvaient-ils tourner le dos à tant de possibilités ? Ils auraient mieux fait de lire Marshall Mc Luhan – ce n’est pas le contenu qui façonne la société mais le médium lui-même.

Rapidement le projet échappe aux décideurs politiques et, au printemps 1968, la lumière bleuâtre illumine, enfin le foyer national juif. Les images inaugurales, retransmises en « live » de Jérusalem, sont celles de l’armée défilant sous les remparts de la vieille ville conquise une année auparavant. L’ORTF n’aurait pas fait mieux.

Topaz n’assiste pas à cette naissance. Après son service militaire, il s’est envolé pour Londres pour y étudier le théâtre. À son retour, il arrondit ses fins de mois difficiles d’acteur débutant en officiant comme professeur d’anglais pour la télévision éducative. Il a acquis en Angleterre un accent impeccable, digne de la BBC. Le beau gosse accumule l’expérience, acquiert de l’assurance et se fait remarquer.

Comédien et comique de talent, Topaz comprend vite que le théâtre n’est pas la voie la plus rapide vers la fortune et la célébrité, ce qu’on n’appelle pas encore pipolisation. Il se positionne pendant les années 1970 comme auteur-interprète de sketches et devient l’invité incontournable des émissions radiophoniques du genre « grosses têtes ». Mais son heure n’est pas encore venue.

Après la guerre de 1973, la gauche au pouvoir finit par voir la télé comme une force d’opposition. Ses efforts pour la museler la rendent encore plus mordante au point que beaucoup lui attribuent un rôle décisif dans la chute des travaillistes en 1977. Une fois aux affaires, la droite populiste de Begin saura tirer les leçons de cet échec. Il comprend que la meilleure manière de neutraliser la télé est de la transformer en média de divertissement. Le peuple veut des westerns et des variétés, répète le nouveau PDG de la chaîne unique et publique. Le Likoud remercie ses électeurs en leur offrant la télé qu’ils veulent – ou dont on les persuadera qu’ils la veulent si nécessaire. L’heure de Topaz a sonné.

Ceux qui continuent à penser que le Bien est de gauche et le Mal de droite s’en étonneront : Topaz est un homme de gauche, un fidèle travailliste qui a même pris sa carte. Après tout, c’est là que sont supposées se trouver « les masses » qu’on ne désigne pas encore comme une « audience ». Pendant la campagne électorale houleuse de 1981, Topaz, chauffeur de salle, met le feu à un meeting travailliste. En traitant de « voyous primitifs » les électeurs du Likoud (dont beaucoup sont des juifs sépharades), il fait sans doute pencher la balance électorale – mais contre son camp. Mieux, il contribue à transformer la lutte entre la gauche et la droite en guerre ouverte entre ashkénazes (blancs, élitistes, souffrant d’une haine de soi, gauchistes qui aiment les Arabes) et sépharades (chaleureux, respectueux des traditions juives et qui connaissent trop les Arabes pour leur faire confiance).

Une telle gaffe pourrait être la fin de sa carrière. Mais la télé lave plus blanc que blanc. Le média fait le messager. Topaz le gaucho, l’ashkénaze arrogant se révèle surtout comme un entertainer particulièrement doué pour faire jaillir de l’émotion à jets continus. Il devient une star de la télé, puis, après 1991, quand Israël entre dans l’ère de la télé commerciale, le roi de l’audimat, en clair une pompe à fric.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, « Rishon ba-Bidour » (littéralement « numéro un du divertissement), son émission de divertissement diffusée en direct tous les dimanche soir, bat tous les records d’audience avec un pic à 51% de parts de marché le soir où il promet l’interview d’un extraterrestre… Topaz est alors une sorte d’hybride de Drucker et Delarue. « À ce rythme là, dit-il au cours d’une interview télévisée donnée au sommet de sa gloire, pour garder mon public, je serai obligé de me suicider en direct. … ». Une remarque parfaitement prémonitoire.

Seulement, la télé broie encore plus vite ses enfants que la révolution. Las du gendre parfait, le public se tourne vers la téléréalité dont l’énorme succès sonne le glas de la star du divertissement et de jeux. L’audience chute, les projets de ce Midas du petit écran ne trouvent plus preneur et son dernier spectacle comique, Le goût de la vie, fait un flop. Il devient un has been gênant et ridicule. Persuadé d’être la victime d’un complot orchestré par la nouvelle génération des décideurs de la télé, Topaz décide de se venger. Il transforme les derniers mois de sa vie en une sorte de reality show. Aux lettres de menaces accompagnées de balles succèdent des tabassages commandités. Parfois il se cache près du lieu de l’embuscade pour voir ses« ennemis » terrifiés, battus et humiliés. Quand il juge le « traitement » trop clément, il en redemande. Mais l’ancienne télé-star est un mafieux de pacotille. Confondant fiction et réalité il joue le parrain avec autant de bon sens – et de succès – qu’un enfant qui saute du toit en se prenant pour Superman. Son arrestation en mai dernier plonge le pays dans la stupeur. L’Israélien le plus célèbre de la fin du XXe siècle devient l’ennemi public numéro 1. Finalement confronté à la réalité, Topaz a préféré la mort.

On s’refait pas !

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C’est l’un des événements radio de la rentrée : Christophe Hondelatte reprend les rênes de On refait le monde, l’émission de débats et de polémiques qu’il avait créée en 2003 et animé pendant un an sur RTL, avant de laisser sa place à Pascale Clarke. Pour la première, le plateau de tchacheurs réunissait Joseph Macé-Scaron, Jean-Luc Mano, Alain Duhamel, et… Elisabeth Lévy. Et devinez qui a obtenu la « Langue du vipère » traditionnellement attribuée au persifleur le plus impénitent ? Résultat, la lauréate se voit proposer trois minutes de tribune libre antenne, ce soir à 18 h 55. Et comme décidément notre rédac’ chef bien aimée a du mal à faire les choses comme tout le monde, devinez de qui elle a décidé de dire du mal ? Eh bien d’Elisabeth Lévy. Je n’en dis pas plus. Oreilles formatées, s’abstenir.