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Nage en eaux troubles

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Singulier roman que signe Christine Barthe qui fut psychothérapeute. Ce que dit Lucie nous plonge dans le monde de deux nageuses amies, Lucie et Anaïs.


Lucie, 6 ans à peine, se laisse entraîner vers le fond d’un bassin, avant d’être sauvée in extremis par une main d’adulte. Elle pourrait avoir la phobie de l’eau. Mais non, à 9 ans, elle est repérée comme une nageuse d’exception par sa professeure de gymnastique. Mais au même âge, ce n’est pas la seule chose qui lui arrive – on l’apprendra au cours du récit tout en subtilité. À 11 ans, elle s’inscrit dans un club et découvre la compétition. Elle rencontre Anaïs, c’est une « tigresse », une crawleuse qui ignore les limites ; elle ne conçoit pas de perdre. Lucie est une dossiste ; fascinée par l’eau, son approche est davantage esthétique, voire métaphysique. La mer, la rivière, le fleuve sont bienveillants. Raisonnement peu conforme à la réalité ? Sûrement. Mais la réalité n’est pas toujours la réalité. Voyez le phénomène de réfraction. Le bâton dans l’eau, on jurerait qu’il est tordu. Or, il ne l’est pas.

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Un été, les deux jeunes filles se retrouvent dans un centre de préparation pour les championnats de France. Avant la compétition, Lucie chute dans un couloir. Entorse à la cheville. Elle finit dans le lointain. Carrière terminée. Anaïs se trouvait derrière Lucie quand elle est tombée. Soudain, le doute s’immisce : et si sa « sœur de cœur » l’avait poussée ? L’engrenage commence. Le roman bascule dans l’enquête policière. En effet, quelques années plus tard, les deux amies séjournent sur la côte atlantique, à Hendaye. L’eau est à 14 degrés. Elles se baignent quand même. Lucie décide de sortir, tandis qu’Anaïs s’y refuse. Le drame surgit. Elle se noie. Que s’est-il réellement passé ? Une enquête est ouverte. Lucie est convoquée par l’inspecteur Aulnes. C’est le roi de l’interrogatoire. La confrontation est rude. Durant la garde à vue, Lucie ne se laisse pas faire, mais l’inspecteur ne la lâche pas.

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La structure narrative est originale : les scènes d’interrogatoire sont entrecoupées d’extraits du journal intime de Lucie. Ainsi le lecteur se trouve-t-il dérouté par sa personnalité duale. Est-elle manipulatrice ou à l’image de l’eau ? Extrait du journal : « L’eau prend la forme de toute entité qui s’y plonge, elle l’accueille, l’accompagne, ne l’oblige à rien, la laisse se mouvoir, lui offre la possibilité d’apprendre quelque chose sur elle-même et sur cet héritage qui l’entoure, dans le silence et l’ondulation de sa source. »

En tout cas, Ce que dit Lucie est aussi hypnotique que les tourbillons de l’eau qu’on contemple du bord de la rive.

Christine Barthe, Ce que dit Lucie, Seuil / Fiction & Cie 176 pages

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Des terrils à l’Atlantique

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Ce dimanche, sans raison particulière, juste pour se souvenir, Monsieur Nostalgie nous parle du regretté Pierre Bachelet…


Il n’y a pas de date anniversaire en ce dimanche de septembre. Aucune stèle à l’horizon. Je pourrais biaiser, inventer un lien avec l’actualité, raccrocher le wagon de ma chronique à la cohorte des temps tristes. Vous dire, par exemple, qu’en 2024, Pierre Bachelet aurait eu 80 ans et qu’au début de l’année prochaine, nous célèbrerons les vingt ans de sa disparition. Feindre d’être offusqué par le silence médiatique qui entoure cette figure de la variété française, oubliée comme d’autres stars du microsillon. Il était jadis invité à Aujourd’hui Madame et à Champs Élysées. Il avait commencé dans la pub et rêvait de cinéma. Tailleur sonore sur mesure, il habillait indifféremment Les Bronzés et Emmanuelle. Il portait une veste trop large comme le président Chirac et des cheveux mi-longs à la manière postrévolutionnaire de ces vieux étudiants, pions éternels des collèges périphériques. Il ressemblait à un instituteur ou à un facteur en milieu de carrière, syndiqué et humaniste, qui se serait habillé pour la noce d’un cousin de province.

Bon et honnête

Le public le trouvait bon et honnête ; d’instinct, il avait adopté cet échalas calaisien né dans le douzième arrondissement. Le public était touché par ces mélodies d’amour et le ravivage de la flamme ouvrière, toutes ces identités occultées. Mais, a-t-on vraiment besoin de s’appuyer sur un calendrier pour évoquer ce chanteur à l’écho entêtant ? Il n’est pas nécessaire non plus d’être un supporter des « sang et or » ou d’avoir eu un grand-père mineur pour aimer l’onde de Bachelet. Elle se propage bien au-delà des corons, elle vogue au-dessus des océans. Car il s’agit là, d’une vibration venue de loin, du mitan des années 1970, des programmes communs et des trains à grande vitesse. Il est cette voix d’ailleurs qui souffle dans l’autoradio d’une Renault 5 vert pomme, à l’entrée de l’automne. Il ramasse à la pelle les feuilles de nos errances, de nos tâtonnements et de nos amours déçues ; il est l’archiviste de nos constructions malhabiles. Comment peut-on être insensible à sa puissance d’évocation du passé ? Il parle plus qu’il ne chante. Son timbre retient tous les chaos de notre existence. Il n’est pas de la race de ces interprètes implorants qui charment leur auditoire par un déballage des sentiments et un excès de sueur. Il ne salit pas les élans sincères, il ne moque pas les imperfections des vies privées de lumière. Il serait plutôt tapisserie de l’Apocalypse, cette tenture inestimable réfugiée au château d’Angers, indéchiffrable pour le béotien et cependant, si proche, si « parlante » pour le visiteur d’un jour.

Proustien populaire

Les chansons de Pierre Bachelet, sans éclat ou artifice, parfois même dans leur simplicité fort honorable, nous transportent toujours plus loin. Il est le phrasé de nos cinq ans. Il est le kaléidoscope de Denise Fabre, le charme sauvage de Flo et le béguin adolescent pour le minois de Véronique Jannot. Bachelet réussit à ouvrir des brèches, là où l’on ne voyait que des plaines infertiles. Il me fait penser au poète André Hardellet qui, à la vue d’une friche de banlieue, inerte et obsolète, la pare, sous sa plume, de mille joliesses et mystères historiques. Bachelet est un compositeur de l’infiniment petit qui, grâce à son talent de transformateur, fait déborder le réel, le bascule dans une adorable rêverie. En l’écoutant, par les hasards de la programmation de la bande FM, le paysage de notre enfance ou plutôt les traces de son imaginaire se dessine. Sa musique remet en mouvement et en sentiment des images effacées. Il restitue le grain des rues grises et des lendemains qui déchantent. Il est un proustien populaire. Quand je l’entends, je ne pourrais vous expliquer pourquoi, les couleurs de ma prime enfance se mettent à danser ; je vois une Lancia Gamma garée Place de la Madeleine, le dernier roman de Georges Conchon dans une librairie près de la Cathédrale de Bourges, des œufs en meurette sur une table en formica et Isabelle Adjani dans L’Année prochaine si tout va bien, le film de Jean-Loup Hubert où elle travaille dans un bureau de l’INSEE. C’est bête, la mémoire.

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Heureux qui comme Du Bellay repose à Notre-Dame

La découverte du probable sarcophage de Joachim du Bellay à Notre-Dame est une extraordinaire nouvelle si elle est confirmée


La nouvelle n’aura été l’objet que de quelques malheureuses lignes sur les sites d’information, plus affairés à esquisser la composition du nouveau gouvernement ou à trouver de nouveaux péchés à ajouter à la liste de l’Abbé Pierre. Après tout, l’époque n’est plus à la célébration du passé, encore moins lorsque celui-ci fut brillant, ni à la culture générale, dont l’acquisition nécessite curiosité et effort. « Joachim qui ? », entendrait-on presque marmonner Sébastien Delogu. Et pourtant, la découverte probable de la tombe de Joachim Du Bellay est un plaisir de fin cultivé. 

Un beau voyage dans le temps

Le poète reposait donc depuis presque un demi-millénaire, dans un cercueil fait de plomb, sous la croisée du transept de Notre-Dame, cathédrale qui ne cessera jamais de révéler ses secrets. Pendant quatre siècles, nombre d’hommes d’églises et quelques illustres inconnus y furent enterrés. Avouons qu’il y a repos éternel plus désagréable : malheureux, Richard III, dont le squelette fut retrouvé dans le sous-sol d’un parking de Leicester, dans le centre de la pluvieuse Angleterre ; malheureux aussi les hommes et femmes célèbres enterrés dans des cimetières devenus des lieux touristiques ; malheureux, enfin, la plupart d’entre nous, dont les cendres seront répandues sur les pelouses de crématoriums.

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La découverte de Du Bellay aurait dû être l’occasion de célébrer et de redécouvrir le fondateur, avec Pierre Ronsard, de la Pléiade, et auteur des Regrets, dont le poème inspiré par le héros de l’Odyssée : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». La courte élégie évoque le déchirement entre le voyage et le village, le « marbre dur » et l’ « ardoise fine », l’exil et le retour. Y a-t-il d’ailleurs, dans la langue française, un « hélas » plus essentiel et plus chargé de mélancolie que celui qui apparaît dans la deuxième strophe : « Quand verrai-je, hélas, de mon petit village, Fumer la cheminée, et en quelle saison, Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ? »

Le lettré angevin est également l’auteur de La Défense et illustration de la langue française, qui eut pour vocation d’asseoir définitivement le français quelques années après la promulgation, par François Ier, de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui l’imposa dans les usages de l’administration. Mais un idiome ne pourrait s’imposer sur une base seulement juridique. Et Du Bellay s’escrima donc à élever en noblesse une langue qui n’était alors pas encore celle de Molière. Si l’on a retrouvé sa tombe, il doit pourtant aujourd’hui s’y retourner bien des fois, en entendant le français si souvent malmené, maltraité, bafoué à coups d’anglicismes, de barbarismes ou d’absurdités postmodernes.

Tant que l’oiseau de Jupiter vola…

Dans Les antiquités de Rome, petit chef-d’œuvre pour celui qui prend la peine de s’y plonger, Joachim du Bellay, songe au sort d’une civilisation réduite en ruines, comme le feront tant d’auteurs des siècles qui adviendraient. On y retrouve, prise au hasard de la lecture, cette strophe : « Tant que l’oiseau de Jupiter vola, Portant le feu dont le ciel nous menace, Le ciel n’eut peur de l’effroyable audace. Qui des Géants le courage affola ». ll n’est guère besoin de préciser que le Jupiter dont il est question n’est évidemment pas celui qui entreprend aujourd’hui, par vanité, de changer les vitraux de Notre-Dame.

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Gaël Faye attendu au tournant

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Contrairement aux apparences, Jacaranda n’est pas vraiment un livre sur le génocide rwandais.


Les seconds romans sont souvent attendus au tournant. Ce d’autant plus que les premiers ont connu le succès. En 2016 Petit pays, premier roman de l’auteur-compositeur-interprète Gaël Faye a remporté le prix Goncourt des lycéens, reçu un excellent accueil critique et s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France. Huit ans après, l’auteur de l’album de rap Pili pili sur un croissant au beurre revient sur le devant de la scène avec Jacaranda. C’est peu de dire que les attentes sont grandes. Qu’en est-il donc vraiment ? Milan, son personnage principal, est métis comme lui. Rwandais par sa mère. Français par son père. Le Rwanda, il le découvre en 1994. « Le Rwanda est arrivé dans ma vie par la télévision que nous regardions religieusement à l’heure du dîner » confesse-t-il. « La première fois que le présentateur en avait parlé, je m’étais tourné instinctivement vers ma mère, tout excité, presque content qu’il soit enfin question de son pays natal au journal télévisé ». Mais la mère ne réagit pas. Du Rwanda, il n’a jamais été question à la maison. A tel point que le fils a fini par oublier qu’elle est née et a grandi sous d’autres cieux. Au mois d’avril de la même année commence ce qui va être le dernier génocide du XXème siècle : celui des Tutsi. Huit cent mille morts en trois mois. Milan, s’il est affecté par les images – comment pourrait-il en être autrement ? – ne parvient pas à s’expliquer son émotion concernant ce conflit qu’il considère alors comme une « barbarie lointaine ». Jusqu’au jour où arrive dans sa famille un petit garçon portant un bandage à la tête. On le lui présente comme étant son neveu. Il est Tutsi lui aussi. A perdu ses parents. A été blessé. Entre les deux enfants l’affection est immédiate même si le petit Claude porte en lui les stigmates de la guerre. Puis, aussi subitement qu’il est apparu dans sa vie, le jeune garçon est renvoyé dans son pays. Milan n’aura alors de cesse de le retrouver et se rendra lui aussi, plus tard, au Pays des mille collines en quête de ses origines. Là-bas il découvrira sa famille de cœur dont sa mère ne lui a jamais parlé. Rosalie l’arrière-grand-mère mais aussi Eusébie la tante et Stella la petite-fille. Ce retour aux sources va être l’occasion pour l’écrivain de déployer l’histoire de son pays et de sa famille sur quatre générations. Une histoire faite de larmes et de sang, de violence extrême et de sauvagerie, dont il met en lumière l’extraordinaire complexité : « Ceux qui nous tuaient étaient des gens que l’on connaissait, nos voisins, nos amis, nos collègues, nos élus ». Comment survivre à la barbarie ? Telle est la question que pose ce roman bouleversant. Contrairement aux apparences Jacaranda n’est pas un livre sur le génocide rwandais mais sur l’après. Sur la reconstruction et le pardon. Sur l’importance du lien qui seul permet d’avancer. « L’indicible ce n’est pas la violence du génocide – rappelle Stella, l’ange du roman- c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout ». Gael Faye a pourtant su trouver les mots avec la douceur qu’on lui connait, la force qu’on lui découvre, sa simplicité et sa poésie.

Jacaranda de Gaël Faye, Grasset, 281 pages.

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La boîte du bouquiniste

Les bouquinistes ne sont pas virés des quais de Seine durant les JO. Causeur peut donc fouiner dans leurs boîtes à vieux livres.


Jean Dutourd aima, par-dessus tout, la langue française. Il la défendit bec et ongles, tout au long de sa vie. « Je l’aime comme un artiste aime la matière de son art. Comme un homme aime l’âme que Dieu lui a donnée. » Deux ans après les événements de Mai 68, exaspéré entre autres par les « poncifs sur la jeunesse éprise d’idéal », Dutourd décide de dire leurs quatre vérités à ses contemporains : « Je pense que la jeunesse est un néant, que la révolte est une blague, que le progrès est mort vers 1925, que la culture est une imposture, que la liberté est la chose que les hommes haïssent le plus au monde en dépit de leurs discours, que la patrie est le seul bien des pauvres et que les peuples heureux ont un destin atroce », peut-on lire sur la quatrième de couverture de L’École des jocrisses. Un chapitre intitulé « Langage et Bêtise », qui fait plus de la moitié du livre, décrit la dégradation d’une langue française qui « s’appauvrit et s’alourdit » dans le même temps.

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Ce texte percutant se propose d’être un antidote au crétinisme que Dutourd décèle dans les rébellions surjouées par des fils de bourgeois vociférant de laborieuses harangues. Quelle est la plus grande victoire du révolutionnaire estudiantin ? Être parvenu à esquiver l’examen et à camoufler qu’il est un individu inconsistant et ignare, pratiquant une « langue débilitée ». En plus de se désoler de la présence de plus en plus envahissante du sabir « des camelots », ce volapük commercial imprégné d’expressions américaines, Dutourd dénonce le baragouin des sociologues de bazar et des agitateurs d’amphi. Malheureusement, les moyens de diffusion modernes amplifient la contagion langagière : « On entend des horreurs du soir au matin. L’employé de guichet, à la poste, vous entretient de ses “options idéologiques”. Ces vilains mots-là, sortant d’honnêtes bouches populaires, choquent plus que des grossièretés. »

Le jocrisse moderne, écrit Dutourd, recourt à un galimatias truffé de barbarismes savants, d’anglicismes, d’expressions affectées et de « termes fabriqués par les pédants » – le soixante-huitard ambitionnant une carrière politique ou journalistique excellera dans ce domaine. Le futur académicien prévoit qu’il fera des petits, encore plus sots que lui – ce qui adviendra. Il nous lègue, à la fin de son ouvrage, un court glossaire mêlant le sérieux, l’ironie et la manière toute flaubertienne de « faire la bête ». La Culture y est décrite comme une « activité encouragée par le gouvernement, ayant pour but de faire connaître les sculptures de M. Calder et les drames de M. Gatti à des gens qui ne savent pas qui sont Michel-Ange et Molière », tandis que la Sociologie y est définie comme un « objet d’études pour les jeunes gens peu désireux d’apprendre un métier et, consécutivement, de travailler ». Nous étions au début de la dégringolade. Depuis, elle n’a fait que s’accélérer. Mort en 2011, Jean Dutourd a échappé de justesse à l’avènement du wokisme universitaire, à l’effondrement terminal de la langue française et, finalement, au triomphe des jocrisses qu’il redoutait tant.

L’École des jocrisses, Jean Dutourd, Flammarion, 1970. 224 pages

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Passion bouillante aux Philippines

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Voilà un film authentiquement féministe, au sens que prenait le mot avant sa mise à sac par les Amazones du woke.
Rejeton de la classe moyenne philippine, Bona, une cruche de bonne famille, se brouille avec son paternel, vieux con colérique qui traite sa fille de pute parce qu’elle a découché avec Gardo, un adipeux « jeune premier » qui, aux heures où il ne traîne pas entre quatre murs sa nudité paresseuse, à peine vêtu d’un éternel slip rouge, cachetonne comme figurant sur des navets, en se rêvant star du grand écran. Chassée du domicile familial, Bona élit domicile dans le gourbi de Gardo, tout en croyant au grand amour. Sauf que Gardo est un coureur, et ne tarde pas à la traiter comme sa bonniche.
Dans le rôle de Bona, une star du cinéma philippin, Nora Aunor, actrice fétiche du grand réalisateur Lino Brocka, également productrice du film, vénérée des classes populaires dont elle est elle-même issue. Comme le souligne Carlotta (le distributeur de ce petit joyau de 1980 restauré en 4K, que Cannes Classics puis l’Etrange festival de Paris, présentaient en avant-premières), par un singulier renversement de situation, Lino Brocka désacralise le statut de Nora Aunor en lui offrant le rôle d’une fille qui, aveuglée par l’amour, sacrifie tout ce qu’elle a (sa famille, sa classe sociale) pour se rapprocher de sa piteuse idole.

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Comme dans Insiang ou Manille, le cinéaste excelle à ancrer son mélodrame dans le décor bien réel d’un bidonville philippin, filmé en quasi- huis clos sans jamais verser dans le misérabilisme, et de façon presque documentaire. Dans Bona, il est beaucoup question d’ablutions : les gosses barbotent dans les flaques ; il n’y a pas d’eau courante ; on se lave comme on peut, avec des brocs. Mais tout le monde n’aime pas l’eau froide. À commencer par Gardo, qui exige de son esclave qu’elle lui chauffe d’abord son bain, le frictionne, etc. Ayant mis en cloque une adolescente, il ira jusqu’à rançonner Bona pour payer l’avorteuse, laquelle, ponction accomplie, recommande des lavements tièdes à la mioche vacillante sur ses guibolles.


Jusqu’au bout, Bona subit – révolte rentrée, qui explose parfois, se reportant sur les salopes que s’envoie le raté, veule au point de s’apitoyer sur lui-même à chaudes larmes. Mais quand in fine il prétend la chasser, mettre en vente son taudis et, flanqué de sa dernière pouliche, s’exiler aux States, la bouilloire chauffée au gaz fait des bulles… Le dénouement, soudain, abrupt, tragique, sans phrases, laisse pantois.


Bona. Film de Lino Brocka. Avec Nora Aunor.  Philippines, couleur, 1980.
Durée: 1h37. En salles le 25 septembre 2024

Le triton est une sirène comme une autre!

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La radio publique a bien changé en cinquante ans. Si France Musique continue de proposer de belles émissions sur la musique classique mais aussi sur le jazz, la musique contemporaine, l’opéra, etc., et de superbes concerts dirigés par de grands chefs d’orchestre, France Inter est devenue une station politiquement et exclusivement « progressiste », selon le propre aveu de sa directrice Adèle Van Reeth. France Info, quant à elle, dégoise en continu une information plus ou moins subtilement orientée, comme sa consœur précédemment citée, à gauche. Mouv est une radio essentiellement à « destination des jeunes » – ce qui avertit instantanément sur le niveau intellectuel et culturel attendu. Mais le changement le plus important concerne la radio culturelle du service public, France Culture. Il fut un temps où il était impossible de se tromper : il y avait un ton et un esprit qui distinguaient France Culture de toutes les autres radios, publiques ou privées – on peut encore les découvrir ou se les remémorer en écoutant les Nuits de France Culture, lesquelles proposent la rediffusion d’anciens, voire très anciens enregistrements d’émissions littéraires (dernièrement sur Pessoa), de fictions radiophoniques, de lectures de romans, de conférences savantes (dernièrement sur Péguy), d’entretiens passionnants, etc.

Les pieds sur terre…

Dans la journée, en revanche, c’est de plus en plus souvent le grand n’importe quoi. Nombre d’émissions, portant sur des sujets dans « l’air du temps » et entrelardées de « respirations » musicales consternantes, ne se distinguent plus de celles de n’importe quelle autre station de radio moderne. L’idéologie progressiste y a bien sûr fait son nid, comme presque partout. France Culture propose par exemple en ce moment de découvrir les podcasts de l’écolo-féministe Salomé Saqué nous expliquant « comment s’indigner » en prenant pour modèles… Christiane Taubira, Adèle Haenel ou Greta Thunberg, ou d’écouter un reportage sur le mermaiding, cette activité aquatique venue des États-Unis et consistant à nager avec une queue de sirène en guise de palme. Coincé dans les embouteillages, nous avons trente minutes à perdre – nous écoutons par conséquent ce reportage sur… les Sirènes et les Tritons.

Marie-Ange confie à France Culture avoir voulu être danseuse étoile lorsqu’elle était plus jeune. Mais la discipline de la danse classique lui est apparue trop dure, trop exigeante. Après avoir travaillé quinze ans à Disneyland Paris, elle a décidé de devenir une sirène et de pratiquer ce fameux mermaiding. Redoutant les profondeurs marines, elle se contente pour le moment des piscines pour secouer sa « jolie queue de sirène » dans tous les sens. Marie-Ange a sans doute instinctivement compris qu’on ne saurait se contenter, sur France Culture, de cette simple description. Sachant que l’époque est au déballage de « valeurs », quelles qu’elles soient, notre sirène d’eau douce évoque soudain des « valeurs de liberté et de solidarité avec ses amies sirènes et ses amis tritons » sorties d’on ne sait où. Mais, glougloute-t-elle emportée par son élan, « j’écoute d’abord ce qui est important pour moi et j’ose dire non. Je ne dis pas oui alors que j’ai envie de dire non ». Nous ne saurons jamais de quoi il retourne. Après une ultime plongée en apnée dans les eaux chlorées, notre sardine des piscines assure qu’il y aura « peut-être un jour des sirènes avec des tatouages et le crâne rasé » et que ce sera « ok en fait, car être sirène, ça permet d’affirmer cette authenticité et de pouvoir l’affirmer au grand jour ». Un corps de poiscaille, un QI de bigorneau, une éloquence de palourde… tout se tient !

Idées vaseuses

Après les sirènes, les tritons. Au micro de France Culture – nous disons bien et répétons : France Culture – Kewin explique qu’il a participé au premier concours Mister Triton en 2019 où il s’est présenté revêtu d’une nageoire composée d’écailles bleues et dorées. Il l’a emporté haut la queue et a reçu en guise de trophées un trident de deux mètres et une couronne de coquillages. Timide, il affirmait à l’époque que « l’avantage, quand on est sous l’eau, c’est qu’on n’a pas trop besoin d’interagir ». Aujourd’hui, il nage avec sa fille, lui en triton, elle en sirène, pour la plus grande joie des autres nageurs qui s’extasient devant la performance familiale. Quant à Romuald, Mister Triton en 2023, il confie au même micro s’être « toujours senti comme un poisson dans l’eau ». Monsieur La Sirène – c’est, dit-il, son nom officiel de triton – ondule de la nageoire dès qu’il a un moment à lui. Il aime les colliers de perles, les nageoires qui en jettent et les bracelets dorés. Il recherche le « côté glamour », ajoute-t-il avec une voix fluette. Son rêve ? Nager dans un aquarium avec des poissons. « Ça fait forcément rêver les gens. » Nous ignorons où il est allé chercher ça.

Ce calamiteux reportage nous a permis au moins de découvrir une nouvelle espèce de mutants, celle des triples buses aquatiques, scindée en deux branches, la femme-buse-sirène et l’homme-buse-triton – en attendant les sous-branches, les rameaux trans : la femme-buse-triton et l’homme-buse-sirène, Romuald, alias Monsieur La Sirène, nous ayant déjà donné un petit aperçu de ce dernier. La fluidité aqueuse dans laquelle s’ébrouent ces nouveaux spécimens correspond assez exactement à la fluidité intellectuelle qui règne dans certaines mares universitaires ou médiatiques. Ici et là, on clapote gentiment en gargouillant des âneries sur la promesse narcissique d’être « soi-même » ou de découvrir « son être authentique ». On patauge dans la fluidité de genre et dans l’indistinction totale – moteurs d’un nombrilisme autorisant toutes les manipulations, toutes les mutilations, toutes les aberrations. Ce retour à l’amphibien est symptomatique – il présage un retour à la case départ, c’est-à-dire dans la vase. Notons enfin que, comme un fait exprès, ou comme un signe, le reportage sur ces batraciens d’un nouveau genre a été supervisé par une dénommée… Lucie Tétard.

Les Gobeurs ne se reposent jamais

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Wagner échappe au pire

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Étalée sur deux saisons, la Tétralogie wagnérienne confiée à Roberto Castellucci a bouleversé le public du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. Mais le Siegfried monté par Pierre Audi, malgré le talent de ses interprètes, s’avère décevant.


Faute de grives…

Las ! Après les mises-en-scène brillantes de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, les projets scéniques pensés par Roberto Castellucci pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux ont paru à ce point irréalisables qu’il a fallu renoncer à achever cette entreprise titanesque qui aurait dû couronner la dernière saison de la longue et belle direction de Peter de Caluwe, à la tête du Théâtre royal de la Monnaie. Comme dit le proverbe : « Faute de grives, on mange des merles. » Soyons cruel ! Requis au pied levé pour assurer la seconde moitié de la Tétralogie, Pierre Audi, l’actuel directeur du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, lui qui naguère avait déjà porté à la scène l’ensemble des quatre ouvrages alors qu’il était directeur de l’Opéra national des Pays-Bas à Amsterdam, Pierre Audi, en volant au secours du Théâtre de la Monnaie, n’en sort pas grandi. Mais bien plus que sa mise en scène de Siegfried, insignifiante certes, mais pas déshonorante, c’est la scénographie qui se révèle surtout d’une accablante insuffisance. Débutant sur des images d’univers enfantin, ou plus exactement infantile, pour évoquer benoîtement l’extrême jeunesse de Siegfried, encombrée d’éléments inutiles et laids, peuplée de gadgets proprement consternants et d’une parfaite gratuité, (le scalp de Sieglinde qu’agite Mime, la dépouille desséchée et noircie de Fasolt que Fafner, son assassin de frère, traîne avec lui comme un remords tardif au moment de mourir, un nounours, la dînette bleuasse sur laquelle Mime prépare une drogue pour supprimer Siegfried…), la production est d’acte en acte sommée d’une sphère omniprésente, sorte de boule d’Atomium froissée, broyée par quelque main gigantesque, mais d’une modernité si vieillie qu’elle rappelle une scénographie sans génie des années 1970-1980. Bref des « trouvailles » typiques de ceux qui n’ont rien à dire d’essentiel, mais le disent tout de même, comme pour justifier leurs émoluments. Comment, avec une partition aussi puissante, un récit aussi épique, est-il encore possible d’accoucher d’éléments si médiocres ?

Seul le troisième acte, avec de belles lumières, et un semblant de dépouillement qui ramène tout de même à des conceptions datant de Wieland Wagner, échappe à ce ridicule. Et une honorable direction d’acteurs sauve l’honneur du metteur-en-scène. On ne peut s’empêcher cependant de penser qu’une version de concert eut en définitive été largement préférable à une production qui se révèle peu digne de La Monnaie et, surtout, de la Tétralogie.

Une distribution remarquablement homogène

Sans être toutefois bouleversante, la distribution, heureusement, est remarquable par l’homogénéité des qualités vocales et du jeu théâtral des interprètes, grâce aussi au travail dramatique mené avec les chanteurs. À commencer par le personnage de Mime, arrangé comme un vieux travelo et recouvert d’un court manteau qui fait songer à une peau de crapaud : sans faillir un instant, Peter Hoare, se révèle aussi bon acteur que vaillant chanteur dans le rôle du nain dont il dessine remarquablement la lâche ignominie.

Magnus Vigilius et Peter Hoare

Siegfried, lui, n’est pas l’aryen blond et musclé des gravures de jadis. D’apparence très juvénile, le Heldentenor délié qu’est Magnus Vigilius et qui fait ses heureux débuts à la Monnaie, en donne au premier acte une image de galopin déluré en culotte courte, avant qu’on ne le retrouve en tenue de randonneur aux actes suivants. Lui aussi défend son rôle avec une vaillance et une luminosité qui ne se démentent jamais d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Et même si l’on pourrait parfois rêver d’une puissance vocale plus ample encore, il assume son rôle écrasant avec une constance remarquable. 

Magnus Vigilius et Ingela Brimberg

Plus noble qu’imposant, plus beau que majestueux, drapé dans un manteau noir de grande allure et qui est bien le seul beau costume de cette production, le Wanderer/Wotan de Gabor Bretz apparaît ici en grand seigneur dédaigneux. Avec l’Alberich haineux, violent et sombre de Scott Hendricks, il mène un duel d’une superbe théâtralité qui est l’un des moments saisissants du spectacle. À la voix de l’Oiseau de la Forêt qu’enchante littéralement la belle Liv Redpath répond la grave, la tragique apparition, d’Erda (Nora Gubish). Elle donne lieu subitement à une scène d’un romantisme exacerbé, surprenante et pas malvenue dans cette mise-en-scène sans grand caractère, et où la déesse est victime de la violence inouïe exercée sur elle par le dieu bientôt démissionnaire.      

Brünnhilde enfin, incarnée par Ingela Brimberg, une fois dissipés les nuages de vapeur qui l’entourent, apparaît debout comme une statue d’airain à un Siegfried triomphant, mais terriblement intimidé. Ensemble ils vont porter leur rencontre attendue de tout temps avec une héroïque ferveur. Il manque toutefois une puissance dramatique que la mise en scène n’a su exprimer avec éloquence

Pourtant, de bout en bout, la direction musicale d’Alain Altinoglu a été superbe. Puissante sans être écrasante, lyrique sans grandiloquence, emportant l’ouvrage dans un souffle inspiré, elle constitue le plus beau de cette réalisation née dans des conditions si périlleuses. Il n’est qu’à voir combien les seules apparitions du chef dans la fosse d’orchestre déchaînent des applaudissements nourris et combien sont vibrantes les acclamations au moment du salut pour comprendre l’attachement que lui porte le public international de la Monnaie.  


Prochaines représentations : 22 septembre à 15h, 25 et 28 septembre, 1er et 4 octobre à 17h.

Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be

États-Unis: qui menace vraiment la démocratie?

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Dans la campagne présidentielle américaine, les radicaux des deux camps sont persuadés qu’une victoire de l’adversaire signera la fin de la démocratie. Avec les outrances et les fake news de Trump, ou le fameux « projet 2025 », les progressistes se persuadent qu’il y a effectivement un grand péril. Mais de leur côté, les Républicains ne manquent pas non plus d’arguments… L’analyse d’Alain Destexhe


La récente lettre de Mark Zuckerberg au Congrès, où il admet avoir cédé à la pression de l’administration Biden en 2021 pour censurer des contenus sur la pandémie de Covid-19, illustre les enjeux de la liberté d’expression aux États-Unis et dans le monde., Dans un contexte où le rôle des réseaux sociaux est vivement critiqué, ce coup de théâtre ébranle l’image de défenseurs de la démocratie et de la liberté d’expression que le tandem Biden et Harris a tenté de forger.

Rideau de fumée

Retour en 2020. À quelques semaines de l’élection, alors que Donald Trump est toujours président et que le FBI est en possession de l’ordinateur portable de Hunter Biden, prouvant que ce dernier aurait usé de son influence politique pour obtenir des avantages financiers, notamment en Ukraine et en Chine, pendant la vice-présidence de son père, l’agence ment délibérément à Facebook en prétendant que l’existence de cet ordinateur et des courriels qu’il contient, aujourd’hui largement confirmée, est un produit de la désinformation russe.

Cette thèse sera reprise dans une déclaration de 51 (!) anciens responsables des services de sécurité, ce qui poussera les principales plateformes de réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter, à censurer toute information sur le sujet, étouffant ainsi la polémique naissante. En conséquence, la plupart des Américains n’entendront jamais parler de cette affaire ou l’assimileront à un « coup des Russes », dans le contexte d’une élection serrée qui s’est finalement jouée à seulement 44 000 voix réparties dans trois États.

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Comment expliquer autrement que par l’existence d’un « Deep State » que le FBI et autant de hauts fonctionnaires se soient laissés instrumentalisés par la campagne démocrate à un moment aussi crucial ? Pour beaucoup de citoyens américains, cette question est au cœur du débat sur l’intégrité du processus démocratique américain.

Les démocrates, le camp du bien ?

La thèse démocrate affirme que Joe Biden a sauvé la démocratie américaine menacée par Donald Trump, et confie désormais à Kamala Harris la mission de la préserver – un point de vue largement relayé par les médias mainstream américains et européens. Cependant, pour nombre de Républicains, ce sont plutôt les Démocrates, soutenus par la majorité des médias traditionnels et les grandes plateformes technologiques (Google, Facebook, Instagram ou YouTube), qui sapent les fondements mêmes de la démocratie aux États-Unis en manipulant les algorithmes et en censurant des voix conservatrices.

À la fin de l’année 2022, les Twitter Files, issus, entre autres, du travail d’investigation du journaliste indépendant Matt Taibbi, avaient déjà révélé la censure pratiquée par la direction de Twitter ainsi que les interférences du FBI et du ministère de la Sécurité intérieure (DHS). Cette divergence de perspectives alimente une querelle intense sur la neutralité des institutions et des médias, ainsi que sur l’existence possible d’un « État profond » qui influencerait discrètement la politique américaine, faussant le débat démocratique.

L’Etat profond, une réalité ?

Des dizaines de puissantes agences gouvernementales opèrent en effet sans véritable contrôle, constituant le cœur de ce Deep State où se nicherait le véritable pouvoir échappant ainsi aux élus et au peuple. Ces agences sont souvent investies d’une triple autorité — législative, exécutive et judiciaire —  dans leur domaine de compétences, autorité qu’elles ne cessent d’ailleurs d’étendre. Par exemple, le Centre pour le contrôle des maladies (CDC), une agence fédérale de santé, s’est octroyé le pouvoir d’interdire l’éviction des locataires en défaut de paiement pendant la pandémie de Covid-19, une mesure sans aucun lien avec son mandat initial.

A lire aussi, Harold Hyman: États-Unis: une campagne entre cris et chuchotements

Du point de vue des Républicains, le pouvoir démocrate sape également l’indépendance du troisième pouvoir et mènerait désormais une guerre juridique contre ses opposants. Selon eux, les poursuites intentées contre Donald Trump n’auraient pas eu lieu s’il n’avait été à nouveau candidat à la présidence, suggérant que la justice serait devenue une arme politique. De fait, la gestion des procès contre l’ancien président soulève de vives inquiétudes quant à l’intégrité et à l’impartialité du système judiciaire.

De même, la répression de l’attaque contre le Capitole du 6 janvier 2021, avec des poursuites qui se prolongent quatre ans plus tard et qui ont visé plus de 1 400 personnes, dont certaines n’avaient fait que se promener dans les couloirs du Capitole, contraste fortement avec la faible répression des émeutes violentes qui ont suivi la mort de George Floyd. Cette disparité donne l’impression d’une justice à deux vitesses.

Un nouveau paysage électoral pro-Démocrates

Les craintes des Républicains sont particulièrement vives dans le domaine électoral. Ils estiment que la décision d’ouvrir la frontière sud des États-Unis, permettant l’entrée de plus de 10 millions de migrants en quatre ans, fait partie d’une stratégie visant à modifier en profondeur la carte électorale américaine pour garantir l’hégémonie du parti démocrate dans le futur. En effet, le nombre de sièges par État à la Chambre des représentants est déterminé par sa population totale. Les immigrés s’installent principalement dans les grands États dominés par le parti démocrate et votent majoritairement pour ce dernier. Elon Musk, soutien de Trump, a même suggéré qu’une vingtaine de sièges pourraient ainsi basculer en faveur des démocrates, assurant à ce parti une majorité au Congrès pour des décennies…

De plus, les secrétaires d’État démocrates ont profité de la crise du Covid pour modifier les lois électorales dans plusieurs États sans passer par les parlements locaux. Ils ont élargi le vote par correspondance, réduit les contrôles d’identité des électeurs et largement utilisé des urnes mobiles (drop boxes), ce qui pourrait avoir eu un impact sur les résultats des élections. Ces mesures ont été maintenues après la fin de l’épidémie. Donald Trump et les Républicains souhaitent quant à eux, à l’image de ce qui se fait en France, imposer une carte d’identité obligatoire pour voter, restreindre le vote par correspondance, privilégier les bulletins papier (plus fiables selon eux et faciles à comptabiliser) et limiter la période de vote, qui commence dès début septembre dans certains États. Bien que ces mesures soient conformes aux recommandations de l’OSCE, elles rencontrent naturellement une forte opposition des Démocrates…

On le voit, le débat sur l’avenir de la démocratie américaine mérite une discussion plus approfondie que la caricature manichéenne entre le camp du bien (Harris) et du mal (Trump).

Allons enfants de la cantine!

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En jouant sur la corde sensible de la nostalgie et du patriotisme, la dernière publicité du Slip Français et de Duralex semble avoir tout bon. Mais le consommateur doit-il se résoudre à acheter un produit Made In France comme il donne à une ONG ?


« Allons enfants de la cantine ! » : ainsi s’intitule la campagne marketing[1] lancée en pleine rentrée scolaire par l’entreprise de verrerie Duralex et le fabriquant de sous-vêtements Le Slip Français pour le lancement de leur pack 100 % Made in France constitué de six verres et de boxers masculins.

Question patriotisme, tout y est : la concorde tricolore, la référence à la Marseillaise, sans oublier ce très étrange appel à participer à une « Commande nationale de soutien ». Le mot « Révolution » apparaît même sur la bannière. Pour un peu, je me serais attendue à un « Citoyen, Citoyenne ! » qui, heureusement, ne retentit pas à l’ouverture du site marchand de la marque. Ouf.

Industrie française à l’agonie

De prime abord, cette alliance improbable et décalée entre une entreprise de verrerie et un fabricant de sous-vêtements pourrait prêter à sourire. L’humour fait vendre et il n’y a pas de mal à cela. Notons d’ailleurs combien les marques françaises en raffolent et surenchérissent dans ce domaine jusqu’à parfois frôler le ridicule pour attirer l’attention d’éventuels consommateurs.

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De toute évidence, ces deux entreprises souhaitaient toucher une corde sensible et jouer la carte de la nostalgie en rappelant aux Français leurs souvenirs de cantines scolaires, quand chacun s’amusait à demander son âge à son voisin avant de soulever son verre et de s’esclaffer à la lecture du numéro de série qui y figurait. Mission accomplie : cette campagne publicitaire m’a bel et bien rendue nostalgique non de mes années d’école primaire, mais hélas d’une époque où l’industrie française n’était pas à l’agonie au point de renoncer à être compétitive et réduite à tout miser sur de la communication tapageuse.

La compétitivité pourrait se résumer ainsi : vendre le bon produit, au bon prix et dans le bon endroit. Que ce soit à cause des normes, de la concurrence internationale ou du coût du travail, les entreprises françaises peinent à rester compétitives, sur le marché national comme à l’international. Lorsque l’on appelle au soutien et non à l’achat, lorsque l’on fait passer celui-ci pour un acte militant, c’est que l’on a abandonné l’idée d’être compétitif. Le consommateur ne devrait pas acheter un produit Made In France comme il donnerait à une ONG.

Le chant du cygne ?

J’aurais, en effet, jugé cette alliance différemment si elle émanait d’entreprises en parfaite santé financière, fleurons de l’industrie française. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le Slip Français, depuis sa création en 2011, a souvent été brandi par le gouvernement comme exemple et symbole de la réindustrialisation textile de la France, mais l’entreprise peine à être rentable et perd chaque année environ 10 % de son chiffre d’affaires depuis 2021. La décision de son PDG Guillaume Gibault, en avril 2024, de lancer un produit à prix cassé, compensé par de grandes quantités de production, avait d’ailleurs été qualifiée par le journal Les Échos de « combat au bord du précipice[2] ».  Si cette marque est représentative de la tourmente du Made In France, elle est loin d’être un cas isolé. En 2015, l’industrie textile française comptait 103 000 salariés. En 2021, ils n’étaient déjà plus que 62 000[3].

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Quant à l’entreprise Duralex, même si la sénatrice parisienne Antoinette Guhl se réjouissait sur X de sa transformation en coopérative de production (SCOP), lui souhaitant de « réussir là où le capitalisme a échoué », sa situation réelle est bien loin du storytelling relayé sur les réseaux et dans la presse grand public. Après des années de difficultés, un prêt à l’État de 15 millions d’euros fin 2022 et son placement en redressement judiciaire début 2024, l’entreprise vient de tourner une nouvelle page de son histoire. Le tribunal de commerce d’Orléans a décidé fin juillet de retenir la proposition de SCOP pour maintenir les 228 emplois et sauver l’entreprise de la liquidation judiciaire[4]. Ce n’est pas la première fois qu’un tel scénario se produit. En 2011, les couturières de l’entreprise de lingerie Lejaby s’étaient organisées en SCOP pour racheter leur entreprise en liquidation judiciaire. Déjà à l’époque, le grand public s’était ému de leur initiative mais l’entreprise rebaptisée Les Atelières fut placée en liquidation judiciaire moins de deux ans après.

Non, je n’arrive décidément pas à voir dans cette Marseillaise revisitée autre chose qu’un chant du cygne de l’industrie française. Certains diront que je vois le verre à moitié vide. Ce qui est certain, c’est que je ne prends plus la peine de le retourner : je sais que je n’ai plus l’âge d’y croire.


[1]  Clip promotionnel Le Slip Français – https://www.youtube.com/watch?v=xuelBxgZ944

[2]   https://start.lesechos.fr/societe/economie/un-combat-au-bord-du-precipice-le-slip-francais-oblige-de-casser-ses-prix-pour-se-relancer-2089661

[3]  Chiffres de l’Union des Industries Textiles – [rapport

[4]     https://www.larep.fr/orleans-45000/actualites/le-tribunal-de-commerce-a-tranche-pour-la-reprise-de-la-verrerie-duralex-pres-d-orleans_14541719/

Nage en eaux troubles

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La romancière Christine Barthe © Bénédicte Roscot

Singulier roman que signe Christine Barthe qui fut psychothérapeute. Ce que dit Lucie nous plonge dans le monde de deux nageuses amies, Lucie et Anaïs.


Lucie, 6 ans à peine, se laisse entraîner vers le fond d’un bassin, avant d’être sauvée in extremis par une main d’adulte. Elle pourrait avoir la phobie de l’eau. Mais non, à 9 ans, elle est repérée comme une nageuse d’exception par sa professeure de gymnastique. Mais au même âge, ce n’est pas la seule chose qui lui arrive – on l’apprendra au cours du récit tout en subtilité. À 11 ans, elle s’inscrit dans un club et découvre la compétition. Elle rencontre Anaïs, c’est une « tigresse », une crawleuse qui ignore les limites ; elle ne conçoit pas de perdre. Lucie est une dossiste ; fascinée par l’eau, son approche est davantage esthétique, voire métaphysique. La mer, la rivière, le fleuve sont bienveillants. Raisonnement peu conforme à la réalité ? Sûrement. Mais la réalité n’est pas toujours la réalité. Voyez le phénomène de réfraction. Le bâton dans l’eau, on jurerait qu’il est tordu. Or, il ne l’est pas.

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Un été, les deux jeunes filles se retrouvent dans un centre de préparation pour les championnats de France. Avant la compétition, Lucie chute dans un couloir. Entorse à la cheville. Elle finit dans le lointain. Carrière terminée. Anaïs se trouvait derrière Lucie quand elle est tombée. Soudain, le doute s’immisce : et si sa « sœur de cœur » l’avait poussée ? L’engrenage commence. Le roman bascule dans l’enquête policière. En effet, quelques années plus tard, les deux amies séjournent sur la côte atlantique, à Hendaye. L’eau est à 14 degrés. Elles se baignent quand même. Lucie décide de sortir, tandis qu’Anaïs s’y refuse. Le drame surgit. Elle se noie. Que s’est-il réellement passé ? Une enquête est ouverte. Lucie est convoquée par l’inspecteur Aulnes. C’est le roi de l’interrogatoire. La confrontation est rude. Durant la garde à vue, Lucie ne se laisse pas faire, mais l’inspecteur ne la lâche pas.

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La structure narrative est originale : les scènes d’interrogatoire sont entrecoupées d’extraits du journal intime de Lucie. Ainsi le lecteur se trouve-t-il dérouté par sa personnalité duale. Est-elle manipulatrice ou à l’image de l’eau ? Extrait du journal : « L’eau prend la forme de toute entité qui s’y plonge, elle l’accueille, l’accompagne, ne l’oblige à rien, la laisse se mouvoir, lui offre la possibilité d’apprendre quelque chose sur elle-même et sur cet héritage qui l’entoure, dans le silence et l’ondulation de sa source. »

En tout cas, Ce que dit Lucie est aussi hypnotique que les tourbillons de l’eau qu’on contemple du bord de la rive.

Christine Barthe, Ce que dit Lucie, Seuil / Fiction & Cie 176 pages

Ce que dit Lucie

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Des terrils à l’Atlantique

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Le chanteur Pierre Bachelet à Caen en avril 1985 © CHANCE/SIPA

Ce dimanche, sans raison particulière, juste pour se souvenir, Monsieur Nostalgie nous parle du regretté Pierre Bachelet…


Il n’y a pas de date anniversaire en ce dimanche de septembre. Aucune stèle à l’horizon. Je pourrais biaiser, inventer un lien avec l’actualité, raccrocher le wagon de ma chronique à la cohorte des temps tristes. Vous dire, par exemple, qu’en 2024, Pierre Bachelet aurait eu 80 ans et qu’au début de l’année prochaine, nous célèbrerons les vingt ans de sa disparition. Feindre d’être offusqué par le silence médiatique qui entoure cette figure de la variété française, oubliée comme d’autres stars du microsillon. Il était jadis invité à Aujourd’hui Madame et à Champs Élysées. Il avait commencé dans la pub et rêvait de cinéma. Tailleur sonore sur mesure, il habillait indifféremment Les Bronzés et Emmanuelle. Il portait une veste trop large comme le président Chirac et des cheveux mi-longs à la manière postrévolutionnaire de ces vieux étudiants, pions éternels des collèges périphériques. Il ressemblait à un instituteur ou à un facteur en milieu de carrière, syndiqué et humaniste, qui se serait habillé pour la noce d’un cousin de province.

Bon et honnête

Le public le trouvait bon et honnête ; d’instinct, il avait adopté cet échalas calaisien né dans le douzième arrondissement. Le public était touché par ces mélodies d’amour et le ravivage de la flamme ouvrière, toutes ces identités occultées. Mais, a-t-on vraiment besoin de s’appuyer sur un calendrier pour évoquer ce chanteur à l’écho entêtant ? Il n’est pas nécessaire non plus d’être un supporter des « sang et or » ou d’avoir eu un grand-père mineur pour aimer l’onde de Bachelet. Elle se propage bien au-delà des corons, elle vogue au-dessus des océans. Car il s’agit là, d’une vibration venue de loin, du mitan des années 1970, des programmes communs et des trains à grande vitesse. Il est cette voix d’ailleurs qui souffle dans l’autoradio d’une Renault 5 vert pomme, à l’entrée de l’automne. Il ramasse à la pelle les feuilles de nos errances, de nos tâtonnements et de nos amours déçues ; il est l’archiviste de nos constructions malhabiles. Comment peut-on être insensible à sa puissance d’évocation du passé ? Il parle plus qu’il ne chante. Son timbre retient tous les chaos de notre existence. Il n’est pas de la race de ces interprètes implorants qui charment leur auditoire par un déballage des sentiments et un excès de sueur. Il ne salit pas les élans sincères, il ne moque pas les imperfections des vies privées de lumière. Il serait plutôt tapisserie de l’Apocalypse, cette tenture inestimable réfugiée au château d’Angers, indéchiffrable pour le béotien et cependant, si proche, si « parlante » pour le visiteur d’un jour.

Proustien populaire

Les chansons de Pierre Bachelet, sans éclat ou artifice, parfois même dans leur simplicité fort honorable, nous transportent toujours plus loin. Il est le phrasé de nos cinq ans. Il est le kaléidoscope de Denise Fabre, le charme sauvage de Flo et le béguin adolescent pour le minois de Véronique Jannot. Bachelet réussit à ouvrir des brèches, là où l’on ne voyait que des plaines infertiles. Il me fait penser au poète André Hardellet qui, à la vue d’une friche de banlieue, inerte et obsolète, la pare, sous sa plume, de mille joliesses et mystères historiques. Bachelet est un compositeur de l’infiniment petit qui, grâce à son talent de transformateur, fait déborder le réel, le bascule dans une adorable rêverie. En l’écoutant, par les hasards de la programmation de la bande FM, le paysage de notre enfance ou plutôt les traces de son imaginaire se dessine. Sa musique remet en mouvement et en sentiment des images effacées. Il restitue le grain des rues grises et des lendemains qui déchantent. Il est un proustien populaire. Quand je l’entends, je ne pourrais vous expliquer pourquoi, les couleurs de ma prime enfance se mettent à danser ; je vois une Lancia Gamma garée Place de la Madeleine, le dernier roman de Georges Conchon dans une librairie près de la Cathédrale de Bourges, des œufs en meurette sur une table en formica et Isabelle Adjani dans L’Année prochaine si tout va bien, le film de Jean-Loup Hubert où elle travaille dans un bureau de l’INSEE. C’est bête, la mémoire.

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Heureux qui comme Du Bellay repose à Notre-Dame

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Fouille au CHU de Toulouse du sarcophage et du squelette de l'inconnu mis au jour dans la croisée du transept et attribué à Joachim du Bellay par une étude. Son traitement funéraire indique un statut aristocratique (crâne scié, embaumement). © Denis Gliksman, Inrap

La découverte du probable sarcophage de Joachim du Bellay à Notre-Dame est une extraordinaire nouvelle si elle est confirmée


La nouvelle n’aura été l’objet que de quelques malheureuses lignes sur les sites d’information, plus affairés à esquisser la composition du nouveau gouvernement ou à trouver de nouveaux péchés à ajouter à la liste de l’Abbé Pierre. Après tout, l’époque n’est plus à la célébration du passé, encore moins lorsque celui-ci fut brillant, ni à la culture générale, dont l’acquisition nécessite curiosité et effort. « Joachim qui ? », entendrait-on presque marmonner Sébastien Delogu. Et pourtant, la découverte probable de la tombe de Joachim Du Bellay est un plaisir de fin cultivé. 

Un beau voyage dans le temps

Le poète reposait donc depuis presque un demi-millénaire, dans un cercueil fait de plomb, sous la croisée du transept de Notre-Dame, cathédrale qui ne cessera jamais de révéler ses secrets. Pendant quatre siècles, nombre d’hommes d’églises et quelques illustres inconnus y furent enterrés. Avouons qu’il y a repos éternel plus désagréable : malheureux, Richard III, dont le squelette fut retrouvé dans le sous-sol d’un parking de Leicester, dans le centre de la pluvieuse Angleterre ; malheureux aussi les hommes et femmes célèbres enterrés dans des cimetières devenus des lieux touristiques ; malheureux, enfin, la plupart d’entre nous, dont les cendres seront répandues sur les pelouses de crématoriums.

A lire aussi: Langue française à Villers-Cotterêts: vous reprendrez bien quelques lieux communs…

La découverte de Du Bellay aurait dû être l’occasion de célébrer et de redécouvrir le fondateur, avec Pierre Ronsard, de la Pléiade, et auteur des Regrets, dont le poème inspiré par le héros de l’Odyssée : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». La courte élégie évoque le déchirement entre le voyage et le village, le « marbre dur » et l’ « ardoise fine », l’exil et le retour. Y a-t-il d’ailleurs, dans la langue française, un « hélas » plus essentiel et plus chargé de mélancolie que celui qui apparaît dans la deuxième strophe : « Quand verrai-je, hélas, de mon petit village, Fumer la cheminée, et en quelle saison, Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ? »

Le lettré angevin est également l’auteur de La Défense et illustration de la langue française, qui eut pour vocation d’asseoir définitivement le français quelques années après la promulgation, par François Ier, de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui l’imposa dans les usages de l’administration. Mais un idiome ne pourrait s’imposer sur une base seulement juridique. Et Du Bellay s’escrima donc à élever en noblesse une langue qui n’était alors pas encore celle de Molière. Si l’on a retrouvé sa tombe, il doit pourtant aujourd’hui s’y retourner bien des fois, en entendant le français si souvent malmené, maltraité, bafoué à coups d’anglicismes, de barbarismes ou d’absurdités postmodernes.

Tant que l’oiseau de Jupiter vola…

Dans Les antiquités de Rome, petit chef-d’œuvre pour celui qui prend la peine de s’y plonger, Joachim du Bellay, songe au sort d’une civilisation réduite en ruines, comme le feront tant d’auteurs des siècles qui adviendraient. On y retrouve, prise au hasard de la lecture, cette strophe : « Tant que l’oiseau de Jupiter vola, Portant le feu dont le ciel nous menace, Le ciel n’eut peur de l’effroyable audace. Qui des Géants le courage affola ». ll n’est guère besoin de préciser que le Jupiter dont il est question n’est évidemment pas celui qui entreprend aujourd’hui, par vanité, de changer les vitraux de Notre-Dame.

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Gaël Faye attendu au tournant

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L'écrivain Gaël Faye © JF Paga / Grasset

Contrairement aux apparences, Jacaranda n’est pas vraiment un livre sur le génocide rwandais.


Les seconds romans sont souvent attendus au tournant. Ce d’autant plus que les premiers ont connu le succès. En 2016 Petit pays, premier roman de l’auteur-compositeur-interprète Gaël Faye a remporté le prix Goncourt des lycéens, reçu un excellent accueil critique et s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France. Huit ans après, l’auteur de l’album de rap Pili pili sur un croissant au beurre revient sur le devant de la scène avec Jacaranda. C’est peu de dire que les attentes sont grandes. Qu’en est-il donc vraiment ? Milan, son personnage principal, est métis comme lui. Rwandais par sa mère. Français par son père. Le Rwanda, il le découvre en 1994. « Le Rwanda est arrivé dans ma vie par la télévision que nous regardions religieusement à l’heure du dîner » confesse-t-il. « La première fois que le présentateur en avait parlé, je m’étais tourné instinctivement vers ma mère, tout excité, presque content qu’il soit enfin question de son pays natal au journal télévisé ». Mais la mère ne réagit pas. Du Rwanda, il n’a jamais été question à la maison. A tel point que le fils a fini par oublier qu’elle est née et a grandi sous d’autres cieux. Au mois d’avril de la même année commence ce qui va être le dernier génocide du XXème siècle : celui des Tutsi. Huit cent mille morts en trois mois. Milan, s’il est affecté par les images – comment pourrait-il en être autrement ? – ne parvient pas à s’expliquer son émotion concernant ce conflit qu’il considère alors comme une « barbarie lointaine ». Jusqu’au jour où arrive dans sa famille un petit garçon portant un bandage à la tête. On le lui présente comme étant son neveu. Il est Tutsi lui aussi. A perdu ses parents. A été blessé. Entre les deux enfants l’affection est immédiate même si le petit Claude porte en lui les stigmates de la guerre. Puis, aussi subitement qu’il est apparu dans sa vie, le jeune garçon est renvoyé dans son pays. Milan n’aura alors de cesse de le retrouver et se rendra lui aussi, plus tard, au Pays des mille collines en quête de ses origines. Là-bas il découvrira sa famille de cœur dont sa mère ne lui a jamais parlé. Rosalie l’arrière-grand-mère mais aussi Eusébie la tante et Stella la petite-fille. Ce retour aux sources va être l’occasion pour l’écrivain de déployer l’histoire de son pays et de sa famille sur quatre générations. Une histoire faite de larmes et de sang, de violence extrême et de sauvagerie, dont il met en lumière l’extraordinaire complexité : « Ceux qui nous tuaient étaient des gens que l’on connaissait, nos voisins, nos amis, nos collègues, nos élus ». Comment survivre à la barbarie ? Telle est la question que pose ce roman bouleversant. Contrairement aux apparences Jacaranda n’est pas un livre sur le génocide rwandais mais sur l’après. Sur la reconstruction et le pardon. Sur l’importance du lien qui seul permet d’avancer. « L’indicible ce n’est pas la violence du génocide – rappelle Stella, l’ange du roman- c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout ». Gael Faye a pourtant su trouver les mots avec la douceur qu’on lui connait, la force qu’on lui découvre, sa simplicité et sa poésie.

Jacaranda de Gaël Faye, Grasset, 281 pages.

Jacaranda: Roman

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La boîte du bouquiniste

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Jean Dutourd © Hannah Assouline

Les bouquinistes ne sont pas virés des quais de Seine durant les JO. Causeur peut donc fouiner dans leurs boîtes à vieux livres.


Jean Dutourd aima, par-dessus tout, la langue française. Il la défendit bec et ongles, tout au long de sa vie. « Je l’aime comme un artiste aime la matière de son art. Comme un homme aime l’âme que Dieu lui a donnée. » Deux ans après les événements de Mai 68, exaspéré entre autres par les « poncifs sur la jeunesse éprise d’idéal », Dutourd décide de dire leurs quatre vérités à ses contemporains : « Je pense que la jeunesse est un néant, que la révolte est une blague, que le progrès est mort vers 1925, que la culture est une imposture, que la liberté est la chose que les hommes haïssent le plus au monde en dépit de leurs discours, que la patrie est le seul bien des pauvres et que les peuples heureux ont un destin atroce », peut-on lire sur la quatrième de couverture de L’École des jocrisses. Un chapitre intitulé « Langage et Bêtise », qui fait plus de la moitié du livre, décrit la dégradation d’une langue française qui « s’appauvrit et s’alourdit » dans le même temps.

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Ce texte percutant se propose d’être un antidote au crétinisme que Dutourd décèle dans les rébellions surjouées par des fils de bourgeois vociférant de laborieuses harangues. Quelle est la plus grande victoire du révolutionnaire estudiantin ? Être parvenu à esquiver l’examen et à camoufler qu’il est un individu inconsistant et ignare, pratiquant une « langue débilitée ». En plus de se désoler de la présence de plus en plus envahissante du sabir « des camelots », ce volapük commercial imprégné d’expressions américaines, Dutourd dénonce le baragouin des sociologues de bazar et des agitateurs d’amphi. Malheureusement, les moyens de diffusion modernes amplifient la contagion langagière : « On entend des horreurs du soir au matin. L’employé de guichet, à la poste, vous entretient de ses “options idéologiques”. Ces vilains mots-là, sortant d’honnêtes bouches populaires, choquent plus que des grossièretés. »

Le jocrisse moderne, écrit Dutourd, recourt à un galimatias truffé de barbarismes savants, d’anglicismes, d’expressions affectées et de « termes fabriqués par les pédants » – le soixante-huitard ambitionnant une carrière politique ou journalistique excellera dans ce domaine. Le futur académicien prévoit qu’il fera des petits, encore plus sots que lui – ce qui adviendra. Il nous lègue, à la fin de son ouvrage, un court glossaire mêlant le sérieux, l’ironie et la manière toute flaubertienne de « faire la bête ». La Culture y est décrite comme une « activité encouragée par le gouvernement, ayant pour but de faire connaître les sculptures de M. Calder et les drames de M. Gatti à des gens qui ne savent pas qui sont Michel-Ange et Molière », tandis que la Sociologie y est définie comme un « objet d’études pour les jeunes gens peu désireux d’apprendre un métier et, consécutivement, de travailler ». Nous étions au début de la dégringolade. Depuis, elle n’a fait que s’accélérer. Mort en 2011, Jean Dutourd a échappé de justesse à l’avènement du wokisme universitaire, à l’effondrement terminal de la langue française et, finalement, au triomphe des jocrisses qu’il redoutait tant.

L’École des jocrisses, Jean Dutourd, Flammarion, 1970. 224 pages

L'Ecole des Jocrisses

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Passion bouillante aux Philippines

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"Bona", un film de Lino Brocka © Carlotta

Voilà un film authentiquement féministe, au sens que prenait le mot avant sa mise à sac par les Amazones du woke.
Rejeton de la classe moyenne philippine, Bona, une cruche de bonne famille, se brouille avec son paternel, vieux con colérique qui traite sa fille de pute parce qu’elle a découché avec Gardo, un adipeux « jeune premier » qui, aux heures où il ne traîne pas entre quatre murs sa nudité paresseuse, à peine vêtu d’un éternel slip rouge, cachetonne comme figurant sur des navets, en se rêvant star du grand écran. Chassée du domicile familial, Bona élit domicile dans le gourbi de Gardo, tout en croyant au grand amour. Sauf que Gardo est un coureur, et ne tarde pas à la traiter comme sa bonniche.
Dans le rôle de Bona, une star du cinéma philippin, Nora Aunor, actrice fétiche du grand réalisateur Lino Brocka, également productrice du film, vénérée des classes populaires dont elle est elle-même issue. Comme le souligne Carlotta (le distributeur de ce petit joyau de 1980 restauré en 4K, que Cannes Classics puis l’Etrange festival de Paris, présentaient en avant-premières), par un singulier renversement de situation, Lino Brocka désacralise le statut de Nora Aunor en lui offrant le rôle d’une fille qui, aveuglée par l’amour, sacrifie tout ce qu’elle a (sa famille, sa classe sociale) pour se rapprocher de sa piteuse idole.

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Comme dans Insiang ou Manille, le cinéaste excelle à ancrer son mélodrame dans le décor bien réel d’un bidonville philippin, filmé en quasi- huis clos sans jamais verser dans le misérabilisme, et de façon presque documentaire. Dans Bona, il est beaucoup question d’ablutions : les gosses barbotent dans les flaques ; il n’y a pas d’eau courante ; on se lave comme on peut, avec des brocs. Mais tout le monde n’aime pas l’eau froide. À commencer par Gardo, qui exige de son esclave qu’elle lui chauffe d’abord son bain, le frictionne, etc. Ayant mis en cloque une adolescente, il ira jusqu’à rançonner Bona pour payer l’avorteuse, laquelle, ponction accomplie, recommande des lavements tièdes à la mioche vacillante sur ses guibolles.


Jusqu’au bout, Bona subit – révolte rentrée, qui explose parfois, se reportant sur les salopes que s’envoie le raté, veule au point de s’apitoyer sur lui-même à chaudes larmes. Mais quand in fine il prétend la chasser, mettre en vente son taudis et, flanqué de sa dernière pouliche, s’exiler aux States, la bouilloire chauffée au gaz fait des bulles… Le dénouement, soudain, abrupt, tragique, sans phrases, laisse pantois.


Bona. Film de Lino Brocka. Avec Nora Aunor.  Philippines, couleur, 1980.
Durée: 1h37. En salles le 25 septembre 2024

Le triton est une sirène comme une autre!

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Pratique du mermaiding dans une piscine à Dusseldorf, Allemagne, janvier 2023 © Martin Meissner/AP/SIPA

La radio publique a bien changé en cinquante ans. Si France Musique continue de proposer de belles émissions sur la musique classique mais aussi sur le jazz, la musique contemporaine, l’opéra, etc., et de superbes concerts dirigés par de grands chefs d’orchestre, France Inter est devenue une station politiquement et exclusivement « progressiste », selon le propre aveu de sa directrice Adèle Van Reeth. France Info, quant à elle, dégoise en continu une information plus ou moins subtilement orientée, comme sa consœur précédemment citée, à gauche. Mouv est une radio essentiellement à « destination des jeunes » – ce qui avertit instantanément sur le niveau intellectuel et culturel attendu. Mais le changement le plus important concerne la radio culturelle du service public, France Culture. Il fut un temps où il était impossible de se tromper : il y avait un ton et un esprit qui distinguaient France Culture de toutes les autres radios, publiques ou privées – on peut encore les découvrir ou se les remémorer en écoutant les Nuits de France Culture, lesquelles proposent la rediffusion d’anciens, voire très anciens enregistrements d’émissions littéraires (dernièrement sur Pessoa), de fictions radiophoniques, de lectures de romans, de conférences savantes (dernièrement sur Péguy), d’entretiens passionnants, etc.

Les pieds sur terre…

Dans la journée, en revanche, c’est de plus en plus souvent le grand n’importe quoi. Nombre d’émissions, portant sur des sujets dans « l’air du temps » et entrelardées de « respirations » musicales consternantes, ne se distinguent plus de celles de n’importe quelle autre station de radio moderne. L’idéologie progressiste y a bien sûr fait son nid, comme presque partout. France Culture propose par exemple en ce moment de découvrir les podcasts de l’écolo-féministe Salomé Saqué nous expliquant « comment s’indigner » en prenant pour modèles… Christiane Taubira, Adèle Haenel ou Greta Thunberg, ou d’écouter un reportage sur le mermaiding, cette activité aquatique venue des États-Unis et consistant à nager avec une queue de sirène en guise de palme. Coincé dans les embouteillages, nous avons trente minutes à perdre – nous écoutons par conséquent ce reportage sur… les Sirènes et les Tritons.

Marie-Ange confie à France Culture avoir voulu être danseuse étoile lorsqu’elle était plus jeune. Mais la discipline de la danse classique lui est apparue trop dure, trop exigeante. Après avoir travaillé quinze ans à Disneyland Paris, elle a décidé de devenir une sirène et de pratiquer ce fameux mermaiding. Redoutant les profondeurs marines, elle se contente pour le moment des piscines pour secouer sa « jolie queue de sirène » dans tous les sens. Marie-Ange a sans doute instinctivement compris qu’on ne saurait se contenter, sur France Culture, de cette simple description. Sachant que l’époque est au déballage de « valeurs », quelles qu’elles soient, notre sirène d’eau douce évoque soudain des « valeurs de liberté et de solidarité avec ses amies sirènes et ses amis tritons » sorties d’on ne sait où. Mais, glougloute-t-elle emportée par son élan, « j’écoute d’abord ce qui est important pour moi et j’ose dire non. Je ne dis pas oui alors que j’ai envie de dire non ». Nous ne saurons jamais de quoi il retourne. Après une ultime plongée en apnée dans les eaux chlorées, notre sardine des piscines assure qu’il y aura « peut-être un jour des sirènes avec des tatouages et le crâne rasé » et que ce sera « ok en fait, car être sirène, ça permet d’affirmer cette authenticité et de pouvoir l’affirmer au grand jour ». Un corps de poiscaille, un QI de bigorneau, une éloquence de palourde… tout se tient !

Idées vaseuses

Après les sirènes, les tritons. Au micro de France Culture – nous disons bien et répétons : France Culture – Kewin explique qu’il a participé au premier concours Mister Triton en 2019 où il s’est présenté revêtu d’une nageoire composée d’écailles bleues et dorées. Il l’a emporté haut la queue et a reçu en guise de trophées un trident de deux mètres et une couronne de coquillages. Timide, il affirmait à l’époque que « l’avantage, quand on est sous l’eau, c’est qu’on n’a pas trop besoin d’interagir ». Aujourd’hui, il nage avec sa fille, lui en triton, elle en sirène, pour la plus grande joie des autres nageurs qui s’extasient devant la performance familiale. Quant à Romuald, Mister Triton en 2023, il confie au même micro s’être « toujours senti comme un poisson dans l’eau ». Monsieur La Sirène – c’est, dit-il, son nom officiel de triton – ondule de la nageoire dès qu’il a un moment à lui. Il aime les colliers de perles, les nageoires qui en jettent et les bracelets dorés. Il recherche le « côté glamour », ajoute-t-il avec une voix fluette. Son rêve ? Nager dans un aquarium avec des poissons. « Ça fait forcément rêver les gens. » Nous ignorons où il est allé chercher ça.

Ce calamiteux reportage nous a permis au moins de découvrir une nouvelle espèce de mutants, celle des triples buses aquatiques, scindée en deux branches, la femme-buse-sirène et l’homme-buse-triton – en attendant les sous-branches, les rameaux trans : la femme-buse-triton et l’homme-buse-sirène, Romuald, alias Monsieur La Sirène, nous ayant déjà donné un petit aperçu de ce dernier. La fluidité aqueuse dans laquelle s’ébrouent ces nouveaux spécimens correspond assez exactement à la fluidité intellectuelle qui règne dans certaines mares universitaires ou médiatiques. Ici et là, on clapote gentiment en gargouillant des âneries sur la promesse narcissique d’être « soi-même » ou de découvrir « son être authentique ». On patauge dans la fluidité de genre et dans l’indistinction totale – moteurs d’un nombrilisme autorisant toutes les manipulations, toutes les mutilations, toutes les aberrations. Ce retour à l’amphibien est symptomatique – il présage un retour à la case départ, c’est-à-dire dans la vase. Notons enfin que, comme un fait exprès, ou comme un signe, le reportage sur ces batraciens d’un nouveau genre a été supervisé par une dénommée… Lucie Tétard.

Les Gobeurs ne se reposent jamais

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Wagner échappe au pire

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Magnus Vigilius dans "Siegfried" de Wagner © Photos Monika Rittershaus

Étalée sur deux saisons, la Tétralogie wagnérienne confiée à Roberto Castellucci a bouleversé le public du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. Mais le Siegfried monté par Pierre Audi, malgré le talent de ses interprètes, s’avère décevant.


Faute de grives…

Las ! Après les mises-en-scène brillantes de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, les projets scéniques pensés par Roberto Castellucci pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux ont paru à ce point irréalisables qu’il a fallu renoncer à achever cette entreprise titanesque qui aurait dû couronner la dernière saison de la longue et belle direction de Peter de Caluwe, à la tête du Théâtre royal de la Monnaie. Comme dit le proverbe : « Faute de grives, on mange des merles. » Soyons cruel ! Requis au pied levé pour assurer la seconde moitié de la Tétralogie, Pierre Audi, l’actuel directeur du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, lui qui naguère avait déjà porté à la scène l’ensemble des quatre ouvrages alors qu’il était directeur de l’Opéra national des Pays-Bas à Amsterdam, Pierre Audi, en volant au secours du Théâtre de la Monnaie, n’en sort pas grandi. Mais bien plus que sa mise en scène de Siegfried, insignifiante certes, mais pas déshonorante, c’est la scénographie qui se révèle surtout d’une accablante insuffisance. Débutant sur des images d’univers enfantin, ou plus exactement infantile, pour évoquer benoîtement l’extrême jeunesse de Siegfried, encombrée d’éléments inutiles et laids, peuplée de gadgets proprement consternants et d’une parfaite gratuité, (le scalp de Sieglinde qu’agite Mime, la dépouille desséchée et noircie de Fasolt que Fafner, son assassin de frère, traîne avec lui comme un remords tardif au moment de mourir, un nounours, la dînette bleuasse sur laquelle Mime prépare une drogue pour supprimer Siegfried…), la production est d’acte en acte sommée d’une sphère omniprésente, sorte de boule d’Atomium froissée, broyée par quelque main gigantesque, mais d’une modernité si vieillie qu’elle rappelle une scénographie sans génie des années 1970-1980. Bref des « trouvailles » typiques de ceux qui n’ont rien à dire d’essentiel, mais le disent tout de même, comme pour justifier leurs émoluments. Comment, avec une partition aussi puissante, un récit aussi épique, est-il encore possible d’accoucher d’éléments si médiocres ?

Seul le troisième acte, avec de belles lumières, et un semblant de dépouillement qui ramène tout de même à des conceptions datant de Wieland Wagner, échappe à ce ridicule. Et une honorable direction d’acteurs sauve l’honneur du metteur-en-scène. On ne peut s’empêcher cependant de penser qu’une version de concert eut en définitive été largement préférable à une production qui se révèle peu digne de La Monnaie et, surtout, de la Tétralogie.

Une distribution remarquablement homogène

Sans être toutefois bouleversante, la distribution, heureusement, est remarquable par l’homogénéité des qualités vocales et du jeu théâtral des interprètes, grâce aussi au travail dramatique mené avec les chanteurs. À commencer par le personnage de Mime, arrangé comme un vieux travelo et recouvert d’un court manteau qui fait songer à une peau de crapaud : sans faillir un instant, Peter Hoare, se révèle aussi bon acteur que vaillant chanteur dans le rôle du nain dont il dessine remarquablement la lâche ignominie.

Magnus Vigilius et Peter Hoare

Siegfried, lui, n’est pas l’aryen blond et musclé des gravures de jadis. D’apparence très juvénile, le Heldentenor délié qu’est Magnus Vigilius et qui fait ses heureux débuts à la Monnaie, en donne au premier acte une image de galopin déluré en culotte courte, avant qu’on ne le retrouve en tenue de randonneur aux actes suivants. Lui aussi défend son rôle avec une vaillance et une luminosité qui ne se démentent jamais d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Et même si l’on pourrait parfois rêver d’une puissance vocale plus ample encore, il assume son rôle écrasant avec une constance remarquable. 

Magnus Vigilius et Ingela Brimberg

Plus noble qu’imposant, plus beau que majestueux, drapé dans un manteau noir de grande allure et qui est bien le seul beau costume de cette production, le Wanderer/Wotan de Gabor Bretz apparaît ici en grand seigneur dédaigneux. Avec l’Alberich haineux, violent et sombre de Scott Hendricks, il mène un duel d’une superbe théâtralité qui est l’un des moments saisissants du spectacle. À la voix de l’Oiseau de la Forêt qu’enchante littéralement la belle Liv Redpath répond la grave, la tragique apparition, d’Erda (Nora Gubish). Elle donne lieu subitement à une scène d’un romantisme exacerbé, surprenante et pas malvenue dans cette mise-en-scène sans grand caractère, et où la déesse est victime de la violence inouïe exercée sur elle par le dieu bientôt démissionnaire.      

Brünnhilde enfin, incarnée par Ingela Brimberg, une fois dissipés les nuages de vapeur qui l’entourent, apparaît debout comme une statue d’airain à un Siegfried triomphant, mais terriblement intimidé. Ensemble ils vont porter leur rencontre attendue de tout temps avec une héroïque ferveur. Il manque toutefois une puissance dramatique que la mise en scène n’a su exprimer avec éloquence

Pourtant, de bout en bout, la direction musicale d’Alain Altinoglu a été superbe. Puissante sans être écrasante, lyrique sans grandiloquence, emportant l’ouvrage dans un souffle inspiré, elle constitue le plus beau de cette réalisation née dans des conditions si périlleuses. Il n’est qu’à voir combien les seules apparitions du chef dans la fosse d’orchestre déchaînent des applaudissements nourris et combien sont vibrantes les acclamations au moment du salut pour comprendre l’attachement que lui porte le public international de la Monnaie.  


Prochaines représentations : 22 septembre à 15h, 25 et 28 septembre, 1er et 4 octobre à 17h.

Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be

États-Unis: qui menace vraiment la démocratie?

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Un jeune supporter de Trump regarde le débat télévisé à West Greenwich, Rhode Island, 10 septembre 2024 © David Goldman/AP/SIPA

Dans la campagne présidentielle américaine, les radicaux des deux camps sont persuadés qu’une victoire de l’adversaire signera la fin de la démocratie. Avec les outrances et les fake news de Trump, ou le fameux « projet 2025 », les progressistes se persuadent qu’il y a effectivement un grand péril. Mais de leur côté, les Républicains ne manquent pas non plus d’arguments… L’analyse d’Alain Destexhe


La récente lettre de Mark Zuckerberg au Congrès, où il admet avoir cédé à la pression de l’administration Biden en 2021 pour censurer des contenus sur la pandémie de Covid-19, illustre les enjeux de la liberté d’expression aux États-Unis et dans le monde., Dans un contexte où le rôle des réseaux sociaux est vivement critiqué, ce coup de théâtre ébranle l’image de défenseurs de la démocratie et de la liberté d’expression que le tandem Biden et Harris a tenté de forger.

Rideau de fumée

Retour en 2020. À quelques semaines de l’élection, alors que Donald Trump est toujours président et que le FBI est en possession de l’ordinateur portable de Hunter Biden, prouvant que ce dernier aurait usé de son influence politique pour obtenir des avantages financiers, notamment en Ukraine et en Chine, pendant la vice-présidence de son père, l’agence ment délibérément à Facebook en prétendant que l’existence de cet ordinateur et des courriels qu’il contient, aujourd’hui largement confirmée, est un produit de la désinformation russe.

Cette thèse sera reprise dans une déclaration de 51 (!) anciens responsables des services de sécurité, ce qui poussera les principales plateformes de réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter, à censurer toute information sur le sujet, étouffant ainsi la polémique naissante. En conséquence, la plupart des Américains n’entendront jamais parler de cette affaire ou l’assimileront à un « coup des Russes », dans le contexte d’une élection serrée qui s’est finalement jouée à seulement 44 000 voix réparties dans trois États.

A lire aussi, Alexandre Mendel: Le «Projet 2025»: les démocrates l’adorent, les républicains l’ignorent

Comment expliquer autrement que par l’existence d’un « Deep State » que le FBI et autant de hauts fonctionnaires se soient laissés instrumentalisés par la campagne démocrate à un moment aussi crucial ? Pour beaucoup de citoyens américains, cette question est au cœur du débat sur l’intégrité du processus démocratique américain.

Les démocrates, le camp du bien ?

La thèse démocrate affirme que Joe Biden a sauvé la démocratie américaine menacée par Donald Trump, et confie désormais à Kamala Harris la mission de la préserver – un point de vue largement relayé par les médias mainstream américains et européens. Cependant, pour nombre de Républicains, ce sont plutôt les Démocrates, soutenus par la majorité des médias traditionnels et les grandes plateformes technologiques (Google, Facebook, Instagram ou YouTube), qui sapent les fondements mêmes de la démocratie aux États-Unis en manipulant les algorithmes et en censurant des voix conservatrices.

À la fin de l’année 2022, les Twitter Files, issus, entre autres, du travail d’investigation du journaliste indépendant Matt Taibbi, avaient déjà révélé la censure pratiquée par la direction de Twitter ainsi que les interférences du FBI et du ministère de la Sécurité intérieure (DHS). Cette divergence de perspectives alimente une querelle intense sur la neutralité des institutions et des médias, ainsi que sur l’existence possible d’un « État profond » qui influencerait discrètement la politique américaine, faussant le débat démocratique.

L’Etat profond, une réalité ?

Des dizaines de puissantes agences gouvernementales opèrent en effet sans véritable contrôle, constituant le cœur de ce Deep State où se nicherait le véritable pouvoir échappant ainsi aux élus et au peuple. Ces agences sont souvent investies d’une triple autorité — législative, exécutive et judiciaire —  dans leur domaine de compétences, autorité qu’elles ne cessent d’ailleurs d’étendre. Par exemple, le Centre pour le contrôle des maladies (CDC), une agence fédérale de santé, s’est octroyé le pouvoir d’interdire l’éviction des locataires en défaut de paiement pendant la pandémie de Covid-19, une mesure sans aucun lien avec son mandat initial.

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Du point de vue des Républicains, le pouvoir démocrate sape également l’indépendance du troisième pouvoir et mènerait désormais une guerre juridique contre ses opposants. Selon eux, les poursuites intentées contre Donald Trump n’auraient pas eu lieu s’il n’avait été à nouveau candidat à la présidence, suggérant que la justice serait devenue une arme politique. De fait, la gestion des procès contre l’ancien président soulève de vives inquiétudes quant à l’intégrité et à l’impartialité du système judiciaire.

De même, la répression de l’attaque contre le Capitole du 6 janvier 2021, avec des poursuites qui se prolongent quatre ans plus tard et qui ont visé plus de 1 400 personnes, dont certaines n’avaient fait que se promener dans les couloirs du Capitole, contraste fortement avec la faible répression des émeutes violentes qui ont suivi la mort de George Floyd. Cette disparité donne l’impression d’une justice à deux vitesses.

Un nouveau paysage électoral pro-Démocrates

Les craintes des Républicains sont particulièrement vives dans le domaine électoral. Ils estiment que la décision d’ouvrir la frontière sud des États-Unis, permettant l’entrée de plus de 10 millions de migrants en quatre ans, fait partie d’une stratégie visant à modifier en profondeur la carte électorale américaine pour garantir l’hégémonie du parti démocrate dans le futur. En effet, le nombre de sièges par État à la Chambre des représentants est déterminé par sa population totale. Les immigrés s’installent principalement dans les grands États dominés par le parti démocrate et votent majoritairement pour ce dernier. Elon Musk, soutien de Trump, a même suggéré qu’une vingtaine de sièges pourraient ainsi basculer en faveur des démocrates, assurant à ce parti une majorité au Congrès pour des décennies…

De plus, les secrétaires d’État démocrates ont profité de la crise du Covid pour modifier les lois électorales dans plusieurs États sans passer par les parlements locaux. Ils ont élargi le vote par correspondance, réduit les contrôles d’identité des électeurs et largement utilisé des urnes mobiles (drop boxes), ce qui pourrait avoir eu un impact sur les résultats des élections. Ces mesures ont été maintenues après la fin de l’épidémie. Donald Trump et les Républicains souhaitent quant à eux, à l’image de ce qui se fait en France, imposer une carte d’identité obligatoire pour voter, restreindre le vote par correspondance, privilégier les bulletins papier (plus fiables selon eux et faciles à comptabiliser) et limiter la période de vote, qui commence dès début septembre dans certains États. Bien que ces mesures soient conformes aux recommandations de l’OSCE, elles rencontrent naturellement une forte opposition des Démocrates…

On le voit, le débat sur l’avenir de la démocratie américaine mérite une discussion plus approfondie que la caricature manichéenne entre le camp du bien (Harris) et du mal (Trump).

Allons enfants de la cantine!

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© ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

En jouant sur la corde sensible de la nostalgie et du patriotisme, la dernière publicité du Slip Français et de Duralex semble avoir tout bon. Mais le consommateur doit-il se résoudre à acheter un produit Made In France comme il donne à une ONG ?


« Allons enfants de la cantine ! » : ainsi s’intitule la campagne marketing[1] lancée en pleine rentrée scolaire par l’entreprise de verrerie Duralex et le fabriquant de sous-vêtements Le Slip Français pour le lancement de leur pack 100 % Made in France constitué de six verres et de boxers masculins.

Question patriotisme, tout y est : la concorde tricolore, la référence à la Marseillaise, sans oublier ce très étrange appel à participer à une « Commande nationale de soutien ». Le mot « Révolution » apparaît même sur la bannière. Pour un peu, je me serais attendue à un « Citoyen, Citoyenne ! » qui, heureusement, ne retentit pas à l’ouverture du site marchand de la marque. Ouf.

Industrie française à l’agonie

De prime abord, cette alliance improbable et décalée entre une entreprise de verrerie et un fabricant de sous-vêtements pourrait prêter à sourire. L’humour fait vendre et il n’y a pas de mal à cela. Notons d’ailleurs combien les marques françaises en raffolent et surenchérissent dans ce domaine jusqu’à parfois frôler le ridicule pour attirer l’attention d’éventuels consommateurs.

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De toute évidence, ces deux entreprises souhaitaient toucher une corde sensible et jouer la carte de la nostalgie en rappelant aux Français leurs souvenirs de cantines scolaires, quand chacun s’amusait à demander son âge à son voisin avant de soulever son verre et de s’esclaffer à la lecture du numéro de série qui y figurait. Mission accomplie : cette campagne publicitaire m’a bel et bien rendue nostalgique non de mes années d’école primaire, mais hélas d’une époque où l’industrie française n’était pas à l’agonie au point de renoncer à être compétitive et réduite à tout miser sur de la communication tapageuse.

La compétitivité pourrait se résumer ainsi : vendre le bon produit, au bon prix et dans le bon endroit. Que ce soit à cause des normes, de la concurrence internationale ou du coût du travail, les entreprises françaises peinent à rester compétitives, sur le marché national comme à l’international. Lorsque l’on appelle au soutien et non à l’achat, lorsque l’on fait passer celui-ci pour un acte militant, c’est que l’on a abandonné l’idée d’être compétitif. Le consommateur ne devrait pas acheter un produit Made In France comme il donnerait à une ONG.

Le chant du cygne ?

J’aurais, en effet, jugé cette alliance différemment si elle émanait d’entreprises en parfaite santé financière, fleurons de l’industrie française. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le Slip Français, depuis sa création en 2011, a souvent été brandi par le gouvernement comme exemple et symbole de la réindustrialisation textile de la France, mais l’entreprise peine à être rentable et perd chaque année environ 10 % de son chiffre d’affaires depuis 2021. La décision de son PDG Guillaume Gibault, en avril 2024, de lancer un produit à prix cassé, compensé par de grandes quantités de production, avait d’ailleurs été qualifiée par le journal Les Échos de « combat au bord du précipice[2] ».  Si cette marque est représentative de la tourmente du Made In France, elle est loin d’être un cas isolé. En 2015, l’industrie textile française comptait 103 000 salariés. En 2021, ils n’étaient déjà plus que 62 000[3].

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Quant à l’entreprise Duralex, même si la sénatrice parisienne Antoinette Guhl se réjouissait sur X de sa transformation en coopérative de production (SCOP), lui souhaitant de « réussir là où le capitalisme a échoué », sa situation réelle est bien loin du storytelling relayé sur les réseaux et dans la presse grand public. Après des années de difficultés, un prêt à l’État de 15 millions d’euros fin 2022 et son placement en redressement judiciaire début 2024, l’entreprise vient de tourner une nouvelle page de son histoire. Le tribunal de commerce d’Orléans a décidé fin juillet de retenir la proposition de SCOP pour maintenir les 228 emplois et sauver l’entreprise de la liquidation judiciaire[4]. Ce n’est pas la première fois qu’un tel scénario se produit. En 2011, les couturières de l’entreprise de lingerie Lejaby s’étaient organisées en SCOP pour racheter leur entreprise en liquidation judiciaire. Déjà à l’époque, le grand public s’était ému de leur initiative mais l’entreprise rebaptisée Les Atelières fut placée en liquidation judiciaire moins de deux ans après.

Non, je n’arrive décidément pas à voir dans cette Marseillaise revisitée autre chose qu’un chant du cygne de l’industrie française. Certains diront que je vois le verre à moitié vide. Ce qui est certain, c’est que je ne prends plus la peine de le retourner : je sais que je n’ai plus l’âge d’y croire.


[1]  Clip promotionnel Le Slip Français – https://www.youtube.com/watch?v=xuelBxgZ944

[2]   https://start.lesechos.fr/societe/economie/un-combat-au-bord-du-precipice-le-slip-francais-oblige-de-casser-ses-prix-pour-se-relancer-2089661

[3]  Chiffres de l’Union des Industries Textiles – [rapport

[4]     https://www.larep.fr/orleans-45000/actualites/le-tribunal-de-commerce-a-tranche-pour-la-reprise-de-la-verrerie-duralex-pres-d-orleans_14541719/