Accueil Site Page 1924

Alberto Garlini, l’Italie en noir et rouge

1
alberto garlini pasolini noirs rouges
Alberto Garlini, par Daoud Boughezala.

Daoud Boughezala et Elisabeth Lévy. Deux de vos romans, Un sacrifice italien (Christian Bourgois, 2008) et Les Noirs et les Rouges (Gallimard, 2014), tournent autour de l’affrontement entre fascistes, communistes et démocrates-chrétiens dans l’Italie des années 1940 et 1970. Pourquoi cette longue guerre civile vous obsède-t-elle ?

Alberto Garlini. Du Moyen Âge aux années de plomb, l’un des drames séculaires de l’Italie est que l’esprit de parti supplante toute notion de bien commun. Voilà ce qui m’obsède. Au xiiie siècle, par exemple, les communes italiennes étaient souvent divisées en plusieurs factions. Mais le parti vaincu n’acceptant pas sa défaite, il quittait les lieux pour s’allier avec la ville voisine et reprenait ainsi le pouvoir. Autrement dit, chaque camp préférait se soumettre à une puissance étrangère plutôt qu’à ses rivaux. Et ce problème s’est aggravé depuis la guerre civile qui a marqué la fin de la Seconde Guerre mondiale (1943-1945) entre fascistes et antifascistes d’une part, et à l’intérieur de la résistance antifasciste d’autre part. C’est un épisode que je raconte dans Un sacrifice italien : la guerre entre résistants a commencé dans les montagnes du Frioul, à Porzus, où les partisans communistes ont tué 17 partisans démocrates-chrétiens, dont Guido, le frère aîné de Pasolini.

Une mort qui a traumatisé le jeune Pier Paolo. Pourquoi n’a-t-il jamais pu faire le deuil de ce frère perdu ?

Il a toujours été le fils préféré de sa mère, qui le gâtait davantage que son frère Guido. Lorsqu’ils ont décidé de combattre le régime de Mussolini, Guido a été le plus prompt à l’action et a pris les armes. Quand Guido luttait dans la résistance, Pier Paolo n’est jamais allé le voir. Guido a écrit des lettres très émouvantes dans lesquelles il dit attendre un signe d’approbation de son frère, geste qui n’est jamais venu. C’est à cette période que Pasolini a écrit une pièce de théâtre en frioulan qui se déroule durant l’invasion ottomane de la région à la fin du xve siècle. Il y met en scène deux frères, l’un qui décide de combattre les Turcs et périt au front pendant que l’autre reste à la maison. Il a écrit cette pièce avant la mort de Guido. Pier Paolo a en quelque sorte prophétisé la mort de son frère, le faisant mourir dans la fiction avant que cela se produise dans la vie réelle.[access capability= »lire_inedits »]

Dans Un sacrifice italien, vous l’avez imaginé expier tous ses péchés en organisant son suicide assisté, avec la complicité de petits voyous proches des milieux néo-fascistes. Cette intrigue est-elle issue d’une thèse réaliste sur sa mort ?

Giuseppe Zigaina, un artiste ami de Pasolini, a écrit de nombreux articles où il soutient que Pasolini a choisi de mourir de cette manière. Mon livre est une pure fiction, mais j’ai trouvé métaphoriquement très riche l’idée que Pasolini décide de se suicider au milieu des années 1970, à une période où la vieille Italie était remplacée par l’actuelle.

La critique du passage de l’ancien monde traditionnel à une modernité destructrice est très pasolinienne. Qu’a-t-on retenu de sa pensée hétérodoxe en Italie ?

Pasolini joue un rôle très important dans la culture italienne, mais il a été épuré de ses aspects les plus dérangeants. On en a fait une sorte de saint. Or il était pétri de contradictions. En marxiste, il croyait par exemple à l’émancipation du prolétariat mais célébrait le vieux monde. Pensez donc : il est devenu communiste quand son frère tant aimé s’est fait tuer par les communistes ! Puis il a évolué dans un parti trop puritain pour tolérer son homosexualité. Chez Pasolini, la raison s’opposait perpétuellement à la chair. À la fin de sa vie, il a même abjuré sa « Trilogie de la vie » (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits)…

… dont il a fini par juger les scènes érotiques plus très subversives à l’ère de l’hédonisme généralisé. A contrario, dans son dernier film Salò, qui montre les derniers jours du régime de Mussolini, les chemises noires font manger leurs excréments à des jeunes filles et… marient des hommes. C’est une critique assez réactionnaire du nihilisme fasciste.

Pasolini a vu dans le fascisme de Salò une métaphore du consumérisme capitaliste, lequel transforme toute chose en marchandise susceptible d’être échangée sur un marché. Il craignait la banalisation et la marchandisation des corps et du sexe. C’est tout le sens de la métaphore de la merde dans Salò : pour Pasolini, tout ce qui est digéré par le capitalisme est voué à terminer en excrément. S’il met en scène des mariages homosexuels aussi caricaturaux c’est pour exprimer sa peur d’une perte de sens généralisée.

On peut se demander comment il aurait réagi à l’instauration du mariage gay.

En Italie, le mariage homosexuel a été voté il y a quelques mois. C’est une espèce de standard social qui semble assez peu compatible avec l’anticonformisme de Pasolini, qui s’opposait notamment à l’avortement. Mais ne faisons pas parler les morts. D’autant qu’il aurait sans doute su nous étonner.

Pasolini a aussi attaqué les soixante-huitards, prenant le parti des policiers prolétaires contre les jeunes bourgeois révoltés. Les Noirs et les Rouges commence justement le 1er mars 1968, sur le campus romain de Valle Giulia. Surprise, à l’avant-garde du mouvement contestataire, on retrouve… l’extrême droite !

Sur les photos de Valle Giulia, prises juste avant l’affrontement avec la police, on reconnaît en effet au premier rang du cortège une dizaine de militants néo-fascistes notoires. C’est à ce moment-là qu’a commencé la « stratégie de la tension » mise en place par une partie des services de sécurité agissant avec la complicité d’hommes de paille.

Qu’est-ce exactement que la « stratégie de la tension » ?

Cette méthode s’inspire d’une technique du coup d’État développée par le célèbre faux antisémite des Protocoles des sages de Sion. Introduire des individus manipulés à l’intérieur des groupes communistes avait pour but de provoquer des actions violentes et de nuire au mouvement marxiste qui voulait changer l’Italie. Ainsi, la spirale de la violence devait susciter une demande d’ordre qui se serait traduite dans les urnes. Dit ainsi, cela semble couler de source mais cette stratégie s’est scindée en plusieurs phases et n’a pas été sans contradictions.

Quel rôle a joué l’attentat de la piazza Fontana (décembre 1969) dans cette montée aux extrêmes ?

L’attaque de la piazza Fontana – d’abord imputée à des anarchistes mais perpétrée par des néo-fascistes dans une banque milanaise – a été le détonateur de la violence qui s’est propagée de manière croissante jusqu’à l’enlèvement et la mort d’Aldo Moro en 1978. Une étrange maladie a alors contaminé toutes les villes du pays, désormais divisées entre zones noires et rouges. Pour la seule année 1969, cette guerre civile de basse intensité a provoqué des centaines d’actes violents : tout communiste qui se risquait à entrer en zone fasciste était frappé, et réciproquement.

L’assassinat du démocrate-chrétien Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978 est bien la preuve que la stratégie de la tension s’est aussi appuyée sur l’extrême gauche…

Certains pointent du doigt la responsabilité des services secrets dans l’opération montée contre Aldo Moro, mais rien n’est avéré. Une chose est sûre : Aldo Moro a été enlevé le jour même où le Parlement devait voter le compromis qu’il avait négocié entre démocrates-chrétiens et communistes. Il était le seul homme politique apte à réaliser ce compromis historique et cela lui a coûté la vie. Sa disparition a conduit le parti communiste italien à changer radicalement de posture. Sur un plan symbolique, Moro est la parfaite incarnation du bouc émissaire selon René Girard : une victime innocente dont la mort sacrificielle permet à la société d’exorciser ses tensions après une phase d’escalade de la violence.

Décidément, l’idée de sacrifice vous hante. Les Noirs et les Rouges s’ouvre sur un meurtre rituel, puisque le héros néo-fasciste Stefano tue accidentellement un étudiant d’extrême gauche, dont il aimera la sœur. Cette exécution involontaire est-elle une allégorie des années de plomb jonchées de cadavres ?

Pour un écrivain, il y a deux approches possibles de la réalité : une méthode conspirationniste ou une lecture sacrificielle. J’ai mis cinq ans à écrire Les Noirs et les Rouges¸ lu des centaines de biographies de fascistes et regardé énormément de documentaires sur les années de plomb. In fine, au récit rationnel des conspirations que certains ourdissaient pour atteindre leurs fins, j’ai préféré une approche sacrificielle. Comme l’Évangile, cette lecture des faits ne prend aucune distance avec le corps de la victime. Lorsque vous le tenez dans vos bras,

il devient impossible de mentir ou de réécrire l’histoire. Ainsi, à la fin du roman, Stefano change radicalement de point de vue sitôt qu’il découvre la dépouille de la femme qu’il aimait. Si j’ai étalé la description de son corps mort sur tout une page, c’est que cette vision ramène Stefano à la réalité et l’éloigne des théories complotistes qui peuplaient jusque-là son esprit.

Jusque dans les crimes qu’il commet, Stefano, votre fasciste de héros, paraît éminemment humain et digne d’empathie. Ne pas en avoir fait un monstre absolu vous a-t-il attiré des mauvais procès ?

J’ai été accusé de tous les maux. Les uns m’ont reproché de faire le jeu du fascisme, les autres de l’antifascisme. Tout cela parce que j’ai voulu créer un personnage auquel chacun de nous peut s’identifier, et non quelqu’un qui soit le Mal absolu. Cela suppose de sortir de l’esprit de parti qui impose une vision manichéenne des choses.

Hélas, lorsque vous écrivez un livre qui n’épouse pas intégralement le point de vue d’un camp, votre œuvre a peu de chances d’être comprise. J’avais pourtant l’impression d’être très clair dans mes intentions : raconter l’histoire d’un jeune fasciste – fasciné par la mythologie de mort et de violence liée à cette idéologie – qui prend conscience de ses erreurs à la mort de la femme qu’il aimait.

Et l’Italie, qu’a-t-elle conservé des vingt ans de la période mussolinienne ?

Un héritage aussi considérable que préoccupant. Toute la classe moyenne italienne a été façonnée par les vingt ans de la période mussolinienne. Ses membres ont endossé l’héritage fasciste, comme une sorte de légende familiale qui s’est maintenue de manière souterraine. Aujourd’hui, la politique italienne n’est plus à l’heure des idéologies et la politique se résume à l’administration des choses. Aucun homme politique n’est capable d’avancer un projet d’avenir ni de vous dire à quoi ressemblera l’Italie dans dix ans. Cette impasse me paraît propice à la résurgence du fascisme, qui correspond à une constante anthropologique.

Que voulez-vous dire ?

Au lieu de réfréner vos pulsions agressives, le fascisme vous encourage à les assouvir. Si la violence verticale organisée par l’État a disparu, le risque d’une violence horizontale existe d’autant plus que j’observe un très fort sentiment diffus de violence, notamment verbale.

De nos jours, à quel projet idéologique peut se raccrocher le lumpenprolétariat des banlieues pauvres de Rome, confronté au chômage de masse et à l’immigration ? Traditionnellement, la politique accomplit une opération chimique : transformer le sentiment d’injustice en projet politique d’avenir. Au fond, les trois grands projets politiques qu’ont été le christianisme, le communisme et le capitalisme libéral fonctionnent de la même façon : ils enjoignent aux déshérités de prendre leur mal en patience et de ne pas s’en prendre immédiatement aux puissants car la justice régnera – au royaume des cieux, sous la dictature du prolétariat, ou lorsque vous aurez fait fortune à force de travail. Mais le ressentiment du peuple n’ayant aujourd’hui plus aucun exutoire idéologique, il est instrumentalisé par certains hommes politiques, notamment contre les immigrés.

Surfant sur le sentiment anti-immigration et la crise, Beppe Grillo et son Mouvement 5 étoiles viennent de réaliser une forte percée aux élections municipales italiennes. Que vous inspire-t-il ?

Grillo a été le premier à utiliser internet à des fins politiques, en faisant une arme de propagande massive. Si le contenu de son programme est assez archaïque, en ce qu’il donne l’impression de voir le monde en noir et blanc, il utilise une technologie très moderne. En ce sens, il se rapproche des méthodes du fascisme et du communisme qui sont devenus des systèmes de pouvoir, ce que le grillisme n’est pas.

Vous ne semblez guère optimiste…

J’ai le sentiment que l’état du monde ne peut qu’empirer. Des problèmes structurels tels que la crise des migrants, la crise économique ou la simple quête d’une éthique commune semblent insolubles. Comme Voltaire, je me contente donc de cultiver mon jardin ![/access]



Un sacrifice italien

Price: 3,00 €

15 used & new available from

Les petites mains de l’épopée

18

maurin picard heros guerre

Les héros ordinaires sont, pour la plupart, des hommes du rang.  Sont-ils pour autant choisis au hasard par Maurin Picard ? Leur popularité tardive, selon l’auteur, cache peut-être « une quête de sens, comme une sollicitation plus ou moins consciente adressée aux vétérans de 1939-1945, naguère confrontés à un choix relativement simple entre le Bien et le Mal, du moins en apparence. » Ils « éveillent l’intérêt des générations actuelles en quête de repères, déboussolées moralement face aux soubresauts politiques. » Autrement dit : ils sont à la fois évocateurs et représentatifs. L’auteur étant journaliste aux États-Unis, on n’est pas étonné que ses héros soient presque tous américains ou canadiens, auxquels on ajoute un Français et un Allemand. Un “bon Allemand”, bien sûr : jeune pilote participant, à bord de son jet ultramoderne, à la défense de Berlin contre les bombardements alliés en 1945, il « ne tenait ni à mourir ni à tuer », répugnant aussi à descendre les « avions magnifiques » de ses adversaires. Du reste, il parle beaucoup de mécanique et moins de combats. Il faut, selon lui, avant tout « sentir l’avion, le respecter ».

En face de lui, les anciens soldats alliés sont tout aussi modestes. Ce qui les motivait ? « Il fallait le faire » (do the job). Et si « un tel exploit serait impossible aujourd’hui », d’après un aviateur,  c’est sans doute en raison de l’atmosphère générale et non d’un ensemble de qualités ou défauts individuels. Pour motiver les troupes, on pouvait aussi compter sur l’admiration envers les supérieurs : le général Patton, par exemple, ou le capitaine Fluckey, commandant d’un sous-marin au palmarès étonnant. L’importance de la solidarité créée par le risque encouru collectivement apparaît aussi dans l’image saisissante de la dissolution d’une unité de commandos américano-canadienne. Tandis que les Canadiens sortent du rang pour monter dans des camions, les Américains reçoivent l’ordre de serrer les rangs, mais ils refusent. Dans cette unité d’élite, débarquée en Italie en 1943, le taux de perte s’est élevé à 134% ! Explication : les blessés rempilaient avant l’heure.

Des dizaines d’années plus tard, les membres survivants de l’escadre envoyée bombarder Tokyo en 1942 continuent à se réunir, chaque année, accomplissant un rituel digne d’Agatha Christie avec de petits verres en argent autour d’une bouteille de cognac Hennessy 1896. Avec le temps, les moments d’angoisse s’effacent au profit des souvenirs de moments humains. D’ailleurs, Maurin Picard affirme avoir choisi ses témoignages « pour leur humanité, leur fibre épique, leur valeur historique. » Les héros ont-ils des remords ? Non. Mais ils ont peut-être le sentiment que quelque chose les dépasse. Maurin Picard suggère quand même l’existence d’un vague sentiment de culpabilité. Celui d’avoir « survécu injustement », lié aux horreurs à la fois subies et perpétrées. Il évoque notamment le cas d’un ancien pilote qui contribua à couler le cuirassier Bismarck et ses quelques 2000 hommes à bord, son obsession de vouloir « faire la paix avec toutes ces ombres familières », aussi bien ennemis que camarades morts au combat.

En tout cela, Dieu n’est pas absent. Dans un moment critique, un pilote se souvient qu’il « imaginait que chacun priait un peu dans son coin, discrètement. » Le terrible Jake McNiece, ancien commando, est même devenu pasteur. Et pourtant, c’était une tête brûlée, y compris à l’entraînement. Un soir de beuverie, il a volé une locomotive pour rentrer au cantonnement, mais a malencontreusement fait exploser la chaudière en route…

En dépit des bombardements massifs sur Londres ou en Allemagne et surtout de la solution finale en Europe, le théâtre des opérations en Asie fournit, semble-t-il, un plus grand nombre de cas-limite entre l’engagement militaire et la tuerie de civils. L’auteur évoque brièvement la « lettre rageuse » de Tchang Kai Tchek à Roosevelt, consécutive au bombardement de Tokyo et au refuge des pilotes américains sur la côte chinoise. Les représailles japonaises, d’une sauvagerie inouïe, ont provoqué la mort de 250 000 civils, affirme le nationaliste chinois. Une enquête ultérieure est arrivée au bilan moins gigantesque, mais considérable, de 10 000 morts. Dur d’être un héros… même s’il importait, pour les États-Unis, de montrer au Japon qu’il n’était pas un sanctuaire intouchable.

Par ailleurs, les dix aviateurs capturés suite à ce raid furent traduits devant la justice japonaise pour avoir largué des bombes sur des écoles et des hôpitaux. On était encore loin d’Hiroshima. Et voilà justement qu’au dernier chapitre vient le tour de Dutch Van Kirk, navigateur à bord du B29 Enola Gay, le 6 août 1945. La présence de Van Kirk dans le volume pose visiblement un problème à son auteur, car l’homme « reste difficile à qualifier de héros ». Pourtant, il s’est décidé en s’appuyant sur les critères de Karl Marlantes : répondre aux attentes liées à ses responsabilités  mais aussi risquer sa vie pour sauver celle de beaucoup d’autres. En fait, le cas du bombardement atomique a suscité de nombreux débats sur ces deux points, mais Maurin Picard a choisi de ne pas polémiquer au sujet de l’hypothèse selon laquelle l’imminence de l’invasion soviétique aurait précipité la capitulation du Japon au moins autant que la bombe. Quant à Dutch Van Kirk, il reste « campé sur lui-même, certain d’avoir agi comme il le fallait ». Picard ajoute seulement que « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire et tracent la distinction ténue entre le Bien et le Mal absolu, entre exploit stratégique et crime de masse. »

À chacun de comparer le destin des « héros ordinaires » et celui des “antihéros extraordinaires” à l’image, par exemple, de ceux du Long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot. Entre les deux, certainement, se trouve la question de la foi en la justesse des objectifs du pouvoir politique.

D’ailleurs, la petite histoire (des héros et des antihéros) croisent immanquablement la grande. Ainsi Léon Gautier, jeune engagé français dans les commandos britanniques a-t-il dû attendre jusqu’en 1992 pour recevoir la légion d’honneur. Séquelles, dit-on, de la rancune de De Gaulle envers la perfide Albion… Le cas de Gautier est aussi l’occasion de revisiter les traces laissées par Mers-El-Kebir… De toute évidence, la marine française n’était pas particulièrement gaulliste. Et la Kriegsmarine, souligne Picard, n’était pas non plus fanatiquement nazie.

Un chapitre consacré à la libération de personnalités françaises enfermées dans un château-fort du Tyrol se situe de manière assez cocasse à la frontière de la petite et de la grande histoire. Tandis qu’un officier allemand rallié aux forces anglo-américaines (nous sommes le 4 mai 1945), se montre « très poli, digne et triste », le capitaine américain qui commande le détachement libérateur inspire à Edouard Daladier, qui figure parmi les otages, de sombres pensées consignées dans son Journal de captivité. « Si la politique américaine ressemble au capitaine Lee, alors l’Europe en verra de dures. » Depuis de longs mois, la haine cordiale règne parmi les hôtes de la forteresse, qui décrivent un large éventail du « résistant » au « collabo ». À une table déjeunent Gamelin, Clemenceau fils et Paul Reynaud tandis qu’à une autre sont installés Jean Borotra, le général Weygand et le colonel de La Roque.

Bientôt, les Américains mettront de l’ordre dans tout cela. À ce propos, il est frappant de constater le nombre de films évoqués par Maurin Picard dont les exploits de ses héros ont été la source d’inspiration. Coulez le Bismarck (1957), L’Odyssée du sous-marin Nerka (1958), Le jour le plus long (1961), Les douze salopards (1967), Les brigades du diable (1968)… Toute une époque. Les États-Unis régnaient alors sans partage sur les esprits européens. Et c’est justement aujourd’hui, quand on se met à faire la théorie du Soft-Power, que certains doutes commencent à poindre.

Esquivant l’analyse des grandes manœuvres géopolitiques, Maurin Picard invite, en revanche, son lecteur à découvrir au début de chaque chapitre les lieux où il a rencontré ses témoins. Ici une coquette demeure de famille dans le New Jersey, là un chalet en bois sous la neige dans l’Ontario, puis quelques maisons de retraite de luxe en Floride ou en Californie, des meetings aériens dans la chaleur étouffante des villes du Middle West. Un véritable Road Movie des États-Unis comme on les aime aux paysages pittoresques… On se demande, finalement, si le panel de héros ordinaires n’a pas été choisi pour cela. L’Amérique n’a pas épuisé tout son capital de sympathie…

Maurin Picard, Des héros ordinaires. Au coeur de la Seconde guerre mondiale, Perrin, 2016.






Propriété privée, film précurseur

2

leslie stevens propriete privee

Alors qu’il tente d’entrer en contact avec sa riche et belle voisine, un des deux petits malfrats de Propriété privée se présente à elle en disant qu’il cherche un monsieur Hitchcock. Ce petit clin d’œil n’est pas innocent car il plane sur Propriété privée, le premier film de Leslie Stevens, un lourd parfum de sexualité, de frustration et de voyeurisme à la Fenêtre sur cour.

Qu’on en juge : Duke et Boots sont deux marginaux qui remarquent à une station-service une affolante jeune femme. Ils obligent un représentant de commerce à les prendre en voiture et à suivre cette belle inconnue. Celle-ci habite dans une somptueuse villa de Los Angeles avec un mari qui la délaisse bien trop souvent. Remarquant que la maison d’à côté est inhabitée, les deux hommes s’installent et profitent d’une vue imprenable sur le jardin de la belle et sur ses bains de soleil devant la piscine…

Pour un film de 1959, Propriété privée est étonnant  dans la mesure où il recourt à des schémas quasiment pornographiques : barrières de classes avec un spectateur/voyeur masculin renvoyé à sa misère sexuelle (Boots est puceau), un objet du désir féminin inaccessible car riche et belle, une possibilité de briser l’écran par la puissance sexuelle que dégagent ces « prolos » tandis que l’époux délaisse sa femme frustrée… Bref, en caricaturant à l’extrême, on retrouve le modèle insubmersible du plombier couillu qui débarque chez la bourgeoise pour la dérider un peu !

Evidemment, le film est d’une autre teneur et Leslie Stevens, par la grâce d’une mise en scène inspirée et sans la moindre mauvaise graisse (le film dure à peine 1h20) parvient à faire de son récit un drame étouffant à la Tennessee Williams sur les affres du désir et de la frustration.

Il est possible de distinguer une progression en trois actes construits autour de trois intrusions. La première intrusion est celle du regard. Ceux que lancent les deux petits délinquants vers cette belle voisine alanguie dans des positions équivoques. Stevens parvient, grâce à ce voyeurisme exacerbé à créer un climat lourd et moite. Rien n’est montré mais tout est suggéré sans le moindre doute. Il faut voir cet incroyable moment où Ann bavarde avec un mari qui, visiblement, reste indifférent à ses désirs tandis qu’elle imprime avec sa main un lent mouvement de va-et-vient sur… une bougie. Difficile de faire plus explicite comme symbole !

La deuxième intrusion est celle de Duke qui cherche à se faire engager comme jardinier. Là encore, Stevens exacerbe la tension sexuelle entre les deux personnages. L’homme qui s’occupe de la pelouse est torse nu et plein de sueur, offert aux regards de la jeune femme troublée. C’est le temps de la séduction et du trouble. Le désir semble pouvoir passer outre les antagonismes sociaux.

Enfin, après avoir pénétré l’extérieur de la maison, Duke et Boots s’introduisent dans un troisième temps dans la maison même d’Ann. Le film devient alors plus inquiétant et annonce finalement une des grandes thématiques du cinéma américain des années 70 : le danger ne vient plus d’étrangers lointains mais s’immisce dans un décor quotidien et s’introduit au cœur même du foyer. En ce sens, Propriété privée apparaît aujourd’hui comme un précurseur de films comme Orange mécanique ou, mieux, Les Chiens de paille de Peckinpah. La violence y est davantage psychologique que physique mais le cinéaste parvient néanmoins à créer un climat oppressant en mêlant désir et frustration voire impuissance comme le suggère encore explicitement la scène où Boots replie son couteau et confesse qu’il n’arrive pas à posséder la belle Ann.

Un autre aspect passionnant de Propriété privée est sa mise en scène et l’élaboration d’un langage cinématographique assez raffiné (ces contreplongées inquiétantes qui alourdissent le climat) mais qui prend en compte l’arrivée de la télévision. Par son esthétique « domestique », le film évoque aussi bien le Psychose d’Hitchcock (encore lui !) que sa série télévisée  Alfred Hitchcock présente. Toute la thématique du voyeurisme renvoie à l’arrivée massive des postes de télé dans les foyers. Quand ils regardent par la fenêtre, Boots et Duke sont installés sur un canapé comme devant un petit écran. Le « spectacle » est désormais à domicile et les récits sont circonscrits à cette dimension domestique.

Méconnu, Propriété privée est donc un film de transition étonnant, entre les drames suffocants d’Elia Kazan et une certaine esthétique que l’on retrouvera aussi bien à la télévision que dans le « nouvel Hollywood ». A découvrir sans la moindre hésitation !

Propriété privée (1959) de Leslie Stevens avec Warren Oates, Correy Allen, Kate Manx.

Victoria, Jason Bourne, Nocturama, etc.

5

victoria justine triet nocturama

La défaite en plaidant

Elle se heurte, elle se cogne. Aux hommes, aux règles, au poids des choses. Son baby-sitter la plante en lui faisant une leçon de morale. Son ex (l’excellent Laurent Poitrenaux), écrivaillon, graphomane autofictionnel, décrit par le menu ses turpitudes intimes, mêlant avec perversité le vrai et le faux. Son meilleur ami (le beau Melvil Poupaud) l’entraîne dans des problèmes insolubles. Et son sauveur (Vincent Lacoste) la vole allègrement. L’avocate pénaliste Victoria Pick (Virginie Efira) est donc au bout du rouleau. Tel est l’argument de la désopilante comédie de mœurs Victoria, réalisée par Justine Triet (La Bataille de Solférino), dont le ton, l’énergie, l’intelligence des situations et des dialogues (jamais lourdement « dialogués ») inaugurent un style assez nouveau et frais dans le paysage français du genre.

Si l’on peut regretter que Vincent Lacoste n’en finisse pas de faire du Vincent Lacoste (aimable mollasson post-adolescent à qui les réalisateurs ne se résolvent pas à donner un rôle un peu plus à contre-emploi – il y a pourtant, pour qui sait regarder, du tueur chez cet acteur !), on ne peut qu’être emballé par l’énergie contenue de Virginie Efira, qui tient à elle seule tout le film, assume avec naturel les situations les plus absurdes et nous entraîne dans de longs fous rires. Notons également l’excellente prestation de Laure Calamy dans le rôle d’une avocate survoltée – épatante ![access capability= »lire_inedits »]

Cerise sur le gâteau, Victoria ne se contente pas de nous divertir (et comment !), elle nous offre aussi un beau portrait de femme qui ne vainc tout à fait que dans une forme de défaite amoureuse à laquelle psys et cartomancienne ne cessaient de l’inviter.

Victoria, un film de Justine Triet.

Se taper l’incruste !

La multiplication des procédés imitant la navigation internet fatigue le cinéphile.

Hollywood n’a pas son pareil pour s’emparer des faits de société, en pousser les curseurs jusqu’à la limite du crédible pour en faire des histoires qui transforment notre quotidien en aventure haletante. L’informatique, l’extension de la connectivité, l’analyse des masses de données, la géolocalisation des individus et des objets sont évidemment un thème fort du cinéma actuel. Ainsi le dernier Jason Bourne est-il tout entier orienté autour des questions de la surveillance mondialisée et des possibilités – musclées – de déjouer celle-ci. Dans un registre plus féminin, le film Nerve met en scène un groupe d’adolescents constamment reliés entre eux par les réseaux sociaux, et qui sont pris dans une spirale de transgressions absurdes, chacun devenant, via son smartphone, le spectateur de l’autre.

Au-delà des qualités des deux films (Jason Bourne vieillit, Nerve fait preuve d’une belle inventivité scénaristique), on ne peut qu’être frappé par l’omniprésence des incrustations – messages qui apparaissent dans un scintillement sonore –, zooms écran et autres boutons à cliquer qui transforment le grand écran en Game Boy géante. L’intention est évidente : ramener au cinéma un public de plus en plus scotché à ses écrans portatifs, quitte à rapprocher l’expérience de la salle et du grand écran de celle du jeu vidéo. C’est sans doute faire peu de cas de la singularité du cinéma et de ses possibilités qui ne sont pas toutes d’imitation. Et pour les vieux de la vieille, c’est franchement agaçant.

Nerve, d’Ariel Schulman, en salles.

Jason Bourne, de Paul Greengrass, en salles.

Désislamiser la radicalité

La sagesse populaire veut qu’on évite de parler de corde dans la maison du pendu. Bertrand Bonello n’aura pas eu cette délicatesse. Ayant imaginé, dès 2010, le scénario de Nocturama (une bande de jeunes gens commettent une série d’attentats au cœur de Paris), le réalisateur s’est finalement résolu à tourner son histoire en 2015, dans une ville pourtant déjà martyrisée par des événements comparables.

Ce télescopage est d’autant plus propice au scandale que l’histoire inventée par Bonello fait la part belle aux conjurés. Jeunes gens d’origines diverses, sans aucune motivation religieuse ni raciste, ces garçons et ces filles, souvent beaux, fragiles et pleins de grâce, semblent mus par la nécessité intérieure, presque vitale, de se révolter et de renverser l’ordre des choses. Ce faisant, Bonello « désislamise » la radicalité. Dans un saisissant contraste, les forces de l’ordre qui donnent l’assaut dans un bâtiment de l’ex-Samaritaine où se cachent les jeunes gens font figure d’assassins. Elles abattent froidement chacun des conjurés, même lorsque l’un d’entre eux, les mains en l’air et sanglotant, supplie les policiers de l’aider.

Ce renversement de la représentation des attentats de 2015 horrifiera tous ceux que la terreur islamiste a marqués, dans les esprits comme dans les chairs. Il ravira au contraire ceux qui n’ont jamais accepté la réalité de l’événement, sa dimension religieuse, raciste et fasciste, et voudront voir dans les actes de ces apôtres du chaos la réalisation d’une sorte de promesse messianique, façon L’insurrection qui vient. Nocturama est en lui-même un attentat contre les représentations sécuritaires et la distribution des rôles qu’elles imposent : victimes, tueurs déterminés et police secours. Que le réalisateur le veuille ou non, le film s’inscrit ainsi dans la logique perverse du long-métrage de Mel Gibson, Golgotha : les offenseurs deviennent victimes, les offensés persécuteurs. De facto, Nocturama réalise la sainte alliance entre le désir d’un certain christianisme de renverser l’ordre établi et celui de l’islam politique qui pare l’instinct de razzia d’oripeaux victimaires. Bertrand Bonello revendique le droit à la fiction, mais il ne peut ignorer ni le contexte politique dans lequel celle-ci s’inscrit ni l’inconscient religieux dont il est porteur.

Pourtant le film est beau. Si la première partie est un peu longue – Bonello insiste sur la diversité des origines des conjurés qui n’ont en commun que la jeunesse (donc, la révolte – tout est là), la seconde, pendant laquelle les terroristes se croient à l’abri dans un grand magasin fermé pour la nuit et où, grands enfants, ils livrent à la caméra une déconcertante fantaisie, est en revanche magnifique. Au cours de quelques scènes d’une stupéfiante beauté (le play-back de My Way, joué par l’excellent Hamza Meziani, vaut à lui seul d’aller voir le film), Bonnello permet à ses acteurs d’accéder à leur plus belle part, poétique et douce, d’autant plus bouleversante qu’on sait ces jeunes gens condamnés. Entre émotion et malaise, je me suis retenu d’applaudir.[/access]

Olivia Resenterra ou l’élégance cruelle

1

olivia resenterra garcon

Il y a quelque chose de délicieux et d’étouffant dans le premier roman d’Olivia Resenterra, Le Garçon (Editions Serge Safran). Il ne faut surtout pas se laisser abuser par son sous-titre balzacien, « scènes de la vie provinciale ». Ce n’est que la première chausse-trape d’un récit qui en compte beaucoup derrière son minimalisme soyeux, sa narration faussement plate où il faut une attention toute particulière pour trouver ce qui va nous amener à l’horreur, et même la terreur, derrière la manière anodine dont les chapitres se succèdent alors que le lecteur est peu à peu envahi par une sensation de malaise. Olivia Resenterra décrit à peine ses personnages, les nomme quand elle ne peut pas faire autrement et il en va de même pour les lieux ou les paysages.

Il y a la mère, une fille qui raconte l’histoire, le voisin exhibitionniste, sa femme qui vit dans une caravane, leurs deux gamines rousses, des romanichels. Nous sommes dans un village avec son cimetière, sa fête foraine, sa déchèterie. Tout cela se passe surement de nos jours puisqu’on va à l’occasion dans un hypermarché ou chez le dentiste, et qu’il sera question d’un téléphone portable dont on ne se sert pas souvent et sur lequel un mystérieux correspondant laisse des messages obscènes. La mère est une vieille dame qui ne mange que des sardines en boite par avarice et parce que c’est bon pour la santé, la fille s’occupe du reste. Elle est grosse, elle est patiente, elle a manifestement tout sacrifié pour cette mère qui n’est même pas tyrannique, juste envahissante jusqu’à l’étouffement comme savent l’être les gens qui vous disent que surtout ils ne veulent pas vous déranger. Ou peut-être qu’elle trouve son compte dans cette attitude sacrificielle, allez savoir, c’est parfois si compliqué d’être une femme.

Olivia Resenterra n’apporte pas de réponse, surtout pas. La littérature n’est pas pour elle l’endroit pour les explications, les analyses, les théories. On lui en sera reconnaissant alors que persistent aujourd’hui, de façon si pénible, les romans à thèse, les récits édifiants, les reportages romancés sur « les grandes questions de société ». Rien n’aura lieu que le lieu dans Le Garçon. On pourra toujours trouver un embryon d’enquête quand la fille se demande pourquoi la mère, si égoïste, s’entiche lors d’une de ses rares sorties, d’un adolescent entrevu à une fête foraine, un jeune homme mutique et solitaire qu’elle ordonne à sa fille de ramener à la maison avant que celui-ci ne s’éclipse. La fille se demande s’il n’y a pas là un secret derrière la lubie cacochyme de la mère qui va jusqu’à lui faire préparer la chambre d’ami. S’il n’est pas temps pour elle de se construire une cabane au fond du jardin pour prendre un peu ses distances. Mais elle ne le dit pas comme ça. Les personnages d’Olivia Resenterra ne disent rien à vrai dire, sinon pour s’inquiéter du menu du soir (ce sera des sardines, de toute façon),  d’un potin local ou encore d’une invitation à rendre au nom d’une vie sociale réduite au minimum.

Tout cela ne finira même pas vraiment mal, tant l’élégant sadisme de ce roman va jusqu’à nous refuser le soulagement d’une explosion cathartique: « Parfois, je surprends le regard de ma mère sur moi, vaguement amusé. Elle ne demande plus guère à aller en ville et semble se satisfaire de ses journées passées à la maison en ma seule compagnie. » Si Le Garçon est le premier roman d’Olivia Resenterra, ce n’est pas son premier livre. Elle avait livré en 2012 un remarquable essai, intitulé Des femmes admirables aux PUF, dont nous avions rendu compte ici.

Il y était question de quelques figures féminines particulièrement destructrices, sadiques, mortifères dans la littérature ou au cinéma comme la mère dans Lolita de Nabokov, Cruella d’Enfer dans Les 101 Dalmatiens, Madame Loiseau dans Boule de suif Violet Venable, dans Soudain, l’été dernier et même la Phèdre de Racine. Olivia Resenterra est, dans ce roman, en quelque sorte, passée aux travaux pratiques. Et ce avec une habileté froide et élégante unique en son genre.

Le Garçon d’Olivia Resenterra (Serge Safran, 2016).

Le Garçon, scènes de la vie provinciale

Price: 3,11 €

12 used & new available from

Pas de souveraineté sans identité!

276
zemmour de gaulle identite
Eric Zemmour, par Hannah Assouline.

Découvrant l’article de David Desgouilles sur le livre Un quinquennat pour rien d’Éric Zemmour, et son hommage à deux des derniers gaullistes à mériter ce nom, je veux rappeler ce que disait un autre souverainiste incontestable, le Général lui-même. Nous sommes le 27 novembre 1963 à l’Élysée et le conseil des ministres qui vient de finir ne s’est passionné que de la mort de Kennedy cinq jours plus tôt. De Gaulle et son ministre de l’Information Alain Peyrefitte s’adonnent au traditionnel débrifaingue d’après conseil (comme le prononce le Général) et jouent les prolongations. La conversation s’élargit à la société américaine, violente par nature, qui inspire au grand Charles une comparaison française :

« Voyez-vous, la France est une nation. Elle est la nation qui a su fondre dans son creuset, de siècle en siècle, toute sa diversité, tous ses agrandissements, toutes ses populations hétérogènes. L’Algérie ne méritait pas d’être proclamée française, parce que le peuple musulman n’avait pas fondu dans le creuset. Aujourd’hui, sans l’Algérie, la France se retrouve le modèle des États-nations. Les États-Unis sont une puissance, la plus grande, mais ils ne sont pas une vraie nation. »

Et Peyrefitte de commenter à l’écrit : « De Gaulle supporte d’autant moins l’hégémonie des États-Unis, que la société américaine lui paraît frappée d’un vice de légitimité. Pour lui, ces « États » sont « unis », cette société ne l’est pas ; elle a ses colonies intérieures. »

Plutôt la Corrèze que le Zambèze

De Gaulle a tranché le débat entre l’identité et la souveraineté. En donnant à l’Algérie son indépendance, il a refusé de se maintenir sur un grand territoire doté de ressources pétrolières et d’une population croissante, pour que Colombey garde ses deux églises, et que la France ne soit pas rongée par une « colonie intérieure ». Il a perdu une partie de la souveraineté française, car pour lui, souveraineté n’était possible que parce l’identité lui préexistait : l’inverse aurait donné une situation à l’américaine, rongée par des tensions inépuisables. Avec notre modèle d’État unitaire, ce genre de tensions se règle souvent en guerres civiles.

Ce que David Desgouilles reproche à Éric Zemmour, c’est de craindre d’abord le danger intérieur : la disparition progressive d’un peuple, entre une population musulmane trop importante et trop zélote pour être assimilée, et des autochtones fatigués de défendre l’héritage. Cela ne fait pas de Zemmour un « ancien apôtre du souverainisme »: il prêche encore la parole des Séguin, Garaud et Chevènement chaque fois qu’il est question d’euro, d’Union Européenne, d’atlantisme ou de frontières. Dans sa dernière chronique en date, il en appelle à ce que la France, patrie des arts et des armes, en finisse avec la chimère de l’Europe de la défense et retrouve son primat militaire, le dernier avatar de sa souveraineté. Peut-on vraiment lui reprocher d’abandonner le navire ?

Aujourd’hui, les Kurdes se battent pour donner à leur peuple un État : ils ont ce que Régis Debray appelle la mystique nationale, et espèrent bien que leur identité accouche d’une souveraineté. Qui peut croire que le mouvement contraire est naturel ? Défendre la souveraineté seule, c’est se soucier d’un verre sans jamais regarder ce qu’il contient.

En 1964, de Gaulle disait au même Alain Peyrefitte, qui lui demandait comment régler la question communautaire aux États-Unis : « Il y a des problèmes qui n’ont pas de solution. » Aucun traité d’abandon de souveraineté n’est irrévocable. L’urgence identitaire, au contraire, fait craindre un point de non-retour où plus rien ne sera possible.

Un quinquennat pour rien

Price: 22,90 €

65 used & new available from 2,73 €

«Le journaliste assume un travail de propagandiste»

ingrid riocreux zemmour medias

Causeur. Vous avez enseigné à des étudiants spécialistes des médias et de la communication, autrement dit de futurs journalistes. Sont-ils déjà formatés idéologiquement avant même d’avoir intégré la moindre école de journalisme ?

Ingrid Riocreux[1. Agrégée de lettres modernes et docteur de Paris-Sorbonne, Ingrid Riocreux a publié La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement, éditions du Toucan, 2016 et anime un blog Causeur.]. Pas du tout. Certains étaient engagés politiquement, à droite ou à gauche, mais ils manifestaient une réelle indépendance d’esprit. C’est la preuve que le formatage vient après, en école de journalisme. Même quand je prenais des exemples remettant en cause l’idéologie médiatique, ils se montraient très intéressés. J’expliquais le procédé de périphrase avec le meurtre d’Hakim au Kremlin-Bicêtre en 2010. L’agresseur s’appelait Islam : information objective à laquelle les journalistes conféraient une valeur taboue en disant « l’assassin d’Hakim ». On voit sans peine pourquoi !

Cet antiracisme sourcilleux qui mène à l’autocensure, est-ce ce que vous appelez le « sous-code idéologique » des journalistes ?

En effet. Si la langue est un code parfaitement neutre, avec un lexique et une grammaire, le discours médiatique est en revanche conditionné par une idéologie qui reconfigure ce système. Prenez le mot « controversé » : loin de qualifier tous les propos sujets à controverse, il ne sert plus qu’à condamner les propos d’un certain type de personnes.

… à droite de la droite.

Plutôt d’ « extrême droite ». Mais les médias diront « à gauche de la gauche » et pas « d’extrême gauche ». Autre exemple : un article qui titre sur « la religion dans l’entreprise » porte en réalité uniquement sur l’islam. Et nous nous sommes habitués à ce sous-code tacite.[access capability= »lire_inedits »]

Avec la multiplication des attentats (Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray), j’ai malgré tout l’impression que le langage de l’excuse et de l’euphémisme perd du terrain. Les journalistes désignent de plus en plus clairement l’idéologie qui nourrit le terrorisme : l’islamisme…

Mais le mot « islamisme » est tout sauf une désignation claire ! Toujours accompagné de la prohibition des amalgames, ce concept flou les encourage, paradoxalement, puisque personne n’est capable de le définir. Ce qui est intéressant, c’est que ce mot ne fait pas partie du vocabulaire des musulmans, ni même des théologiens ou des islamologues. C’est typiquement un mot de journaliste ou d’homme politique. À elle seule, l’existence de ce mot prouve l’incapacité de nos dirigeants et de nos directeurs de conscience que sont les journalistes à penser le fait religieux et leur propension à plaquer dessus des grilles de lecture artificielles et totalement inopérantes.

Le journaliste-type parle notamment de « dérapages », de « vivre-ensemble » ou de « stigmatisation ». Mais alors qu’il s’efforce de penser dans les clous, pourquoi le jugez-vous modérément progressiste ?

Le journaliste n’est pas un révolutionnaire. Il délivre une soupe tiède, un discours moralement acceptable. Par exemple, il est pour le mariage gay mais sans aller jusqu’à soutenir la légalisation de l’inceste entre adultes consentants – contrairement aux militants de la libération sexuelle. Il aime les euphémismes : l’euthanasie, pour lui, consiste à « laisser partir » quelqu’un ; là encore, ce n’est pas le discours des militants. Le journaliste assume un travail de propagandiste pour faire accepter à l’opinion une évolution présentée comme inévitable par ses partisans… et dont lui-même se persuade qu’elle l’est effectivement !

Depuis quelques années, une partie de votre propos est audible sur les médias de grande antenne, qui donnent la parole aux « mal-pensants » tels qu’Ivan Rioufol ou Éric Zemmour. Le paysage audiovisuel semble plus pluraliste que vous ne le dites.

Ceux que vous citez sont tolérés par un système qui leur assigne un rôle : celui du « polémiste ». On les invite parce qu’ils font de l’Audimat. Le polémiste nourrit les médias qu’il critique. Sa prise de parole est encadrée par un journaliste qui contrôle son temps de parole et tente de maîtriser la réception de son propos chez l’auditeur en manifestant beaucoup de scepticisme. On ne pourrait accuser Zemmour d’incarner la pensée dominante que s’il occupait le siège de Pujadas.

J’ai été frappé par le deux poids deux mesures dans le traitement de deux événements tragiques survenus à l’automne 2015. Alors que la photo du petit Aylan, échoué au large de la Turquie, a fait le tour des médias, les images du massacre du Bataclan n’ont pas été diffusées à la télévision. Que nous dit de l’idéologie dominante ce tri des images ?

Il y a des Aylan autorisés et des Aylan interdits, et le respect dû aux morts a bon dos. En réalité, la photo d’un enfant échoué sur une plage n’a pas valeur d’information. Chaque été, des enfants se noient dans des piscines privées et on ne nous montrera jamais un cadavre. En outre, cette photo était censée « parler d’elle-même » mais précisément, les médias ont fait dire ce qu’ils voulaient à cette image, de manière très contrôlée : Aylan n’était pas victime de la guerre ou de Daesh mais de la « forteresse Europe ». Nous sommes donc mis en accusation par cette photo, la révolte qu’elle nous inspire se retourne contre nous. La même manipulation eut été impossible avec les morts du Bataclan ou, pour prendre un exemple plus récent, avec le cadavre de la fillette à la poupée, écrasée par le camion du terroriste à Nice. L’épisode de la photo d’Aylan restera sans doute dans l’histoire comme l’une des plus monumentales tentatives de retournement de l’opinion depuis l’invention des médias de masse, au même titre que les affiches représentant les noyés du Lusitania, en 1915 : des dessins atroces qui visaient à faire accepter l’entrée en guerre des États-Unis à une opinion américaine réticente.

Et justement, n’y aurait-il pas beaucoup à dire sur le traitement lexical de l’accueil des migrants face à une opinion française réticente ?

Si. Sur France Info, quand les migrants arrivent en Hongrie, la journaliste dit : « Le gouvernement refuse de les accepter, la propagande s’organise pour convaincre la population. » Quand ils arrivent en France, où le gouvernement accepte de les accueillir, on ne dit pas : « La propagande s’organise pour convaincre la population » mais « il faut faire des efforts de communication pour lutter contre les préjugés ». La propagande (rebaptisée communication) est assurée par les médias eux-mêmes, qui la dénoncent uniquement quand elle va dans l’autre sens.

Vous n’êtes pas beaucoup plus tendre avec la « réinfosphère » de droite – Fdesouche, TV libertés ou Radio Courtoisie – que vis-à-vis des médias dominants…

On y retrouve le même genre de manipulations que dans les grands médias. La réinfosphère dénonce la notion de « dérapage islamophobe » tout en cautionnant le concept de « christianophobie ». Cette schizophrénie n’est pas tenable. Je donne aussi dans mon livre des exemples de citations tronquées ou sorties de leur contexte. La stratégie d’opposition au système dominant ne saurait excuser qu’on en reproduise les travers, au prétexte que ce serait pour la bonne cause. La réinfosphère repose sur le même mythe que l’infosphère : une information neutre, impartiale, contre ceux qui nous mentent. Je n’aime pas qu’on entretienne le mythe de la neutralité. Je distingue « orientation » et « manipulation » pour montrer que l’orientation est inévitable. Quand on lit Libération ou Valeurs actuelles, on sait à qui on a affaire.

Mais la réinfosphère vous invite régulièrement alors que des spécialistes des médias comme Daniel Schneidermann n’ont jamais daigné vous donner la parole.

Un journaliste d’une grande chaîne télé a dit à mon éditeur : « Mais c’est un livre pour Causeur ! » Je crois que dans sa bouche ce n’était pas un compliment ! (rire) Mon livre critique les grands médias : ils ne se bousculent donc pas pour en parler… exception faite de Frédéric Taddeï, Natacha Polony et Éric Zemmour, qui ont été les premiers à le chroniquer ou à m’inviter. Inversement, des médias comme TV-Libertés considèrent que ma critique du système leur est globalement favorable et, en me donnant la parole, acceptent le risque de m’entendre aussi les critiquer, eux. Moi, je prends un double risque en acceptant leur invitation : être instrumentalisée comme caution intellectuelle par la réinfosphère et diabolisée par les grands médias. Un article paru dans L’Obs, signé Anne Crignon, présente mon livre comme un « brillant travail » mais tente de me nazifier au seul prétexte que j’ai accepté de venir le dédicacer à la fête de Radio Courtoisie ! Outre les fausses informations et les insinuations, j’ai retrouvé dans ce texte, avec une certaine délectation, bien des procédés que je dénonce dans mon livre…

Est-ce à cause de ces procédés que vous prédisez l’effondrement du système médiatique ?

À cause de la crétinisation généralisée dont l’école est largement responsable, nous n’avons plus la capacité d’argumenter. En outre, même si nous avions l’outillage intellectuel nécessaire, nous ne pourrions pas nous exprimer : on a vite fait de se rendre coupable de « dérapage ». Ces phénomènes conduisent au durcissement des positions et à une poussée de brutalité. On s’achemine vers des affrontements particulièrement violents : Ivan Rioufol parle de « guerre civile qui vient ». Les médias se retrouvent au cœur d’un système qui ne peut que s’effondrer de lui-même sous les coups de ce qu’il a produit : des abrutis radicalisés.[/access]

La Langue des médias : Destruction du langage et fabrication du consentement

Price: 20,00 €

31 used & new available from 2,62 €

La Boétie, la tyrannie et nous

laboetie servitude ibsen montesquieu
Statue d'Etienne de La Boétie. wikipedia. Tommy-Boy.

Vous vous rappelez : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… » (Montaigne, Essais, I, 28 — « De l’amitié »)

Comme je suis un grand paresseux, j’ai passé l’été à travailler mes cours de l’année à venir. En particulier, sur le programme imposé en classes prépas scientifiques — renouvelé chaque année.
À savoir, le Discours de la servitude volontaire, les Lettres persanes et Une maison de poupée, trois œuvres majeures rassemblées sous l’intitulé « Servitude et soumission ».
On sait que l’Inspection générale, à qui le ministre ne laisse presque plus rien à faire depuis que tout se décide à la DGESCO où l’inépuisable et irremplaçable Florence Robine joue le rôle effacé de vrai ministre pendant que l’autre papillonne devant les écrans télé, a un strict devoir de réserve. Ce qu’elle a à dire, elle l’exprime par la bande — en l’occurrence par les programmes, étant entendu que ce que l’on fait en classes préparatoires — tous des enfants de bourgeois — n’intéresse guère un ministère qui se penche avec sollicitude sur l’art et la manière d’abrutir le plus grand nombre possible d’élèves dans le minimum de temps.

Trois œuvres sur la tyrannie. Montesquieu s’intéresse autant à l’exercice du pouvoir par ce « vieux » roi de France qu’était Louis XIV en 1714 qu’à la domination d’un sultan sur son harem : c’est le thème à proprement parler romanesque qui court dans les Lettres persanes, et qui explose dans les dernières pages en une splendide révolte des courtisanes contre leur seigneur et maître — serait-il possible que des femmes en pays d’islam ne se sentent pas libres ? J’en ai parlé par ailleurs. Ibsen met en scène la révolte d’une femme contre la tyrannie de son mari — ah bon, le modèle scandinave tant vanté ne serait finalement pas si libéral que cela ? Quant à La Boétie, il a rédigé à 18 ans (j’ai commencé par là : vous voyez, les p’tits, ce qu’écrivait un garçon de votre âge il y a cinq siècles, et maintenant réfléchissez à la façon dont le niveau monte sans cesse) l’une des études les plus exemplaires sur les mécanismes de la dénaturation de l’homme par la tyrannie. Les Protestants, premiers éditeurs de l’œuvre après la mort précoce de l’auteur, l’avaient re-titrée « le Contre Un », et en avaient fait un brûlot anti-monarchique. C’était sans doute forcer un peu le sens, mais l’époque s’y prêtait : le juriste préféré de La Boétie, Anne de Bourg, celui qui lui a enseigné le Droit, avait eu le tort d’adhérer à la Réforme et a été condamné au bûcher en 1559 — par égard pour sa condition d’universitaire, on a bien voulu l’étrangler avant de le passer au feu.

Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli.



Une maison de poupée - Edition prescrite - Prépas scientifiques 2016-2017

Price: 7,20 €

45 used & new available from 1,18 €

Vive la rentrée des cases!

3
tintin bande dessinee lausanne
Sipa. Numéro de reportage : 00647804_000009.

C’est avec les vieux héros qu’on fait les meilleures bandes dessinées. Comme si la ligne claire était un horizon indépassable. Les anciens ont définitivement gagné la partie. La nostalgie, cette maladie du siècle naissant, a pris en otage le 9ème art pour notre plus grand plaisir. Notre portefeuille n’étant plus en mesure de suivre l’inflammation financière des dernières ventes aux enchères, on se contentera de relire nos vieux albums usés jusqu’à la corde. La frénésie spéculative a mis un frein définitif à notre envie secrète de posséder des originaux. En avril dernier, le filloniste repenti Renaud a troqué son perfecto à clous pour un pull-over sur les épaules. Les « Mistral gagnant » valent désormais de l’or en barre. Il s’est séparé de sa double planche du Sceptre d’Ottokar, une encre de Chine sur papier datant de 1939, pour un peu plus d’un million d’euros. Laisse bêton ! La BD n’est plus une affaire de gamins attardés mais un marché aussi structuré que l’automobile de collection, la photographie ou le « street art ». Dans les ports francs, Hergé est désormais plus recherché que Picasso ou Bugatti. Entre milliardaires, on s’échange du Tintin à l’abri des palaces comme, autrefois, on bataillait pour des vignettes Panini sous des préaux chauffés à blanc. Les Dupont/Dupond en perdent leur chapeau melon.

Le mois de septembre s’annonce tintinesque, je dirais même plus : la tintinophilie se propagera dans toutes les couches de la société. Aucun vaccin n’a réussi, à ce jour, à endiguer ce virus belge. Le Grand Palais accueillera une exposition Hergé du 28 septembre au 15 janvier 2017. Préparez-vous à faire la queue ! Depuis la fin de l’été, le  reporter à la houppette et son fox blanc affolent les éditeurs et rendent fous de jalousie les romanciers de l’automne. Car, avouons-le, peu de fictions de la rentrée arrivent à la cheville d’un Tintin qui n’a besoin que de 46 pages pour nous faire décoller. Certains pavés devraient s’en inspirer. On frise le génie, l’œuvre totale avec bulles et vignettes, fluidité et action, style et imagination.  Parmi tous ces livres à la gloire de Moulinsart, « La grande aventure du Journal Tintin 1946-1988 » vous permettra de passer l’hiver, surtout les douloureuses Primaires du Centre et de la Droite, sans abuser d’anxiolytiques ou de vin chaud.

Toute l’histoire de l’hebdomadaire des jeunes de 7 à 77 ans racontée et réunie dans un volume aussi lourd que les bijoux de la Castafiore. Un travail monumental qui démontre comment un journal est devenu le porte-étendard d’au moins trois générations. Le 26 septembre 1946, un jeudi évidemment, paraissait le premier numéro au prix de 3,50 francs. 12 pages dont 4 en couleurs et un tirage de 60 000 exemplaires (140 000 en français et 20 000 en flamand) écoulé en seulement trois jours. La réalisation avait été confiée à l’imprimeur bruxellois Van Cortenbergh, une fabrication en héliogravure, gage de qualité et de confort de lecture. Les Editions du Lombard ont misé gros sur ce numéro 1 qui dévoile en prépublication « Le Temple du Soleil ». Sur la couverture, de dos, Milou, Tintin et le Capitaine Haddock sont pris d’effroi devant une statue inca. En matière de teasers, les studios d’Hollywood peuvent remballer leur quincaille.

Dans cette épaisse bible, vous pourrez retrouver la seule histoire courte créée par Edgar P. Jacobs et puis tous les héros éternels de la revue : Clifton, Alix, Guy Lefranc, Chlorophylle, Ric Hochet, Dan Cooper, Michel Vaillant, Zig et Puce ou encore Prudence Petitpas. Tous nos compagnons d’insomnie sont là ! Les classiques n’ont pas fini de faire de l’ombre aux jeunots d’un secteur pourtant en pleine expansion. Le 25 novembre prochain, sortira Le Testament de William S., un nouveau Blake et Mortimer, exécuté royalement par Yves Sente et André Julliard. Le professeur rouquin et le capitaine gominé traquent le fantôme de Shakespeare. Et si ce week-end, l’idée vous vient de traverser les Alpes, rendez-vous à BDFIL, le Festival de Bande-Dessinée de Lausanne (du 15 au 19 septembre) reçoit comme invité d’honneur Derib. Un ami de la famille Tintin. Le créateur de Yakari et de Buddy Longway a fait les heures de gloire du magazine. Décidément, la Suisse est l’autre grand pays de la BD. A commander et à lire absolument, l’excellent numéro 2 de Bédéphile, la revue annuelle de bande dessinée publiée par Les Editions Noir sur Blanc. On y parle d’Hergé encore, de Catherine Meurisse, d’érotisme en strip et d’une autre revue « le Crapaud à lunettes », un mensuel destinée aux jeunes helvètes. Faites passer, c’est de la très bonne BD !

Festival de Bande dessinée de Lausanne, du 15 au 19 septembre.

La Grande aventure du journal Tintin 1946-1988 – Les Editions Moulinsart et Le Lombard.

Bédéphile – Numéro 2 – Revue annuelle de bande dessinée – Les Editions Noir sur Blanc.


Alberto Garlini, l’Italie en noir et rouge

1
alberto garlini pasolini noirs rouges
Alberto Garlini, par Daoud Boughezala.
alberto garlini pasolini noirs rouges
Alberto Garlini, par Daoud Boughezala.

Daoud Boughezala et Elisabeth Lévy. Deux de vos romans, Un sacrifice italien (Christian Bourgois, 2008) et Les Noirs et les Rouges (Gallimard, 2014), tournent autour de l’affrontement entre fascistes, communistes et démocrates-chrétiens dans l’Italie des années 1940 et 1970. Pourquoi cette longue guerre civile vous obsède-t-elle ?

Alberto Garlini. Du Moyen Âge aux années de plomb, l’un des drames séculaires de l’Italie est que l’esprit de parti supplante toute notion de bien commun. Voilà ce qui m’obsède. Au xiiie siècle, par exemple, les communes italiennes étaient souvent divisées en plusieurs factions. Mais le parti vaincu n’acceptant pas sa défaite, il quittait les lieux pour s’allier avec la ville voisine et reprenait ainsi le pouvoir. Autrement dit, chaque camp préférait se soumettre à une puissance étrangère plutôt qu’à ses rivaux. Et ce problème s’est aggravé depuis la guerre civile qui a marqué la fin de la Seconde Guerre mondiale (1943-1945) entre fascistes et antifascistes d’une part, et à l’intérieur de la résistance antifasciste d’autre part. C’est un épisode que je raconte dans Un sacrifice italien : la guerre entre résistants a commencé dans les montagnes du Frioul, à Porzus, où les partisans communistes ont tué 17 partisans démocrates-chrétiens, dont Guido, le frère aîné de Pasolini.

Une mort qui a traumatisé le jeune Pier Paolo. Pourquoi n’a-t-il jamais pu faire le deuil de ce frère perdu ?

Il a toujours été le fils préféré de sa mère, qui le gâtait davantage que son frère Guido. Lorsqu’ils ont décidé de combattre le régime de Mussolini, Guido a été le plus prompt à l’action et a pris les armes. Quand Guido luttait dans la résistance, Pier Paolo n’est jamais allé le voir. Guido a écrit des lettres très émouvantes dans lesquelles il dit attendre un signe d’approbation de son frère, geste qui n’est jamais venu. C’est à cette période que Pasolini a écrit une pièce de théâtre en frioulan qui se déroule durant l’invasion ottomane de la région à la fin du xve siècle. Il y met en scène deux frères, l’un qui décide de combattre les Turcs et périt au front pendant que l’autre reste à la maison. Il a écrit cette pièce avant la mort de Guido. Pier Paolo a en quelque sorte prophétisé la mort de son frère, le faisant mourir dans la fiction avant que cela se produise dans la vie réelle.[access capability= »lire_inedits »]

Dans Un sacrifice italien, vous l’avez imaginé expier tous ses péchés en organisant son suicide assisté, avec la complicité de petits voyous proches des milieux néo-fascistes. Cette intrigue est-elle issue d’une thèse réaliste sur sa mort ?

Giuseppe Zigaina, un artiste ami de Pasolini, a écrit de nombreux articles où il soutient que Pasolini a choisi de mourir de cette manière. Mon livre est une pure fiction, mais j’ai trouvé métaphoriquement très riche l’idée que Pasolini décide de se suicider au milieu des années 1970, à une période où la vieille Italie était remplacée par l’actuelle.

La critique du passage de l’ancien monde traditionnel à une modernité destructrice est très pasolinienne. Qu’a-t-on retenu de sa pensée hétérodoxe en Italie ?

Pasolini joue un rôle très important dans la culture italienne, mais il a été épuré de ses aspects les plus dérangeants. On en a fait une sorte de saint. Or il était pétri de contradictions. En marxiste, il croyait par exemple à l’émancipation du prolétariat mais célébrait le vieux monde. Pensez donc : il est devenu communiste quand son frère tant aimé s’est fait tuer par les communistes ! Puis il a évolué dans un parti trop puritain pour tolérer son homosexualité. Chez Pasolini, la raison s’opposait perpétuellement à la chair. À la fin de sa vie, il a même abjuré sa « Trilogie de la vie » (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits)…

… dont il a fini par juger les scènes érotiques plus très subversives à l’ère de l’hédonisme généralisé. A contrario, dans son dernier film Salò, qui montre les derniers jours du régime de Mussolini, les chemises noires font manger leurs excréments à des jeunes filles et… marient des hommes. C’est une critique assez réactionnaire du nihilisme fasciste.

Pasolini a vu dans le fascisme de Salò une métaphore du consumérisme capitaliste, lequel transforme toute chose en marchandise susceptible d’être échangée sur un marché. Il craignait la banalisation et la marchandisation des corps et du sexe. C’est tout le sens de la métaphore de la merde dans Salò : pour Pasolini, tout ce qui est digéré par le capitalisme est voué à terminer en excrément. S’il met en scène des mariages homosexuels aussi caricaturaux c’est pour exprimer sa peur d’une perte de sens généralisée.

On peut se demander comment il aurait réagi à l’instauration du mariage gay.

En Italie, le mariage homosexuel a été voté il y a quelques mois. C’est une espèce de standard social qui semble assez peu compatible avec l’anticonformisme de Pasolini, qui s’opposait notamment à l’avortement. Mais ne faisons pas parler les morts. D’autant qu’il aurait sans doute su nous étonner.

Pasolini a aussi attaqué les soixante-huitards, prenant le parti des policiers prolétaires contre les jeunes bourgeois révoltés. Les Noirs et les Rouges commence justement le 1er mars 1968, sur le campus romain de Valle Giulia. Surprise, à l’avant-garde du mouvement contestataire, on retrouve… l’extrême droite !

Sur les photos de Valle Giulia, prises juste avant l’affrontement avec la police, on reconnaît en effet au premier rang du cortège une dizaine de militants néo-fascistes notoires. C’est à ce moment-là qu’a commencé la « stratégie de la tension » mise en place par une partie des services de sécurité agissant avec la complicité d’hommes de paille.

Qu’est-ce exactement que la « stratégie de la tension » ?

Cette méthode s’inspire d’une technique du coup d’État développée par le célèbre faux antisémite des Protocoles des sages de Sion. Introduire des individus manipulés à l’intérieur des groupes communistes avait pour but de provoquer des actions violentes et de nuire au mouvement marxiste qui voulait changer l’Italie. Ainsi, la spirale de la violence devait susciter une demande d’ordre qui se serait traduite dans les urnes. Dit ainsi, cela semble couler de source mais cette stratégie s’est scindée en plusieurs phases et n’a pas été sans contradictions.

Quel rôle a joué l’attentat de la piazza Fontana (décembre 1969) dans cette montée aux extrêmes ?

L’attaque de la piazza Fontana – d’abord imputée à des anarchistes mais perpétrée par des néo-fascistes dans une banque milanaise – a été le détonateur de la violence qui s’est propagée de manière croissante jusqu’à l’enlèvement et la mort d’Aldo Moro en 1978. Une étrange maladie a alors contaminé toutes les villes du pays, désormais divisées entre zones noires et rouges. Pour la seule année 1969, cette guerre civile de basse intensité a provoqué des centaines d’actes violents : tout communiste qui se risquait à entrer en zone fasciste était frappé, et réciproquement.

L’assassinat du démocrate-chrétien Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978 est bien la preuve que la stratégie de la tension s’est aussi appuyée sur l’extrême gauche…

Certains pointent du doigt la responsabilité des services secrets dans l’opération montée contre Aldo Moro, mais rien n’est avéré. Une chose est sûre : Aldo Moro a été enlevé le jour même où le Parlement devait voter le compromis qu’il avait négocié entre démocrates-chrétiens et communistes. Il était le seul homme politique apte à réaliser ce compromis historique et cela lui a coûté la vie. Sa disparition a conduit le parti communiste italien à changer radicalement de posture. Sur un plan symbolique, Moro est la parfaite incarnation du bouc émissaire selon René Girard : une victime innocente dont la mort sacrificielle permet à la société d’exorciser ses tensions après une phase d’escalade de la violence.

Décidément, l’idée de sacrifice vous hante. Les Noirs et les Rouges s’ouvre sur un meurtre rituel, puisque le héros néo-fasciste Stefano tue accidentellement un étudiant d’extrême gauche, dont il aimera la sœur. Cette exécution involontaire est-elle une allégorie des années de plomb jonchées de cadavres ?

Pour un écrivain, il y a deux approches possibles de la réalité : une méthode conspirationniste ou une lecture sacrificielle. J’ai mis cinq ans à écrire Les Noirs et les Rouges¸ lu des centaines de biographies de fascistes et regardé énormément de documentaires sur les années de plomb. In fine, au récit rationnel des conspirations que certains ourdissaient pour atteindre leurs fins, j’ai préféré une approche sacrificielle. Comme l’Évangile, cette lecture des faits ne prend aucune distance avec le corps de la victime. Lorsque vous le tenez dans vos bras,

il devient impossible de mentir ou de réécrire l’histoire. Ainsi, à la fin du roman, Stefano change radicalement de point de vue sitôt qu’il découvre la dépouille de la femme qu’il aimait. Si j’ai étalé la description de son corps mort sur tout une page, c’est que cette vision ramène Stefano à la réalité et l’éloigne des théories complotistes qui peuplaient jusque-là son esprit.

Jusque dans les crimes qu’il commet, Stefano, votre fasciste de héros, paraît éminemment humain et digne d’empathie. Ne pas en avoir fait un monstre absolu vous a-t-il attiré des mauvais procès ?

J’ai été accusé de tous les maux. Les uns m’ont reproché de faire le jeu du fascisme, les autres de l’antifascisme. Tout cela parce que j’ai voulu créer un personnage auquel chacun de nous peut s’identifier, et non quelqu’un qui soit le Mal absolu. Cela suppose de sortir de l’esprit de parti qui impose une vision manichéenne des choses.

Hélas, lorsque vous écrivez un livre qui n’épouse pas intégralement le point de vue d’un camp, votre œuvre a peu de chances d’être comprise. J’avais pourtant l’impression d’être très clair dans mes intentions : raconter l’histoire d’un jeune fasciste – fasciné par la mythologie de mort et de violence liée à cette idéologie – qui prend conscience de ses erreurs à la mort de la femme qu’il aimait.

Et l’Italie, qu’a-t-elle conservé des vingt ans de la période mussolinienne ?

Un héritage aussi considérable que préoccupant. Toute la classe moyenne italienne a été façonnée par les vingt ans de la période mussolinienne. Ses membres ont endossé l’héritage fasciste, comme une sorte de légende familiale qui s’est maintenue de manière souterraine. Aujourd’hui, la politique italienne n’est plus à l’heure des idéologies et la politique se résume à l’administration des choses. Aucun homme politique n’est capable d’avancer un projet d’avenir ni de vous dire à quoi ressemblera l’Italie dans dix ans. Cette impasse me paraît propice à la résurgence du fascisme, qui correspond à une constante anthropologique.

Que voulez-vous dire ?

Au lieu de réfréner vos pulsions agressives, le fascisme vous encourage à les assouvir. Si la violence verticale organisée par l’État a disparu, le risque d’une violence horizontale existe d’autant plus que j’observe un très fort sentiment diffus de violence, notamment verbale.

De nos jours, à quel projet idéologique peut se raccrocher le lumpenprolétariat des banlieues pauvres de Rome, confronté au chômage de masse et à l’immigration ? Traditionnellement, la politique accomplit une opération chimique : transformer le sentiment d’injustice en projet politique d’avenir. Au fond, les trois grands projets politiques qu’ont été le christianisme, le communisme et le capitalisme libéral fonctionnent de la même façon : ils enjoignent aux déshérités de prendre leur mal en patience et de ne pas s’en prendre immédiatement aux puissants car la justice régnera – au royaume des cieux, sous la dictature du prolétariat, ou lorsque vous aurez fait fortune à force de travail. Mais le ressentiment du peuple n’ayant aujourd’hui plus aucun exutoire idéologique, il est instrumentalisé par certains hommes politiques, notamment contre les immigrés.

Surfant sur le sentiment anti-immigration et la crise, Beppe Grillo et son Mouvement 5 étoiles viennent de réaliser une forte percée aux élections municipales italiennes. Que vous inspire-t-il ?

Grillo a été le premier à utiliser internet à des fins politiques, en faisant une arme de propagande massive. Si le contenu de son programme est assez archaïque, en ce qu’il donne l’impression de voir le monde en noir et blanc, il utilise une technologie très moderne. En ce sens, il se rapproche des méthodes du fascisme et du communisme qui sont devenus des systèmes de pouvoir, ce que le grillisme n’est pas.

Vous ne semblez guère optimiste…

J’ai le sentiment que l’état du monde ne peut qu’empirer. Des problèmes structurels tels que la crise des migrants, la crise économique ou la simple quête d’une éthique commune semblent insolubles. Comme Voltaire, je me contente donc de cultiver mon jardin ![/access]



Un sacrifice italien

Price: 3,00 €

15 used & new available from

Les petites mains de l’épopée

18
maurin picard heros guerre

maurin picard heros guerre

Les héros ordinaires sont, pour la plupart, des hommes du rang.  Sont-ils pour autant choisis au hasard par Maurin Picard ? Leur popularité tardive, selon l’auteur, cache peut-être « une quête de sens, comme une sollicitation plus ou moins consciente adressée aux vétérans de 1939-1945, naguère confrontés à un choix relativement simple entre le Bien et le Mal, du moins en apparence. » Ils « éveillent l’intérêt des générations actuelles en quête de repères, déboussolées moralement face aux soubresauts politiques. » Autrement dit : ils sont à la fois évocateurs et représentatifs. L’auteur étant journaliste aux États-Unis, on n’est pas étonné que ses héros soient presque tous américains ou canadiens, auxquels on ajoute un Français et un Allemand. Un “bon Allemand”, bien sûr : jeune pilote participant, à bord de son jet ultramoderne, à la défense de Berlin contre les bombardements alliés en 1945, il « ne tenait ni à mourir ni à tuer », répugnant aussi à descendre les « avions magnifiques » de ses adversaires. Du reste, il parle beaucoup de mécanique et moins de combats. Il faut, selon lui, avant tout « sentir l’avion, le respecter ».

En face de lui, les anciens soldats alliés sont tout aussi modestes. Ce qui les motivait ? « Il fallait le faire » (do the job). Et si « un tel exploit serait impossible aujourd’hui », d’après un aviateur,  c’est sans doute en raison de l’atmosphère générale et non d’un ensemble de qualités ou défauts individuels. Pour motiver les troupes, on pouvait aussi compter sur l’admiration envers les supérieurs : le général Patton, par exemple, ou le capitaine Fluckey, commandant d’un sous-marin au palmarès étonnant. L’importance de la solidarité créée par le risque encouru collectivement apparaît aussi dans l’image saisissante de la dissolution d’une unité de commandos américano-canadienne. Tandis que les Canadiens sortent du rang pour monter dans des camions, les Américains reçoivent l’ordre de serrer les rangs, mais ils refusent. Dans cette unité d’élite, débarquée en Italie en 1943, le taux de perte s’est élevé à 134% ! Explication : les blessés rempilaient avant l’heure.

Des dizaines d’années plus tard, les membres survivants de l’escadre envoyée bombarder Tokyo en 1942 continuent à se réunir, chaque année, accomplissant un rituel digne d’Agatha Christie avec de petits verres en argent autour d’une bouteille de cognac Hennessy 1896. Avec le temps, les moments d’angoisse s’effacent au profit des souvenirs de moments humains. D’ailleurs, Maurin Picard affirme avoir choisi ses témoignages « pour leur humanité, leur fibre épique, leur valeur historique. » Les héros ont-ils des remords ? Non. Mais ils ont peut-être le sentiment que quelque chose les dépasse. Maurin Picard suggère quand même l’existence d’un vague sentiment de culpabilité. Celui d’avoir « survécu injustement », lié aux horreurs à la fois subies et perpétrées. Il évoque notamment le cas d’un ancien pilote qui contribua à couler le cuirassier Bismarck et ses quelques 2000 hommes à bord, son obsession de vouloir « faire la paix avec toutes ces ombres familières », aussi bien ennemis que camarades morts au combat.

En tout cela, Dieu n’est pas absent. Dans un moment critique, un pilote se souvient qu’il « imaginait que chacun priait un peu dans son coin, discrètement. » Le terrible Jake McNiece, ancien commando, est même devenu pasteur. Et pourtant, c’était une tête brûlée, y compris à l’entraînement. Un soir de beuverie, il a volé une locomotive pour rentrer au cantonnement, mais a malencontreusement fait exploser la chaudière en route…

En dépit des bombardements massifs sur Londres ou en Allemagne et surtout de la solution finale en Europe, le théâtre des opérations en Asie fournit, semble-t-il, un plus grand nombre de cas-limite entre l’engagement militaire et la tuerie de civils. L’auteur évoque brièvement la « lettre rageuse » de Tchang Kai Tchek à Roosevelt, consécutive au bombardement de Tokyo et au refuge des pilotes américains sur la côte chinoise. Les représailles japonaises, d’une sauvagerie inouïe, ont provoqué la mort de 250 000 civils, affirme le nationaliste chinois. Une enquête ultérieure est arrivée au bilan moins gigantesque, mais considérable, de 10 000 morts. Dur d’être un héros… même s’il importait, pour les États-Unis, de montrer au Japon qu’il n’était pas un sanctuaire intouchable.

Par ailleurs, les dix aviateurs capturés suite à ce raid furent traduits devant la justice japonaise pour avoir largué des bombes sur des écoles et des hôpitaux. On était encore loin d’Hiroshima. Et voilà justement qu’au dernier chapitre vient le tour de Dutch Van Kirk, navigateur à bord du B29 Enola Gay, le 6 août 1945. La présence de Van Kirk dans le volume pose visiblement un problème à son auteur, car l’homme « reste difficile à qualifier de héros ». Pourtant, il s’est décidé en s’appuyant sur les critères de Karl Marlantes : répondre aux attentes liées à ses responsabilités  mais aussi risquer sa vie pour sauver celle de beaucoup d’autres. En fait, le cas du bombardement atomique a suscité de nombreux débats sur ces deux points, mais Maurin Picard a choisi de ne pas polémiquer au sujet de l’hypothèse selon laquelle l’imminence de l’invasion soviétique aurait précipité la capitulation du Japon au moins autant que la bombe. Quant à Dutch Van Kirk, il reste « campé sur lui-même, certain d’avoir agi comme il le fallait ». Picard ajoute seulement que « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire et tracent la distinction ténue entre le Bien et le Mal absolu, entre exploit stratégique et crime de masse. »

À chacun de comparer le destin des « héros ordinaires » et celui des “antihéros extraordinaires” à l’image, par exemple, de ceux du Long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot. Entre les deux, certainement, se trouve la question de la foi en la justesse des objectifs du pouvoir politique.

D’ailleurs, la petite histoire (des héros et des antihéros) croisent immanquablement la grande. Ainsi Léon Gautier, jeune engagé français dans les commandos britanniques a-t-il dû attendre jusqu’en 1992 pour recevoir la légion d’honneur. Séquelles, dit-on, de la rancune de De Gaulle envers la perfide Albion… Le cas de Gautier est aussi l’occasion de revisiter les traces laissées par Mers-El-Kebir… De toute évidence, la marine française n’était pas particulièrement gaulliste. Et la Kriegsmarine, souligne Picard, n’était pas non plus fanatiquement nazie.

Un chapitre consacré à la libération de personnalités françaises enfermées dans un château-fort du Tyrol se situe de manière assez cocasse à la frontière de la petite et de la grande histoire. Tandis qu’un officier allemand rallié aux forces anglo-américaines (nous sommes le 4 mai 1945), se montre « très poli, digne et triste », le capitaine américain qui commande le détachement libérateur inspire à Edouard Daladier, qui figure parmi les otages, de sombres pensées consignées dans son Journal de captivité. « Si la politique américaine ressemble au capitaine Lee, alors l’Europe en verra de dures. » Depuis de longs mois, la haine cordiale règne parmi les hôtes de la forteresse, qui décrivent un large éventail du « résistant » au « collabo ». À une table déjeunent Gamelin, Clemenceau fils et Paul Reynaud tandis qu’à une autre sont installés Jean Borotra, le général Weygand et le colonel de La Roque.

Bientôt, les Américains mettront de l’ordre dans tout cela. À ce propos, il est frappant de constater le nombre de films évoqués par Maurin Picard dont les exploits de ses héros ont été la source d’inspiration. Coulez le Bismarck (1957), L’Odyssée du sous-marin Nerka (1958), Le jour le plus long (1961), Les douze salopards (1967), Les brigades du diable (1968)… Toute une époque. Les États-Unis régnaient alors sans partage sur les esprits européens. Et c’est justement aujourd’hui, quand on se met à faire la théorie du Soft-Power, que certains doutes commencent à poindre.

Esquivant l’analyse des grandes manœuvres géopolitiques, Maurin Picard invite, en revanche, son lecteur à découvrir au début de chaque chapitre les lieux où il a rencontré ses témoins. Ici une coquette demeure de famille dans le New Jersey, là un chalet en bois sous la neige dans l’Ontario, puis quelques maisons de retraite de luxe en Floride ou en Californie, des meetings aériens dans la chaleur étouffante des villes du Middle West. Un véritable Road Movie des États-Unis comme on les aime aux paysages pittoresques… On se demande, finalement, si le panel de héros ordinaires n’a pas été choisi pour cela. L’Amérique n’a pas épuisé tout son capital de sympathie…

Maurin Picard, Des héros ordinaires. Au coeur de la Seconde guerre mondiale, Perrin, 2016.






Propriété privée, film précurseur

2
leslie stevens propriete privee

leslie stevens propriete privee

Alors qu’il tente d’entrer en contact avec sa riche et belle voisine, un des deux petits malfrats de Propriété privée se présente à elle en disant qu’il cherche un monsieur Hitchcock. Ce petit clin d’œil n’est pas innocent car il plane sur Propriété privée, le premier film de Leslie Stevens, un lourd parfum de sexualité, de frustration et de voyeurisme à la Fenêtre sur cour.

Qu’on en juge : Duke et Boots sont deux marginaux qui remarquent à une station-service une affolante jeune femme. Ils obligent un représentant de commerce à les prendre en voiture et à suivre cette belle inconnue. Celle-ci habite dans une somptueuse villa de Los Angeles avec un mari qui la délaisse bien trop souvent. Remarquant que la maison d’à côté est inhabitée, les deux hommes s’installent et profitent d’une vue imprenable sur le jardin de la belle et sur ses bains de soleil devant la piscine…

Pour un film de 1959, Propriété privée est étonnant  dans la mesure où il recourt à des schémas quasiment pornographiques : barrières de classes avec un spectateur/voyeur masculin renvoyé à sa misère sexuelle (Boots est puceau), un objet du désir féminin inaccessible car riche et belle, une possibilité de briser l’écran par la puissance sexuelle que dégagent ces « prolos » tandis que l’époux délaisse sa femme frustrée… Bref, en caricaturant à l’extrême, on retrouve le modèle insubmersible du plombier couillu qui débarque chez la bourgeoise pour la dérider un peu !

Evidemment, le film est d’une autre teneur et Leslie Stevens, par la grâce d’une mise en scène inspirée et sans la moindre mauvaise graisse (le film dure à peine 1h20) parvient à faire de son récit un drame étouffant à la Tennessee Williams sur les affres du désir et de la frustration.

Il est possible de distinguer une progression en trois actes construits autour de trois intrusions. La première intrusion est celle du regard. Ceux que lancent les deux petits délinquants vers cette belle voisine alanguie dans des positions équivoques. Stevens parvient, grâce à ce voyeurisme exacerbé à créer un climat lourd et moite. Rien n’est montré mais tout est suggéré sans le moindre doute. Il faut voir cet incroyable moment où Ann bavarde avec un mari qui, visiblement, reste indifférent à ses désirs tandis qu’elle imprime avec sa main un lent mouvement de va-et-vient sur… une bougie. Difficile de faire plus explicite comme symbole !

La deuxième intrusion est celle de Duke qui cherche à se faire engager comme jardinier. Là encore, Stevens exacerbe la tension sexuelle entre les deux personnages. L’homme qui s’occupe de la pelouse est torse nu et plein de sueur, offert aux regards de la jeune femme troublée. C’est le temps de la séduction et du trouble. Le désir semble pouvoir passer outre les antagonismes sociaux.

Enfin, après avoir pénétré l’extérieur de la maison, Duke et Boots s’introduisent dans un troisième temps dans la maison même d’Ann. Le film devient alors plus inquiétant et annonce finalement une des grandes thématiques du cinéma américain des années 70 : le danger ne vient plus d’étrangers lointains mais s’immisce dans un décor quotidien et s’introduit au cœur même du foyer. En ce sens, Propriété privée apparaît aujourd’hui comme un précurseur de films comme Orange mécanique ou, mieux, Les Chiens de paille de Peckinpah. La violence y est davantage psychologique que physique mais le cinéaste parvient néanmoins à créer un climat oppressant en mêlant désir et frustration voire impuissance comme le suggère encore explicitement la scène où Boots replie son couteau et confesse qu’il n’arrive pas à posséder la belle Ann.

Un autre aspect passionnant de Propriété privée est sa mise en scène et l’élaboration d’un langage cinématographique assez raffiné (ces contreplongées inquiétantes qui alourdissent le climat) mais qui prend en compte l’arrivée de la télévision. Par son esthétique « domestique », le film évoque aussi bien le Psychose d’Hitchcock (encore lui !) que sa série télévisée  Alfred Hitchcock présente. Toute la thématique du voyeurisme renvoie à l’arrivée massive des postes de télé dans les foyers. Quand ils regardent par la fenêtre, Boots et Duke sont installés sur un canapé comme devant un petit écran. Le « spectacle » est désormais à domicile et les récits sont circonscrits à cette dimension domestique.

Méconnu, Propriété privée est donc un film de transition étonnant, entre les drames suffocants d’Elia Kazan et une certaine esthétique que l’on retrouvera aussi bien à la télévision que dans le « nouvel Hollywood ». A découvrir sans la moindre hésitation !

Propriété privée (1959) de Leslie Stevens avec Warren Oates, Correy Allen, Kate Manx.

Victoria, Jason Bourne, Nocturama, etc.

5
victoria justine triet nocturama

victoria justine triet nocturama

La défaite en plaidant

Elle se heurte, elle se cogne. Aux hommes, aux règles, au poids des choses. Son baby-sitter la plante en lui faisant une leçon de morale. Son ex (l’excellent Laurent Poitrenaux), écrivaillon, graphomane autofictionnel, décrit par le menu ses turpitudes intimes, mêlant avec perversité le vrai et le faux. Son meilleur ami (le beau Melvil Poupaud) l’entraîne dans des problèmes insolubles. Et son sauveur (Vincent Lacoste) la vole allègrement. L’avocate pénaliste Victoria Pick (Virginie Efira) est donc au bout du rouleau. Tel est l’argument de la désopilante comédie de mœurs Victoria, réalisée par Justine Triet (La Bataille de Solférino), dont le ton, l’énergie, l’intelligence des situations et des dialogues (jamais lourdement « dialogués ») inaugurent un style assez nouveau et frais dans le paysage français du genre.

Si l’on peut regretter que Vincent Lacoste n’en finisse pas de faire du Vincent Lacoste (aimable mollasson post-adolescent à qui les réalisateurs ne se résolvent pas à donner un rôle un peu plus à contre-emploi – il y a pourtant, pour qui sait regarder, du tueur chez cet acteur !), on ne peut qu’être emballé par l’énergie contenue de Virginie Efira, qui tient à elle seule tout le film, assume avec naturel les situations les plus absurdes et nous entraîne dans de longs fous rires. Notons également l’excellente prestation de Laure Calamy dans le rôle d’une avocate survoltée – épatante ![access capability= »lire_inedits »]

Cerise sur le gâteau, Victoria ne se contente pas de nous divertir (et comment !), elle nous offre aussi un beau portrait de femme qui ne vainc tout à fait que dans une forme de défaite amoureuse à laquelle psys et cartomancienne ne cessaient de l’inviter.

Victoria, un film de Justine Triet.

Se taper l’incruste !

La multiplication des procédés imitant la navigation internet fatigue le cinéphile.

Hollywood n’a pas son pareil pour s’emparer des faits de société, en pousser les curseurs jusqu’à la limite du crédible pour en faire des histoires qui transforment notre quotidien en aventure haletante. L’informatique, l’extension de la connectivité, l’analyse des masses de données, la géolocalisation des individus et des objets sont évidemment un thème fort du cinéma actuel. Ainsi le dernier Jason Bourne est-il tout entier orienté autour des questions de la surveillance mondialisée et des possibilités – musclées – de déjouer celle-ci. Dans un registre plus féminin, le film Nerve met en scène un groupe d’adolescents constamment reliés entre eux par les réseaux sociaux, et qui sont pris dans une spirale de transgressions absurdes, chacun devenant, via son smartphone, le spectateur de l’autre.

Au-delà des qualités des deux films (Jason Bourne vieillit, Nerve fait preuve d’une belle inventivité scénaristique), on ne peut qu’être frappé par l’omniprésence des incrustations – messages qui apparaissent dans un scintillement sonore –, zooms écran et autres boutons à cliquer qui transforment le grand écran en Game Boy géante. L’intention est évidente : ramener au cinéma un public de plus en plus scotché à ses écrans portatifs, quitte à rapprocher l’expérience de la salle et du grand écran de celle du jeu vidéo. C’est sans doute faire peu de cas de la singularité du cinéma et de ses possibilités qui ne sont pas toutes d’imitation. Et pour les vieux de la vieille, c’est franchement agaçant.

Nerve, d’Ariel Schulman, en salles.

Jason Bourne, de Paul Greengrass, en salles.

Désislamiser la radicalité

La sagesse populaire veut qu’on évite de parler de corde dans la maison du pendu. Bertrand Bonello n’aura pas eu cette délicatesse. Ayant imaginé, dès 2010, le scénario de Nocturama (une bande de jeunes gens commettent une série d’attentats au cœur de Paris), le réalisateur s’est finalement résolu à tourner son histoire en 2015, dans une ville pourtant déjà martyrisée par des événements comparables.

Ce télescopage est d’autant plus propice au scandale que l’histoire inventée par Bonello fait la part belle aux conjurés. Jeunes gens d’origines diverses, sans aucune motivation religieuse ni raciste, ces garçons et ces filles, souvent beaux, fragiles et pleins de grâce, semblent mus par la nécessité intérieure, presque vitale, de se révolter et de renverser l’ordre des choses. Ce faisant, Bonello « désislamise » la radicalité. Dans un saisissant contraste, les forces de l’ordre qui donnent l’assaut dans un bâtiment de l’ex-Samaritaine où se cachent les jeunes gens font figure d’assassins. Elles abattent froidement chacun des conjurés, même lorsque l’un d’entre eux, les mains en l’air et sanglotant, supplie les policiers de l’aider.

Ce renversement de la représentation des attentats de 2015 horrifiera tous ceux que la terreur islamiste a marqués, dans les esprits comme dans les chairs. Il ravira au contraire ceux qui n’ont jamais accepté la réalité de l’événement, sa dimension religieuse, raciste et fasciste, et voudront voir dans les actes de ces apôtres du chaos la réalisation d’une sorte de promesse messianique, façon L’insurrection qui vient. Nocturama est en lui-même un attentat contre les représentations sécuritaires et la distribution des rôles qu’elles imposent : victimes, tueurs déterminés et police secours. Que le réalisateur le veuille ou non, le film s’inscrit ainsi dans la logique perverse du long-métrage de Mel Gibson, Golgotha : les offenseurs deviennent victimes, les offensés persécuteurs. De facto, Nocturama réalise la sainte alliance entre le désir d’un certain christianisme de renverser l’ordre établi et celui de l’islam politique qui pare l’instinct de razzia d’oripeaux victimaires. Bertrand Bonello revendique le droit à la fiction, mais il ne peut ignorer ni le contexte politique dans lequel celle-ci s’inscrit ni l’inconscient religieux dont il est porteur.

Pourtant le film est beau. Si la première partie est un peu longue – Bonello insiste sur la diversité des origines des conjurés qui n’ont en commun que la jeunesse (donc, la révolte – tout est là), la seconde, pendant laquelle les terroristes se croient à l’abri dans un grand magasin fermé pour la nuit et où, grands enfants, ils livrent à la caméra une déconcertante fantaisie, est en revanche magnifique. Au cours de quelques scènes d’une stupéfiante beauté (le play-back de My Way, joué par l’excellent Hamza Meziani, vaut à lui seul d’aller voir le film), Bonnello permet à ses acteurs d’accéder à leur plus belle part, poétique et douce, d’autant plus bouleversante qu’on sait ces jeunes gens condamnés. Entre émotion et malaise, je me suis retenu d’applaudir.[/access]

Olivia Resenterra ou l’élégance cruelle

1
olivia resenterra garcon

olivia resenterra garcon

Il y a quelque chose de délicieux et d’étouffant dans le premier roman d’Olivia Resenterra, Le Garçon (Editions Serge Safran). Il ne faut surtout pas se laisser abuser par son sous-titre balzacien, « scènes de la vie provinciale ». Ce n’est que la première chausse-trape d’un récit qui en compte beaucoup derrière son minimalisme soyeux, sa narration faussement plate où il faut une attention toute particulière pour trouver ce qui va nous amener à l’horreur, et même la terreur, derrière la manière anodine dont les chapitres se succèdent alors que le lecteur est peu à peu envahi par une sensation de malaise. Olivia Resenterra décrit à peine ses personnages, les nomme quand elle ne peut pas faire autrement et il en va de même pour les lieux ou les paysages.

Il y a la mère, une fille qui raconte l’histoire, le voisin exhibitionniste, sa femme qui vit dans une caravane, leurs deux gamines rousses, des romanichels. Nous sommes dans un village avec son cimetière, sa fête foraine, sa déchèterie. Tout cela se passe surement de nos jours puisqu’on va à l’occasion dans un hypermarché ou chez le dentiste, et qu’il sera question d’un téléphone portable dont on ne se sert pas souvent et sur lequel un mystérieux correspondant laisse des messages obscènes. La mère est une vieille dame qui ne mange que des sardines en boite par avarice et parce que c’est bon pour la santé, la fille s’occupe du reste. Elle est grosse, elle est patiente, elle a manifestement tout sacrifié pour cette mère qui n’est même pas tyrannique, juste envahissante jusqu’à l’étouffement comme savent l’être les gens qui vous disent que surtout ils ne veulent pas vous déranger. Ou peut-être qu’elle trouve son compte dans cette attitude sacrificielle, allez savoir, c’est parfois si compliqué d’être une femme.

Olivia Resenterra n’apporte pas de réponse, surtout pas. La littérature n’est pas pour elle l’endroit pour les explications, les analyses, les théories. On lui en sera reconnaissant alors que persistent aujourd’hui, de façon si pénible, les romans à thèse, les récits édifiants, les reportages romancés sur « les grandes questions de société ». Rien n’aura lieu que le lieu dans Le Garçon. On pourra toujours trouver un embryon d’enquête quand la fille se demande pourquoi la mère, si égoïste, s’entiche lors d’une de ses rares sorties, d’un adolescent entrevu à une fête foraine, un jeune homme mutique et solitaire qu’elle ordonne à sa fille de ramener à la maison avant que celui-ci ne s’éclipse. La fille se demande s’il n’y a pas là un secret derrière la lubie cacochyme de la mère qui va jusqu’à lui faire préparer la chambre d’ami. S’il n’est pas temps pour elle de se construire une cabane au fond du jardin pour prendre un peu ses distances. Mais elle ne le dit pas comme ça. Les personnages d’Olivia Resenterra ne disent rien à vrai dire, sinon pour s’inquiéter du menu du soir (ce sera des sardines, de toute façon),  d’un potin local ou encore d’une invitation à rendre au nom d’une vie sociale réduite au minimum.

Tout cela ne finira même pas vraiment mal, tant l’élégant sadisme de ce roman va jusqu’à nous refuser le soulagement d’une explosion cathartique: « Parfois, je surprends le regard de ma mère sur moi, vaguement amusé. Elle ne demande plus guère à aller en ville et semble se satisfaire de ses journées passées à la maison en ma seule compagnie. » Si Le Garçon est le premier roman d’Olivia Resenterra, ce n’est pas son premier livre. Elle avait livré en 2012 un remarquable essai, intitulé Des femmes admirables aux PUF, dont nous avions rendu compte ici.

Il y était question de quelques figures féminines particulièrement destructrices, sadiques, mortifères dans la littérature ou au cinéma comme la mère dans Lolita de Nabokov, Cruella d’Enfer dans Les 101 Dalmatiens, Madame Loiseau dans Boule de suif Violet Venable, dans Soudain, l’été dernier et même la Phèdre de Racine. Olivia Resenterra est, dans ce roman, en quelque sorte, passée aux travaux pratiques. Et ce avec une habileté froide et élégante unique en son genre.

Le Garçon d’Olivia Resenterra (Serge Safran, 2016).

Le Garçon, scènes de la vie provinciale

Price: 3,11 €

12 used & new available from

Pas de souveraineté sans identité!

276
zemmour de gaulle identite
Eric Zemmour, par Hannah Assouline.
zemmour de gaulle identite
Eric Zemmour, par Hannah Assouline.

Découvrant l’article de David Desgouilles sur le livre Un quinquennat pour rien d’Éric Zemmour, et son hommage à deux des derniers gaullistes à mériter ce nom, je veux rappeler ce que disait un autre souverainiste incontestable, le Général lui-même. Nous sommes le 27 novembre 1963 à l’Élysée et le conseil des ministres qui vient de finir ne s’est passionné que de la mort de Kennedy cinq jours plus tôt. De Gaulle et son ministre de l’Information Alain Peyrefitte s’adonnent au traditionnel débrifaingue d’après conseil (comme le prononce le Général) et jouent les prolongations. La conversation s’élargit à la société américaine, violente par nature, qui inspire au grand Charles une comparaison française :

« Voyez-vous, la France est une nation. Elle est la nation qui a su fondre dans son creuset, de siècle en siècle, toute sa diversité, tous ses agrandissements, toutes ses populations hétérogènes. L’Algérie ne méritait pas d’être proclamée française, parce que le peuple musulman n’avait pas fondu dans le creuset. Aujourd’hui, sans l’Algérie, la France se retrouve le modèle des États-nations. Les États-Unis sont une puissance, la plus grande, mais ils ne sont pas une vraie nation. »

Et Peyrefitte de commenter à l’écrit : « De Gaulle supporte d’autant moins l’hégémonie des États-Unis, que la société américaine lui paraît frappée d’un vice de légitimité. Pour lui, ces « États » sont « unis », cette société ne l’est pas ; elle a ses colonies intérieures. »

Plutôt la Corrèze que le Zambèze

De Gaulle a tranché le débat entre l’identité et la souveraineté. En donnant à l’Algérie son indépendance, il a refusé de se maintenir sur un grand territoire doté de ressources pétrolières et d’une population croissante, pour que Colombey garde ses deux églises, et que la France ne soit pas rongée par une « colonie intérieure ». Il a perdu une partie de la souveraineté française, car pour lui, souveraineté n’était possible que parce l’identité lui préexistait : l’inverse aurait donné une situation à l’américaine, rongée par des tensions inépuisables. Avec notre modèle d’État unitaire, ce genre de tensions se règle souvent en guerres civiles.

Ce que David Desgouilles reproche à Éric Zemmour, c’est de craindre d’abord le danger intérieur : la disparition progressive d’un peuple, entre une population musulmane trop importante et trop zélote pour être assimilée, et des autochtones fatigués de défendre l’héritage. Cela ne fait pas de Zemmour un « ancien apôtre du souverainisme »: il prêche encore la parole des Séguin, Garaud et Chevènement chaque fois qu’il est question d’euro, d’Union Européenne, d’atlantisme ou de frontières. Dans sa dernière chronique en date, il en appelle à ce que la France, patrie des arts et des armes, en finisse avec la chimère de l’Europe de la défense et retrouve son primat militaire, le dernier avatar de sa souveraineté. Peut-on vraiment lui reprocher d’abandonner le navire ?

Aujourd’hui, les Kurdes se battent pour donner à leur peuple un État : ils ont ce que Régis Debray appelle la mystique nationale, et espèrent bien que leur identité accouche d’une souveraineté. Qui peut croire que le mouvement contraire est naturel ? Défendre la souveraineté seule, c’est se soucier d’un verre sans jamais regarder ce qu’il contient.

En 1964, de Gaulle disait au même Alain Peyrefitte, qui lui demandait comment régler la question communautaire aux États-Unis : « Il y a des problèmes qui n’ont pas de solution. » Aucun traité d’abandon de souveraineté n’est irrévocable. L’urgence identitaire, au contraire, fait craindre un point de non-retour où plus rien ne sera possible.

Un quinquennat pour rien

Price: 22,90 €

65 used & new available from 2,73 €

«Le journaliste assume un travail de propagandiste»

256
ingrid riocreux zemmour medias

ingrid riocreux zemmour medias

Causeur. Vous avez enseigné à des étudiants spécialistes des médias et de la communication, autrement dit de futurs journalistes. Sont-ils déjà formatés idéologiquement avant même d’avoir intégré la moindre école de journalisme ?

Ingrid Riocreux[1. Agrégée de lettres modernes et docteur de Paris-Sorbonne, Ingrid Riocreux a publié La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement, éditions du Toucan, 2016 et anime un blog Causeur.]. Pas du tout. Certains étaient engagés politiquement, à droite ou à gauche, mais ils manifestaient une réelle indépendance d’esprit. C’est la preuve que le formatage vient après, en école de journalisme. Même quand je prenais des exemples remettant en cause l’idéologie médiatique, ils se montraient très intéressés. J’expliquais le procédé de périphrase avec le meurtre d’Hakim au Kremlin-Bicêtre en 2010. L’agresseur s’appelait Islam : information objective à laquelle les journalistes conféraient une valeur taboue en disant « l’assassin d’Hakim ». On voit sans peine pourquoi !

Cet antiracisme sourcilleux qui mène à l’autocensure, est-ce ce que vous appelez le « sous-code idéologique » des journalistes ?

En effet. Si la langue est un code parfaitement neutre, avec un lexique et une grammaire, le discours médiatique est en revanche conditionné par une idéologie qui reconfigure ce système. Prenez le mot « controversé » : loin de qualifier tous les propos sujets à controverse, il ne sert plus qu’à condamner les propos d’un certain type de personnes.

… à droite de la droite.

Plutôt d’ « extrême droite ». Mais les médias diront « à gauche de la gauche » et pas « d’extrême gauche ». Autre exemple : un article qui titre sur « la religion dans l’entreprise » porte en réalité uniquement sur l’islam. Et nous nous sommes habitués à ce sous-code tacite.[access capability= »lire_inedits »]

Avec la multiplication des attentats (Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray), j’ai malgré tout l’impression que le langage de l’excuse et de l’euphémisme perd du terrain. Les journalistes désignent de plus en plus clairement l’idéologie qui nourrit le terrorisme : l’islamisme…

Mais le mot « islamisme » est tout sauf une désignation claire ! Toujours accompagné de la prohibition des amalgames, ce concept flou les encourage, paradoxalement, puisque personne n’est capable de le définir. Ce qui est intéressant, c’est que ce mot ne fait pas partie du vocabulaire des musulmans, ni même des théologiens ou des islamologues. C’est typiquement un mot de journaliste ou d’homme politique. À elle seule, l’existence de ce mot prouve l’incapacité de nos dirigeants et de nos directeurs de conscience que sont les journalistes à penser le fait religieux et leur propension à plaquer dessus des grilles de lecture artificielles et totalement inopérantes.

Le journaliste-type parle notamment de « dérapages », de « vivre-ensemble » ou de « stigmatisation ». Mais alors qu’il s’efforce de penser dans les clous, pourquoi le jugez-vous modérément progressiste ?

Le journaliste n’est pas un révolutionnaire. Il délivre une soupe tiède, un discours moralement acceptable. Par exemple, il est pour le mariage gay mais sans aller jusqu’à soutenir la légalisation de l’inceste entre adultes consentants – contrairement aux militants de la libération sexuelle. Il aime les euphémismes : l’euthanasie, pour lui, consiste à « laisser partir » quelqu’un ; là encore, ce n’est pas le discours des militants. Le journaliste assume un travail de propagandiste pour faire accepter à l’opinion une évolution présentée comme inévitable par ses partisans… et dont lui-même se persuade qu’elle l’est effectivement !

Depuis quelques années, une partie de votre propos est audible sur les médias de grande antenne, qui donnent la parole aux « mal-pensants » tels qu’Ivan Rioufol ou Éric Zemmour. Le paysage audiovisuel semble plus pluraliste que vous ne le dites.

Ceux que vous citez sont tolérés par un système qui leur assigne un rôle : celui du « polémiste ». On les invite parce qu’ils font de l’Audimat. Le polémiste nourrit les médias qu’il critique. Sa prise de parole est encadrée par un journaliste qui contrôle son temps de parole et tente de maîtriser la réception de son propos chez l’auditeur en manifestant beaucoup de scepticisme. On ne pourrait accuser Zemmour d’incarner la pensée dominante que s’il occupait le siège de Pujadas.

J’ai été frappé par le deux poids deux mesures dans le traitement de deux événements tragiques survenus à l’automne 2015. Alors que la photo du petit Aylan, échoué au large de la Turquie, a fait le tour des médias, les images du massacre du Bataclan n’ont pas été diffusées à la télévision. Que nous dit de l’idéologie dominante ce tri des images ?

Il y a des Aylan autorisés et des Aylan interdits, et le respect dû aux morts a bon dos. En réalité, la photo d’un enfant échoué sur une plage n’a pas valeur d’information. Chaque été, des enfants se noient dans des piscines privées et on ne nous montrera jamais un cadavre. En outre, cette photo était censée « parler d’elle-même » mais précisément, les médias ont fait dire ce qu’ils voulaient à cette image, de manière très contrôlée : Aylan n’était pas victime de la guerre ou de Daesh mais de la « forteresse Europe ». Nous sommes donc mis en accusation par cette photo, la révolte qu’elle nous inspire se retourne contre nous. La même manipulation eut été impossible avec les morts du Bataclan ou, pour prendre un exemple plus récent, avec le cadavre de la fillette à la poupée, écrasée par le camion du terroriste à Nice. L’épisode de la photo d’Aylan restera sans doute dans l’histoire comme l’une des plus monumentales tentatives de retournement de l’opinion depuis l’invention des médias de masse, au même titre que les affiches représentant les noyés du Lusitania, en 1915 : des dessins atroces qui visaient à faire accepter l’entrée en guerre des États-Unis à une opinion américaine réticente.

Et justement, n’y aurait-il pas beaucoup à dire sur le traitement lexical de l’accueil des migrants face à une opinion française réticente ?

Si. Sur France Info, quand les migrants arrivent en Hongrie, la journaliste dit : « Le gouvernement refuse de les accepter, la propagande s’organise pour convaincre la population. » Quand ils arrivent en France, où le gouvernement accepte de les accueillir, on ne dit pas : « La propagande s’organise pour convaincre la population » mais « il faut faire des efforts de communication pour lutter contre les préjugés ». La propagande (rebaptisée communication) est assurée par les médias eux-mêmes, qui la dénoncent uniquement quand elle va dans l’autre sens.

Vous n’êtes pas beaucoup plus tendre avec la « réinfosphère » de droite – Fdesouche, TV libertés ou Radio Courtoisie – que vis-à-vis des médias dominants…

On y retrouve le même genre de manipulations que dans les grands médias. La réinfosphère dénonce la notion de « dérapage islamophobe » tout en cautionnant le concept de « christianophobie ». Cette schizophrénie n’est pas tenable. Je donne aussi dans mon livre des exemples de citations tronquées ou sorties de leur contexte. La stratégie d’opposition au système dominant ne saurait excuser qu’on en reproduise les travers, au prétexte que ce serait pour la bonne cause. La réinfosphère repose sur le même mythe que l’infosphère : une information neutre, impartiale, contre ceux qui nous mentent. Je n’aime pas qu’on entretienne le mythe de la neutralité. Je distingue « orientation » et « manipulation » pour montrer que l’orientation est inévitable. Quand on lit Libération ou Valeurs actuelles, on sait à qui on a affaire.

Mais la réinfosphère vous invite régulièrement alors que des spécialistes des médias comme Daniel Schneidermann n’ont jamais daigné vous donner la parole.

Un journaliste d’une grande chaîne télé a dit à mon éditeur : « Mais c’est un livre pour Causeur ! » Je crois que dans sa bouche ce n’était pas un compliment ! (rire) Mon livre critique les grands médias : ils ne se bousculent donc pas pour en parler… exception faite de Frédéric Taddeï, Natacha Polony et Éric Zemmour, qui ont été les premiers à le chroniquer ou à m’inviter. Inversement, des médias comme TV-Libertés considèrent que ma critique du système leur est globalement favorable et, en me donnant la parole, acceptent le risque de m’entendre aussi les critiquer, eux. Moi, je prends un double risque en acceptant leur invitation : être instrumentalisée comme caution intellectuelle par la réinfosphère et diabolisée par les grands médias. Un article paru dans L’Obs, signé Anne Crignon, présente mon livre comme un « brillant travail » mais tente de me nazifier au seul prétexte que j’ai accepté de venir le dédicacer à la fête de Radio Courtoisie ! Outre les fausses informations et les insinuations, j’ai retrouvé dans ce texte, avec une certaine délectation, bien des procédés que je dénonce dans mon livre…

Est-ce à cause de ces procédés que vous prédisez l’effondrement du système médiatique ?

À cause de la crétinisation généralisée dont l’école est largement responsable, nous n’avons plus la capacité d’argumenter. En outre, même si nous avions l’outillage intellectuel nécessaire, nous ne pourrions pas nous exprimer : on a vite fait de se rendre coupable de « dérapage ». Ces phénomènes conduisent au durcissement des positions et à une poussée de brutalité. On s’achemine vers des affrontements particulièrement violents : Ivan Rioufol parle de « guerre civile qui vient ». Les médias se retrouvent au cœur d’un système qui ne peut que s’effondrer de lui-même sous les coups de ce qu’il a produit : des abrutis radicalisés.[/access]

La Langue des médias : Destruction du langage et fabrication du consentement

Price: 20,00 €

31 used & new available from 2,62 €

La Boétie, la tyrannie et nous

45
laboetie servitude ibsen montesquieu
Statue d'Etienne de La Boétie. wikipedia. Tommy-Boy.
laboetie servitude ibsen montesquieu
Statue d'Etienne de La Boétie. wikipedia. Tommy-Boy.

Vous vous rappelez : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… » (Montaigne, Essais, I, 28 — « De l’amitié »)

Comme je suis un grand paresseux, j’ai passé l’été à travailler mes cours de l’année à venir. En particulier, sur le programme imposé en classes prépas scientifiques — renouvelé chaque année.
À savoir, le Discours de la servitude volontaire, les Lettres persanes et Une maison de poupée, trois œuvres majeures rassemblées sous l’intitulé « Servitude et soumission ».
On sait que l’Inspection générale, à qui le ministre ne laisse presque plus rien à faire depuis que tout se décide à la DGESCO où l’inépuisable et irremplaçable Florence Robine joue le rôle effacé de vrai ministre pendant que l’autre papillonne devant les écrans télé, a un strict devoir de réserve. Ce qu’elle a à dire, elle l’exprime par la bande — en l’occurrence par les programmes, étant entendu que ce que l’on fait en classes préparatoires — tous des enfants de bourgeois — n’intéresse guère un ministère qui se penche avec sollicitude sur l’art et la manière d’abrutir le plus grand nombre possible d’élèves dans le minimum de temps.

Trois œuvres sur la tyrannie. Montesquieu s’intéresse autant à l’exercice du pouvoir par ce « vieux » roi de France qu’était Louis XIV en 1714 qu’à la domination d’un sultan sur son harem : c’est le thème à proprement parler romanesque qui court dans les Lettres persanes, et qui explose dans les dernières pages en une splendide révolte des courtisanes contre leur seigneur et maître — serait-il possible que des femmes en pays d’islam ne se sentent pas libres ? J’en ai parlé par ailleurs. Ibsen met en scène la révolte d’une femme contre la tyrannie de son mari — ah bon, le modèle scandinave tant vanté ne serait finalement pas si libéral que cela ? Quant à La Boétie, il a rédigé à 18 ans (j’ai commencé par là : vous voyez, les p’tits, ce qu’écrivait un garçon de votre âge il y a cinq siècles, et maintenant réfléchissez à la façon dont le niveau monte sans cesse) l’une des études les plus exemplaires sur les mécanismes de la dénaturation de l’homme par la tyrannie. Les Protestants, premiers éditeurs de l’œuvre après la mort précoce de l’auteur, l’avaient re-titrée « le Contre Un », et en avaient fait un brûlot anti-monarchique. C’était sans doute forcer un peu le sens, mais l’époque s’y prêtait : le juriste préféré de La Boétie, Anne de Bourg, celui qui lui a enseigné le Droit, avait eu le tort d’adhérer à la Réforme et a été condamné au bûcher en 1559 — par égard pour sa condition d’universitaire, on a bien voulu l’étrangler avant de le passer au feu.

Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli.


Discours de la servitude volontaire

Price: 6,00 €

28 used & new available from 2,35 €


Une maison de poupée - Edition prescrite - Prépas scientifiques 2016-2017

Price: 7,20 €

45 used & new available from 1,18 €

Vive la rentrée des cases!

3
tintin bande dessinee lausanne
Sipa. Numéro de reportage : 00647804_000009.
tintin bande dessinee lausanne
Sipa. Numéro de reportage : 00647804_000009.

C’est avec les vieux héros qu’on fait les meilleures bandes dessinées. Comme si la ligne claire était un horizon indépassable. Les anciens ont définitivement gagné la partie. La nostalgie, cette maladie du siècle naissant, a pris en otage le 9ème art pour notre plus grand plaisir. Notre portefeuille n’étant plus en mesure de suivre l’inflammation financière des dernières ventes aux enchères, on se contentera de relire nos vieux albums usés jusqu’à la corde. La frénésie spéculative a mis un frein définitif à notre envie secrète de posséder des originaux. En avril dernier, le filloniste repenti Renaud a troqué son perfecto à clous pour un pull-over sur les épaules. Les « Mistral gagnant » valent désormais de l’or en barre. Il s’est séparé de sa double planche du Sceptre d’Ottokar, une encre de Chine sur papier datant de 1939, pour un peu plus d’un million d’euros. Laisse bêton ! La BD n’est plus une affaire de gamins attardés mais un marché aussi structuré que l’automobile de collection, la photographie ou le « street art ». Dans les ports francs, Hergé est désormais plus recherché que Picasso ou Bugatti. Entre milliardaires, on s’échange du Tintin à l’abri des palaces comme, autrefois, on bataillait pour des vignettes Panini sous des préaux chauffés à blanc. Les Dupont/Dupond en perdent leur chapeau melon.

Le mois de septembre s’annonce tintinesque, je dirais même plus : la tintinophilie se propagera dans toutes les couches de la société. Aucun vaccin n’a réussi, à ce jour, à endiguer ce virus belge. Le Grand Palais accueillera une exposition Hergé du 28 septembre au 15 janvier 2017. Préparez-vous à faire la queue ! Depuis la fin de l’été, le  reporter à la houppette et son fox blanc affolent les éditeurs et rendent fous de jalousie les romanciers de l’automne. Car, avouons-le, peu de fictions de la rentrée arrivent à la cheville d’un Tintin qui n’a besoin que de 46 pages pour nous faire décoller. Certains pavés devraient s’en inspirer. On frise le génie, l’œuvre totale avec bulles et vignettes, fluidité et action, style et imagination.  Parmi tous ces livres à la gloire de Moulinsart, « La grande aventure du Journal Tintin 1946-1988 » vous permettra de passer l’hiver, surtout les douloureuses Primaires du Centre et de la Droite, sans abuser d’anxiolytiques ou de vin chaud.

Toute l’histoire de l’hebdomadaire des jeunes de 7 à 77 ans racontée et réunie dans un volume aussi lourd que les bijoux de la Castafiore. Un travail monumental qui démontre comment un journal est devenu le porte-étendard d’au moins trois générations. Le 26 septembre 1946, un jeudi évidemment, paraissait le premier numéro au prix de 3,50 francs. 12 pages dont 4 en couleurs et un tirage de 60 000 exemplaires (140 000 en français et 20 000 en flamand) écoulé en seulement trois jours. La réalisation avait été confiée à l’imprimeur bruxellois Van Cortenbergh, une fabrication en héliogravure, gage de qualité et de confort de lecture. Les Editions du Lombard ont misé gros sur ce numéro 1 qui dévoile en prépublication « Le Temple du Soleil ». Sur la couverture, de dos, Milou, Tintin et le Capitaine Haddock sont pris d’effroi devant une statue inca. En matière de teasers, les studios d’Hollywood peuvent remballer leur quincaille.

Dans cette épaisse bible, vous pourrez retrouver la seule histoire courte créée par Edgar P. Jacobs et puis tous les héros éternels de la revue : Clifton, Alix, Guy Lefranc, Chlorophylle, Ric Hochet, Dan Cooper, Michel Vaillant, Zig et Puce ou encore Prudence Petitpas. Tous nos compagnons d’insomnie sont là ! Les classiques n’ont pas fini de faire de l’ombre aux jeunots d’un secteur pourtant en pleine expansion. Le 25 novembre prochain, sortira Le Testament de William S., un nouveau Blake et Mortimer, exécuté royalement par Yves Sente et André Julliard. Le professeur rouquin et le capitaine gominé traquent le fantôme de Shakespeare. Et si ce week-end, l’idée vous vient de traverser les Alpes, rendez-vous à BDFIL, le Festival de Bande-Dessinée de Lausanne (du 15 au 19 septembre) reçoit comme invité d’honneur Derib. Un ami de la famille Tintin. Le créateur de Yakari et de Buddy Longway a fait les heures de gloire du magazine. Décidément, la Suisse est l’autre grand pays de la BD. A commander et à lire absolument, l’excellent numéro 2 de Bédéphile, la revue annuelle de bande dessinée publiée par Les Editions Noir sur Blanc. On y parle d’Hergé encore, de Catherine Meurisse, d’érotisme en strip et d’une autre revue « le Crapaud à lunettes », un mensuel destinée aux jeunes helvètes. Faites passer, c’est de la très bonne BD !

Festival de Bande dessinée de Lausanne, du 15 au 19 septembre.

La Grande aventure du journal Tintin 1946-1988 – Les Editions Moulinsart et Le Lombard.

Bédéphile – Numéro 2 – Revue annuelle de bande dessinée – Les Editions Noir sur Blanc.