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Berlin, capitale de la trouille


Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont passé, le 27 mars, un exécrable dimanche : des cantonales calamiteuses pour le premier et une défaite historique de la CDU dans le Bade-Wurtemberg, fief traditionnel des chrétiens-démocrates, pour la seconde. Ce Land riche comme Crésus va désormais être gouverné par une coalition de gauche dirigée par un Vert, Werner Kretschmann, un professeur de 62 ans.[access capability= »lire_inedits »]

Les bonnes performances récentes de l’économie allemande n’ont pas été portées au crédit de la Chancelière, qui va avoir du mal à remonter le courant avant septembre 2013. Ce n’est pas tant l’affaiblissement de la CDU qui fragilise Angela Merkel que l’effondrement de son partenaire libéral. À la différence de la coalition SPD-Verts de Gerhard Schröder du début des années 2000, quand la popularité de Joschka Fischer, chef de file des Verts et ministre des affaires étrangères, rejaillissait sur l’ensemble du gouvernement, les libéraux et leur chef, Guido Westerwelle, sont aujourd’hui devenus un boulet pour la Chancelière.

Mais là n’est pas l’essentiel : de part et d’autre du Rhin, des phénomènes de psychologie collective déterminent le comportement des électeurs tout autant, sinon plus, que la tenue du taux de croissance du PIB et la courbe du chômage.

Il existe en effet des pathologies nationales qu’aucune médecine politique n’est en mesure de traiter de manière radicale. Ainsi le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, quitte-t-il son poste en laissant à son successeur, le Défenseur des droits, un rapport sinistre sur le moral des Français. Il parle même, en bon franglais, d’un syndrome de « burn out » dont notre peuple souffrirait, à l’image d’un cadre sup’ totalement lessivé par la course au rendement et à la performance.

Le Français, donc, broie du noir, et on a beau s’échiner à lui expliquer que son pays ne se sort pas plus mal que d’autres des rigueurs de l’hiver économique et des défis de la mondialisation, il ne veut rien entendre. Les plus optimistes jugent la situation « moyenne »: pire qu’hier, mais meilleure que demain. Bon courage, donc, à ceux qui prétendent, en 2012, conduire le destin de cette nation de déprimés chroniques!

Ils pourront se consoler en jetant un coup d’œil de l’autre côté du Rhin, où la conjonction temporelle d’événements sans rapports directs entre eux vient de mettre en lumière le mal dont souffrent collectivement nos amis allemands.
Nous désignerons sous le nom de Trouilla germanica ce syndrome qui atteint ce « peuple de poètes et de penseurs », lequel versifie aujourd’hui sur les catastrophes inévitables et théorise dans les tremblements sur les abominations provoquées par l’espèce humaine contre Gaïa, la Terre-mère[1. Le sociologue Ulrich Beck est le plus éminent représentant de cette école de pensée].

À l’inverse des Gaulois, qui concentraient leurs craintes sur un seul et improbable cataclysme, les Allemands d’aujourd’hui passent d’une peur à une autre en fonction de l’actualité. Crise de l’euro? On brandit le spectre du pillage par les « Pigs » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne) du magot germanique accumulé au cours du dernier demi-siècle. On refuse à la Banque centrale européenne les moyens d’intervenir efficacement, comme le fait la « Fed » américaine, pour donner de l’air à la zone euro. Il faut les comprendre, plaident les germanophiles, ces Allemands ont été traumatisés, jadis, par l’hyperinflation des années vingt du siècle dernier… Comme si un vieillard avaricieux prenait prétexte des folies dispendieuses de son grand-père pour mettre tout son immeuble au diapason de sa pingrerie.

Fukushima ? Voilà revenue au galop la crainte d’une apocalypse nucléaire généralisée. Lors de l’accident de Tchernobyl, plusieurs centaines de femmes allemandes se firent avorter par crainte de mettre au monde un enfant sur une planète irradiée… Angela Merkel est contrainte de remettre à l’année prochaine la décision de prolonger ou non la vie du parc de centrales nucléaires. Cette physicienne de formation, imprégnée de la foi en la science du pays où elle a grandi, la RDA, ne partage pas, dans son for intérieur, l’irrationalisme et le catastrophisme de la majorité de ses concitoyens. Mais ces derniers étant également des électeurs appelés cette année à se rendre aux urnes pour une série d’importantes élections régionales, il lui faut bien faire semblant d’avoir peur du nucléaire alors que sa crainte principale est de se ramasser une veste. Cette phobie du nucléaire remonte aux années 1970, avec la montée en puissance du mouvement pacifiste qui combattait en même temps le surarmement nucléaire provoqué par la guerre froide et le développement du nucléaire civil. Un jour on criait « Eher rot al tot ! » (« Plutôt rouge que mort ! ») et le lendemain, on scandait « Kernkraft, nein Danke ! » (« Nucléaire ? Non merci ! »). La menace de vitrification militaire ayant disparu, reste la phobie de l’atome civil dont les Verts ont fait un fonds de commerce électoral prospère.

Joschka Fischer était Vert, certes, mais il était néanmoins doté de neurones à fonctionnement rapide et d’une vision de son pays et du monde allant au-delà de la contemplation béate et inquiète de son petit jardin bio. Son objectif était de faire entrer l’Allemagne dans le club des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour cela, il a réussi à faire avaler deux couleuvres guerrières à un peuple qui a pour idéal de devenir une grande Suisse : la participation de l’armée allemande aux opérations en Bosnie et au Kosovo et l’engagement de cette même Bundeswehr en Afghanistan en 2001.

Un vote au Conseil de sécurité a suffi au successeur de Fischer, le libéral Guido Westerwelle, pour réduire à néant cet édifice qui aurait dû être couronné par la réforme du Conseil de sécurité avec l’entrée de l’Allemagne comme membre permanent. Pris de panique devant le projet franco-britannique d’intervention en soutien aux insurgés anti-Kadhafi, le représentant de l’Allemagne s’est abstenu de voter la résolution 1973 autorisant cette opération, en compagnie de la Russie et de la Chine. On murmure même que, s’il n’en avait tenu qu’à Westerwelle, Berlin aurait voté contre, et que la Chancelière a dû lui remonter sérieusement les bretelles… Ce sacrifice au pacifisme sans limites ni vergogne de l’opinion allemande ne s’est pas révélé payant électoralement, et ce n’est pas seulement de la Schadenfreude[2. Joie mauvaise devant le malheur des autres, qui s’exprime par la maxime : « Ce n’est pas tout d’être heureux, encore faut-il que les autres soient malheureux. »] que de s’en féliciter…

Pour ne pas désespérer définitivement de nos voisins d’outre-Rhin, on pourra toujours se plonger dans le magnifique récit biographique, Hammerstein ou l’intransigeance, de Hans Magnus Enzensberger, qui vient d’être traduit chez Gallimard. Il retrace le destin de Kurt von Hammerstein, dernier chef d’état-major de la Reichswehr avant la prise de pouvoir par Hitler. Il disait souvent : « Angst ist keine Weltanschauung » (« La peur n’est pas une vision du monde »). Il vivait à Berlin. C’était il y a bien longtemps.[/access]

Avril 2011 · N°34

Article extrait du Magazine Causeur



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