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Rimbaud à la charcuterie

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gerard pussey mandard

Connaissez-vous Georges Mandard, le fils de la charcuterie Mandard, à Melun-lès-Melons ? C’est un personnage des plus intéressants : ce jeune homme est un poète, un poète de sous-préfecture, et le héros de la sotie de Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard. Écrire une sotie n’est plus très fréquent de nos jours. La sotie est un moyen aimable, drôle, fantaisiste et poétique de rendre compte du monde et de l’égratigner au passage. La plus connue de notre littérature est celle de Gide, Les Caves du Vatican.  C’est le seul livre où Gide a de l’humour. Gérard Pussey, qui a beaucoup moins de difficulté avec l’humour, remplit le cahier des charges du genre avec bonheur. Un bonheur décuplé par les délicieux dessins de Philippe Dumas.[access capability= »lire_inedits »]

Le décor, qu’on croirait sorti de Giraudoux ou de Marcel Aymé, désoriente le lecteur qui retrouve les plaisirs démodés de la littérature d’avant. Seulement voilà, le jeune Georges Mandard, qui se déguise en dandy du XIXe siècle, et à qui on promet d’être le « Ronsard du fromage de tête », va connaître des aventures rocambolesques qui renvoient subtilement aux ridicules de notre temps.

Ainsi, il subit un vieillissement accéléré, change de sexe, le retrouve, croise de vrais rebelles de bistrot qui sont contre tout, sans oublier des amours malheureuses avec Micheline, accorte vendeuse dans le commerce familial. Quand il pratique l’alpinisme, c’est avec une actrice qui fait une chute de mille mètres ; quand il va se reposer sous les cocotiers, c’est pour finir dévoré par les anthropophages. Doué pour la résurrection, il subit toutes les métamorphoses et autres avanies en se désespérant surtout de n’être pas reconnu comme un poète. Et ce ne sont pas Sartre et Beauvoir, présents à son chevet pendant une période d’éthylisme aigu, qui vont interrompre ce cycle infernal. Il est bien normal de voir Sartre et Beauvoir quand on boit trop, laisse entendre Pussey, puisque le delirium tremens fait apparaître des araignées, des rats et des cloportes.

Faut-il chercher une morale aux délicieuses variations de Gérard Pussey ? Ce n’est pas une obligation. On pourra néanmoins penser à Georges Mandard comme à l’archétype du raté magnifique, martyr d’une idée absurdement romantique de la poésie. Ce n’est pas Rimbaud qui dira le contraire. Demandez-lui comment il a écrit  Le Bateau ivre, vous comprendrez.[/access]

 

Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard , dessins de Philippe Dumas (Castor Astral).

 

*Photo : Delicatessen.

Slowez-moi !

Cet été, réhabilitons le slow ! Les corps le demandent. La tête l’exige. Notre survie en dépend. C’est toute la société qui en sortira grandie. Et puis, avons-nous vraiment d’autres choix ? Toutes les formes de constructions politiques et de vivre-ensemble ont lamentablement échoué. Seul le slow a tenu ses promesses. Au soleil couchant, il s’est imposé comme la seule solution raisonnable, enviable, profitable à la cohésion des peuples opprimés. Là où le capitalisme et le communisme ont patiné dans leur incohérence, le slow a tracé (sur une plage de sable fin) une ligne claire, des objectifs précis, l’expression d’un désir partagé et promu cette fraternité entre les hommes, indispensable à leur bien-être et à leur sécurité. Revendiquons le slow comme un droit inaliénable pour tous, exigeons que le slow soit inscrit sur le fronton de nos mairies, en préambule de notre Constitution, en lettres d’or dans les manuels scolaires, parions que le slow sera l’avenir de l’Humanité. Ce rêve un peu fou que  je formule, faisons-le ensemble, cet été, dans un camping des Landes, un gîte rural des Vosges, un palace normand, une plage de Balagne ou une salle polyvalente (Pablo Neruda, Jacques Prévert, etc…) de banlieue.

Croire dans les vertus du slow, c’est imaginer qu’un homme puisse inviter une femme à danser sans craindre les poursuites des tribunaux moraux, sans bafouer un siècle de féminisme, sans être traité de phallocrates, sans insulter les religions, sans idéaliser l’Amour, sans penser au lendemain. Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. Vivre cet instant avec tout ce qu’il a de raté, de dérisoire, d’incandescent, de fondateur, de drôle, d’émouvant et de mystérieux. Indignons-nous que le slow disparaisse de l’horizon de nos vacances comme les cartes postales érotiques, les bobs Ricard, les romans de Daphne du Maurier et d’Alberto Moravia, les sagas télé où apparaissaient Mireille Darc et Elisa Servier, actrices balnéaires au sex-appeal brûlant et les Méhari jaune citron sur les chemins côtiers. Allons encore plus loin, redonnons au quart d’heure américain son aura révolutionnaire, son amateurisme coincé et son implacable dramaturgie. Le slow a prouvé par son œuvre pacificatrice qu’il était apte à gérer nos conflits, à apaiser nos rancœurs et à entrouvrir les portes d’un monde meilleur. Osons le slow ! N’ayons pas peur de nos gestes malhabiles, de nos hésitations, de notre manque d’inspiration, soyons nous-mêmes. Tout à l’heure, nous avions la répartie foudroyante, le trait d’esprit charmeur, mais là, les mains sur vos hanches, nous bafouillons, nous sommes d’un seul coup moins sûr de notre irrésistible ascendant. C’est qu’avec le slow, nous nous confrontons au réel, à ses merveilles d’espoir et à ses abyssales désillusions. Nous ne sommes plus planqués derrière un écran, un pseudo, le contact n’est plus virtuel, vous êtes là, tout près et parfois si loin. Alors remettez le slow dans votre playlist de l’été, lui seul, peut nous sauver.

Hawaï, chemise d’Etat

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magnum hawai selleck

Et si cet été vous portiez une chemise hawaïenne ? J’entends déjà les plus sarcastiques d’entre vous pouffer de rire, et pourquoi pas un chapeau tyrolien, un béret basque ou un kilt écossais… Si pour vous, la chemise hawaïenne est à ranger dans la catégorie « déguisement local » ou « folklore des îles », vous manquez à la fois d’élégance et de culture ! Car la Aloha Shirt, comme l’appellent les Américains, est un monument de l’histoire vestimentaire du XXe siècle. Vous pouvez d’ores et déjà la classer parmi les incontournables de l’habillement au même titre que l’imperméable à doublure tartan, la chemise à col boutonné, le duffle-coat ou le pantalon Chino. Son origine remonte aux années 30.

Un jeune d’Honolulu, Ellery Chun, diplôme de Yale en poche, sera le premier à déposer officiellement le terme commercial Aloha Shirt en 1936. Mais ces chemises colorées aux motifs ethniques furent surtout popularisées dans les années 50 par un certain Alfred Shaheen. Cet homme d’affaires d’origine libanaise révolutionna leur conception grâce à un procédé moderne d’impression du tissu et leur distribution à travers un réseau de boutiques exclusives. A sa mort en décembre 2008, le Los Angeles Times titrait « Alfred Shaheen, le pionnier de l’industrie du vêtement ». Dans les colonnes du quotidien californien, Dale Hope, auteur du livre référence The Aloha Shirt : Spirit of the Islands, n’hésitait pas à parler d’un « génie ». Shaheen figurait ainsi dans la liste des 150 personnalités les plus influentes de l’île depuis 1856 qui ont contribué à son essor dans le domaine politique, économique, social et culturel. Vous pensiez que la chemise hawaïenne était un sujet aussi léger que le vent des alizés, alors qu’elle symbolise toute la richesse de la culture polynésienne. Elle est au carrefour de la mode japonaise, philippine, chinoise et américaine. Son succès, elle le doit en partie au développement du transport aérien qui va faire d’Hawaï le paradis des surfeurs et des vacanciers. Cet afflux s’accentuera à partir de 1959, date à laquelle Hawaï devient le 50ème et dernier état de l’Union.

Chaque touriste voudra repartir de cet archipel aux plages bleu lagon avec un souvenir typique. Quand vous devrez affronter le froid de Central Park ou de Vesoul durant tout un hiver, la simple vue de cette chemise aux teintes bariolées dans votre dressing vous rappellera ces vacances de rêve où les filles en bikini marchent nonchalamment sur la plage de Waikiki et où le soleil brûle les peaux endormies. De quoi vous redonner le sourire et le moral.

Après avoir servi sous les drapeaux et participé à la Libération de la Vieille Europe avec 85 missions à son actif en tant que pilote, Alfred Shaheen retourne vivre à Hawaï où ses parents tiennent une petite fabrique de vêtements. Il décide de tout confectionner sur place. La chemise hawaïenne sera donc dessinée, conçue et distribuée à partir de l’île. Il invente le prêt-à-porter hawaiien. Sur les étiquettes de sa marque « Surf’n sand », la provenance est sans équivoque : « Made in Honolulu, Hawaii ». Les chiffres de vente lui donnent raison, son affaire passe d’un bénéfice de 1 à 15 millions de dollars entre 1947 et 1959. Il emploiera jusqu’à 400 personnes dans son usine et bénéficiera d’un réseau de près de 140 boutiques qu’il nomme joliment « East meets West ». Les clés de son succès commercial sont à méditer à l’heure où la mondialisation de l’économie fait tourner bien des têtes : une production entièrement basée sur l’île, la qualité des tissus utilisés et la maîtrise complète du «process», de la conception à la vente finale. Mais surtout, Alfred Shaheen fait appel à des artistes polynésiens qui vont puiser dans leur culture ancestrale à la recherche de somptueux motifs originaux, fleurs exotiques, oiseaux rares ou encore signes tribaux.

Si aujourd’hui, les collectionneurs s’arrachent les chemises Vintage d’Alfred Shaheen, parfois plus de 1 000 euros pièce, c’est qu’elles sont la véritable âme de l’île. Au lendemain de la guerre du Pacifique, les militaires américains en contact avec les populations locales avaient déjà ramené dans leur paquetage ces chemises flamboyantes qui faisaient l’admiration de tout leur voisinage. Hollywood ne s’était pas encore emparé du phénomène. Le mode de vie des surfeurs allait bientôt déferler sur le monde grâce au King en personne. Dans « Blue Hawaii » film musical de 1961, Elvis Presley porte à l’écran, un collier de fleurs, un ukulélé et une chemise hawaïenne (fleurs blanches sur fond rouge, modèle dit Red Aloha). Quelques années auparavant, Frank Sinatra avait déjà séjourné à Hawaï lors du tournage de « Tant qu’il y aura des hommes » et avait apprécié la coupe élégante de ces chemises. Avec son col tailleur, la chemise hawaïenne confère à celui qui la porte une aisance et une stature que seuls les vrais élégants pourront reconnaître comme une marque de bon goût. En 1947, le gouvernement local encouragea même officiellement les employés municipaux d’Honolulu à porter les chemises hawaïennes en raison des fortes chaleurs, sur une période allant de juin à octobre. La mode était lancée. Malheureusement, il faut l’avouer, la chemise hawaïenne n’a pas toujours eu le statut qu’elle méritait. Elle a souvent été portée par des hurluberlus. Et puis, la qualité de sa fabrication actuelle laisse à désirer. Souvenons-nous que dans les années 80, un autre acteur avait su lui redonner ses lettres de noblesse. Tom Selleck dans la série télévisée Magnum ne se séparait jamais de son short, de ses moustaches, de sa casquette de baseball à l’effigie des Detroit Tigers et de sa chemise hawaïenne connue sous la référence « Jungle Bird ». Ne vous y trompez pas, la chemise hawaïenne évoque bien plus que des vacances au soleil mais un véritable art de vivre. Alors, osez. Osez la chemise hawaïenne, cet été !

 

Au Nord, c’était la Corée

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coree du nord coatelem

Jean-Luc Coatalem est le plus stylé de nos  « écrivains-voyageurs ». Il n’a pas la prétention ses collègues anglo-saxons, et encore moins leur humanisme de pacotille et leur mystique de la route. Coatalem aime les destinations improbables et périphériques, les lieux pleins de monde et situés nulle part : on se souvient avec délices de sa Mission au Paraguay.

À quoi ressemblent les gens qui ne vivent nulle part ? Cette question n’a rien à voir avec le voyage et tout avec la littérature. À quoi ressemblent, par exemple, les gens qui vivent en Corée du Nord ?[access capability= »lire_inedits »] Pour ce voyage au pays d’Ubu (pour Jarry, la Pologne d’Ubu, c’est justement « nulle part »), Coatalem, accompagné par un ami qui a pour tout bagage ses housses de costumes en tweed et trois volumes de la Pléiade, se fait passer pour le représentant d’une agence de voyage en quête de nouvelles destinations. Sous la plume de Coatalem, tout devient possible une fois qu’on a accepté que rien ne l’est. Ce  paradoxe confère à Nouilles froides à Pyongyang un genre inédit de surréalisme orwellien : « Aujourd’hui, la propagande répète sans sourciller que lorsque le Guide se promène dans les champs, tous les arbres fleurissent sur son passage. » Entre humour et accablement, ce périple au pays du « Juche », l’idéologie mélangeant communisme stalinien, confucianisme et pensée magique, se révèle aussi un remarquable reportage. Derrière la fausse désinvolture de l’auteur, on découvre un pays où aucune voiture ne roule sur les autoroutes à huit voies, où les agents du Bowibu fouillent les chambres et confisquent les téléphones portables et où l’ivresse est le seul moyen de tenir. Pas tant pour oublier qu’on est en Corée du Nord, mais au contraire pour comprendre ce qu’elle est et « poursuivre l’aventure puisqu’on ne peut pas descendre de ce truc prétendument en marche mais… immobile. »[/access]

Nouilles froides à Pyongyang, de Jean-Luc Coatalem (Grasset).

*Photo : Retlaw Snellac

Fête de la Rose : que quatre cents marinières s’épanouissent !

Il y a diverses façons pour un homme politique de rentrer dans l’Histoire : en gagnant des guerres, en les perdant, en laissant son nom à des lois, en fondant des partis, en piquant dans leur caisse… que sais-je encore ! Arnaud Montebourg, lui, a choisi un chemin de traverse : il a préféré poser pour la Une du Parisien Magazine affublé d’une marinière Armor Lux made-in-France et d’un blender Moulinex du même métal, afin de faire la promotion de l’industrie hexagonale. Le tout sur fond de drapeau tricolore. En pages intérieures, l’ex d’Audrey Pulvar posait également devant des chaises bleu-blanc-rouge, avec un sourire de camelot qui n’était pas sans rappeler les heures les plus sombres du télé-achat. On apprit, dans la foulée de cette publication colossale, qui fit date dans l’histoire de la politique française, que le ministre faillit poser en costume de James Bond, ou même avec un béret, mais qu’il a finalement préféré la marinière. Certainement par sens inné de l’esthétisme et de la sobriété (rires enregistrés).

On pensait en avoir fini avec cette marinière terrifiante. On pensait que le ministre du redressement productif tenterait de faire oublier à tout jamais ce dramatique faux pas vestimentaire – qui ne l’a pas encore fait entrer dans l’Histoire avec un grand H, à vrai dire, mais déjà dans l’histoire du ridicule… Que nenni ! C’était oublier que M. Montebourg n’est pas seulement un ministre de la République, mais le leader d’un courant socialiste – très influent au sud-est de la Saône et Loire (La Rose et le réséda), et qu’il réunit ses fidèles, apôtres, amis et autres idolâtres chaque année pour une grande « Fête de la rose » dans le village de Frangy-en-Bresse, débauche florale socialiste qui est l’occasion de petites-phrases et de mots creux. Nous pourrions aisément nous moquer ici cette passion de certains hommes politiques pour les fleurs. Nous l’avons déjà fait en ces colonnes.

Mais nous apprenons que le moment fort de cette Fête de la rose, qui se tiendra dimanche, ne sera pas un frénétique lancer de pétales sur les pas d’Arnaud Montebourg, ni le dévoilement d’une rose inédite en l’honneur du cher leader productif, mais un effrayant défilé de 400 fidèles militants socialistes en marinière made-in-FranceLe Parisien nous révèle en effet  que « Quatre cents marinières Armor-Lux, payées 20€ pièce, ont été commandées par la fédération PS de Saône et Loire. Elles seront fièrement arborées en présence du ministre du Redressement productif et de son invité Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. » Jean-Guy Le Floch, patron de Armor Lux, explique à nos confrères de Ouest-France : « Comme il s’agit d’une grosse commande, 20€, cela paraît très éloigné du prix public mais c’est parce qu’il faut comparer au prix de gros. » Oui, plus c’est gros plus ça passe. Il poursuit : « Cette commande prouve le vrai retour de la volonté de faire fonctionner les usines françaises.» On a hâte que – pour le salut de l’industrie tricolore – la marinière devienne l’uniforme de tous les militants socialistes, et pourquoi pas des députés, des sénateurs, et même des fonctionnaires… oui, des fonctionnaires ! Les policiers de la BAC circuleront en marinières dans les quartiers sensibles, et les employés du Fisc accueilleront leurs malheureuses victimes dans cette tenue qui ravira au moins Jean-Paul Gaultier. Les pompiers éteindront les feux dans cet accoutrement, tandis que les professeurs professeront ainsi rhabillés. Seuls les marins seront peut-être exempts de cette obligation.

Vivement dimanche, que nous puissions voir – sous le soleil de Frangy-en-Bresse – un avant-goût de ce cauchemar, en méditant cette pensée de Napoléon Bonaparte : « On devient l’homme de son uniforme.»

Langues régionales et identité nationale

breton corse langues regionales

Trente députés bretons de gauche ont signé une proposition de loi visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Cette ratification faisait partie des engagements de François Hollande lors de la campagne présidentielle. Mais une révision de la constitution est nécessaire. Or, après que le Conseil d’État a rendu un avis négatif sur l’avant-projet de loi constitutionnelle du gouvernement, François Hollande a décidé d’enterrer l’idée de ratifier la charte, comme l’explique le député UMP Marc Le Fur : «À la première escarmouche avec le Conseil d’Etat, le Président de la République rend les armes et abandonne sa promesse alors qu’il existe un grand nombre de lois qui ont été adoptées et promulguées avec un avis contraire du Conseil d’Etat. Ce n’est pas une question juridique, c’est une question de courage politique.» Nicolas, blogueur de gouvernement, se réjouit de ce renoncement, dans un billet ma foi fort intéressant où il explique pourquoi la charte européenne des langues régionales ne doit pas être ratifiée. On entend déjà les persiflages: encore une promesse du candidat Hollande qui ne sera pas tenue ! Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’un président de la République bute sur la question des langues régionales. En 2007, la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires était également une promesse de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 23 juillet 2008, la Constitution fut d’ailleurs modifiée en ce sens : l’article 75-1 introduisait ainsi les langues régionales dans la Constitution en stipulant qu’elles « appartiennent au patrimoine de la France ». Pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, l’insertion de ce nouvel article ouvrait la voie de la ratification. L’Académie Française sortit alors de sa torpeur sénile et expliqua que la révision constitutionnelle portait atteinte à l’identité nationale. Aussitôt, le ministre de l’identité nationale, Éric Besson, se crut obligé d’enterrer le projet : selon lui, la reconnaissance des langues régionales risquait en effet de mettre en péril les « principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi« .
Or, en mars dernier, en estimant que la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires «minerait les fondements de notre pacte social et ferait courir  [à la République] un risque majeur de dislocation», le Conseil d’État reprenait les arguments d’Éric Besson et les imposaient à François Hollande et au gouvernement Ayrault.
En invoquant les principes d’indivisibilité de la République, ceux qui s’opposent à la reconnaissance des langues régionales recyclent la vieille idée selon laquelle les langues régionales représentent un danger pour l’unité de la nation. En effet, depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1536, qui imposa l’emploi de la langue d’oïl dans tous les actes officiels, la langue française, instrument de centralisation, a été le ciment de l’État-nation en France. Cela explique que la Révolution puis la Troisième République aient autant déprécié les langues régionales. Ainsi, Barère, l’un des principaux inspirateurs et acteurs de la Terreur, estime en janvier 1794 que « chez un peuple libre, la langue doit être une et même pour tous« . En juin de la même année, l’Abbé Grégoire présente devant la Convention son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française » où il explique qu’il faut « consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté« . En juillet, le décret du 2 thermidor An II impose le français comme seule langue de l’administration. On estime que les patois, liés à l’Ancien Régime et que l’on appelle parfois idiomes féodaux, freinent la diffusion des idées révolutionnaires: ils doivent disparaître au nom de l’unification de la nation. Il semble loin le temps où, en 1790, l’Assemblée nationale avait commencé par faire traduire les lois et décrets dans toutes les langues régionales ! En fait, elle y avait vite renoncé, faute de moyens. À la fin du XIXe siècle, la Troisième République va accélérer l’uniformisation linguistique de la nation: l’éducation laïque et obligatoire enracine à travers le français les principes républicains. Le livre de Jean-François Chanet « L’école républicaine et les petites patries« [1. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Aubier Montaigne, 1996.] démontre cependant que le premier objectif  de Jules Ferry n’était pas de faire disparaître les langues régionales: à travers l’apprentissage de la langue française, il s’agissait de faire de chaque français un républicain convaincu. Opposée à la République, l’Église instrumentalisa l’usage des langues vernaculaires, ce qui précipita leur déclin: en 1902, le gouvernement clairement anticlérical d’Émile Combes prit un décret pour lutter contre « l’usage abusif du breton ». Il s’agissait de punir les curés bretons qui, nombreux, refusaient alors de prêcher dans la langue nationale.

Ainsi, depuis plus de deux siècles, la République a l’habitude de considérer que le français, qu’elle oppose aux langues régionales, est le ciment de la nation. Pourtant, cette idée est en contradiction avec la conception française de la nation telle qu’elle a été définie par Ernest Renan, lors de la fameuse conférence qu’il a prononcée le 11 mars 1882 en Sorbonne. Pour Renan, la nation est « un plébiscite de tous les jours ». Il défend le modèle d’une nation élective, qui repose sur la volonté des peuples de vivre ensemble, et s’oppose ainsi à la conception allemande de la nation, qui s’appuie sur les liens du sang et de la langue maternelle. L’idée de Renan est bien contradictoire avec l’idée républicaine d’une nation unifiée par la langue : comment l’expliquer? Pour cela, il faut nous remettre dans le contexte de cette fin du dix-neuvième siècle : alors que les principaux pays européens sont parvenus à se constituer en États-nations, notamment après les unifications de l’Italie et de  l’Allemagne, la question de l’Alsace-Lorraine alimente depuis 1870 le  débat entre Français et Allemands. Deux conceptions de la nation s’affrontent : celle de Johann Gottfried von Herder et Johann Gottlieb Fichte, verticale, plonge ses racines dans l’ethnie et la culture tandis que celle de Renan, horizontale, correspond au choix libre d’un individu à l’intérieur d’un territoire[2. Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Éditions du Seuil, 1996.]. Pour Renan, en niant l’importance de la langue, il s’agissait d’abord de contester le rattachement de  l’Alsace à l’Allemagne. Ensuite, son idée d’une nation élective a permis d’évacuer les micro-nationalismes  qui dérangeaient.
Et aujourd’hui ? On peut rassurer le Conseil d’État et lui dire que, depuis plus de deux cents ans, la République est bien assurée sur ses bases : elle ne risque rien en reconnaissant les langues régionales. Ou alors, il faudrait s’interroger sérieusement sur les fondements de cette République toujours prête à vaciller dès qu’on parle de langues régionales ou qu’on aperçoit un skinhead. À l’heure où l’on voit se développer l’ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), qui permet aux écoliers de primaire volontaires de bénéficier de cours gratuits de turc ou d’arabe, organisés et financés par les ambassades de Turquie, du Maroc ou d’Algérie, n’est-il pas ubuesque de considérer que les langues régionales constituent une menace pour l’unité de la République? D’ailleurs, ne nous leurrons pas; là est sans doute le véritable enjeu du débat sur les langues régionales et minoritaires. Pour un certain nombre de gauchistes, les langues régionales renvoient à un âge préhistorique pré-républicain : elles sont utilisées par le Front de Gauche et les écologistes comme un cheval de Troie qui permettra ensuite de demander la reconnaissance des langues de l’immigration, dites « non-territoriales« . Il y a une dizaine d’années, j’avais eu à ce sujet une discussion avec un jeune doctorant en ethnologie qui avait déclaré sur un ton péremptoire qu’il ne trouvait pas utile d’inscrire les langues régionales dans la constitution. Cela m’avait surpris puisque les ethnologues, attachés à la diversité culturelle, sont les premiers à pleurnicher dès lors qu’une langue autochtone disparaît «toutes les deux semaines» dans le monde. J’imaginais donc que sa position était celle d’un Républicain qui défend l’idée d’une nation indivisible. Mais non: il ajouta qu’il trouvait plus utile de reconnaître dans la constitution les langues maternelles des immigrés, telles que l’arabe, le turc ou le wolof, qui sont davantage utilisées en France ! Quelques années plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le même ethnologue, interviewé par Le Nouvel Obs à l’occasion du centenaire de Claude Lévi-Strauss : plutôt que de parler du grand anthropologue, il avait tenu un discours assez minable, farci de revendications catégorielles, digne d’un cheminot rongé par l’antisarkozysme. Alors qu’il aurait pu expliquer, par exemple, que Claude Lévi-Strauss, dans Race et culture[3. « Race et Culture » in Revue internationale des sciences sociales, Vol. XXIII (1971), n° 4, UNESCO.], avait défendu l’idée que chaque culture avait le droit de rester sourde aux valeurs des autres, de façon à protéger son identité. Mais non. On peut être ethnologue et incapable de comprendre l’intérêt des langues régionales. Pourtant, les langues régionales font partie de notre patrimoine et donc de notre identité : elles sont l’expression d’une véritable diversité, une diversité au sens braudélien, c’est-à-dire endogène et inscrite tant dans notre géographie que dans notre histoire.

*Photo : Olibac.

Le ciel, le soleil… et plus de mer

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mer aral nourpeissov

Pour l’Occidental moyen, partir à la mer n’est qu’un rituel estival parmi d’autres. De Palavas-Les-Flots aux plages thaïlandaises, il peut s’adonner à ses pires turpitudes sans autres limites que la loi locale. Il en va différemment des peuples de pêcheurs. Nous autres modernes savons désormais que les mers sont mortelles. Au cas où nous préférerions oublier, l’écrivain kazakh Abdijamil Nourpeissov nous met les bottes dans la mer d’Aral, ce grand lac dessalé qui comptait autrefois parmi les plus grandes étendues d’eau mondiales.[access capability= »lire_inedits »] Son sublime roman Il y eut un jour et il y eut une nuit, écrit en 2000 mais dont L’Âge d’Homme publie aujourd’hui la traduction inédite, nous plonge dans 500 pages d’écume brûlante au cœur d’un paysage dévasté. En ces années brejnéviennes, les aouls[1. Villages.] de pêcheurs ployaient sous les coups de plans quinquennaux pharaoniques. La quête d’un improbable or blanc a ainsi justifié le tarissement des fleuves Syr-Daria et Amou-Daria, vouant la mer à la culture de champs de coton et les pêcheurs à la migration. « La pauvre mer condamnée ressentait une soif terrible, ressemblait à un malade vivant ses derniers jours », ainsi que la dépeint le lyrique Kazakh. Ajoutez les flots de handicapés mentaux que charrient les expériences militaro-industrielles de Baïkonour et la désolation sera complète.

Un tel décor, servi par la précision naturaliste de Nourpeissov, reléguerait presque au second plan l’intrigue romanesque entre le mari (é)perdu, l’apparatchik sans scrupules et l’épouse délaissée dont les destinées s’évanouissaient dans l’enfer neigeux. Au pays où Allah fait bon ménage avec la vodka, l’auteur nous prodigue une leçon de vie magistrale, dispensée dans un style immaculé : « Vivant au sein d’une nature mutilée et profanée, tout homme deviendra un éclopé ». Nous voilà prévenus…[/access]

Il y eut un jour et il y eut une nuit, Abdijamil Nourpeissov (trad. Athanase Vantchev de Thracy),  L’Âge d’Homme, 2013.

*Photo : MaryjoO.

Ricardo aux mains d’argent

Ta chevalière en or courait sur le manche de ta guitare.

Brigitte, les yeux mi-clos, souriait de bonheur quand tes doigts suspendus à tes cordes  accéléraient, ralentissaient, dansaient puis communiaient avec l’âme du peuple gitan.

Ce don pour faire crier le flamenco, tu l’avais reçu en héritage de ton oncle dans une caravane de Sète, tout près des terres humides de Camargue.

Aux Saintes-Maries, enfant, tu étais déjà un dieu, tes petites mains d’argent valaient de l’or.

Un jour, avant de partir à New York, pudique et timide, tu avouais à Denise Glaser ta peur de prendre l’avion.

Bientôt, tu rouleras en Rolls, toi qui avais usé tes semelles dans la poussière du Midi, toi qui avais souffert du regard des autres, tu serais l’ambassadeur des gitans, celui qui passait à la télévision dans les années 60, qui tutoyait Dali, qui enchantait François Périer et que Steinbeck qualifiait de grand artiste sauvage.

Chaque année, tu honorais Sara, ta sainte patronne.

Animé par un rythme céleste et un feu intérieur, ton flamenco que les académies dédaignaient parfois, avait une telle force, une telle vivacité qu’il touchait les gens en plein cœur.

Picasso, en dédicaçant ta guitare, t’avait reconnu comme un frère, un égal.

Après ton triomphe au Carnegie Hall où les diplomates du monde entier t’avaient applaudi durant de longues minutes, toi, le gamin aux cheveux noirs, tu en avais tiré aucune fierté.

Tu disais : « je suis gitan et je resterai gitan toute ma vie », le succès n’y changerait rien.

Aujourd’hui, dans ton studio de fortune à la Grande Motte, ruiné, on ne parle plus de toi, on n’écrit plus sur toi, et pourtant, tu as été une lumière, une étoile qui fit du flamenco, un art majeur, une musique de fête qui tord les corps à l’approche de l’été.

Tu t’appelles Ricardo Baliardo, on te connaît sous le nom de Manitas de Plata et cette année, tu fêtes tes 92 ans.

Gaz de schiste : Nimby for ever…

nimby cameron schiste

Alors voilà, une étrange maladie, depuis de nombreuses années, touche aussi bien des gens de droite que des gens de gauche. Des partisans de la réindustralisation à tout crin comme des écologistes hédonistes. Des néo-ruraux exténués par la ville comme des festivistes urbains à fort pouvoir d’achat amoureux des pistes cyclables et des performances artistiques citoyennes. Des gens qui ne pourraient pas vivre sans des centrales nucléaires, de la bagnole, des trains à grande vitesse et des décroissants qui recherchent la simplicité volontaire dans le végétarisme et les toilettes sèches.
Non, décidément, cette maladie n’épargne personne et vous verrez ses symptômes toucher aussi  biens les tenants de l’idéologie sécuritaire la plus féroce et ceux qui pensent que dans une société inégalitaire, la répression ne sert à rien sans  une politique de prévention digne de ce nom  (si, si, il y en encore quelques uns dont votre serviteur).
Il n’empêche que moi aussi, sans doute, je suis un porteur sain de cette maladie qui ne demanderait qu’à se réveiller car après tout, pour être communiste je n’en suis pas moins homme : il suffirait de circonstances particulières pour que je laisse parler mon égoïsme, ma peur et mon refus d’effacer mon intérêt particulier devant l’intérêt général, que je laisse la pulsion dépasser ma raison, bref que j’oublie d’éviter d’être de droite (humour, évidemment…).
Cette maladie identifiée depuis quelques années est désignée  par un acronyme anglo-saxon. C’est le syndrome « Nimby » : Not in my backyard. Littéralement, « Pas dans mon jardin ou pas dans ma cour. »
Ce qui nous a fait y songer est un récent article du Monde sur l’opposition des habitants de Balcombe, un village du Sussex, à l’exploitation du gaz de schiste. Le village de Balcombe est présenté par Le Monde comme « cossu ». On visualise tout de suite ce que ça signifie, un village cossu du Sussex, surtout quand les témoignages des opposants sont ceux d’enseignants et de musiciens. On se dit qu’on est dans une ambiance à la Tamara Drewe, le délicieux film de Stephen Frears où la non moins délicieuse Gemma Atterton, dès 2010, annonçait le retour pour les filles du minishort en jean.
À Balcombe, donc, il est hors de question qu’on vienne saloper le beau village avec des machines bruyantes, de la fracture hydraulique et de l’eau polluée qui sort des robinets. Seulement voilà, Balcombe n’est pas seulement un village bobo version crumpets et sandwich au concombre. C’est aussi une circonscription conservatrice qui vote en rang serré pour Cameron, grand partisan de l’exploitation du gaz de schiste. Seulement, ses électeurs de Balcombe, qui sont sûrement pour le gaz de schiste, veulent bien avoir encore de l’énergie fossile pour soixante ans (après ils seront morts, ils s’en foutent) mais ils ne veulent pas qu’on détruise leur charmante Arcadie britannique. Ils soutiennent donc les bobos de Balcombe, dans un accès typique de nymbisme. Mais soyons honnêtes, ces mêmes bobos de Balcombe sont sûrement utilisateurs des Eurostar qui les emmènent pour des week-ends so romantic à Paris en deux heures. Il suffirait qu’une modification du tracé de la ligne, un embranchement quelconque, une nouvelle gare soit construite à proximité de chez eux et on les verrait aussi hurler à la mort.
À droite, on aime beaucoup les prisons, sauf quand on fait des erreurs administratives telles qu’on se retrouve dix ans après avec des prisonniers détenus illégalement qu’il va falloir libérer. Mais allez construire une nouvelle prison, un nouveau centre éducatif fermé à proximité d’un village où les matamores de la sécurité ont une résidence secondaire et vous verrez leur réaction. Ils en deviendraient presque taubiristes, c’est dire…
Au fond, le syndrome nimby nous renvoie, assez cruellement, à notre triste humanité. Je reste partisan du nucléaire mais qu’on m’annonce la construction d’une centrale pas loin de chez moi, et je vais avoir des sueurs froides, ou celle d’un incinérateur d’ordures et vous me verrez manifester alors que pourtant, comme tout le monde, je sais que c’est nécessaire si on veut éviter les décharges à ciel ouverts, façon Los Olvidados de Bunuel.
En fait, le rêve secret ou inconscient de toute personne atteint de nimbysme, c’est qu’on trouve du gaz de schiste en Seine-Saint-Denis, qu’on construise les prisons dans les quartiers nord de Marseille (il y aura moins de chemin à faire pour les usagers) et qu’on trouve un moyen que les déchets radioactifs soient stockés aux Minguettes. Après tout, les pauvres, c’est fait pour ça et ça ne nous empêchera pas de les plaindre par ailleurs.
On en est tous là. En France, les premiers comportements nimbystes, dans les années 60, firent comme victimes les banlieues rouges de Paris. Alors que le patronat ramenait en masse des travailleurs immigrés, notamment pour le bâtiment et l’automobile, il n’allait pas quand même faire vivre ces gens-là dans le triangle NAP. Non, mais sérieusement, vous imaginez Mouloud après huit heures de travail à la chaîne sur l’Ile Seguin se présenter à un rallye ? Alors on a stocké les immigrés dans les banlieues communistes. Et on en voit les brillants résultats aujourd’hui.

*Photo : Scott Beale.

Le lobby gay n’existe pas

christophe girard mariage

Christophe Girard est maire du IVe arrondissement de Paris et conseiller régional d’Ile-de-France.

Causeur. Permettez-nous d’abord, Monsieur le Maire, de vous présenter tous nos vœux puisque votre mariage a été célébré il y a peu dans cette mairie. Il s’agit certes d’une affaire privée, mais pas seulement puisque le droit, pour vous, d’épouser votre compagnon est l’aboutissement d’un combat politique. Comment expliquez-vous l’ampleur et la durée de la protestation ?
Christophe Girard. La première raison, c’est que le débat a trop duré. Dans les treize autres démocraties qui ont instauré le mariage et l’adoption pour tous, cela s’est passé beaucoup plus vite et avec moins de résistance. Résultat, en France, on a assisté à la formation d’un front de la peur, aussi large qu’hétérogène. Les Manifs pour tous ont coalisé ceux qui n’ont pas digéré la défaite de Nicolas Sarkozy, l’Église catholique − qui s’est montrée assez organisée −, la sympathique et intelligente Frigide Barjot qui a su en faire un sujet médiatique, Christine Boutin − une femme politique assez adroite, sans jeu de mots − et quelques autres conservateurs comme Philippe de Villiers. L’extrême droite en a aussi profité pour remobiliser ses troupes.

En somme, il n’y aurait là qu’une expression classique de la droite, voire de l’extrême droite ?
Tout dépend de quelle droite et de quelle extrême droite on parle. Marine Le Pen a eu une stratégie habile, peut-être parce que le FN compte beaucoup de jeunes et d’homos.

Ah bon, à entendre certains militants, on pensait qu’être homo, c’était forcément être de gauche…
GayLib n’est pas de gauche ! Il y a des homosexuels dans tous les partis politiques. Quant à l’UMP, elle s’est embarquée dans cette affaire pour remédier à la crise profonde dont elle souffre. Une certaine droite modérée et républicaine, qui se retrouve dans les valeurs portées par Fillon, n’expose pas sa richesse et ne se remarie pas avec des mannequins ou des chanteuses. Cette droite-là, qui a en partie voté pour François Hollande par rejet de Nicolas Sarkozy, n’était pas hostile à la loi Taubira.[access capability= »lire_inedits »]

Cette mobilisation a-t-elle fait apparaître un péril réac ?
Cette France réactionnaire existe, mais elle ne me fait pas peur, car il s’agit d’une minorité « gonflée » par la sur-médiatisation.

Pensez-vous que ce mouvement a un avenir électoral ?  
Non. Je crains que le droit de vote des étrangers non communautaires et l’Europe soient des sujets plus mobilisateurs électoralement.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas réduire la protestation à sa frange active, catholique et de droite. La loi Taubira heurte les sentiments d’une grande partie de la population…
Non, il s’agit d’une minorité, qui n’est pas plus importante que celle qui s’opposait au PACS. Si je m’en tiens aux chiffres de l’archevêché de Paris, il y avait plus de monde pour accueillir Jean Paul II et Benoît XVI à Paris que pour défiler contre la loi Taubira.

Frigide Barjot n’est pas pape… Reste que, si deux Français sur trois approuvent le « mariage pour tous », ou du moins s’y résignent, l’opinion est nettement plus partagée sur l’adoption plénière et ses conséquences anthropologiques…
Croyez-vous vraiment que cette opposition soit spontanée ? Tout au long de ces sept interminables mois, on a eu droit aux pires caricatures, souvent fondées sur l’instrumentalisation des enfants. Il y a eu des images terribles, comme cette petite fille brandissant une pancarte proclamant « Future mère en colère » ! Ces outrances ont réussi à faire peur aux Français.

Sans doute, comme leur ont fait peur les pancartes suggérant gracieusement « Kill Frigide Barjot »… Et je ne vous parle pas des propos de Pierre Bergé, qui s’est montré aussi fanatique que certains opposants…
Pour avoir travaillé vingt ans auprès de lui, je connais bien Pierre Bergé. Et quand je me rappelle certains de ses commentaires sur l’homoparentalité et la Marche des fiertés, je me réjouis qu’il ait évolué.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas réduire la Manif pour tous à ses éléments les plus extrémistes. Pas vous, pas ça…
Bien sûr, j’ai aussi parlé avec beaucoup de gens sincères, qui n’étaient pas dans la caricature et la haine. Mais que vous le vouliez ou non, j’ai pourtant vu dans les manifestations des gens qui ont un vrai problème avec l’homosexualité. À mes yeux, l’homophobie ressemble à l’antisémitisme. Les antisémites qui s’ignorent pensent que ce n’est pas très grave de faire des petites blagues sur les commerçants juifs. On retrouve les mêmes peurs et les mêmes fantasmes au sujet des homosexuels. C’est de l’ignorance. La preuve, c’est que même dans des familles très conservatrices, tout change quand il y a un fils ou une fille homosexuel. Il suffit de connaître personnellement des homos pour les comprendre. L’homosexualité est tout de même d’une grande banalité !

Pas pour tout le monde ! Beaucoup de gens de gauche avouent être un peu gênés de voir deux hommes ou deux femmes (mais surtout deux hommes) s’embrasser. Ce conservatisme bon enfant fait-il d’eux des homophobes ? Tout le monde ne vit pas dans le Marais…
C’est bien de ne pas juger et de réfléchir à d’autres manières de s’aimer.

De même, on peut penser que le mariage engage un homme et une femme, sans éprouver la moindre hostilité à l’égard des homosexuels !
Effectivement, pour beaucoup de gens, la famille, c’est un homme et une femme qui se marient, à la mairie mais surtout à l’église. Ils craignent que le « mariage pour tous » porte atteinte au sacrement religieux. C’est un énorme malentendu ! Enfin pour l’instant : pour être honnête, je pense que la prochaine demande des couples homosexuels croyants et pratiquants sera que leur union soit célébrée devant Dieu.

Voilà qui promet ! En attendant, beaucoup de gens simples ont eu le sentiment d’être méprisés, traités comme des résidus de l’Histoire par des militants qui se considèrent comme la pointe avancée de la modernité, l’incarnation du Progrès en marche…
Dans cette mairie, cela ne s’est pas passé comme ça. J’ai organisé de nombreux débats publics, et tous se sont déroulés dans le respect mutuel. J’ai convaincu les militants d’Act Up qu’il était légitime que Christine Boutin puisse s’exprimer. À l’arrivée, les prêtres de l’arrondissement, même les plus hostiles à la loi, m’ont confié qu’ils s’étaient sentis considérés, respectés. Et je continue à prôner le dialogue.

Quand un jeune manifestant prend deux mois fermes pour refus de test ADN alors que les casseurs du Trocadéro sont libres, on ne peut pas dire que cela témoigne d’un grand respect de la divergence…
Je commenterai d’autant moins cette décision de justice que je n’étais pas présent sur les lieux. Mais je suis d’accord avec vous : même s’il y a eu violence – et je crois qu’il y en a eu – deux mois de prison, c’est impressionnant. J’ai proposé de rendre visite au jeune Nicolas Bernard-Buss à Fleury-Mérogis. Il se trouve qu’il est d’Angers, comme moi, et que je connais bien ce type de famille. Cela dit, il a écrit des choses assez violentes sur son blog. Étant étudiant en droit, il devait savoir ce qu’il faisait. J’ai récemment fait savoir que je souhaitais que sa demande de libération soit entendue. C’est à la justice de décider.

En tout cas, la cathosphère hurle au délit d’opinion… non sans quelques raisons !
Peut-être, au point que je me demande si le juge n’avait pas la volonté d’en faire un petit martyr… Tout est possible !

Par ailleurs, beaucoup de gens ont eu le sentiment que le gouvernement agissait sous la pression du lobby gay, qui est loin de représenter l’ensemble des homosexuels.
Le lobby gay est un fantasme. Soyons prudents avec les mots. En revanche, il y a des associations. Mais il est faux de dire que le gouvernement a travaillé sous leur influence. Ce qui a été déterminant, c’est l’évolution de la société elle-même. Aujourd’hui, nos concitoyens font ce qu’ils veulent de leur vie privée. C’est heureusement ainsi et on ne reviendra pas en arrière.

Acceptation ne signifie pas nécessairement institutionnalisation. La République doit-elle vraiment satisfaire tous les désirs des individus ?
La République ne satisfait les désirs de personne mais elle doit protéger tout le monde, y compris un homme qui veut devenir une femme et une femme qui veut devenir un homme ! Dix pays dans le monde considèrent qu’il existe un troisième sexe : Israël, l’Iran, le Portugal, etc. On doit essayer d’améliorer le fonctionnement de la société pour que plus personne ne soit laissé sur le bas-côté. Voilà ma vision du monde.

Ne faudrait-il pas, alors, que l’État paye une chirurgie esthétique à une femme qui considère que son être véritable devrait avoir de gros seins ?
De grâce, ne confondons pas chirurgie esthétique et identité civile.

Ne faut-il pas admettre, dans certains cas, que le mode de vie qu’on a choisi est minoritaire, voire marginal – ce qui, bien sûr, ne signifie nullement « inférieur » ? Une société peut-elle vivre sans normes ?
On ne choisit pas son identité et sa nature ; je préfère que l’on assume sa vérité et sa réalité, on n’en sera qu’un meilleur citoyen, un honnête citoyen.

Nous insistons : est-il politiquement opportun de lancer un débat sur la transsexualité ? La lutte contre la « transphobie » est-elle une priorité de l’École ? Vous pouvez imaginer la réaction des gens simples que vous évoquiez quand on fait lire à leurs enfants : « Papa porte une robe » !
Vous savez, il n’y a pas si longtemps, certains n’acceptaient pas que les femmes aient le droit de vote ou qu’elles avortent. Il faut apprendre à dépasser ce que l’on a appris sur le fonctionnement de la famille et de la société, même s’il est plus confortable de s’accrocher à des certitudes. Personnellement, j’ai pas mal évolué sur ces questions. Et à en juger par le courrier que j’ai reçu, beaucoup de gens ont fait de même. Être un citoyen simple, c’est aussi avoir du bon sens, de l’intelligence individuelle et un sens critique développé.

On dirait pourtant qu’il n’est pas si simple de faire vivre ensemble ces deux France…
Vous vous trompez : la vie s’en chargera. Certains membres de ma propre famille sont plutôt conservateurs. Ils n’en ont pas moins été heureux d’assister à mon mariage car, pour eux, la vérité de mon engagement avait plus d’importance que certaines réticences morales. À Tel Aviv, je trouve extraordinaire de voir se côtoyer la plage gay et la plage orthodoxe. On doit être capable de vivre dans le même monde, de se parler, de se rencontrer et parfois de se disputer sans que quiconque ne renonce à ses convictions, à son style de vie et donc à sa liberté.

Ce n’est pas la conception française du vivre-ensemble…
Au cas où cela vous aurait échappé, cette conception, qui pêche par une certaine rigidité, a déjà été très ébranlée.

En tout cas, la gauche a peut-être commis des erreurs stratégiques dans la gestion de ce dossier, car à l’arrivée, elle a braqué pas mal de monde. Mais peut-être était-ce délibéré…
Je ne crois pas. Mais je constate qu’il y a aujourd’hui une certaine pudeur à gauche et la volonté de ne pas en rajouter.

Certains maires refusent de marier des couples homosexuels, ce qui est tout aussi répréhensible que la célébration d’une union homosexuelle avant le vote de la loi. Au lieu de monter ces quelques cas en épingle, n’aurait-il pas été préférable, dans un souci d’apaisement, de chercher des solutions pratiques pour que la loi soit respectée sans contraindre ces élus à agir contre leurs convictions ?
Désolé pour eux, mais il est hors de question de dire qu’un élu fait ce qu’il veut. Un maire est chargé d’appliquer la loi, il ne peut pas être un hors-la-loi. Ou alors on instaure une République à géométrie variable, ce qui serait gravissime. Sur ce sujet, l’État doit être intraitable.[/access]

*Photo : DR.

Rimbaud à la charcuterie

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gerard pussey mandard

gerard pussey mandard

Connaissez-vous Georges Mandard, le fils de la charcuterie Mandard, à Melun-lès-Melons ? C’est un personnage des plus intéressants : ce jeune homme est un poète, un poète de sous-préfecture, et le héros de la sotie de Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard. Écrire une sotie n’est plus très fréquent de nos jours. La sotie est un moyen aimable, drôle, fantaisiste et poétique de rendre compte du monde et de l’égratigner au passage. La plus connue de notre littérature est celle de Gide, Les Caves du Vatican.  C’est le seul livre où Gide a de l’humour. Gérard Pussey, qui a beaucoup moins de difficulté avec l’humour, remplit le cahier des charges du genre avec bonheur. Un bonheur décuplé par les délicieux dessins de Philippe Dumas.[access capability= »lire_inedits »]

Le décor, qu’on croirait sorti de Giraudoux ou de Marcel Aymé, désoriente le lecteur qui retrouve les plaisirs démodés de la littérature d’avant. Seulement voilà, le jeune Georges Mandard, qui se déguise en dandy du XIXe siècle, et à qui on promet d’être le « Ronsard du fromage de tête », va connaître des aventures rocambolesques qui renvoient subtilement aux ridicules de notre temps.

Ainsi, il subit un vieillissement accéléré, change de sexe, le retrouve, croise de vrais rebelles de bistrot qui sont contre tout, sans oublier des amours malheureuses avec Micheline, accorte vendeuse dans le commerce familial. Quand il pratique l’alpinisme, c’est avec une actrice qui fait une chute de mille mètres ; quand il va se reposer sous les cocotiers, c’est pour finir dévoré par les anthropophages. Doué pour la résurrection, il subit toutes les métamorphoses et autres avanies en se désespérant surtout de n’être pas reconnu comme un poète. Et ce ne sont pas Sartre et Beauvoir, présents à son chevet pendant une période d’éthylisme aigu, qui vont interrompre ce cycle infernal. Il est bien normal de voir Sartre et Beauvoir quand on boit trop, laisse entendre Pussey, puisque le delirium tremens fait apparaître des araignées, des rats et des cloportes.

Faut-il chercher une morale aux délicieuses variations de Gérard Pussey ? Ce n’est pas une obligation. On pourra néanmoins penser à Georges Mandard comme à l’archétype du raté magnifique, martyr d’une idée absurdement romantique de la poésie. Ce n’est pas Rimbaud qui dira le contraire. Demandez-lui comment il a écrit  Le Bateau ivre, vous comprendrez.[/access]

 

Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard , dessins de Philippe Dumas (Castor Astral).

 

*Photo : Delicatessen.

Slowez-moi !

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Cet été, réhabilitons le slow ! Les corps le demandent. La tête l’exige. Notre survie en dépend. C’est toute la société qui en sortira grandie. Et puis, avons-nous vraiment d’autres choix ? Toutes les formes de constructions politiques et de vivre-ensemble ont lamentablement échoué. Seul le slow a tenu ses promesses. Au soleil couchant, il s’est imposé comme la seule solution raisonnable, enviable, profitable à la cohésion des peuples opprimés. Là où le capitalisme et le communisme ont patiné dans leur incohérence, le slow a tracé (sur une plage de sable fin) une ligne claire, des objectifs précis, l’expression d’un désir partagé et promu cette fraternité entre les hommes, indispensable à leur bien-être et à leur sécurité. Revendiquons le slow comme un droit inaliénable pour tous, exigeons que le slow soit inscrit sur le fronton de nos mairies, en préambule de notre Constitution, en lettres d’or dans les manuels scolaires, parions que le slow sera l’avenir de l’Humanité. Ce rêve un peu fou que  je formule, faisons-le ensemble, cet été, dans un camping des Landes, un gîte rural des Vosges, un palace normand, une plage de Balagne ou une salle polyvalente (Pablo Neruda, Jacques Prévert, etc…) de banlieue.

Croire dans les vertus du slow, c’est imaginer qu’un homme puisse inviter une femme à danser sans craindre les poursuites des tribunaux moraux, sans bafouer un siècle de féminisme, sans être traité de phallocrates, sans insulter les religions, sans idéaliser l’Amour, sans penser au lendemain. Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. Vivre cet instant avec tout ce qu’il a de raté, de dérisoire, d’incandescent, de fondateur, de drôle, d’émouvant et de mystérieux. Indignons-nous que le slow disparaisse de l’horizon de nos vacances comme les cartes postales érotiques, les bobs Ricard, les romans de Daphne du Maurier et d’Alberto Moravia, les sagas télé où apparaissaient Mireille Darc et Elisa Servier, actrices balnéaires au sex-appeal brûlant et les Méhari jaune citron sur les chemins côtiers. Allons encore plus loin, redonnons au quart d’heure américain son aura révolutionnaire, son amateurisme coincé et son implacable dramaturgie. Le slow a prouvé par son œuvre pacificatrice qu’il était apte à gérer nos conflits, à apaiser nos rancœurs et à entrouvrir les portes d’un monde meilleur. Osons le slow ! N’ayons pas peur de nos gestes malhabiles, de nos hésitations, de notre manque d’inspiration, soyons nous-mêmes. Tout à l’heure, nous avions la répartie foudroyante, le trait d’esprit charmeur, mais là, les mains sur vos hanches, nous bafouillons, nous sommes d’un seul coup moins sûr de notre irrésistible ascendant. C’est qu’avec le slow, nous nous confrontons au réel, à ses merveilles d’espoir et à ses abyssales désillusions. Nous ne sommes plus planqués derrière un écran, un pseudo, le contact n’est plus virtuel, vous êtes là, tout près et parfois si loin. Alors remettez le slow dans votre playlist de l’été, lui seul, peut nous sauver.

Hawaï, chemise d’Etat

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magnum hawai selleck

magnum hawai selleck

Et si cet été vous portiez une chemise hawaïenne ? J’entends déjà les plus sarcastiques d’entre vous pouffer de rire, et pourquoi pas un chapeau tyrolien, un béret basque ou un kilt écossais… Si pour vous, la chemise hawaïenne est à ranger dans la catégorie « déguisement local » ou « folklore des îles », vous manquez à la fois d’élégance et de culture ! Car la Aloha Shirt, comme l’appellent les Américains, est un monument de l’histoire vestimentaire du XXe siècle. Vous pouvez d’ores et déjà la classer parmi les incontournables de l’habillement au même titre que l’imperméable à doublure tartan, la chemise à col boutonné, le duffle-coat ou le pantalon Chino. Son origine remonte aux années 30.

Un jeune d’Honolulu, Ellery Chun, diplôme de Yale en poche, sera le premier à déposer officiellement le terme commercial Aloha Shirt en 1936. Mais ces chemises colorées aux motifs ethniques furent surtout popularisées dans les années 50 par un certain Alfred Shaheen. Cet homme d’affaires d’origine libanaise révolutionna leur conception grâce à un procédé moderne d’impression du tissu et leur distribution à travers un réseau de boutiques exclusives. A sa mort en décembre 2008, le Los Angeles Times titrait « Alfred Shaheen, le pionnier de l’industrie du vêtement ». Dans les colonnes du quotidien californien, Dale Hope, auteur du livre référence The Aloha Shirt : Spirit of the Islands, n’hésitait pas à parler d’un « génie ». Shaheen figurait ainsi dans la liste des 150 personnalités les plus influentes de l’île depuis 1856 qui ont contribué à son essor dans le domaine politique, économique, social et culturel. Vous pensiez que la chemise hawaïenne était un sujet aussi léger que le vent des alizés, alors qu’elle symbolise toute la richesse de la culture polynésienne. Elle est au carrefour de la mode japonaise, philippine, chinoise et américaine. Son succès, elle le doit en partie au développement du transport aérien qui va faire d’Hawaï le paradis des surfeurs et des vacanciers. Cet afflux s’accentuera à partir de 1959, date à laquelle Hawaï devient le 50ème et dernier état de l’Union.

Chaque touriste voudra repartir de cet archipel aux plages bleu lagon avec un souvenir typique. Quand vous devrez affronter le froid de Central Park ou de Vesoul durant tout un hiver, la simple vue de cette chemise aux teintes bariolées dans votre dressing vous rappellera ces vacances de rêve où les filles en bikini marchent nonchalamment sur la plage de Waikiki et où le soleil brûle les peaux endormies. De quoi vous redonner le sourire et le moral.

Après avoir servi sous les drapeaux et participé à la Libération de la Vieille Europe avec 85 missions à son actif en tant que pilote, Alfred Shaheen retourne vivre à Hawaï où ses parents tiennent une petite fabrique de vêtements. Il décide de tout confectionner sur place. La chemise hawaïenne sera donc dessinée, conçue et distribuée à partir de l’île. Il invente le prêt-à-porter hawaiien. Sur les étiquettes de sa marque « Surf’n sand », la provenance est sans équivoque : « Made in Honolulu, Hawaii ». Les chiffres de vente lui donnent raison, son affaire passe d’un bénéfice de 1 à 15 millions de dollars entre 1947 et 1959. Il emploiera jusqu’à 400 personnes dans son usine et bénéficiera d’un réseau de près de 140 boutiques qu’il nomme joliment « East meets West ». Les clés de son succès commercial sont à méditer à l’heure où la mondialisation de l’économie fait tourner bien des têtes : une production entièrement basée sur l’île, la qualité des tissus utilisés et la maîtrise complète du «process», de la conception à la vente finale. Mais surtout, Alfred Shaheen fait appel à des artistes polynésiens qui vont puiser dans leur culture ancestrale à la recherche de somptueux motifs originaux, fleurs exotiques, oiseaux rares ou encore signes tribaux.

Si aujourd’hui, les collectionneurs s’arrachent les chemises Vintage d’Alfred Shaheen, parfois plus de 1 000 euros pièce, c’est qu’elles sont la véritable âme de l’île. Au lendemain de la guerre du Pacifique, les militaires américains en contact avec les populations locales avaient déjà ramené dans leur paquetage ces chemises flamboyantes qui faisaient l’admiration de tout leur voisinage. Hollywood ne s’était pas encore emparé du phénomène. Le mode de vie des surfeurs allait bientôt déferler sur le monde grâce au King en personne. Dans « Blue Hawaii » film musical de 1961, Elvis Presley porte à l’écran, un collier de fleurs, un ukulélé et une chemise hawaïenne (fleurs blanches sur fond rouge, modèle dit Red Aloha). Quelques années auparavant, Frank Sinatra avait déjà séjourné à Hawaï lors du tournage de « Tant qu’il y aura des hommes » et avait apprécié la coupe élégante de ces chemises. Avec son col tailleur, la chemise hawaïenne confère à celui qui la porte une aisance et une stature que seuls les vrais élégants pourront reconnaître comme une marque de bon goût. En 1947, le gouvernement local encouragea même officiellement les employés municipaux d’Honolulu à porter les chemises hawaïennes en raison des fortes chaleurs, sur une période allant de juin à octobre. La mode était lancée. Malheureusement, il faut l’avouer, la chemise hawaïenne n’a pas toujours eu le statut qu’elle méritait. Elle a souvent été portée par des hurluberlus. Et puis, la qualité de sa fabrication actuelle laisse à désirer. Souvenons-nous que dans les années 80, un autre acteur avait su lui redonner ses lettres de noblesse. Tom Selleck dans la série télévisée Magnum ne se séparait jamais de son short, de ses moustaches, de sa casquette de baseball à l’effigie des Detroit Tigers et de sa chemise hawaïenne connue sous la référence « Jungle Bird ». Ne vous y trompez pas, la chemise hawaïenne évoque bien plus que des vacances au soleil mais un véritable art de vivre. Alors, osez. Osez la chemise hawaïenne, cet été !

 

Au Nord, c’était la Corée

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coree du nord coatelem

coree du nord coatelem

Jean-Luc Coatalem est le plus stylé de nos  « écrivains-voyageurs ». Il n’a pas la prétention ses collègues anglo-saxons, et encore moins leur humanisme de pacotille et leur mystique de la route. Coatalem aime les destinations improbables et périphériques, les lieux pleins de monde et situés nulle part : on se souvient avec délices de sa Mission au Paraguay.

À quoi ressemblent les gens qui ne vivent nulle part ? Cette question n’a rien à voir avec le voyage et tout avec la littérature. À quoi ressemblent, par exemple, les gens qui vivent en Corée du Nord ?[access capability= »lire_inedits »] Pour ce voyage au pays d’Ubu (pour Jarry, la Pologne d’Ubu, c’est justement « nulle part »), Coatalem, accompagné par un ami qui a pour tout bagage ses housses de costumes en tweed et trois volumes de la Pléiade, se fait passer pour le représentant d’une agence de voyage en quête de nouvelles destinations. Sous la plume de Coatalem, tout devient possible une fois qu’on a accepté que rien ne l’est. Ce  paradoxe confère à Nouilles froides à Pyongyang un genre inédit de surréalisme orwellien : « Aujourd’hui, la propagande répète sans sourciller que lorsque le Guide se promène dans les champs, tous les arbres fleurissent sur son passage. » Entre humour et accablement, ce périple au pays du « Juche », l’idéologie mélangeant communisme stalinien, confucianisme et pensée magique, se révèle aussi un remarquable reportage. Derrière la fausse désinvolture de l’auteur, on découvre un pays où aucune voiture ne roule sur les autoroutes à huit voies, où les agents du Bowibu fouillent les chambres et confisquent les téléphones portables et où l’ivresse est le seul moyen de tenir. Pas tant pour oublier qu’on est en Corée du Nord, mais au contraire pour comprendre ce qu’elle est et « poursuivre l’aventure puisqu’on ne peut pas descendre de ce truc prétendument en marche mais… immobile. »[/access]

Nouilles froides à Pyongyang, de Jean-Luc Coatalem (Grasset).

*Photo : Retlaw Snellac

Fête de la Rose : que quatre cents marinières s’épanouissent !

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Il y a diverses façons pour un homme politique de rentrer dans l’Histoire : en gagnant des guerres, en les perdant, en laissant son nom à des lois, en fondant des partis, en piquant dans leur caisse… que sais-je encore ! Arnaud Montebourg, lui, a choisi un chemin de traverse : il a préféré poser pour la Une du Parisien Magazine affublé d’une marinière Armor Lux made-in-France et d’un blender Moulinex du même métal, afin de faire la promotion de l’industrie hexagonale. Le tout sur fond de drapeau tricolore. En pages intérieures, l’ex d’Audrey Pulvar posait également devant des chaises bleu-blanc-rouge, avec un sourire de camelot qui n’était pas sans rappeler les heures les plus sombres du télé-achat. On apprit, dans la foulée de cette publication colossale, qui fit date dans l’histoire de la politique française, que le ministre faillit poser en costume de James Bond, ou même avec un béret, mais qu’il a finalement préféré la marinière. Certainement par sens inné de l’esthétisme et de la sobriété (rires enregistrés).

On pensait en avoir fini avec cette marinière terrifiante. On pensait que le ministre du redressement productif tenterait de faire oublier à tout jamais ce dramatique faux pas vestimentaire – qui ne l’a pas encore fait entrer dans l’Histoire avec un grand H, à vrai dire, mais déjà dans l’histoire du ridicule… Que nenni ! C’était oublier que M. Montebourg n’est pas seulement un ministre de la République, mais le leader d’un courant socialiste – très influent au sud-est de la Saône et Loire (La Rose et le réséda), et qu’il réunit ses fidèles, apôtres, amis et autres idolâtres chaque année pour une grande « Fête de la rose » dans le village de Frangy-en-Bresse, débauche florale socialiste qui est l’occasion de petites-phrases et de mots creux. Nous pourrions aisément nous moquer ici cette passion de certains hommes politiques pour les fleurs. Nous l’avons déjà fait en ces colonnes.

Mais nous apprenons que le moment fort de cette Fête de la rose, qui se tiendra dimanche, ne sera pas un frénétique lancer de pétales sur les pas d’Arnaud Montebourg, ni le dévoilement d’une rose inédite en l’honneur du cher leader productif, mais un effrayant défilé de 400 fidèles militants socialistes en marinière made-in-FranceLe Parisien nous révèle en effet  que « Quatre cents marinières Armor-Lux, payées 20€ pièce, ont été commandées par la fédération PS de Saône et Loire. Elles seront fièrement arborées en présence du ministre du Redressement productif et de son invité Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. » Jean-Guy Le Floch, patron de Armor Lux, explique à nos confrères de Ouest-France : « Comme il s’agit d’une grosse commande, 20€, cela paraît très éloigné du prix public mais c’est parce qu’il faut comparer au prix de gros. » Oui, plus c’est gros plus ça passe. Il poursuit : « Cette commande prouve le vrai retour de la volonté de faire fonctionner les usines françaises.» On a hâte que – pour le salut de l’industrie tricolore – la marinière devienne l’uniforme de tous les militants socialistes, et pourquoi pas des députés, des sénateurs, et même des fonctionnaires… oui, des fonctionnaires ! Les policiers de la BAC circuleront en marinières dans les quartiers sensibles, et les employés du Fisc accueilleront leurs malheureuses victimes dans cette tenue qui ravira au moins Jean-Paul Gaultier. Les pompiers éteindront les feux dans cet accoutrement, tandis que les professeurs professeront ainsi rhabillés. Seuls les marins seront peut-être exempts de cette obligation.

Vivement dimanche, que nous puissions voir – sous le soleil de Frangy-en-Bresse – un avant-goût de ce cauchemar, en méditant cette pensée de Napoléon Bonaparte : « On devient l’homme de son uniforme.»

Langues régionales et identité nationale

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breton corse langues regionales

breton corse langues regionales

Trente députés bretons de gauche ont signé une proposition de loi visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Cette ratification faisait partie des engagements de François Hollande lors de la campagne présidentielle. Mais une révision de la constitution est nécessaire. Or, après que le Conseil d’État a rendu un avis négatif sur l’avant-projet de loi constitutionnelle du gouvernement, François Hollande a décidé d’enterrer l’idée de ratifier la charte, comme l’explique le député UMP Marc Le Fur : «À la première escarmouche avec le Conseil d’Etat, le Président de la République rend les armes et abandonne sa promesse alors qu’il existe un grand nombre de lois qui ont été adoptées et promulguées avec un avis contraire du Conseil d’Etat. Ce n’est pas une question juridique, c’est une question de courage politique.» Nicolas, blogueur de gouvernement, se réjouit de ce renoncement, dans un billet ma foi fort intéressant où il explique pourquoi la charte européenne des langues régionales ne doit pas être ratifiée. On entend déjà les persiflages: encore une promesse du candidat Hollande qui ne sera pas tenue ! Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’un président de la République bute sur la question des langues régionales. En 2007, la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires était également une promesse de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 23 juillet 2008, la Constitution fut d’ailleurs modifiée en ce sens : l’article 75-1 introduisait ainsi les langues régionales dans la Constitution en stipulant qu’elles « appartiennent au patrimoine de la France ». Pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, l’insertion de ce nouvel article ouvrait la voie de la ratification. L’Académie Française sortit alors de sa torpeur sénile et expliqua que la révision constitutionnelle portait atteinte à l’identité nationale. Aussitôt, le ministre de l’identité nationale, Éric Besson, se crut obligé d’enterrer le projet : selon lui, la reconnaissance des langues régionales risquait en effet de mettre en péril les « principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi« .
Or, en mars dernier, en estimant que la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires «minerait les fondements de notre pacte social et ferait courir  [à la République] un risque majeur de dislocation», le Conseil d’État reprenait les arguments d’Éric Besson et les imposaient à François Hollande et au gouvernement Ayrault.
En invoquant les principes d’indivisibilité de la République, ceux qui s’opposent à la reconnaissance des langues régionales recyclent la vieille idée selon laquelle les langues régionales représentent un danger pour l’unité de la nation. En effet, depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1536, qui imposa l’emploi de la langue d’oïl dans tous les actes officiels, la langue française, instrument de centralisation, a été le ciment de l’État-nation en France. Cela explique que la Révolution puis la Troisième République aient autant déprécié les langues régionales. Ainsi, Barère, l’un des principaux inspirateurs et acteurs de la Terreur, estime en janvier 1794 que « chez un peuple libre, la langue doit être une et même pour tous« . En juin de la même année, l’Abbé Grégoire présente devant la Convention son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française » où il explique qu’il faut « consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté« . En juillet, le décret du 2 thermidor An II impose le français comme seule langue de l’administration. On estime que les patois, liés à l’Ancien Régime et que l’on appelle parfois idiomes féodaux, freinent la diffusion des idées révolutionnaires: ils doivent disparaître au nom de l’unification de la nation. Il semble loin le temps où, en 1790, l’Assemblée nationale avait commencé par faire traduire les lois et décrets dans toutes les langues régionales ! En fait, elle y avait vite renoncé, faute de moyens. À la fin du XIXe siècle, la Troisième République va accélérer l’uniformisation linguistique de la nation: l’éducation laïque et obligatoire enracine à travers le français les principes républicains. Le livre de Jean-François Chanet « L’école républicaine et les petites patries« [1. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Aubier Montaigne, 1996.] démontre cependant que le premier objectif  de Jules Ferry n’était pas de faire disparaître les langues régionales: à travers l’apprentissage de la langue française, il s’agissait de faire de chaque français un républicain convaincu. Opposée à la République, l’Église instrumentalisa l’usage des langues vernaculaires, ce qui précipita leur déclin: en 1902, le gouvernement clairement anticlérical d’Émile Combes prit un décret pour lutter contre « l’usage abusif du breton ». Il s’agissait de punir les curés bretons qui, nombreux, refusaient alors de prêcher dans la langue nationale.

Ainsi, depuis plus de deux siècles, la République a l’habitude de considérer que le français, qu’elle oppose aux langues régionales, est le ciment de la nation. Pourtant, cette idée est en contradiction avec la conception française de la nation telle qu’elle a été définie par Ernest Renan, lors de la fameuse conférence qu’il a prononcée le 11 mars 1882 en Sorbonne. Pour Renan, la nation est « un plébiscite de tous les jours ». Il défend le modèle d’une nation élective, qui repose sur la volonté des peuples de vivre ensemble, et s’oppose ainsi à la conception allemande de la nation, qui s’appuie sur les liens du sang et de la langue maternelle. L’idée de Renan est bien contradictoire avec l’idée républicaine d’une nation unifiée par la langue : comment l’expliquer? Pour cela, il faut nous remettre dans le contexte de cette fin du dix-neuvième siècle : alors que les principaux pays européens sont parvenus à se constituer en États-nations, notamment après les unifications de l’Italie et de  l’Allemagne, la question de l’Alsace-Lorraine alimente depuis 1870 le  débat entre Français et Allemands. Deux conceptions de la nation s’affrontent : celle de Johann Gottfried von Herder et Johann Gottlieb Fichte, verticale, plonge ses racines dans l’ethnie et la culture tandis que celle de Renan, horizontale, correspond au choix libre d’un individu à l’intérieur d’un territoire[2. Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Éditions du Seuil, 1996.]. Pour Renan, en niant l’importance de la langue, il s’agissait d’abord de contester le rattachement de  l’Alsace à l’Allemagne. Ensuite, son idée d’une nation élective a permis d’évacuer les micro-nationalismes  qui dérangeaient.
Et aujourd’hui ? On peut rassurer le Conseil d’État et lui dire que, depuis plus de deux cents ans, la République est bien assurée sur ses bases : elle ne risque rien en reconnaissant les langues régionales. Ou alors, il faudrait s’interroger sérieusement sur les fondements de cette République toujours prête à vaciller dès qu’on parle de langues régionales ou qu’on aperçoit un skinhead. À l’heure où l’on voit se développer l’ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), qui permet aux écoliers de primaire volontaires de bénéficier de cours gratuits de turc ou d’arabe, organisés et financés par les ambassades de Turquie, du Maroc ou d’Algérie, n’est-il pas ubuesque de considérer que les langues régionales constituent une menace pour l’unité de la République? D’ailleurs, ne nous leurrons pas; là est sans doute le véritable enjeu du débat sur les langues régionales et minoritaires. Pour un certain nombre de gauchistes, les langues régionales renvoient à un âge préhistorique pré-républicain : elles sont utilisées par le Front de Gauche et les écologistes comme un cheval de Troie qui permettra ensuite de demander la reconnaissance des langues de l’immigration, dites « non-territoriales« . Il y a une dizaine d’années, j’avais eu à ce sujet une discussion avec un jeune doctorant en ethnologie qui avait déclaré sur un ton péremptoire qu’il ne trouvait pas utile d’inscrire les langues régionales dans la constitution. Cela m’avait surpris puisque les ethnologues, attachés à la diversité culturelle, sont les premiers à pleurnicher dès lors qu’une langue autochtone disparaît «toutes les deux semaines» dans le monde. J’imaginais donc que sa position était celle d’un Républicain qui défend l’idée d’une nation indivisible. Mais non: il ajouta qu’il trouvait plus utile de reconnaître dans la constitution les langues maternelles des immigrés, telles que l’arabe, le turc ou le wolof, qui sont davantage utilisées en France ! Quelques années plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le même ethnologue, interviewé par Le Nouvel Obs à l’occasion du centenaire de Claude Lévi-Strauss : plutôt que de parler du grand anthropologue, il avait tenu un discours assez minable, farci de revendications catégorielles, digne d’un cheminot rongé par l’antisarkozysme. Alors qu’il aurait pu expliquer, par exemple, que Claude Lévi-Strauss, dans Race et culture[3. « Race et Culture » in Revue internationale des sciences sociales, Vol. XXIII (1971), n° 4, UNESCO.], avait défendu l’idée que chaque culture avait le droit de rester sourde aux valeurs des autres, de façon à protéger son identité. Mais non. On peut être ethnologue et incapable de comprendre l’intérêt des langues régionales. Pourtant, les langues régionales font partie de notre patrimoine et donc de notre identité : elles sont l’expression d’une véritable diversité, une diversité au sens braudélien, c’est-à-dire endogène et inscrite tant dans notre géographie que dans notre histoire.

*Photo : Olibac.

Le ciel, le soleil… et plus de mer

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mer aral nourpeissov

mer aral nourpeissov

Pour l’Occidental moyen, partir à la mer n’est qu’un rituel estival parmi d’autres. De Palavas-Les-Flots aux plages thaïlandaises, il peut s’adonner à ses pires turpitudes sans autres limites que la loi locale. Il en va différemment des peuples de pêcheurs. Nous autres modernes savons désormais que les mers sont mortelles. Au cas où nous préférerions oublier, l’écrivain kazakh Abdijamil Nourpeissov nous met les bottes dans la mer d’Aral, ce grand lac dessalé qui comptait autrefois parmi les plus grandes étendues d’eau mondiales.[access capability= »lire_inedits »] Son sublime roman Il y eut un jour et il y eut une nuit, écrit en 2000 mais dont L’Âge d’Homme publie aujourd’hui la traduction inédite, nous plonge dans 500 pages d’écume brûlante au cœur d’un paysage dévasté. En ces années brejnéviennes, les aouls[1. Villages.] de pêcheurs ployaient sous les coups de plans quinquennaux pharaoniques. La quête d’un improbable or blanc a ainsi justifié le tarissement des fleuves Syr-Daria et Amou-Daria, vouant la mer à la culture de champs de coton et les pêcheurs à la migration. « La pauvre mer condamnée ressentait une soif terrible, ressemblait à un malade vivant ses derniers jours », ainsi que la dépeint le lyrique Kazakh. Ajoutez les flots de handicapés mentaux que charrient les expériences militaro-industrielles de Baïkonour et la désolation sera complète.

Un tel décor, servi par la précision naturaliste de Nourpeissov, reléguerait presque au second plan l’intrigue romanesque entre le mari (é)perdu, l’apparatchik sans scrupules et l’épouse délaissée dont les destinées s’évanouissaient dans l’enfer neigeux. Au pays où Allah fait bon ménage avec la vodka, l’auteur nous prodigue une leçon de vie magistrale, dispensée dans un style immaculé : « Vivant au sein d’une nature mutilée et profanée, tout homme deviendra un éclopé ». Nous voilà prévenus…[/access]

Il y eut un jour et il y eut une nuit, Abdijamil Nourpeissov (trad. Athanase Vantchev de Thracy),  L’Âge d’Homme, 2013.

*Photo : MaryjoO.

Ricardo aux mains d’argent

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Ta chevalière en or courait sur le manche de ta guitare.

Brigitte, les yeux mi-clos, souriait de bonheur quand tes doigts suspendus à tes cordes  accéléraient, ralentissaient, dansaient puis communiaient avec l’âme du peuple gitan.

Ce don pour faire crier le flamenco, tu l’avais reçu en héritage de ton oncle dans une caravane de Sète, tout près des terres humides de Camargue.

Aux Saintes-Maries, enfant, tu étais déjà un dieu, tes petites mains d’argent valaient de l’or.

Un jour, avant de partir à New York, pudique et timide, tu avouais à Denise Glaser ta peur de prendre l’avion.

Bientôt, tu rouleras en Rolls, toi qui avais usé tes semelles dans la poussière du Midi, toi qui avais souffert du regard des autres, tu serais l’ambassadeur des gitans, celui qui passait à la télévision dans les années 60, qui tutoyait Dali, qui enchantait François Périer et que Steinbeck qualifiait de grand artiste sauvage.

Chaque année, tu honorais Sara, ta sainte patronne.

Animé par un rythme céleste et un feu intérieur, ton flamenco que les académies dédaignaient parfois, avait une telle force, une telle vivacité qu’il touchait les gens en plein cœur.

Picasso, en dédicaçant ta guitare, t’avait reconnu comme un frère, un égal.

Après ton triomphe au Carnegie Hall où les diplomates du monde entier t’avaient applaudi durant de longues minutes, toi, le gamin aux cheveux noirs, tu en avais tiré aucune fierté.

Tu disais : « je suis gitan et je resterai gitan toute ma vie », le succès n’y changerait rien.

Aujourd’hui, dans ton studio de fortune à la Grande Motte, ruiné, on ne parle plus de toi, on n’écrit plus sur toi, et pourtant, tu as été une lumière, une étoile qui fit du flamenco, un art majeur, une musique de fête qui tord les corps à l’approche de l’été.

Tu t’appelles Ricardo Baliardo, on te connaît sous le nom de Manitas de Plata et cette année, tu fêtes tes 92 ans.

Gaz de schiste : Nimby for ever…

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nimby cameron schiste

nimby cameron schiste

Alors voilà, une étrange maladie, depuis de nombreuses années, touche aussi bien des gens de droite que des gens de gauche. Des partisans de la réindustralisation à tout crin comme des écologistes hédonistes. Des néo-ruraux exténués par la ville comme des festivistes urbains à fort pouvoir d’achat amoureux des pistes cyclables et des performances artistiques citoyennes. Des gens qui ne pourraient pas vivre sans des centrales nucléaires, de la bagnole, des trains à grande vitesse et des décroissants qui recherchent la simplicité volontaire dans le végétarisme et les toilettes sèches.
Non, décidément, cette maladie n’épargne personne et vous verrez ses symptômes toucher aussi  biens les tenants de l’idéologie sécuritaire la plus féroce et ceux qui pensent que dans une société inégalitaire, la répression ne sert à rien sans  une politique de prévention digne de ce nom  (si, si, il y en encore quelques uns dont votre serviteur).
Il n’empêche que moi aussi, sans doute, je suis un porteur sain de cette maladie qui ne demanderait qu’à se réveiller car après tout, pour être communiste je n’en suis pas moins homme : il suffirait de circonstances particulières pour que je laisse parler mon égoïsme, ma peur et mon refus d’effacer mon intérêt particulier devant l’intérêt général, que je laisse la pulsion dépasser ma raison, bref que j’oublie d’éviter d’être de droite (humour, évidemment…).
Cette maladie identifiée depuis quelques années est désignée  par un acronyme anglo-saxon. C’est le syndrome « Nimby » : Not in my backyard. Littéralement, « Pas dans mon jardin ou pas dans ma cour. »
Ce qui nous a fait y songer est un récent article du Monde sur l’opposition des habitants de Balcombe, un village du Sussex, à l’exploitation du gaz de schiste. Le village de Balcombe est présenté par Le Monde comme « cossu ». On visualise tout de suite ce que ça signifie, un village cossu du Sussex, surtout quand les témoignages des opposants sont ceux d’enseignants et de musiciens. On se dit qu’on est dans une ambiance à la Tamara Drewe, le délicieux film de Stephen Frears où la non moins délicieuse Gemma Atterton, dès 2010, annonçait le retour pour les filles du minishort en jean.
À Balcombe, donc, il est hors de question qu’on vienne saloper le beau village avec des machines bruyantes, de la fracture hydraulique et de l’eau polluée qui sort des robinets. Seulement voilà, Balcombe n’est pas seulement un village bobo version crumpets et sandwich au concombre. C’est aussi une circonscription conservatrice qui vote en rang serré pour Cameron, grand partisan de l’exploitation du gaz de schiste. Seulement, ses électeurs de Balcombe, qui sont sûrement pour le gaz de schiste, veulent bien avoir encore de l’énergie fossile pour soixante ans (après ils seront morts, ils s’en foutent) mais ils ne veulent pas qu’on détruise leur charmante Arcadie britannique. Ils soutiennent donc les bobos de Balcombe, dans un accès typique de nymbisme. Mais soyons honnêtes, ces mêmes bobos de Balcombe sont sûrement utilisateurs des Eurostar qui les emmènent pour des week-ends so romantic à Paris en deux heures. Il suffirait qu’une modification du tracé de la ligne, un embranchement quelconque, une nouvelle gare soit construite à proximité de chez eux et on les verrait aussi hurler à la mort.
À droite, on aime beaucoup les prisons, sauf quand on fait des erreurs administratives telles qu’on se retrouve dix ans après avec des prisonniers détenus illégalement qu’il va falloir libérer. Mais allez construire une nouvelle prison, un nouveau centre éducatif fermé à proximité d’un village où les matamores de la sécurité ont une résidence secondaire et vous verrez leur réaction. Ils en deviendraient presque taubiristes, c’est dire…
Au fond, le syndrome nimby nous renvoie, assez cruellement, à notre triste humanité. Je reste partisan du nucléaire mais qu’on m’annonce la construction d’une centrale pas loin de chez moi, et je vais avoir des sueurs froides, ou celle d’un incinérateur d’ordures et vous me verrez manifester alors que pourtant, comme tout le monde, je sais que c’est nécessaire si on veut éviter les décharges à ciel ouverts, façon Los Olvidados de Bunuel.
En fait, le rêve secret ou inconscient de toute personne atteint de nimbysme, c’est qu’on trouve du gaz de schiste en Seine-Saint-Denis, qu’on construise les prisons dans les quartiers nord de Marseille (il y aura moins de chemin à faire pour les usagers) et qu’on trouve un moyen que les déchets radioactifs soient stockés aux Minguettes. Après tout, les pauvres, c’est fait pour ça et ça ne nous empêchera pas de les plaindre par ailleurs.
On en est tous là. En France, les premiers comportements nimbystes, dans les années 60, firent comme victimes les banlieues rouges de Paris. Alors que le patronat ramenait en masse des travailleurs immigrés, notamment pour le bâtiment et l’automobile, il n’allait pas quand même faire vivre ces gens-là dans le triangle NAP. Non, mais sérieusement, vous imaginez Mouloud après huit heures de travail à la chaîne sur l’Ile Seguin se présenter à un rallye ? Alors on a stocké les immigrés dans les banlieues communistes. Et on en voit les brillants résultats aujourd’hui.

*Photo : Scott Beale.

Le lobby gay n’existe pas

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christophe girard mariage

christophe girard mariage

Christophe Girard est maire du IVe arrondissement de Paris et conseiller régional d’Ile-de-France.

Causeur. Permettez-nous d’abord, Monsieur le Maire, de vous présenter tous nos vœux puisque votre mariage a été célébré il y a peu dans cette mairie. Il s’agit certes d’une affaire privée, mais pas seulement puisque le droit, pour vous, d’épouser votre compagnon est l’aboutissement d’un combat politique. Comment expliquez-vous l’ampleur et la durée de la protestation ?
Christophe Girard. La première raison, c’est que le débat a trop duré. Dans les treize autres démocraties qui ont instauré le mariage et l’adoption pour tous, cela s’est passé beaucoup plus vite et avec moins de résistance. Résultat, en France, on a assisté à la formation d’un front de la peur, aussi large qu’hétérogène. Les Manifs pour tous ont coalisé ceux qui n’ont pas digéré la défaite de Nicolas Sarkozy, l’Église catholique − qui s’est montrée assez organisée −, la sympathique et intelligente Frigide Barjot qui a su en faire un sujet médiatique, Christine Boutin − une femme politique assez adroite, sans jeu de mots − et quelques autres conservateurs comme Philippe de Villiers. L’extrême droite en a aussi profité pour remobiliser ses troupes.

En somme, il n’y aurait là qu’une expression classique de la droite, voire de l’extrême droite ?
Tout dépend de quelle droite et de quelle extrême droite on parle. Marine Le Pen a eu une stratégie habile, peut-être parce que le FN compte beaucoup de jeunes et d’homos.

Ah bon, à entendre certains militants, on pensait qu’être homo, c’était forcément être de gauche…
GayLib n’est pas de gauche ! Il y a des homosexuels dans tous les partis politiques. Quant à l’UMP, elle s’est embarquée dans cette affaire pour remédier à la crise profonde dont elle souffre. Une certaine droite modérée et républicaine, qui se retrouve dans les valeurs portées par Fillon, n’expose pas sa richesse et ne se remarie pas avec des mannequins ou des chanteuses. Cette droite-là, qui a en partie voté pour François Hollande par rejet de Nicolas Sarkozy, n’était pas hostile à la loi Taubira.[access capability= »lire_inedits »]

Cette mobilisation a-t-elle fait apparaître un péril réac ?
Cette France réactionnaire existe, mais elle ne me fait pas peur, car il s’agit d’une minorité « gonflée » par la sur-médiatisation.

Pensez-vous que ce mouvement a un avenir électoral ?  
Non. Je crains que le droit de vote des étrangers non communautaires et l’Europe soient des sujets plus mobilisateurs électoralement.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas réduire la protestation à sa frange active, catholique et de droite. La loi Taubira heurte les sentiments d’une grande partie de la population…
Non, il s’agit d’une minorité, qui n’est pas plus importante que celle qui s’opposait au PACS. Si je m’en tiens aux chiffres de l’archevêché de Paris, il y avait plus de monde pour accueillir Jean Paul II et Benoît XVI à Paris que pour défiler contre la loi Taubira.

Frigide Barjot n’est pas pape… Reste que, si deux Français sur trois approuvent le « mariage pour tous », ou du moins s’y résignent, l’opinion est nettement plus partagée sur l’adoption plénière et ses conséquences anthropologiques…
Croyez-vous vraiment que cette opposition soit spontanée ? Tout au long de ces sept interminables mois, on a eu droit aux pires caricatures, souvent fondées sur l’instrumentalisation des enfants. Il y a eu des images terribles, comme cette petite fille brandissant une pancarte proclamant « Future mère en colère » ! Ces outrances ont réussi à faire peur aux Français.

Sans doute, comme leur ont fait peur les pancartes suggérant gracieusement « Kill Frigide Barjot »… Et je ne vous parle pas des propos de Pierre Bergé, qui s’est montré aussi fanatique que certains opposants…
Pour avoir travaillé vingt ans auprès de lui, je connais bien Pierre Bergé. Et quand je me rappelle certains de ses commentaires sur l’homoparentalité et la Marche des fiertés, je me réjouis qu’il ait évolué.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas réduire la Manif pour tous à ses éléments les plus extrémistes. Pas vous, pas ça…
Bien sûr, j’ai aussi parlé avec beaucoup de gens sincères, qui n’étaient pas dans la caricature et la haine. Mais que vous le vouliez ou non, j’ai pourtant vu dans les manifestations des gens qui ont un vrai problème avec l’homosexualité. À mes yeux, l’homophobie ressemble à l’antisémitisme. Les antisémites qui s’ignorent pensent que ce n’est pas très grave de faire des petites blagues sur les commerçants juifs. On retrouve les mêmes peurs et les mêmes fantasmes au sujet des homosexuels. C’est de l’ignorance. La preuve, c’est que même dans des familles très conservatrices, tout change quand il y a un fils ou une fille homosexuel. Il suffit de connaître personnellement des homos pour les comprendre. L’homosexualité est tout de même d’une grande banalité !

Pas pour tout le monde ! Beaucoup de gens de gauche avouent être un peu gênés de voir deux hommes ou deux femmes (mais surtout deux hommes) s’embrasser. Ce conservatisme bon enfant fait-il d’eux des homophobes ? Tout le monde ne vit pas dans le Marais…
C’est bien de ne pas juger et de réfléchir à d’autres manières de s’aimer.

De même, on peut penser que le mariage engage un homme et une femme, sans éprouver la moindre hostilité à l’égard des homosexuels !
Effectivement, pour beaucoup de gens, la famille, c’est un homme et une femme qui se marient, à la mairie mais surtout à l’église. Ils craignent que le « mariage pour tous » porte atteinte au sacrement religieux. C’est un énorme malentendu ! Enfin pour l’instant : pour être honnête, je pense que la prochaine demande des couples homosexuels croyants et pratiquants sera que leur union soit célébrée devant Dieu.

Voilà qui promet ! En attendant, beaucoup de gens simples ont eu le sentiment d’être méprisés, traités comme des résidus de l’Histoire par des militants qui se considèrent comme la pointe avancée de la modernité, l’incarnation du Progrès en marche…
Dans cette mairie, cela ne s’est pas passé comme ça. J’ai organisé de nombreux débats publics, et tous se sont déroulés dans le respect mutuel. J’ai convaincu les militants d’Act Up qu’il était légitime que Christine Boutin puisse s’exprimer. À l’arrivée, les prêtres de l’arrondissement, même les plus hostiles à la loi, m’ont confié qu’ils s’étaient sentis considérés, respectés. Et je continue à prôner le dialogue.

Quand un jeune manifestant prend deux mois fermes pour refus de test ADN alors que les casseurs du Trocadéro sont libres, on ne peut pas dire que cela témoigne d’un grand respect de la divergence…
Je commenterai d’autant moins cette décision de justice que je n’étais pas présent sur les lieux. Mais je suis d’accord avec vous : même s’il y a eu violence – et je crois qu’il y en a eu – deux mois de prison, c’est impressionnant. J’ai proposé de rendre visite au jeune Nicolas Bernard-Buss à Fleury-Mérogis. Il se trouve qu’il est d’Angers, comme moi, et que je connais bien ce type de famille. Cela dit, il a écrit des choses assez violentes sur son blog. Étant étudiant en droit, il devait savoir ce qu’il faisait. J’ai récemment fait savoir que je souhaitais que sa demande de libération soit entendue. C’est à la justice de décider.

En tout cas, la cathosphère hurle au délit d’opinion… non sans quelques raisons !
Peut-être, au point que je me demande si le juge n’avait pas la volonté d’en faire un petit martyr… Tout est possible !

Par ailleurs, beaucoup de gens ont eu le sentiment que le gouvernement agissait sous la pression du lobby gay, qui est loin de représenter l’ensemble des homosexuels.
Le lobby gay est un fantasme. Soyons prudents avec les mots. En revanche, il y a des associations. Mais il est faux de dire que le gouvernement a travaillé sous leur influence. Ce qui a été déterminant, c’est l’évolution de la société elle-même. Aujourd’hui, nos concitoyens font ce qu’ils veulent de leur vie privée. C’est heureusement ainsi et on ne reviendra pas en arrière.

Acceptation ne signifie pas nécessairement institutionnalisation. La République doit-elle vraiment satisfaire tous les désirs des individus ?
La République ne satisfait les désirs de personne mais elle doit protéger tout le monde, y compris un homme qui veut devenir une femme et une femme qui veut devenir un homme ! Dix pays dans le monde considèrent qu’il existe un troisième sexe : Israël, l’Iran, le Portugal, etc. On doit essayer d’améliorer le fonctionnement de la société pour que plus personne ne soit laissé sur le bas-côté. Voilà ma vision du monde.

Ne faudrait-il pas, alors, que l’État paye une chirurgie esthétique à une femme qui considère que son être véritable devrait avoir de gros seins ?
De grâce, ne confondons pas chirurgie esthétique et identité civile.

Ne faut-il pas admettre, dans certains cas, que le mode de vie qu’on a choisi est minoritaire, voire marginal – ce qui, bien sûr, ne signifie nullement « inférieur » ? Une société peut-elle vivre sans normes ?
On ne choisit pas son identité et sa nature ; je préfère que l’on assume sa vérité et sa réalité, on n’en sera qu’un meilleur citoyen, un honnête citoyen.

Nous insistons : est-il politiquement opportun de lancer un débat sur la transsexualité ? La lutte contre la « transphobie » est-elle une priorité de l’École ? Vous pouvez imaginer la réaction des gens simples que vous évoquiez quand on fait lire à leurs enfants : « Papa porte une robe » !
Vous savez, il n’y a pas si longtemps, certains n’acceptaient pas que les femmes aient le droit de vote ou qu’elles avortent. Il faut apprendre à dépasser ce que l’on a appris sur le fonctionnement de la famille et de la société, même s’il est plus confortable de s’accrocher à des certitudes. Personnellement, j’ai pas mal évolué sur ces questions. Et à en juger par le courrier que j’ai reçu, beaucoup de gens ont fait de même. Être un citoyen simple, c’est aussi avoir du bon sens, de l’intelligence individuelle et un sens critique développé.

On dirait pourtant qu’il n’est pas si simple de faire vivre ensemble ces deux France…
Vous vous trompez : la vie s’en chargera. Certains membres de ma propre famille sont plutôt conservateurs. Ils n’en ont pas moins été heureux d’assister à mon mariage car, pour eux, la vérité de mon engagement avait plus d’importance que certaines réticences morales. À Tel Aviv, je trouve extraordinaire de voir se côtoyer la plage gay et la plage orthodoxe. On doit être capable de vivre dans le même monde, de se parler, de se rencontrer et parfois de se disputer sans que quiconque ne renonce à ses convictions, à son style de vie et donc à sa liberté.

Ce n’est pas la conception française du vivre-ensemble…
Au cas où cela vous aurait échappé, cette conception, qui pêche par une certaine rigidité, a déjà été très ébranlée.

En tout cas, la gauche a peut-être commis des erreurs stratégiques dans la gestion de ce dossier, car à l’arrivée, elle a braqué pas mal de monde. Mais peut-être était-ce délibéré…
Je ne crois pas. Mais je constate qu’il y a aujourd’hui une certaine pudeur à gauche et la volonté de ne pas en rajouter.

Certains maires refusent de marier des couples homosexuels, ce qui est tout aussi répréhensible que la célébration d’une union homosexuelle avant le vote de la loi. Au lieu de monter ces quelques cas en épingle, n’aurait-il pas été préférable, dans un souci d’apaisement, de chercher des solutions pratiques pour que la loi soit respectée sans contraindre ces élus à agir contre leurs convictions ?
Désolé pour eux, mais il est hors de question de dire qu’un élu fait ce qu’il veut. Un maire est chargé d’appliquer la loi, il ne peut pas être un hors-la-loi. Ou alors on instaure une République à géométrie variable, ce qui serait gravissime. Sur ce sujet, l’État doit être intraitable.[/access]

*Photo : DR.