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Et Laetitia Avia inventa la « glottophobie »

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La députée LREM Laetitia Avia voulait criminaliser les discriminations liées aux accents. Une nouvelle phobie est née ! Or, avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.


 

Il aura suffi d’une pique maladroite de Jean-Luc Mélenchon envers une journaliste toulousaine pour qu’on découvre un nouveau concept, la « glottophobie ». À l’affût de nouvelles discriminations à dénoncer et ravie d’une caution scientifique qui passait par là, la députée LREM Laetitia Avia a immédiatement bricolé un projet de loi à partir des articles trouvés sur Google. Elle a ensuite prétendu que c’était une blague. Puis finalement le contraire. Peu importe son intention, ce qui reste, c’est le discours autour d’une glottophobie qui n’a rien d’un concept de référence.

La science au secours de l’idéologie

Les sciences humaines sont régulièrement appelées au secours des idéologies qui prétendent se fonder sur le savoir. Alimentant les demandes militantes (c’est dans les universités que se formalisent certaines idées politiques), le monde intellectuel mélange volontiers description et engagement. De nouveaux concepts sont ainsi lancés sur le marché du sociétal et du marketing idéologique (« l’appropriation culturelle », le white priviledge, l’écriture inclusive, etc.) : ils décrivent moins des faits sociaux qu’ils ne propagent des opinions très discutables.

 

La glottophobie appartient à ces fausses bonnes idées, mélange de constat banal et d’exaltation conceptuelle auto-légitimante. Dire que l’on juge les gens d’après leur façon de parler ne constitue pas une grande découverte. Bien sûr, pour ne pas donner l’impression de simplement réinventer la roue, on emballe cela d’un terme ronflant. Car quand on fait de la science, on parle grec, monsieur. Et il s’agit là d’un véritable préjugé linguistique et épistémologique : toute idée mérite néologisme.

Existe-t-il une société sans jugement social ? Sur le plan linguistique, cela doit faire quelques millénaires que les locuteurs se jugent sur leurs caractéristiques verbales comme l’illustre la célèbre citation de George Bernard Shaw : « It is impossible for an Englishman to open his mouth without making some other Englishman hate or despise him » (Pygmalion, 1916). Toute société se fonde sur la différenciation (de classe, de caste, de fonction, etc.), laquelle ne produit pas nécessairement des injustices — n’inventons pas des « glottophobies »… Les habitants de la Haute-Garonne ne connaissent pas spécialement de discrimination et il n’y a pas de schibboleth de la chocolatine ![tooltips content= »De l’hébreu Biblique shibbōlet « épi », mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) »]1[/tooltips] . Les sociolectes relégués sont surtout ceux qui expriment l’absence d’éducation et / ou qi suggèrent un enfermement communautaire.

Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité

Tout sociolinguiste sait bien (comme d’ailleurs tout locuteur) que la parole ne vaut que dans un contexte donné. Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité, être employé dans un cadre public ou privé, etc. Tout le monde a « un accent » mais il sera plus ou moins marqué, plus ou moins révélateur d’une origine sociale ou géographique. Dans un cadre homogène, personne n’« entend » son propre accent qui n’est l’objet d’aucun jugement — nulle glottophobie envers le parler des cités de banlieue dans les cités de banlieue… C’est dans la différence que le sociolecte devient sujet à une interprétation sociale. Comme le rappelle le sociologue Howard S. Becker (Outsiders, 1963), il n’y a de déviance que par rapport à un groupe-repère et chaque groupe social possède ses propres normes. En d’autres termes, on est toujours l’autre d’un autre.

La valeur sociale des façons de parler est donc elle-même variable. Contrairement aux interprétations d’une sociologie bourdieusienne binaire privilégiant pesamment l’opposition dominant / dominé, l’éthos verbal est plus complexe qu’une simple confrontation de classe. Les traits verbaux signalant une « distinction » ne constituent pas l’exercice du pouvoir social lui-même. La valeur des comportements verbaux des locuteurs change une fois hors du groupe dont ils signalent l’homogénéité. Transposez un énarque hors de son milieu naturel et ses manières linguistiques pourront être perçues comme ridicules, affectées, incompréhensibles : les traits verbaux associés à son statut social deviendront un stigmate négatif.

Les comportements verbaux sont des indices sociaux et révèlent éventuellement une origine géographique, un niveau d’éducation, une génération, une profession, etc. Le comportement verbal est aussi l’objet d’un jugement. Si votre façon de parler suggère que vous n’avez aucun vocabulaire, que vous êtes agressif et sans compétence professionnelle décelable, vous pourrez être jugé négativement par votre interlocuteur — s’il ne fait pas partie du même groupe social. Mais ce n’est pas l’accent qui est la cause du jugement : c’est ce dont il est l’indice…

De l’utilité des préjugés

Car la vie sociale, comme le langage, est fondée sur des pré-jugés. Les catégorisations nous aident à percevoir le réel et à en parler. Le regroupement catégoriel est au fondement de l’activité de langage. Il en va de même des indices sociaux relevant de la perception immédiate : nous jugeons sur la mine en permanence. Cela participe de l’utilisation de stéréotype sociaux qui permettent de classer les individus : « Le stéréotype se définit comme une représentation collective figée, un modèle culturel qui circule dans les discours et dans les textes. Il favorise la cognition dans la mesure où il découpe et catégorise un réel qui resterait sans cela confus et ingérable ». Il faut bien sûr distinguer entre « l’accent » renvoyant plutôt à une origine géographique et des façons de parler trahissant une origine sociale. Ce ne sont pas les mêmes phénomènes et le jugement qui en résulte est différent : toute identité phonétique régionale est compatible avec un vocabulaire soigné alors que les traits verbaux associés au manque d’éducation seront irrémédiablement interprétés négativement hors du groupe d’origine. Quand on entre dans une boulangerie, on identifie un scénario comportemental : on perçoit la vendeuse à la caisse dans un rôle, c’est-à-dire comme étant habilitée à recevoir le paiement, à prendre commande, etc. et non comme une personne qui se trouverait là par hasard et qui aurait étrangement choisi de porter un tablier rose. En effet, faute de modèle préalable, le réel n’est pas interprétable : « en dehors de tout modèle, le comportement individuel parait incohérent, la mise en scène du moi reste opaque et sans effet.

Sauf que ces jugements sont intérieurs, fluctuants et se modifient en fonction des interactions et des circonstances. Entre la représentation préalable et celle qui se construit dans le discours, c’est tout le rapport social qui se joue : le pré-jugé et sa remise en cause par chacun des acteurs d’une interaction.

Le concept de glottophobie, entendu de façon militante comme une discrimination, fige radicalement le préjugé comme une essence, négligeant ainsi la réalité des relations sociales et la fluidité des jugements. L’identité verbale est un indice que chacun interprète au fil de son activité de déduction sociolinguistique. On se demande par quel délire politique on peut imaginer légiférer sur la perception sociale et les jugements intimes. D’ailleurs, comment parler de « discrimination » pour des attributs linguistiques dont l’interprétation change selon les circonstances et les individus ? L’idée même de préférence est-elle désormais condamnable ?

Confortable posture victimaire

Discrimination est un mot magique. Fort des connotations d’apartheid qu’il suggère, il est employé de façon hystérique pour s’insurger contre toute injustice, y compris imaginaire. Aux frontières de l’hyperbole et de la métaphore, le mot discrimination s’est dilué dans la dénonciation et n’a plus guère de force descriptive, ni sur le plan social, ni sur le plan juridique.

Cette revendication de souffrance narcissique rencontre l’envie moralisante de découvrir des phénomènes — même les linguistes succombent à l’ivresse de la dénomination et à la jouissance de la terminologie : il suffit de nommer pour faire exister. Le problème de ce genre de concepts, c’est qu’ils relèvent moins de la description que de la dénonciation.

Toute vexation personnelle est ainsi élevée au rang de discrimination car il y a aujourd’hui une dignité sociale à être victime d’un ordre « discriminatoire ». Sur le plan psychologique, on n’est plus responsable de son destin : c’est la faute de la société. Être victime ouvre aussi droit à réparation. Le marché symbolique de la condition victimaire n’est pas sans avantages, comme le montre la discrimination positive, consciente ou pas, qui gouverne nombre de discours. La compétition victimaire consiste alors à prétendre appartenir à de telles catégories (sexuelles, religieuses, sociales — et maintenant linguistiques…) afin d’en tirer profit. Une fois la revendication symbolique constituée en domaine légitime par l’Université, les financements et les carrières deviennent de véritables enjeux.

Une certaine sociologie n’envisage sa recherche que comme une quête de discriminations. Au lieu d’étudier les normes sociales (la régulation des comportements collectifs étant définitoire de la notion même de société), il s’agit souvent de considérer les normes comme des injustices. La société « discrimine » ? Mais bien sûr ! Les universitaires qui fustigent les différences sociales exercent eux-mêmes un contrôle permanent sur les collègues qu’ils recrutent ou les thèses qu’ils font soutenir, et détaillent dans des rapports de jury ce qui est attendu des candidats. Et peut-il en être autrement ?

L’instruction publique pratiquée dans les écoles de la République consiste à apprendre à s’exprimer selon des normes linguistiques, relationnelles, argumentatives, à partir de textes et de connaissances qui font l’unité culturelle du pays… et l’on s’étonne que la non-maîtrise de ces normes puisse éventuellement être l’objet d’un jugement négatif ? S’éduquer consiste à apprendre des normes : celles de milieux sociaux et professionnels qui permettent de s’extraire de sa cité ou de son village. L’enseignement public, gratuit et obligatoire est normalement une ouverture sur l’aisance verbale comme sauf-conduit à valeur nationale. Inversement, revendiquer son isolat culturel en accusant le monde de glottophobie est un retournement normatif, une sorte d’égocentrisme oublieux de l’ouverture aux autres. Avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.

 

Dernier ouvrage paru : Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Editions Intervalles (à paraître le 21 novembre 2018)

Pour Laurence, 20 ans, l’enfer c’est les siens


Laurence a 20 ans. Elle voyage, ne lit pas vraiment, mais voyage. Vous voyez, elle aime dire qu’elle fait dans « l’humanitaire ». Portrait d’une femme de notre temps.


Il est de bon ton de condamner le racisme, l’exclusion sociale et la xénophobie. Ce n’est pas une grande nouvelle. Le refrain est tellement connu qu’il nous reste en tête. L’Occident serait toujours le représentant par excellence du rejet de l’Autre. Hypocrites, les sociétés occidentales couvriraient dorénavant leur haine de la différence sous les étendards laïcards de la critique des religions.

L’Occident dissimulerait aussi sa haine séculaire des étrangers derrière des institutions aux relents colonialistes. On s’en souvient : il faudrait renverser la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale. Il faudrait aussi renverser celle de Christophe Colomb à New-York. L’Occident serait systémiquement raciste. Au fond, c’est l’Occident qu’il faudrait déboulonner. Il faut en parler à Laurence qui termine une licence de droit à la Sorbonne.

Je m’présente, je m’appelle Laurence…

Laurence a 20 ans. Elle voyage, ne lit pas vraiment, mais voyage. Vous voyez, elle aime dire qu’elle fait dans « l’humanitaire ». Laurence a une conscience sociale car elle recycle les boîtes d’emballage de ses nombreux appareils électroniques. Laurence sait donc de quoi elle parle lorsqu’elle diabolise avec audace le capitalisme et toute la pollution qui en découle. Laurence soutient Anne Hidalgo dans sa lutte contre les voitures à Paris. Laurence est progressiste, ça ne fait aucun doute.

Laurence aime les autres cultures, car c’est une citoyenne du monde. Oh oui, une vraie. Son compte Facebook est parsemé de photos colorées la montrant en Inde, en Afrique, à dos de chameau dans le désert. Laurence a voyagé en Thaïlande avant de mettre le pied à Rome. On la voit en bikini sur un éléphant. On la voit aussi avec des enfants noirs au Mali. Laurence déteste toutes les droites, de Laurent Wauquiez à Donald Trump. Elle est convaincue que la France doit accueillir plus de migrants.

Les autres, c’est d’enfer

Pourquoi voyager davantage en Europe, ce vieux musée poussiéreux, pense-t-elle ? Pourquoi explorer sa propre civilisation quand il y a tant à voir dans le reste du monde ? Pourquoi faire des hôtels insipides, uniformes et confortables, quand on peut expérimenter la vie authentique, quand on peut dormir dans des tentes, ou à la belle étoile, et renouer avec la nature ? Avec cette antique condition humaine ? Pourquoi rester en sécurité quand on peut vivre une vie excitante ?

Laurence adore la nourriture asiatique et mange peu de viande car, dit-elle, la nourriture occidentale est trop grasse et surtout pleine d’OGM, trop transformée et artificielle. Le vendredi soir, elle mange dans un restaurant végétarien en refaisant le monde avec ses copines. Mademoiselle m’expliquait dernièrement que la transformation de la nourriture pouvait nous rendre malades et que l’industrie alimentaire ne respectait pas les animaux. Quelle tristesse ! Laurence condamne vigoureusement l’artificialisation du monde, un pur produit de la civilisation occidentale. Jamais elle ne mangerait de foie gras !

L’enfer, c’est les miens

Laurence utilise des produits de beauté naturels pour faire briller ses grands yeux verts. Elle les achète dans des boutiques spécialisées où plane une forte odeur d’encens. Laurence écoute de la musique aussi. Mais pas n’importe laquelle. Une musique rythmée, remplie de tambours, qui lui donne envie de s’échapper de son petit quotidien européen. Cette routine qui la force à poursuivre des études pour trouver ensuite un travail ennuyant. Laurence rêve des parfums exotiques du tiers-monde en faisant son jogging au jardin du Luxembourg.

Laurence fait du yoga, croit en la réincarnation, à la transmigration des âmes, à des choses très sérieuses. Elle déteste les églises, qui lui font penser à l’Inquisition, dit-elle, mais elle adore les temples bouddhistes. Elle s’est déjà procuré un livre sur le bouddhisme tibétain dans une librairie du 5ème. Un gros bouquin lourd qu’elle n’a jamais terminé. Laurence est en quête de sens, c’est pourquoi elle convoite les vestiges spirituels de l’Orient. Laurence cherche plus que jamais à s’enraciner. N’importe où, sauf chez elle. Sauf en France, dans le pays de ses ancêtres.

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Natsume Sôseki: quand le grand écrivain japonais visitait Londres

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Natsume Sôseki (1867-1916) a 33 ans quand il embarque, seul, à Yokohama, le 9 septembre 1900, pour Londres. Sa jeune épouse, Kyôko, a déjà une tentative de suicide à son actif. Une Japonaise qui n’aurait pas flirté une fois au moins avec la mort démériterait à ses yeux, comme aux miens.

Tout voyage qui ne nous détruit pas n’est qu’une forme vulgaire de tourisme

Sôseki qui est professeur d’anglais, est envoyé en Angleterre par le gouvernement sans objectif précis, sinon celui d’assimiler le meilleur de la culture britannique,  » en frayant avec les indigènes « , précise le ministère de l’Éducation. Sôseki est encore un inconnu et il n’éprouve qu’une curiosité très limitée pour les civilisations étrangères. Il sait néanmoins que tout voyage qui ne nous détruit pas n’est qu’une forme vulgaire de tourisme. Or, il est tout sauf un touriste.

Celui qui deviendra le plus grand écrivain du Japon moderne ignore encore quelle forme prendra son destin. Deux ans plus tard, à son retour d’Angleterre, il le saura. Il a la certitude d’être devenu fou. « Je me console, avouera-t-il, à l’idée que cette folie m’a permis d’écrire Je suis un chat ainsi que Le pauvre cœur des hommes. Et le seul sentiment que j’éprouve est une reconnaissance profonde et infinie envers cette déraison.  »

« Le peuple d’un pays ruiné est méprisable »

Pendant tout son séjour en Angleterre, Sôseki tiendra son journal. C’est le journal d’un bilieux et d’un neurasthénique. Rien ne trouve grâce à ses yeux et jamais il ne mentionne ce qui lui plaît. La nature elle-même l’indiffère. En revanche, il éprouve envers les étrangers une répulsion physique. Il ne supporte pas d’être confondu avec un Chinois. Ces derniers, d’ailleurs l’irritent par leur tapage. Et leur misère ne lui inspire aucune compassion : « Le peuple d’un pays ruiné est méprisable « , note-t-il incidemment. Quant aux Blancs, c’est pire encore : ils puent.

À Londres, il n’est pas plus tendre à l’égard de lui-même : « Quand j’aperçois au coin de la rue un individu bizarre de petite taille et laid, c’est moi-même dont une vitrine me renvoie le reflet… » Pire encore, au milieu de la foule londonienne, il prend conscience qu’il est vraiment jaune, ce qui avive encore son sentiment d’étrangeté.

Par ailleurs, la pollution de l’air et la saleté de la ville l’horripilent.  » Essaie de cracher quand tu te promènes à Londres. Tu seras étonné en voyant quel grumeau tout noir en jaillit. Des millions de gens dans cette ville respirent chaque jour la poussière et la fumée, et ils teignent leurs poumons de cette couleur. Chaque fois que je me mouche ou que je crache, j’ai honte de moi-même.  »

Ce Jésus et ses miracles, quel charlatan !

Même les pâtisseries occidentales le dégoûtent. Il souligne leur contraste avec le subtil chatoiement des yôkan japonais. Difficile de ne pas l’approuver. En ce qui concerne la littérature anglaise, il est fort surpris de la connaître mieux que les indigènes. Sans doute n’est-elle pour eux qu’un vulgaire passe-temps.  » D’ailleurs, ajoute-t-il, elle sent toujours le monde du commerce. »

Quand il est invité à prendre le thé chez des vieilles rombières qui aspirent à le convertir au christianisme, il en sort navré, au bord de l’épuisement mental. Ce Jésus et ses miracles, quel charlatan ! Comment peut-on gaspiller son temps avec de telles fariboles ? Ses hôtesses, elles, sont surprises qu’il n’éprouve pas la moindre velléité de prier. Elles le supplient de lire la Bible.  » Pris de pitié, j’ai consenti « , note-t-il ironiquement. Ces dames l’assurent qu’elles vont prier pour lui….On comprend son accablement. Pour un lettré japonais, l’absence de foi va de soi.

Un des textes les plus drôles de la littérature japonaise

Plus son séjour se prolonge, plus il prend conscience du gouffre qui le sépare des Anglais. Il écrit dans son journal : « Les Occidentaux aiment les choses saturées. Ils aiment aussi les choses tapageuses. Cela se voit dans leur théâtre, leur cuisine, leur architecture et leurs ornements. Cela se voit même dans la façon dont les hommes et les femmes s’embrassent. Le tout se reflète dans leur langue et est responsable à la fois du manque d’esprit et d’observation transcendante dans leur littérature.  »

Dans un environnement aussi étranger, et parfois hostile, on ne s’étonnera pas que la raison de Sôseki vacille. Il n’a plus aucun moment de quiétude. La nuit, il a l’impression qu’un train va à tout moment emboutir sa chambre. Il se dit qu’au milieu  de ce vacarme, les fibres de ses nerfs vont devenir aussi visqueuses que de la glu dans son pot. Un psychiatre lui conseillera de faire de la bicyclette pour retrouver son équilibre. Cela lui inspirera un des textes les plus drôles de la littérature japonaise, mais restera sans effet.

Il se dit que si Kant a publié un traité sur les forces vitales, il devrait, lui Sôseki, écrire un ouvrage pour célébrer leurs funérailles. À l’instar de Schopenhauer dont il apprécie la philosophie, le bruit le rend fou. « Tous ces bruits sont l’expression d’un usage désordonné des forces vitales qui me fait chaque jour endurer le martyre.  »
Bien des années plus tard, il fera un second voyage en Corée et en Mandchourie. Ce sera l’occasion de se détruire définitivement. Mais cette fois avec plus d’humour et de légèreté, si l’on en croit son journal. Il est enfin parvenu à célébrer les funérailles des forces vitales.




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Les douze travaux de Dick Annegarn


Le chanteur Dick Annegarn revient avec un nouvel album « symphonique » qui résume sa vie et sa carrière en 12 villes / 12 chansons (label Musique sauvage). L’occasion de redécouvrir les plus belles oeuvres de ce poète, et de découvrir quelques trésors exhumées d’une carrière tortueuse…


Pas facile de s’appeler Benedictus Albertus Annegarn, surtout quand on veut être un grand bluesman. Cela sonne davantage comme le nom d’un fromage ou d’un cartographe hollandais du XVI ème siècle, que comme celui d’un noir-américain qui crève la dalle et pleure du blues avec sa guitare. Il s’appellera donc Dick. Dans l’esprit des français il y aura toujours un grand flou sur ses origines : belge, hollandais, issu de la planète mars ? L’ornithorynque naît aux Pays-Bas, passe l’essentiel de sa jeunesse dans le plat pays des gaufres et des chanteurs tristes, et finit par conquérir la France avec sa guitare, son look de « Grand Duduche » hippie à cheveux longs et son sourire légèrement ironique. Il fait une première apparition sur les écrans dans l’émission Discorama de Denise Glaser en 1974, et impose son premier (et dernier) tube : Bruxelles, superbe portrait d’un homme déchiré entre deux villes (« Cruel duel celui qui oppose Paris névrose et Bruxelles abruti »). Le grand échalas est signé chez Polydor, et enchaîne des albums somptueux – aux luxueux arrangements de cuivres et de cordes – tout au long des années 70. Benedictus Albertus se lasse peu à peu des cadences infernales, et du cercle vicieux qui fait enchaîner immuablement : sortie d’un nouvel album, promo, tournée, etc. Il ne souhaite pas non plus se plier à l’injonction de tube de sa maison de disque, et veut développer des projets plus personnels. En 1979, au terme d’une tournée mémorable dont il restera le témoignage d’un double-album jamais réédité De ce spectacle ici sur terre (Polydor, 1979), le chanteur fait brûler son vaisseau et annonce qu’il va prendre du champ par rapport au show-business. Ce sera en fait une demi-retraite. Il part vivre sur une péniche, se met à l’ombre et sort régulièrement des galettes aussi improbables, invendables et géniales que Ferraillages (Spalax, 1979) album de blues où il partage l’affiche avec Robert Pete Williams, ou Frères ? (Nocturne,1986) où il met en musique les furieux Vers nouveaux de Rimbaud – en réussissant cet  exploit de ne pas dénaturer la poésie du génie voyageur de Charleville.

De la Chine au Val-de-Marne

Dick nous revient avec 12 villes / 12 chansons, un album qui n’est pas une banale compilation, mais une subtile géographie de chansons – évoquant de la Chine au Val-de-Marne, du Nord de la France à la Belgique, de la Normandie à l’Angleterre, les cent trajectoires imaginaires et biographiques d’une vie. Tube incontournable, bloquant donc un peu le passage, « Bruxelles » fait bien entendu partie des premières escales proposées. Sans trancher radicalement avec la version originale de 1974, cette nouvelle interprétation revisitée gagne en profondeur et en sobriété. L’orchestration symphonique de Christophe Cravero est plus personnelle que celle que Jean Musy avait écrite dans les années 70 chez Polydor. Exit ici le dialogue entre les instruments classiques et l’orchestre rock ; la voix se fraie un chemin entre un piano et un ensemble symphonique. Il en résulte un agréable sentiment de dépoussiérage des bijoux de famille. La voix de Benedictus Albertus dit maintenant des décennies d’amour-rage pour cette ville, et certainement d’amour-lassitude pour cette chanson elle-même – à laquelle on l’identifiera toujours. Parfois Dick semble hurler de douleur, et l’on ne se souvient alors que cette chanson est devenue brièvement un hymne national alternatif à la « Brabançonne » peu après les attentats meurtriers de mars 2016 dans la capitale Belge.

Nogent la morne

Cette galette exhume aussi des pépites parfaitement méconnues, comme la superbe « Nogent-sur-Marne », présente uniquement dans l’album live de 1979 parfaitement confidentiel que nous évoquions plus haut. Encore une ville, encore une fascination. Banlieusarde cette fois. Dick s’adresse à « Nogent la morne », la tance, moque tendrement son « ventre en avant » et ses petits bistrots. Pour l’accompagner dans cette déambulation les instruments à vent sont convoqués, dans des notes graves. On imagine fatalement une sorte de fanfare sinistre et un peu asthmatique, vouée à l’extinction. La mélancolie sourd aussi dans le remake de « Coutances », cette carte postale normande légèrement dépressive d’un homme qui semble échouer sans raison en Normandie, et s’assoit sur un banc après avoir acheté un pain aux raisin  : « Mais qu’est-ce que je suis venu faire ici entre deux vacances, un dimanche après-midi à Coutances ? » demande t-il. La chanson date de 1975, et on pourrait glisser ça dans n’importe quel roman de Houellebecq.

Le blues de Tchernobyl

Dans « Tchernobyl Blues » c’est dans la zone nucléaire interdite ukrainienne que nous sommes conviés, après le drame. Retour au blues. Le sujet n’appelait pas une polka. La chanson remonte à 1990, passée largement inaperçue aussi, sur un album peu diffusé. Cravero écrit ici une orchestration plus spectaculaire, répondant à la dimension de fresque quasiment cinématographique de la chanson. Dick propose souvent une géographie tragique, mais pas seulement. Quand il pose plus tard ses valises à Lille, le poète célèbre sobrement la colombophilie lilloise (mais pas que) dans une chanson curieusement titrée « Lille ». Nous brûlons des étapes, et les adieux douloureux se font en Chine – sur les rives en feu d’un fleuve sauvage pour « Xilinji ».

Cauchemar ? Dick parle plutôt, pour l’ensemble de cet album d’ailleurs, d’un « film urbain et musical ». Vivement la suite du voyage… Le chantier paraît d’ailleurs en cours. C’est très « Grand Paris ». Il a un casque sur la tête sur la pochette.

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France télévisions s’interroge: un historien peut-il débattre avec Zemmour?

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« Les chercheurs ont-il vocation à intervenir dans les médias ? » se demande (sérieusement ?) le site de France TV Info. Alors que les « partis-pris » d’Eric Zemmour gagnent du terrain dans l’opinion, à force de sectarisme, les journalistes du service public ont des nœuds dans le cerveau…


Sur le site de France TV info, quatre intellectuels ont décidé de prendre leurs distances avec le pugilat médiatique. Bruno Cautrès, Pierre Lefébure, Julien Longhi et Claire Sécail se questionnent en synode sur le rôle que doivent tenir les chercheurs dans nos médias. Une entreprise curieuse… eux l’ont apparemment estimée salutaire !

« Certains chercheurs vont jusqu’à débattre avec Eric Zemmour de nos jours… Où va-t-on, mes bons amis ? »

Anne-Claire Ruel, conseillère en stratégie d’opinion et prof de fac, était d’humeur un peu chafouine après un éprouvant visionnage. De quoi parle-t-on ? Du débat contradictoire de BFMTV entre un polémiste trop orienté idéologiquement à son goût (Eric Zemmour) et un historien du CNRS fort respectable (Patrick Weil), où il faut bien reconnaître que le second n’a pas été le plus brillant orateur. A sa décharge, au programme étaient abordés tous les thèmes sulfureux adorés par Zemmour (collaboration en 1940, invasion de hordes arabes dans l’hexagone, multiplication des librairies halal etc.). Un petit festival :

Anne-Claire Ruel décroche son téléphone pour interroger ses plus éminents confrères sur le sujet et organiser une réflexion entre ecclésiastiques éclairés. Voir débattre à la télévision un éminent historien accrédité avec un polémiste populaire n’est-il pas un mélange des genres des plus vulgaires ? « Certains chercheurs vont jusqu’à débattre avec Eric Zemmour de nos jours… Où va-t-on, mes bons amis ? » s’emporte-t-elle outrée au téléphone.

Les réflexions de haute tenue qui vont suivre sont regroupées dans le long et soporifique billet de blog hébergé par France Télévisions (la redevance télé est décidément judicieusement dépensée).

A part leur rejet sous-jacent permanent des théories du journaliste du Figaro Magazine, pas évident en vérité de voir où veulent en venir nos régisseurs du débat d’idées ! Sous le prétexte d’expliquer combien il est difficile pour un chercheur de s’adapter aux contraintes des affreux médias modernes où ils sont appelés à témoigner, une glose sans fin se développe. Voici la substantifique moelle qu’on peut tirer des questionnements de nos éminents savants « progressistes ».

Zemmour n’est même pas chercheur au CNRS !

Les médias n’offrent pas le support idéal pour exposer tout le savoir scientifique. Les chaînes info en continu sont apparemment un fléau où les journalistes travaillent dans l’urgence. Les émissions racoleuses concoctées par ces derniers ne permettent que trop rarement au chercheur d’y développer toute l’étendue de son sidéral savoir universitaire. Scoop !
Les médiatiques mettent sur un plan d’égalité les différents intervenants. Un petit scandale ! Si le vote de chaque citoyen a la même valeur, dans le domaine des opinions, faudrait pas pousser ! Demandons à BFMTV de mettre en gros et en bien gras les titres des scientifiques intervenants sur les plateaux. Ils y sont visiblement très attachés . Sinon, la parole d’un vulgaire « polémiste » est autant considérée que celle d’un « vrai » chercheur. Comment le citoyen peut-il ne pas voter comme un sagouin ensuite ?
La télévision ne permet pas de « notes de bas de pages », de « bibliographie », « d’équations ou de modèles ». C’est vraiment ballot, car les scientifiques excellent dans ces domaines.

Certains journalistes mal intentionnés retranscrivent de travers les citations les plus brillantes de nos savants. Ceci dans le but fallacieux de « conforter ou illustrer un aspect de l’angle développé dans [leur] article ». Salauds !
Pour en revenir à Belzébuth (Gargamel / Zemmour NDLR), qui parvient de son côté à se jouer de tous ces pièges, son « régime de parole » est celui du « domaine de l’opinion masquée derrière une pseudo-scientificité ». Alors que, bien sûr, le régime de parole de Weil « c’est la vérité du savoir et des connaissances scientifiques ».

Déplorant que Weil n’ait pas eu droit à sa propre émission (Gargamel est parfois invité seul ce privilégié !), le conclave de conclure : « Il y a donc une double responsabilité : celle des historiens scientifiques de s’exprimer dans les médias et celles des médias de leur fournir les conditions les plus favorables puisque, par ailleurs, leur fonctionnement ordinaire fournit à Zemmour des formats d’expression dans lesquels il est à l’aise. »

Certains idéologues sont plus égaux que d’autres

Tout le champ lexical pédant des sciences sociales et de la linguistique a beau être convoqué, la glose de nos archidiacres ci-dessus résumée peine à accoucher d’autre chose que d’une souris pour défendre la cause du malheureux Patrick Weil.

D’une part, Zemmour, en vérité toujours présenté avec beaucoup de pincettes par les journalistes qui l’invitent, accepte humblement de se voir qualifier d’ « essayiste » voire de « polémiste » (ce qui peut être un rien condescendant). D’autre part, il n’a jamais réclamé le titre d’historien.

Quelque idéologie qui puisse s’en dégager, quiconque a lu un de ses bouquins ne peut qu’en relever la qualité. Et dans la République des Lettres, 400 000 exemplaires du Suicide français vendus valent fort heureusement bien des titres académiques pompeux, n’en déplaise à certains ! Sur BFMTV deux idéologies se sont opposées (ouverture et fermeture). Nos quatre experts font semblant de ne pas voir l’essentiel : sur la bataille des idées, le camp progressiste a du plomb dans l’aile. Des deux idéologies et analyses de l’immigration ou de l’islam en France, la première étant tellement hégémonique dans leurs cercles, nos archidiacres ne distinguent plus qu’autre chose puisse seulement exister ! Zemmour peut continuer de ricaner dans sa barbe et s’en aller plus loin manger deux ou trois autres Schtroumpfs ! Nos quatre experts, eux, peuvent crier : « Raphaël Glucksmann, vite ! »

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Au secours, les années 30 reviennent… dans la bouche de Macron


Dans un entretien au quotidien Ouest France, le président de la République a comparé l’époque actuelle avec la montée du péril fasciste des années 1930. On ne saurait dire ce qui de la naïveté (pour rester respectueux) ou de la grossière manipulation l’emporte. Question subsidiaire : qui peut encore être dupe de ce procédé, sinon quelques malheureux castors égarés en plein champ ?


 

« Je suis frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres » a donc déclaré Emmanuel Macron. Et le voilà amalgamer dans un même fourre-tout anachronique la désormais célèbre « lèpre nationaliste » et le spectre fictionnel d’une perte de « souveraineté » de l’Europe. Jusqu’ici, on ignorait que cette souveraineté eût jamais existé et encore moins qu’elle avait été désintégrée dans les années 30.

L’imposture du front républicain

Fustigeant le « repli nationaliste » (ne jamais, au Dictionnaire des idées reçues, oublier d’accoler les deux termes), le chef de l’Etat ne manque pas d’évoquer les fameuses peurs qui agiteraient les nations, dans un propos qui serait pour le coup lui-même effrayant et vaguement apocalyptique s’il n’était pas drôle, et qui permet de se demander qui des peuples européens ou de certaines de leurs élites déconnectées se plaisent à agiter les peurs. Une technique usée jusqu’à la corde qui a permis aux actuelles élites de se maintenir au pouvoir  grâce au « barrage » dit « républicain »

On ne pensait pas que quiconque d’un peu réfléchi oserait encore pratiquer la fameuse comparaison entre tel ou tel climat socio-politique et les années 30, leurs heures sombres et autres effrayants bruits de bottes tant cette figure rhétorique de l’antifascisme post-moderne est éculée..

Or, le problème avec les analogies historiques qui font bondir à juste titre n’importe quel historien scrupuleux, c’est que, comme l’indiquait Paul Valéry « L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout ». Outre les approximations contenues dans le propos du président, le piège analogique se referme sur son émetteur, puisque, si l’on commence à entrer dans le détail desdites années 1930, la comparaison tant exploitée pourrait bien se retourner dans le sens contraire de celui souhaité.

On peut faire dire n’importe quoi au passé

Si l’on considère par exemple le fait majeur de la sinistre période, à savoir la persécution antisémite, et qu’on la reporte à l’époque actuelle, on pourrait alors se demander ce qui est véritablement mis en place pour lutter contre les promoteurs contemporains, principalement islamistes, de cet antisémitisme. Où est, par exemple, le fameux discours sur la laïcité, républicain et ferme, tant attendu depuis des mois ? S’est-il perdu dans les brumes accommodantes du dialogue qu’en d’autres époques on qualifiait de collaboration?

On le voit, chacun peut faire dire ce qu’il veut à n’importe quoi au grand jeu de la manipulation des interprétations.  Pareillement, le peuple supposé nationaliste et replié sur lui-même avait voté en 1936 en faveur du Front Populaire, dont de nombreuses conquêtes en matière de droit social et de droit du travail sont des obstacles clairs face au néo-libéralisme actuellement au pouvoir et  à la conduite des affaires européennes. La haute finance, les grands entrepreneurs ne se sont pas distingués par leur esprit de résistance, c’est le moins qu’on puisse dire, quand le peuple fumant des cibiches et roulant probablement déjà à l’essence polluante permettait, lui, l’accession au pouvoir d’un Juif en la personne de Léon Blum, alors même que beaucoup d’élites n’hésitaient pas à scander « plutôt Hitler que le Front populaire ». Pour être juste, ajoutons que c’est la chambre du Front populaire qui votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Une énième preuve que l’histoire est complexe.

D’une Allemagne l’autre

D’autres pourraient se demander où est le Churchill contemporain, celui qui avait compris que sans résistance on n’évitait ni le déshonneur ni la guerre, face à la déferlante totalitaire et obscurantiste qui recouvre de son voile noir des pans croissants de la planète. Par quelles actions les élites européennes luttent-elles contre cette blitzkrieg contemporaine ? Comment par ailleurs comparer une époque où l’Allemagne avait été diminuée et humiliée avec une période où au contraire elle est en situation hégémonique au point d’étouffer ses partenaires européens ?

Enfin, si Emmanuel Macron est fasciné par les ressemblances hypothétiques avec les années 1930, d’autres pourraient vouloir pareillement, au gré de leurs convictions idéologiques personnelles et de leurs petites lubies subjectives, vouloir comparer la période actuelle avec celle de la chute de l’Empire romain, ou encore avec les invasions barbares, la Grande Inquisition, ou l’entrisme guerrier d’Al-Andalus

Passéistes vs progressistes, la grande mystification

On le voit, toutes ces comparaisons ne sont pas raison, ou alors il faudrait les accepter toutes au même niveau de légitimité, ce qui bien sûr est inenvisageable puisque le but ici est de livrer une vision binaire et manichéenne de la situation actuelle afin de criminaliser toute critique de l’Union européenne et de l’ouverture des frontières qui la caractérise.

Par-delà la grossière manipulation visant à faire passer les résistants d’aujourd’hui pour de dangereux passéistes et les accommodants d’aujourd’hui pour d’éminents progressistes, il est enfin une curieuse et naïve croyance qui voudrait que l’on tire de quelconques leçons de l’Histoire. Outre que c’est un sujet régulièrement traité depuis des décennies dans les dissertations du bac, on rappellera donc, avec Louis-Ferdinand Céline, que « l’histoire ne repasse pas les plats ».


Non, l’école française n’est pas la pire du monde


QI, handicap culturel, fossé social : l’institution scolaire ne peut corriger toutes les inégalités de départ. Pourtant, certains lui demandent l’impossible. Mise au point.


On connaît la chanson : les inégalités scolaires s’accroissent ; l’école française accroît les inégalités scolaires, étant plus inégale que les autres. De ces trois constats, souvent éplorés, parfois révoltés, seul le premier est à peu près vérifié. Quels que soient l’âge et la matière – mathématiques ou maîtrise de l’écrit -, les écarts entre les meilleurs et les plus faibles se creusent sans que les meilleurs progressent pour autant ; cela dépend et c’est aussi bien l’amélioration de l’efficacité du système (en permettant à tous de donner le meilleur d’eux-mêmes les élèves favorisés apprennent plus) que sa détérioration (en étant moins performante l’école va laisser plus de poids aux transmissions familiales) ou qu’un effet de composition (l’évolution des flux migratoires notamment) qui pourraient en être la cause.

L’école face aux inégalités de QI

En revanche, alors que la scolarité s’accompagne d’un accroissement des écarts, il est aberrant d’en imputer la responsabilité au système éducatif. Prétend-on vraiment que s’il n’y avait pas de scolarisation les écarts diminueraient ? Le QI et les résultats scolaires sont pour une large part génétiques et héréditaires (entre 30 % et 70 % selon les sources) et le capital socio-culturel se transmet aussi bien que le capital économique. Ces deux puissants facteurs continuent de produire leurs effets tout au long d’une scolarité qui ne peut que partiellement les compenser.

L’objectif d’une disparition de ces inégalités est donc une chimère. Elle est de surcroît une chimère pernicieuse pour deux raisons : d’une part, parce qu’en insinuant qu’il serait possible de les annihiler, on véhicule aussi l’idée que le système est biaisé en faveur des possédants, ce qui nourrit les ressentiments qu’on constate tous les jours . D’autre part, parce qu’inférer de la seule constatation des inégalités d’arrivée la preuve d’une discrimination c’est inciter à des politiques alternatives non seulement coûteuses mais inefficaces voire néfastes : Les méthodes idéovisuelles d’apprentissage de la lecture, les expérimentations et les innovations incontrôlées ont souvent pour premières victimes les enfants des milieux défavorisés.

Mais dès lors qu’il subsistera toujours des écarts, quels objectifs fixer et comment paramétrer les efforts de promotion des élèves défavorisés ? Les comparaisons internationales peuvent fournir des éléments de parangonnage. Encore faut-il ne pas leur faire dire n’importe quoi…Et les discours tenus autour des évaluations PISA sont à cet égard inquiétants : la France depuis au moins les trois dernières livraisons serait le pays des inégalités. Il est très curieux que l’Allemagne qui scolarise les enfants tardivement et met en œuvre des filières précoces d’orientation en ressorte plus égalitaire avec il est vrai un profil migratoire différent.

Ce que dit l’OCDE

Quand on y va voir d’un peu plus près, c’est une autre histoire. A l’appui de cette condamnation sans équivoque, on nous sert, en effet, la plus défavorable des corrélations et indicateurs calculés. Cette corrélation emblématique fait bon marché du caractère multifactoriel des apprentissages et attribue aux seules différences de statut économique, social et culturel (SESC) la production des inégalités en ignorant notamment les facteurs ethniques.

Or la France se caractérise à la fois par l’importance de ses flux migratoires et par leurs origines : les immigrés d’Afrique ont des résultats scolaires inférieurs aux autres immigrés et à la population majoritaire après prise en compte du statut socio-économique.

On confond donc potentiellement effet de rendement de l’école et effet de composition de ses publics. Et lorsque l’OCDE intègre l’ensemble des facteurs explicatifs et les met en relation avec les inégalités de résultats, le poids du SESC n’est pas très différent en France de la moyenne et significativement plus faible…qu’en Finlande qui nous était encore il y a peu donnée en exemple pour la pertinence de ses méthodes pédagogiques. Il est extrêmement troublant que ces données ne soient pas publiées mais seulement accessibles.

Pour ce qui concerne les immigrés, les données OCDE montrent une autre réalité : si les immigrés de première génération ont des performances inférieures en France, cet écart s’y réduit beaucoup plus fortement qu’ailleurs pour ceux de seconde génération, si bien qu’il n’est pas exclu que l’école républicaine parvienne tout de même à certains résultats !

C'est le français qu'on assassine

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Racistes, vénaux, sexistes? Les sites de rencontre sur la sellette…

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Il est aujourd’hui de bon ton de critiquer les sites ou applications de rencontre : prétextes à se faire offrir un dîner, à choisir des partenaires sexuels trop ou pas assez exotiques, Tinder et ses concurrents auraient tous les vices. Attention, la police des braguettes patrouille…


Si vous croyez que les sites de rencontres ne servent qu’à trouver l’amour ou à se faire culbuter, détrompez-vous. Sarah, une étudiante britannique, a avoué au site féminin australien Whimn profiter de l’application Tinder pour se nourrir à l’œil. Rouée, la célibataire dîne mais ne couche pas ! L’idée lui est venue après avoir accepté un rendez-vous avec un homme au physique décevant. « Dan avait l’air d’avoir dix ans de plus que sur ses photos et il était plus petit que moi », se justifie la jeune fille. Buvant pour oublier, Sarah a accepté de se faire payer l’addition. Depuis, elle s’est sustenté à l’œil une bonne quarantaine de fois en deux ans : « Je ne ressens pas une once de culpabilité je ne fais rien d’illégal, et si un jour je rencontre l’amour sur Tinder, je partagerai l’addition. » Comme quoi, la galanterie a survécu… chez ses chevaliers servants.

Cherche asiatique soumise

Profondément inégalitaires, le plus souvent au détriment des hommes, les sites de rencontres sont une terre de mission prisée des croisés antiracistes. D’après un article de Slate, la discrimination y serait monnaie courante sous des formes classiques « Pas de femmes noires ni de mères célibataires » et plus inattendues : « la fétichisation des personnes racisées ». Les amateurs de femmes asiatiques réputées soumises ou d’hommes africains connus pour la « taille de leur âme » se le tiendront pour dit. La police des braguettes veille…

L’antiracisme se mord la queue

Jusque dans les colonnes du Monde, où la chroniqueuse Maïa Mazaurette s’est fendue d’un long article pour nous expliquer que les Blancs n’ont qu’une idée en tête : épingler une orientale lascive ou un étalon noir à leur tableau de chasse. Si la xénophilie est aussi blâmable que la xénophobie, on finira tous le doigt sur la couture du pantalon…

Libérons nous du féminisme !

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Ruby Namdar, un grand écrivain israélien est né


Avec son premier roman La Maison de ruines, Ruby Namdar met en scène un juif new-yorkais en proie à la crise du milieu de vie. Rendant hommage à Roth, Bellow et Singer, son auteur imprégné de mystique juive et soufie nous entraîne sur les territoires perdus du sacré. 


Ruby Namdar a la main lente. Son brillant premier roman, récompensé en Israël par le prestigieux Sapir Prize, l’équivalent de notre Goncourt, coule paresseusement comme l’Hudson River, que le héros principal, Andrew Cohen, contemple chaque jour depuis sa fenêtre. L’action de La Maison de ruines se déroule à New-York, à quelques mois de l’apocalypse du 9 septembre 2011. Cohen a tout en commun, dirait-on, avec les personnages qui peuplent les romans de Philippe Roth ou de Saul Bellow : la sophistication d’un intellectuel juif chargé de cours de culture comparée à l’université de New York, la vanité, les snobismes gastronomiques, une vie familiale éclatée par un divorce et toute la confiance en soi nécessaire à un homme aux alentours du demi-siècle pour entamer une relation sentimentale avec une femme qui pourrait être sa fille.

« J’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot péché »

Mais Andrew Cohen n’est ni Zuckerman ni Herzog, pas plus que Namdar n’est Roth ou Bellow. Certes, les obsessions du romancier israélien, installé à New-York depuis bientôt vingt ans, se rapprochent de celles de tous les grands écrivains juifs de la côte Est. Ainsi dans La Maison de ruines, il s’empare de la question de l’acculturation des intellectuels juifs coupés de leurs racines spirituelles, de leur rapport à la tradition, à la religion, du poids de l’Histoire et de l’héritage, et, enfin, de la psychologie masculine avec sa hantise de l’impuissance et du vieillissement. Seulement, la finale dégringolade d’Andrew Cohen relève moins de la « mid-life crisis » ou même de la crise existentielle, que d’une détresse métaphysique, sinon mystique. Et c’est là que Namdar rejoint Singer, non mécontent qu’on lui impute cette filiation. « Mon livre rend à sa façon hommage à Roth, Bellow, Oznik, Malamoud… Mais Singer restera mon maître incontestable, avec sa manière spécifique de glisser le surnaturel dans la vie quotidienne de ses personnages, son recours aux métaphores bibliques, son humour et son goût pour le grotesque », confie-t-il.

Jovial, enthousiaste, chaleureux, Ruby Namdar possède en outre ce talent délicieux de vous entraîner vers les territoires perdus de la grande littérature où, jadis, on cultivait les passions ontologiques en rapport avec ce quelque chose que l’on appelle l’ « essence de l’être », tout comme avec les questionnements sur le Bien et le Mal, la morale, ses fléchissements. Il lui suffit d’une impulsion, d’un signe de votre sensibilité au sujet. Quand vous lui faites une remarque à propos du mot « péché », qu’il avait employé dans son texte publié par The New York Times, il saisit la balle au vol. « Dire ‘péché’ est devenu subversif, provocateur, inconvenable, je le sais… Or, j’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot ‘péché’, où il a sa place. Nous vivons une époque qui n’aime même plus le mot ‘âme’. Pourtant je le préfère mille fois à tous ces ‘psyché’, ‘ego’, ‘souffle vital’. Et je préfère le mot ‘religion’ au mot ‘spiritualité’, susceptible d’évacuer le moindre conflit en nous, d’apaiser le moindre inconfort. » L’homme a grandi à Jérusalem, au sein d’une famille juive originaire d’Iran. Ceci explique probablement sa distance, gentiment moqueuse, face à l’aspiration laïque qui habite la littérature israélienne contemporaine. « Mon travail n’est pas représentatif de la scène littéraire en Israël. Il y a une certaine proximité avec Amos Oz, rien de plus. Les écrivains vivent à Tel-Aviv, le Babel séculier, profane, amusant aussi, mais éloigné de mes préoccupations », tranche-t-il, avant de sauter à pieds joints dans une savoureuse digression sur les poètes soufis, qu’en son temps il a traduit du persan vers l’hébreu. Qu’est-ce qu’un péché, donc, à notre époque, dans notre monde ? La question semble avoir heurté Ruby Namdar, qui délaisse soudain la petite cuillère dans une tasse à café désormais vide : « Allons ! Qu’on le veuille ou pas, nous sommes des créatures morales et savons, au fond, reconnaître un péché. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient – islamistes, chrétiens, juifs –, se nourrissent précisément de cet effacement de toute référence religieuse de notre âme collective. »

« Nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! »

Impossible d’y échapper, bien que nous soyons sensibilisés au fait qu’il est malpoli de juger notre prochain. Reste que si Andrew Cohen est en proie à des visions dantesques de sa ville en ruines et voit sa vie en miettes, à croire qu’elle n’a jamais été rien d’autre que du pain rassis, c’est qu’il a péché. Cohen avait péché. Et son péché n’est autre que l’orgueil que nous tous, modernes et affranchis des culpabilités néfastes à notre développement personnel, cultivons à l’envi.

Nous nous suffisons. Tant qu’un minuscule accident de parcours ne nous contraint pas à examiner les abysses de notre propre existence. Dans le cas du professeur Cohen, il s’agit d’une promotion qui lui file sous le nez au dernier moment, de surcroît au profit d’une ancienne étudiante ou, peut-être, de l’essoufflement de sa liaison avec la jeune Ann Lee, voire des deux. L’immense mérite de Ruby Namdar, c’est de dépasser l’individuel pour atteindre l’universel – définition même de la littérature. Ce qui est arrivé à Cohen, peut arriver à n’importe lequel d’entre nous, peu importe la tradition ou la religion dont il est issu. Où, alors, chercher secours ? Chez un psy, vu que l’édifice religieux que l’on honore de notre présence à l’occasion des grandes fêtes ne paraît pas trop sérieux, à l’instar de la synagogue dans laquelle Cohen faisait de rares apparitions : « Anshei Shalom, la synagogue qu’il fréquentait, était particulièrement progressiste, pour ne pas dire avant-gardiste. À l’exception de quelques versets choisis pour leur valeur poétique par les rédacteurs du New Holiday Prayer Book, presque tout le service se déroulait en anglais. […] En recherche constante d’adaptation, Anshei Shalom incarnait à la perfection le désir d’égalité, le multiculturalisme, l’humanisme et la politique de gauche libérale qui flottaient dans l’air du temps. » En 1964, lors d’un concert à Montréal, Leonard Cohen a poussé un cri d’illuminé : « Il y a une terrible vérité qu’aucun écrivain juif d’aujourd’hui n’a envie d’examiner. Cette vérité est que nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! » Ruby Namdar relève le défi consistant à prouver que nous nous trompons. Avec succès.

Ruby Namdar, La Maison de ruines, Belfond, 2018, 23 euros.

Houellebecq, les femmes, les conseils d’un yakuza, etc.

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Et Laetitia Avia inventa la « glottophobie »

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laetitia avia lrem melenchon
Laetitia Avia, députée LREM. Sipa. Numéro de reportage : 00881057_000030.

La députée LREM Laetitia Avia voulait criminaliser les discriminations liées aux accents. Une nouvelle phobie est née ! Or, avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.


 

Il aura suffi d’une pique maladroite de Jean-Luc Mélenchon envers une journaliste toulousaine pour qu’on découvre un nouveau concept, la « glottophobie ». À l’affût de nouvelles discriminations à dénoncer et ravie d’une caution scientifique qui passait par là, la députée LREM Laetitia Avia a immédiatement bricolé un projet de loi à partir des articles trouvés sur Google. Elle a ensuite prétendu que c’était une blague. Puis finalement le contraire. Peu importe son intention, ce qui reste, c’est le discours autour d’une glottophobie qui n’a rien d’un concept de référence.

La science au secours de l’idéologie

Les sciences humaines sont régulièrement appelées au secours des idéologies qui prétendent se fonder sur le savoir. Alimentant les demandes militantes (c’est dans les universités que se formalisent certaines idées politiques), le monde intellectuel mélange volontiers description et engagement. De nouveaux concepts sont ainsi lancés sur le marché du sociétal et du marketing idéologique (« l’appropriation culturelle », le white priviledge, l’écriture inclusive, etc.) : ils décrivent moins des faits sociaux qu’ils ne propagent des opinions très discutables.

 

La glottophobie appartient à ces fausses bonnes idées, mélange de constat banal et d’exaltation conceptuelle auto-légitimante. Dire que l’on juge les gens d’après leur façon de parler ne constitue pas une grande découverte. Bien sûr, pour ne pas donner l’impression de simplement réinventer la roue, on emballe cela d’un terme ronflant. Car quand on fait de la science, on parle grec, monsieur. Et il s’agit là d’un véritable préjugé linguistique et épistémologique : toute idée mérite néologisme.

Existe-t-il une société sans jugement social ? Sur le plan linguistique, cela doit faire quelques millénaires que les locuteurs se jugent sur leurs caractéristiques verbales comme l’illustre la célèbre citation de George Bernard Shaw : « It is impossible for an Englishman to open his mouth without making some other Englishman hate or despise him » (Pygmalion, 1916). Toute société se fonde sur la différenciation (de classe, de caste, de fonction, etc.), laquelle ne produit pas nécessairement des injustices — n’inventons pas des « glottophobies »… Les habitants de la Haute-Garonne ne connaissent pas spécialement de discrimination et il n’y a pas de schibboleth de la chocolatine ![tooltips content= »De l’hébreu Biblique shibbōlet « épi », mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) »]1[/tooltips] . Les sociolectes relégués sont surtout ceux qui expriment l’absence d’éducation et / ou qi suggèrent un enfermement communautaire.

Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité

Tout sociolinguiste sait bien (comme d’ailleurs tout locuteur) que la parole ne vaut que dans un contexte donné. Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité, être employé dans un cadre public ou privé, etc. Tout le monde a « un accent » mais il sera plus ou moins marqué, plus ou moins révélateur d’une origine sociale ou géographique. Dans un cadre homogène, personne n’« entend » son propre accent qui n’est l’objet d’aucun jugement — nulle glottophobie envers le parler des cités de banlieue dans les cités de banlieue… C’est dans la différence que le sociolecte devient sujet à une interprétation sociale. Comme le rappelle le sociologue Howard S. Becker (Outsiders, 1963), il n’y a de déviance que par rapport à un groupe-repère et chaque groupe social possède ses propres normes. En d’autres termes, on est toujours l’autre d’un autre.

La valeur sociale des façons de parler est donc elle-même variable. Contrairement aux interprétations d’une sociologie bourdieusienne binaire privilégiant pesamment l’opposition dominant / dominé, l’éthos verbal est plus complexe qu’une simple confrontation de classe. Les traits verbaux signalant une « distinction » ne constituent pas l’exercice du pouvoir social lui-même. La valeur des comportements verbaux des locuteurs change une fois hors du groupe dont ils signalent l’homogénéité. Transposez un énarque hors de son milieu naturel et ses manières linguistiques pourront être perçues comme ridicules, affectées, incompréhensibles : les traits verbaux associés à son statut social deviendront un stigmate négatif.

Les comportements verbaux sont des indices sociaux et révèlent éventuellement une origine géographique, un niveau d’éducation, une génération, une profession, etc. Le comportement verbal est aussi l’objet d’un jugement. Si votre façon de parler suggère que vous n’avez aucun vocabulaire, que vous êtes agressif et sans compétence professionnelle décelable, vous pourrez être jugé négativement par votre interlocuteur — s’il ne fait pas partie du même groupe social. Mais ce n’est pas l’accent qui est la cause du jugement : c’est ce dont il est l’indice…

De l’utilité des préjugés

Car la vie sociale, comme le langage, est fondée sur des pré-jugés. Les catégorisations nous aident à percevoir le réel et à en parler. Le regroupement catégoriel est au fondement de l’activité de langage. Il en va de même des indices sociaux relevant de la perception immédiate : nous jugeons sur la mine en permanence. Cela participe de l’utilisation de stéréotype sociaux qui permettent de classer les individus : « Le stéréotype se définit comme une représentation collective figée, un modèle culturel qui circule dans les discours et dans les textes. Il favorise la cognition dans la mesure où il découpe et catégorise un réel qui resterait sans cela confus et ingérable ». Il faut bien sûr distinguer entre « l’accent » renvoyant plutôt à une origine géographique et des façons de parler trahissant une origine sociale. Ce ne sont pas les mêmes phénomènes et le jugement qui en résulte est différent : toute identité phonétique régionale est compatible avec un vocabulaire soigné alors que les traits verbaux associés au manque d’éducation seront irrémédiablement interprétés négativement hors du groupe d’origine. Quand on entre dans une boulangerie, on identifie un scénario comportemental : on perçoit la vendeuse à la caisse dans un rôle, c’est-à-dire comme étant habilitée à recevoir le paiement, à prendre commande, etc. et non comme une personne qui se trouverait là par hasard et qui aurait étrangement choisi de porter un tablier rose. En effet, faute de modèle préalable, le réel n’est pas interprétable : « en dehors de tout modèle, le comportement individuel parait incohérent, la mise en scène du moi reste opaque et sans effet.

Sauf que ces jugements sont intérieurs, fluctuants et se modifient en fonction des interactions et des circonstances. Entre la représentation préalable et celle qui se construit dans le discours, c’est tout le rapport social qui se joue : le pré-jugé et sa remise en cause par chacun des acteurs d’une interaction.

Le concept de glottophobie, entendu de façon militante comme une discrimination, fige radicalement le préjugé comme une essence, négligeant ainsi la réalité des relations sociales et la fluidité des jugements. L’identité verbale est un indice que chacun interprète au fil de son activité de déduction sociolinguistique. On se demande par quel délire politique on peut imaginer légiférer sur la perception sociale et les jugements intimes. D’ailleurs, comment parler de « discrimination » pour des attributs linguistiques dont l’interprétation change selon les circonstances et les individus ? L’idée même de préférence est-elle désormais condamnable ?

Confortable posture victimaire

Discrimination est un mot magique. Fort des connotations d’apartheid qu’il suggère, il est employé de façon hystérique pour s’insurger contre toute injustice, y compris imaginaire. Aux frontières de l’hyperbole et de la métaphore, le mot discrimination s’est dilué dans la dénonciation et n’a plus guère de force descriptive, ni sur le plan social, ni sur le plan juridique.

Cette revendication de souffrance narcissique rencontre l’envie moralisante de découvrir des phénomènes — même les linguistes succombent à l’ivresse de la dénomination et à la jouissance de la terminologie : il suffit de nommer pour faire exister. Le problème de ce genre de concepts, c’est qu’ils relèvent moins de la description que de la dénonciation.

Toute vexation personnelle est ainsi élevée au rang de discrimination car il y a aujourd’hui une dignité sociale à être victime d’un ordre « discriminatoire ». Sur le plan psychologique, on n’est plus responsable de son destin : c’est la faute de la société. Être victime ouvre aussi droit à réparation. Le marché symbolique de la condition victimaire n’est pas sans avantages, comme le montre la discrimination positive, consciente ou pas, qui gouverne nombre de discours. La compétition victimaire consiste alors à prétendre appartenir à de telles catégories (sexuelles, religieuses, sociales — et maintenant linguistiques…) afin d’en tirer profit. Une fois la revendication symbolique constituée en domaine légitime par l’Université, les financements et les carrières deviennent de véritables enjeux.

Une certaine sociologie n’envisage sa recherche que comme une quête de discriminations. Au lieu d’étudier les normes sociales (la régulation des comportements collectifs étant définitoire de la notion même de société), il s’agit souvent de considérer les normes comme des injustices. La société « discrimine » ? Mais bien sûr ! Les universitaires qui fustigent les différences sociales exercent eux-mêmes un contrôle permanent sur les collègues qu’ils recrutent ou les thèses qu’ils font soutenir, et détaillent dans des rapports de jury ce qui est attendu des candidats. Et peut-il en être autrement ?

L’instruction publique pratiquée dans les écoles de la République consiste à apprendre à s’exprimer selon des normes linguistiques, relationnelles, argumentatives, à partir de textes et de connaissances qui font l’unité culturelle du pays… et l’on s’étonne que la non-maîtrise de ces normes puisse éventuellement être l’objet d’un jugement négatif ? S’éduquer consiste à apprendre des normes : celles de milieux sociaux et professionnels qui permettent de s’extraire de sa cité ou de son village. L’enseignement public, gratuit et obligatoire est normalement une ouverture sur l’aisance verbale comme sauf-conduit à valeur nationale. Inversement, revendiquer son isolat culturel en accusant le monde de glottophobie est un retournement normatif, une sorte d’égocentrisme oublieux de l’ouverture aux autres. Avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.

 

Dernier ouvrage paru : Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Editions Intervalles (à paraître le 21 novembre 2018)

Pour Laurence, 20 ans, l’enfer c’est les siens

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Laurence a 20 ans. Elle voyage, ne lit pas vraiment, mais voyage. Vous voyez, elle aime dire qu’elle fait dans « l’humanitaire ». Portrait d’une femme de notre temps.


Il est de bon ton de condamner le racisme, l’exclusion sociale et la xénophobie. Ce n’est pas une grande nouvelle. Le refrain est tellement connu qu’il nous reste en tête. L’Occident serait toujours le représentant par excellence du rejet de l’Autre. Hypocrites, les sociétés occidentales couvriraient dorénavant leur haine de la différence sous les étendards laïcards de la critique des religions.

L’Occident dissimulerait aussi sa haine séculaire des étrangers derrière des institutions aux relents colonialistes. On s’en souvient : il faudrait renverser la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale. Il faudrait aussi renverser celle de Christophe Colomb à New-York. L’Occident serait systémiquement raciste. Au fond, c’est l’Occident qu’il faudrait déboulonner. Il faut en parler à Laurence qui termine une licence de droit à la Sorbonne.

Je m’présente, je m’appelle Laurence…

Laurence a 20 ans. Elle voyage, ne lit pas vraiment, mais voyage. Vous voyez, elle aime dire qu’elle fait dans « l’humanitaire ». Laurence a une conscience sociale car elle recycle les boîtes d’emballage de ses nombreux appareils électroniques. Laurence sait donc de quoi elle parle lorsqu’elle diabolise avec audace le capitalisme et toute la pollution qui en découle. Laurence soutient Anne Hidalgo dans sa lutte contre les voitures à Paris. Laurence est progressiste, ça ne fait aucun doute.

Laurence aime les autres cultures, car c’est une citoyenne du monde. Oh oui, une vraie. Son compte Facebook est parsemé de photos colorées la montrant en Inde, en Afrique, à dos de chameau dans le désert. Laurence a voyagé en Thaïlande avant de mettre le pied à Rome. On la voit en bikini sur un éléphant. On la voit aussi avec des enfants noirs au Mali. Laurence déteste toutes les droites, de Laurent Wauquiez à Donald Trump. Elle est convaincue que la France doit accueillir plus de migrants.

Les autres, c’est d’enfer

Pourquoi voyager davantage en Europe, ce vieux musée poussiéreux, pense-t-elle ? Pourquoi explorer sa propre civilisation quand il y a tant à voir dans le reste du monde ? Pourquoi faire des hôtels insipides, uniformes et confortables, quand on peut expérimenter la vie authentique, quand on peut dormir dans des tentes, ou à la belle étoile, et renouer avec la nature ? Avec cette antique condition humaine ? Pourquoi rester en sécurité quand on peut vivre une vie excitante ?

Laurence adore la nourriture asiatique et mange peu de viande car, dit-elle, la nourriture occidentale est trop grasse et surtout pleine d’OGM, trop transformée et artificielle. Le vendredi soir, elle mange dans un restaurant végétarien en refaisant le monde avec ses copines. Mademoiselle m’expliquait dernièrement que la transformation de la nourriture pouvait nous rendre malades et que l’industrie alimentaire ne respectait pas les animaux. Quelle tristesse ! Laurence condamne vigoureusement l’artificialisation du monde, un pur produit de la civilisation occidentale. Jamais elle ne mangerait de foie gras !

L’enfer, c’est les miens

Laurence utilise des produits de beauté naturels pour faire briller ses grands yeux verts. Elle les achète dans des boutiques spécialisées où plane une forte odeur d’encens. Laurence écoute de la musique aussi. Mais pas n’importe laquelle. Une musique rythmée, remplie de tambours, qui lui donne envie de s’échapper de son petit quotidien européen. Cette routine qui la force à poursuivre des études pour trouver ensuite un travail ennuyant. Laurence rêve des parfums exotiques du tiers-monde en faisant son jogging au jardin du Luxembourg.

Laurence fait du yoga, croit en la réincarnation, à la transmigration des âmes, à des choses très sérieuses. Elle déteste les églises, qui lui font penser à l’Inquisition, dit-elle, mais elle adore les temples bouddhistes. Elle s’est déjà procuré un livre sur le bouddhisme tibétain dans une librairie du 5ème. Un gros bouquin lourd qu’elle n’a jamais terminé. Laurence est en quête de sens, c’est pourquoi elle convoite les vestiges spirituels de l’Orient. Laurence cherche plus que jamais à s’enraciner. N’importe où, sauf chez elle. Sauf en France, dans le pays de ses ancêtres.

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Natsume Sôseki: quand le grand écrivain japonais visitait Londres

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natsume soseki japon
Natsume Sôseki, mannequin de cire dans un théâtre japonais. Sipa. Numéro de reportage : AP22240363_000003

Natsume Sôseki (1867-1916) a 33 ans quand il embarque, seul, à Yokohama, le 9 septembre 1900, pour Londres. Sa jeune épouse, Kyôko, a déjà une tentative de suicide à son actif. Une Japonaise qui n’aurait pas flirté une fois au moins avec la mort démériterait à ses yeux, comme aux miens.

Tout voyage qui ne nous détruit pas n’est qu’une forme vulgaire de tourisme

Sôseki qui est professeur d’anglais, est envoyé en Angleterre par le gouvernement sans objectif précis, sinon celui d’assimiler le meilleur de la culture britannique,  » en frayant avec les indigènes « , précise le ministère de l’Éducation. Sôseki est encore un inconnu et il n’éprouve qu’une curiosité très limitée pour les civilisations étrangères. Il sait néanmoins que tout voyage qui ne nous détruit pas n’est qu’une forme vulgaire de tourisme. Or, il est tout sauf un touriste.

Celui qui deviendra le plus grand écrivain du Japon moderne ignore encore quelle forme prendra son destin. Deux ans plus tard, à son retour d’Angleterre, il le saura. Il a la certitude d’être devenu fou. « Je me console, avouera-t-il, à l’idée que cette folie m’a permis d’écrire Je suis un chat ainsi que Le pauvre cœur des hommes. Et le seul sentiment que j’éprouve est une reconnaissance profonde et infinie envers cette déraison.  »

« Le peuple d’un pays ruiné est méprisable »

Pendant tout son séjour en Angleterre, Sôseki tiendra son journal. C’est le journal d’un bilieux et d’un neurasthénique. Rien ne trouve grâce à ses yeux et jamais il ne mentionne ce qui lui plaît. La nature elle-même l’indiffère. En revanche, il éprouve envers les étrangers une répulsion physique. Il ne supporte pas d’être confondu avec un Chinois. Ces derniers, d’ailleurs l’irritent par leur tapage. Et leur misère ne lui inspire aucune compassion : « Le peuple d’un pays ruiné est méprisable « , note-t-il incidemment. Quant aux Blancs, c’est pire encore : ils puent.

À Londres, il n’est pas plus tendre à l’égard de lui-même : « Quand j’aperçois au coin de la rue un individu bizarre de petite taille et laid, c’est moi-même dont une vitrine me renvoie le reflet… » Pire encore, au milieu de la foule londonienne, il prend conscience qu’il est vraiment jaune, ce qui avive encore son sentiment d’étrangeté.

Par ailleurs, la pollution de l’air et la saleté de la ville l’horripilent.  » Essaie de cracher quand tu te promènes à Londres. Tu seras étonné en voyant quel grumeau tout noir en jaillit. Des millions de gens dans cette ville respirent chaque jour la poussière et la fumée, et ils teignent leurs poumons de cette couleur. Chaque fois que je me mouche ou que je crache, j’ai honte de moi-même.  »

Ce Jésus et ses miracles, quel charlatan !

Même les pâtisseries occidentales le dégoûtent. Il souligne leur contraste avec le subtil chatoiement des yôkan japonais. Difficile de ne pas l’approuver. En ce qui concerne la littérature anglaise, il est fort surpris de la connaître mieux que les indigènes. Sans doute n’est-elle pour eux qu’un vulgaire passe-temps.  » D’ailleurs, ajoute-t-il, elle sent toujours le monde du commerce. »

Quand il est invité à prendre le thé chez des vieilles rombières qui aspirent à le convertir au christianisme, il en sort navré, au bord de l’épuisement mental. Ce Jésus et ses miracles, quel charlatan ! Comment peut-on gaspiller son temps avec de telles fariboles ? Ses hôtesses, elles, sont surprises qu’il n’éprouve pas la moindre velléité de prier. Elles le supplient de lire la Bible.  » Pris de pitié, j’ai consenti « , note-t-il ironiquement. Ces dames l’assurent qu’elles vont prier pour lui….On comprend son accablement. Pour un lettré japonais, l’absence de foi va de soi.

Un des textes les plus drôles de la littérature japonaise

Plus son séjour se prolonge, plus il prend conscience du gouffre qui le sépare des Anglais. Il écrit dans son journal : « Les Occidentaux aiment les choses saturées. Ils aiment aussi les choses tapageuses. Cela se voit dans leur théâtre, leur cuisine, leur architecture et leurs ornements. Cela se voit même dans la façon dont les hommes et les femmes s’embrassent. Le tout se reflète dans leur langue et est responsable à la fois du manque d’esprit et d’observation transcendante dans leur littérature.  »

Dans un environnement aussi étranger, et parfois hostile, on ne s’étonnera pas que la raison de Sôseki vacille. Il n’a plus aucun moment de quiétude. La nuit, il a l’impression qu’un train va à tout moment emboutir sa chambre. Il se dit qu’au milieu  de ce vacarme, les fibres de ses nerfs vont devenir aussi visqueuses que de la glu dans son pot. Un psychiatre lui conseillera de faire de la bicyclette pour retrouver son équilibre. Cela lui inspirera un des textes les plus drôles de la littérature japonaise, mais restera sans effet.

Il se dit que si Kant a publié un traité sur les forces vitales, il devrait, lui Sôseki, écrire un ouvrage pour célébrer leurs funérailles. À l’instar de Schopenhauer dont il apprécie la philosophie, le bruit le rend fou. « Tous ces bruits sont l’expression d’un usage désordonné des forces vitales qui me fait chaque jour endurer le martyre.  »
Bien des années plus tard, il fera un second voyage en Corée et en Mandchourie. Ce sera l’occasion de se détruire définitivement. Mais cette fois avec plus d’humour et de légèreté, si l’on en croit son journal. Il est enfin parvenu à célébrer les funérailles des forces vitales.




Je suis un chat

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Les douze travaux de Dick Annegarn

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dick annegarn belgique
Dick Annegarn, 2017. Sipa. Numéro de reportage : 00814783_000018.

Le chanteur Dick Annegarn revient avec un nouvel album « symphonique » qui résume sa vie et sa carrière en 12 villes / 12 chansons (label Musique sauvage). L’occasion de redécouvrir les plus belles oeuvres de ce poète, et de découvrir quelques trésors exhumées d’une carrière tortueuse…


Pas facile de s’appeler Benedictus Albertus Annegarn, surtout quand on veut être un grand bluesman. Cela sonne davantage comme le nom d’un fromage ou d’un cartographe hollandais du XVI ème siècle, que comme celui d’un noir-américain qui crève la dalle et pleure du blues avec sa guitare. Il s’appellera donc Dick. Dans l’esprit des français il y aura toujours un grand flou sur ses origines : belge, hollandais, issu de la planète mars ? L’ornithorynque naît aux Pays-Bas, passe l’essentiel de sa jeunesse dans le plat pays des gaufres et des chanteurs tristes, et finit par conquérir la France avec sa guitare, son look de « Grand Duduche » hippie à cheveux longs et son sourire légèrement ironique. Il fait une première apparition sur les écrans dans l’émission Discorama de Denise Glaser en 1974, et impose son premier (et dernier) tube : Bruxelles, superbe portrait d’un homme déchiré entre deux villes (« Cruel duel celui qui oppose Paris névrose et Bruxelles abruti »). Le grand échalas est signé chez Polydor, et enchaîne des albums somptueux – aux luxueux arrangements de cuivres et de cordes – tout au long des années 70. Benedictus Albertus se lasse peu à peu des cadences infernales, et du cercle vicieux qui fait enchaîner immuablement : sortie d’un nouvel album, promo, tournée, etc. Il ne souhaite pas non plus se plier à l’injonction de tube de sa maison de disque, et veut développer des projets plus personnels. En 1979, au terme d’une tournée mémorable dont il restera le témoignage d’un double-album jamais réédité De ce spectacle ici sur terre (Polydor, 1979), le chanteur fait brûler son vaisseau et annonce qu’il va prendre du champ par rapport au show-business. Ce sera en fait une demi-retraite. Il part vivre sur une péniche, se met à l’ombre et sort régulièrement des galettes aussi improbables, invendables et géniales que Ferraillages (Spalax, 1979) album de blues où il partage l’affiche avec Robert Pete Williams, ou Frères ? (Nocturne,1986) où il met en musique les furieux Vers nouveaux de Rimbaud – en réussissant cet  exploit de ne pas dénaturer la poésie du génie voyageur de Charleville.

De la Chine au Val-de-Marne

Dick nous revient avec 12 villes / 12 chansons, un album qui n’est pas une banale compilation, mais une subtile géographie de chansons – évoquant de la Chine au Val-de-Marne, du Nord de la France à la Belgique, de la Normandie à l’Angleterre, les cent trajectoires imaginaires et biographiques d’une vie. Tube incontournable, bloquant donc un peu le passage, « Bruxelles » fait bien entendu partie des premières escales proposées. Sans trancher radicalement avec la version originale de 1974, cette nouvelle interprétation revisitée gagne en profondeur et en sobriété. L’orchestration symphonique de Christophe Cravero est plus personnelle que celle que Jean Musy avait écrite dans les années 70 chez Polydor. Exit ici le dialogue entre les instruments classiques et l’orchestre rock ; la voix se fraie un chemin entre un piano et un ensemble symphonique. Il en résulte un agréable sentiment de dépoussiérage des bijoux de famille. La voix de Benedictus Albertus dit maintenant des décennies d’amour-rage pour cette ville, et certainement d’amour-lassitude pour cette chanson elle-même – à laquelle on l’identifiera toujours. Parfois Dick semble hurler de douleur, et l’on ne se souvient alors que cette chanson est devenue brièvement un hymne national alternatif à la « Brabançonne » peu après les attentats meurtriers de mars 2016 dans la capitale Belge.

Nogent la morne

Cette galette exhume aussi des pépites parfaitement méconnues, comme la superbe « Nogent-sur-Marne », présente uniquement dans l’album live de 1979 parfaitement confidentiel que nous évoquions plus haut. Encore une ville, encore une fascination. Banlieusarde cette fois. Dick s’adresse à « Nogent la morne », la tance, moque tendrement son « ventre en avant » et ses petits bistrots. Pour l’accompagner dans cette déambulation les instruments à vent sont convoqués, dans des notes graves. On imagine fatalement une sorte de fanfare sinistre et un peu asthmatique, vouée à l’extinction. La mélancolie sourd aussi dans le remake de « Coutances », cette carte postale normande légèrement dépressive d’un homme qui semble échouer sans raison en Normandie, et s’assoit sur un banc après avoir acheté un pain aux raisin  : « Mais qu’est-ce que je suis venu faire ici entre deux vacances, un dimanche après-midi à Coutances ? » demande t-il. La chanson date de 1975, et on pourrait glisser ça dans n’importe quel roman de Houellebecq.

Le blues de Tchernobyl

Dans « Tchernobyl Blues » c’est dans la zone nucléaire interdite ukrainienne que nous sommes conviés, après le drame. Retour au blues. Le sujet n’appelait pas une polka. La chanson remonte à 1990, passée largement inaperçue aussi, sur un album peu diffusé. Cravero écrit ici une orchestration plus spectaculaire, répondant à la dimension de fresque quasiment cinématographique de la chanson. Dick propose souvent une géographie tragique, mais pas seulement. Quand il pose plus tard ses valises à Lille, le poète célèbre sobrement la colombophilie lilloise (mais pas que) dans une chanson curieusement titrée « Lille ». Nous brûlons des étapes, et les adieux douloureux se font en Chine – sur les rives en feu d’un fleuve sauvage pour « Xilinji ».

Cauchemar ? Dick parle plutôt, pour l’ensemble de cet album d’ailleurs, d’un « film urbain et musical ». Vivement la suite du voyage… Le chantier paraît d’ailleurs en cours. C’est très « Grand Paris ». Il a un casque sur la tête sur la pochette.

Dick Annegarn,  12 villes / 12 chansons, label Musique

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France télévisions s’interroge: un historien peut-il débattre avec Zemmour?

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Eric Zemmour. Sipa. Numéro de reportage : 00715073_000036.

« Les chercheurs ont-il vocation à intervenir dans les médias ? » se demande (sérieusement ?) le site de France TV Info. Alors que les « partis-pris » d’Eric Zemmour gagnent du terrain dans l’opinion, à force de sectarisme, les journalistes du service public ont des nœuds dans le cerveau…


Sur le site de France TV info, quatre intellectuels ont décidé de prendre leurs distances avec le pugilat médiatique. Bruno Cautrès, Pierre Lefébure, Julien Longhi et Claire Sécail se questionnent en synode sur le rôle que doivent tenir les chercheurs dans nos médias. Une entreprise curieuse… eux l’ont apparemment estimée salutaire !

« Certains chercheurs vont jusqu’à débattre avec Eric Zemmour de nos jours… Où va-t-on, mes bons amis ? »

Anne-Claire Ruel, conseillère en stratégie d’opinion et prof de fac, était d’humeur un peu chafouine après un éprouvant visionnage. De quoi parle-t-on ? Du débat contradictoire de BFMTV entre un polémiste trop orienté idéologiquement à son goût (Eric Zemmour) et un historien du CNRS fort respectable (Patrick Weil), où il faut bien reconnaître que le second n’a pas été le plus brillant orateur. A sa décharge, au programme étaient abordés tous les thèmes sulfureux adorés par Zemmour (collaboration en 1940, invasion de hordes arabes dans l’hexagone, multiplication des librairies halal etc.). Un petit festival :

Anne-Claire Ruel décroche son téléphone pour interroger ses plus éminents confrères sur le sujet et organiser une réflexion entre ecclésiastiques éclairés. Voir débattre à la télévision un éminent historien accrédité avec un polémiste populaire n’est-il pas un mélange des genres des plus vulgaires ? « Certains chercheurs vont jusqu’à débattre avec Eric Zemmour de nos jours… Où va-t-on, mes bons amis ? » s’emporte-t-elle outrée au téléphone.

Les réflexions de haute tenue qui vont suivre sont regroupées dans le long et soporifique billet de blog hébergé par France Télévisions (la redevance télé est décidément judicieusement dépensée).

A part leur rejet sous-jacent permanent des théories du journaliste du Figaro Magazine, pas évident en vérité de voir où veulent en venir nos régisseurs du débat d’idées ! Sous le prétexte d’expliquer combien il est difficile pour un chercheur de s’adapter aux contraintes des affreux médias modernes où ils sont appelés à témoigner, une glose sans fin se développe. Voici la substantifique moelle qu’on peut tirer des questionnements de nos éminents savants « progressistes ».

Zemmour n’est même pas chercheur au CNRS !

Les médias n’offrent pas le support idéal pour exposer tout le savoir scientifique. Les chaînes info en continu sont apparemment un fléau où les journalistes travaillent dans l’urgence. Les émissions racoleuses concoctées par ces derniers ne permettent que trop rarement au chercheur d’y développer toute l’étendue de son sidéral savoir universitaire. Scoop !
Les médiatiques mettent sur un plan d’égalité les différents intervenants. Un petit scandale ! Si le vote de chaque citoyen a la même valeur, dans le domaine des opinions, faudrait pas pousser ! Demandons à BFMTV de mettre en gros et en bien gras les titres des scientifiques intervenants sur les plateaux. Ils y sont visiblement très attachés . Sinon, la parole d’un vulgaire « polémiste » est autant considérée que celle d’un « vrai » chercheur. Comment le citoyen peut-il ne pas voter comme un sagouin ensuite ?
La télévision ne permet pas de « notes de bas de pages », de « bibliographie », « d’équations ou de modèles ». C’est vraiment ballot, car les scientifiques excellent dans ces domaines.

Certains journalistes mal intentionnés retranscrivent de travers les citations les plus brillantes de nos savants. Ceci dans le but fallacieux de « conforter ou illustrer un aspect de l’angle développé dans [leur] article ». Salauds !
Pour en revenir à Belzébuth (Gargamel / Zemmour NDLR), qui parvient de son côté à se jouer de tous ces pièges, son « régime de parole » est celui du « domaine de l’opinion masquée derrière une pseudo-scientificité ». Alors que, bien sûr, le régime de parole de Weil « c’est la vérité du savoir et des connaissances scientifiques ».

Déplorant que Weil n’ait pas eu droit à sa propre émission (Gargamel est parfois invité seul ce privilégié !), le conclave de conclure : « Il y a donc une double responsabilité : celle des historiens scientifiques de s’exprimer dans les médias et celles des médias de leur fournir les conditions les plus favorables puisque, par ailleurs, leur fonctionnement ordinaire fournit à Zemmour des formats d’expression dans lesquels il est à l’aise. »

Certains idéologues sont plus égaux que d’autres

Tout le champ lexical pédant des sciences sociales et de la linguistique a beau être convoqué, la glose de nos archidiacres ci-dessus résumée peine à accoucher d’autre chose que d’une souris pour défendre la cause du malheureux Patrick Weil.

D’une part, Zemmour, en vérité toujours présenté avec beaucoup de pincettes par les journalistes qui l’invitent, accepte humblement de se voir qualifier d’ « essayiste » voire de « polémiste » (ce qui peut être un rien condescendant). D’autre part, il n’a jamais réclamé le titre d’historien.

Quelque idéologie qui puisse s’en dégager, quiconque a lu un de ses bouquins ne peut qu’en relever la qualité. Et dans la République des Lettres, 400 000 exemplaires du Suicide français vendus valent fort heureusement bien des titres académiques pompeux, n’en déplaise à certains ! Sur BFMTV deux idéologies se sont opposées (ouverture et fermeture). Nos quatre experts font semblant de ne pas voir l’essentiel : sur la bataille des idées, le camp progressiste a du plomb dans l’aile. Des deux idéologies et analyses de l’immigration ou de l’islam en France, la première étant tellement hégémonique dans leurs cercles, nos archidiacres ne distinguent plus qu’autre chose puisse seulement exister ! Zemmour peut continuer de ricaner dans sa barbe et s’en aller plus loin manger deux ou trois autres Schtroumpfs ! Nos quatre experts, eux, peuvent crier : « Raphaël Glucksmann, vite ! »

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Au secours, les années 30 reviennent… dans la bouche de Macron

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Emmanuel Macron, Honfleur, novembre 2018. Sipa. Numéro de reportage : 00882623_000008.

Dans un entretien au quotidien Ouest France, le président de la République a comparé l’époque actuelle avec la montée du péril fasciste des années 1930. On ne saurait dire ce qui de la naïveté (pour rester respectueux) ou de la grossière manipulation l’emporte. Question subsidiaire : qui peut encore être dupe de ce procédé, sinon quelques malheureux castors égarés en plein champ ?


 

« Je suis frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres » a donc déclaré Emmanuel Macron. Et le voilà amalgamer dans un même fourre-tout anachronique la désormais célèbre « lèpre nationaliste » et le spectre fictionnel d’une perte de « souveraineté » de l’Europe. Jusqu’ici, on ignorait que cette souveraineté eût jamais existé et encore moins qu’elle avait été désintégrée dans les années 30.

L’imposture du front républicain

Fustigeant le « repli nationaliste » (ne jamais, au Dictionnaire des idées reçues, oublier d’accoler les deux termes), le chef de l’Etat ne manque pas d’évoquer les fameuses peurs qui agiteraient les nations, dans un propos qui serait pour le coup lui-même effrayant et vaguement apocalyptique s’il n’était pas drôle, et qui permet de se demander qui des peuples européens ou de certaines de leurs élites déconnectées se plaisent à agiter les peurs. Une technique usée jusqu’à la corde qui a permis aux actuelles élites de se maintenir au pouvoir  grâce au « barrage » dit « républicain »

On ne pensait pas que quiconque d’un peu réfléchi oserait encore pratiquer la fameuse comparaison entre tel ou tel climat socio-politique et les années 30, leurs heures sombres et autres effrayants bruits de bottes tant cette figure rhétorique de l’antifascisme post-moderne est éculée..

Or, le problème avec les analogies historiques qui font bondir à juste titre n’importe quel historien scrupuleux, c’est que, comme l’indiquait Paul Valéry « L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout ». Outre les approximations contenues dans le propos du président, le piège analogique se referme sur son émetteur, puisque, si l’on commence à entrer dans le détail desdites années 1930, la comparaison tant exploitée pourrait bien se retourner dans le sens contraire de celui souhaité.

On peut faire dire n’importe quoi au passé

Si l’on considère par exemple le fait majeur de la sinistre période, à savoir la persécution antisémite, et qu’on la reporte à l’époque actuelle, on pourrait alors se demander ce qui est véritablement mis en place pour lutter contre les promoteurs contemporains, principalement islamistes, de cet antisémitisme. Où est, par exemple, le fameux discours sur la laïcité, républicain et ferme, tant attendu depuis des mois ? S’est-il perdu dans les brumes accommodantes du dialogue qu’en d’autres époques on qualifiait de collaboration?

On le voit, chacun peut faire dire ce qu’il veut à n’importe quoi au grand jeu de la manipulation des interprétations.  Pareillement, le peuple supposé nationaliste et replié sur lui-même avait voté en 1936 en faveur du Front Populaire, dont de nombreuses conquêtes en matière de droit social et de droit du travail sont des obstacles clairs face au néo-libéralisme actuellement au pouvoir et  à la conduite des affaires européennes. La haute finance, les grands entrepreneurs ne se sont pas distingués par leur esprit de résistance, c’est le moins qu’on puisse dire, quand le peuple fumant des cibiches et roulant probablement déjà à l’essence polluante permettait, lui, l’accession au pouvoir d’un Juif en la personne de Léon Blum, alors même que beaucoup d’élites n’hésitaient pas à scander « plutôt Hitler que le Front populaire ». Pour être juste, ajoutons que c’est la chambre du Front populaire qui votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Une énième preuve que l’histoire est complexe.

D’une Allemagne l’autre

D’autres pourraient se demander où est le Churchill contemporain, celui qui avait compris que sans résistance on n’évitait ni le déshonneur ni la guerre, face à la déferlante totalitaire et obscurantiste qui recouvre de son voile noir des pans croissants de la planète. Par quelles actions les élites européennes luttent-elles contre cette blitzkrieg contemporaine ? Comment par ailleurs comparer une époque où l’Allemagne avait été diminuée et humiliée avec une période où au contraire elle est en situation hégémonique au point d’étouffer ses partenaires européens ?

Enfin, si Emmanuel Macron est fasciné par les ressemblances hypothétiques avec les années 1930, d’autres pourraient vouloir pareillement, au gré de leurs convictions idéologiques personnelles et de leurs petites lubies subjectives, vouloir comparer la période actuelle avec celle de la chute de l’Empire romain, ou encore avec les invasions barbares, la Grande Inquisition, ou l’entrisme guerrier d’Al-Andalus

Passéistes vs progressistes, la grande mystification

On le voit, toutes ces comparaisons ne sont pas raison, ou alors il faudrait les accepter toutes au même niveau de légitimité, ce qui bien sûr est inenvisageable puisque le but ici est de livrer une vision binaire et manichéenne de la situation actuelle afin de criminaliser toute critique de l’Union européenne et de l’ouverture des frontières qui la caractérise.

Par-delà la grossière manipulation visant à faire passer les résistants d’aujourd’hui pour de dangereux passéistes et les accommodants d’aujourd’hui pour d’éminents progressistes, il est enfin une curieuse et naïve croyance qui voudrait que l’on tire de quelconques leçons de l’Histoire. Outre que c’est un sujet régulièrement traité depuis des décennies dans les dissertations du bac, on rappellera donc, avec Louis-Ferdinand Céline, que « l’histoire ne repasse pas les plats ».


Macron : miracle ou mirage ?

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Non, l’école française n’est pas la pire du monde

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Jean-Michel Blanquer visite l'école de Vernon. 2018. Sipa. Numéro de reportage : 00875284_000045

QI, handicap culturel, fossé social : l’institution scolaire ne peut corriger toutes les inégalités de départ. Pourtant, certains lui demandent l’impossible. Mise au point.


On connaît la chanson : les inégalités scolaires s’accroissent ; l’école française accroît les inégalités scolaires, étant plus inégale que les autres. De ces trois constats, souvent éplorés, parfois révoltés, seul le premier est à peu près vérifié. Quels que soient l’âge et la matière – mathématiques ou maîtrise de l’écrit -, les écarts entre les meilleurs et les plus faibles se creusent sans que les meilleurs progressent pour autant ; cela dépend et c’est aussi bien l’amélioration de l’efficacité du système (en permettant à tous de donner le meilleur d’eux-mêmes les élèves favorisés apprennent plus) que sa détérioration (en étant moins performante l’école va laisser plus de poids aux transmissions familiales) ou qu’un effet de composition (l’évolution des flux migratoires notamment) qui pourraient en être la cause.

L’école face aux inégalités de QI

En revanche, alors que la scolarité s’accompagne d’un accroissement des écarts, il est aberrant d’en imputer la responsabilité au système éducatif. Prétend-on vraiment que s’il n’y avait pas de scolarisation les écarts diminueraient ? Le QI et les résultats scolaires sont pour une large part génétiques et héréditaires (entre 30 % et 70 % selon les sources) et le capital socio-culturel se transmet aussi bien que le capital économique. Ces deux puissants facteurs continuent de produire leurs effets tout au long d’une scolarité qui ne peut que partiellement les compenser.

L’objectif d’une disparition de ces inégalités est donc une chimère. Elle est de surcroît une chimère pernicieuse pour deux raisons : d’une part, parce qu’en insinuant qu’il serait possible de les annihiler, on véhicule aussi l’idée que le système est biaisé en faveur des possédants, ce qui nourrit les ressentiments qu’on constate tous les jours . D’autre part, parce qu’inférer de la seule constatation des inégalités d’arrivée la preuve d’une discrimination c’est inciter à des politiques alternatives non seulement coûteuses mais inefficaces voire néfastes : Les méthodes idéovisuelles d’apprentissage de la lecture, les expérimentations et les innovations incontrôlées ont souvent pour premières victimes les enfants des milieux défavorisés.

Mais dès lors qu’il subsistera toujours des écarts, quels objectifs fixer et comment paramétrer les efforts de promotion des élèves défavorisés ? Les comparaisons internationales peuvent fournir des éléments de parangonnage. Encore faut-il ne pas leur faire dire n’importe quoi…Et les discours tenus autour des évaluations PISA sont à cet égard inquiétants : la France depuis au moins les trois dernières livraisons serait le pays des inégalités. Il est très curieux que l’Allemagne qui scolarise les enfants tardivement et met en œuvre des filières précoces d’orientation en ressorte plus égalitaire avec il est vrai un profil migratoire différent.

Ce que dit l’OCDE

Quand on y va voir d’un peu plus près, c’est une autre histoire. A l’appui de cette condamnation sans équivoque, on nous sert, en effet, la plus défavorable des corrélations et indicateurs calculés. Cette corrélation emblématique fait bon marché du caractère multifactoriel des apprentissages et attribue aux seules différences de statut économique, social et culturel (SESC) la production des inégalités en ignorant notamment les facteurs ethniques.

Or la France se caractérise à la fois par l’importance de ses flux migratoires et par leurs origines : les immigrés d’Afrique ont des résultats scolaires inférieurs aux autres immigrés et à la population majoritaire après prise en compte du statut socio-économique.

On confond donc potentiellement effet de rendement de l’école et effet de composition de ses publics. Et lorsque l’OCDE intègre l’ensemble des facteurs explicatifs et les met en relation avec les inégalités de résultats, le poids du SESC n’est pas très différent en France de la moyenne et significativement plus faible…qu’en Finlande qui nous était encore il y a peu donnée en exemple pour la pertinence de ses méthodes pédagogiques. Il est extrêmement troublant que ces données ne soient pas publiées mais seulement accessibles.

Pour ce qui concerne les immigrés, les données OCDE montrent une autre réalité : si les immigrés de première génération ont des performances inférieures en France, cet écart s’y réduit beaucoup plus fortement qu’ailleurs pour ceux de seconde génération, si bien qu’il n’est pas exclu que l’école républicaine parvienne tout de même à certains résultats !

C'est le français qu'on assassine

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Racistes, vénaux, sexistes? Les sites de rencontre sur la sellette…

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tinder racisme slate feminisme
Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA31449810_000002.

Il est aujourd’hui de bon ton de critiquer les sites ou applications de rencontre : prétextes à se faire offrir un dîner, à choisir des partenaires sexuels trop ou pas assez exotiques, Tinder et ses concurrents auraient tous les vices. Attention, la police des braguettes patrouille…


Si vous croyez que les sites de rencontres ne servent qu’à trouver l’amour ou à se faire culbuter, détrompez-vous. Sarah, une étudiante britannique, a avoué au site féminin australien Whimn profiter de l’application Tinder pour se nourrir à l’œil. Rouée, la célibataire dîne mais ne couche pas ! L’idée lui est venue après avoir accepté un rendez-vous avec un homme au physique décevant. « Dan avait l’air d’avoir dix ans de plus que sur ses photos et il était plus petit que moi », se justifie la jeune fille. Buvant pour oublier, Sarah a accepté de se faire payer l’addition. Depuis, elle s’est sustenté à l’œil une bonne quarantaine de fois en deux ans : « Je ne ressens pas une once de culpabilité je ne fais rien d’illégal, et si un jour je rencontre l’amour sur Tinder, je partagerai l’addition. » Comme quoi, la galanterie a survécu… chez ses chevaliers servants.

Cherche asiatique soumise

Profondément inégalitaires, le plus souvent au détriment des hommes, les sites de rencontres sont une terre de mission prisée des croisés antiracistes. D’après un article de Slate, la discrimination y serait monnaie courante sous des formes classiques « Pas de femmes noires ni de mères célibataires » et plus inattendues : « la fétichisation des personnes racisées ». Les amateurs de femmes asiatiques réputées soumises ou d’hommes africains connus pour la « taille de leur âme » se le tiendront pour dit. La police des braguettes veille…

L’antiracisme se mord la queue

Jusque dans les colonnes du Monde, où la chroniqueuse Maïa Mazaurette s’est fendue d’un long article pour nous expliquer que les Blancs n’ont qu’une idée en tête : épingler une orientale lascive ou un étalon noir à leur tableau de chasse. Si la xénophilie est aussi blâmable que la xénophobie, on finira tous le doigt sur la couture du pantalon…

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Ruby Namdar, un grand écrivain israélien est né

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Ruby Namdar ©Philippe Matsas/Opale

Avec son premier roman La Maison de ruines, Ruby Namdar met en scène un juif new-yorkais en proie à la crise du milieu de vie. Rendant hommage à Roth, Bellow et Singer, son auteur imprégné de mystique juive et soufie nous entraîne sur les territoires perdus du sacré. 


Ruby Namdar a la main lente. Son brillant premier roman, récompensé en Israël par le prestigieux Sapir Prize, l’équivalent de notre Goncourt, coule paresseusement comme l’Hudson River, que le héros principal, Andrew Cohen, contemple chaque jour depuis sa fenêtre. L’action de La Maison de ruines se déroule à New-York, à quelques mois de l’apocalypse du 9 septembre 2011. Cohen a tout en commun, dirait-on, avec les personnages qui peuplent les romans de Philippe Roth ou de Saul Bellow : la sophistication d’un intellectuel juif chargé de cours de culture comparée à l’université de New York, la vanité, les snobismes gastronomiques, une vie familiale éclatée par un divorce et toute la confiance en soi nécessaire à un homme aux alentours du demi-siècle pour entamer une relation sentimentale avec une femme qui pourrait être sa fille.

« J’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot péché »

Mais Andrew Cohen n’est ni Zuckerman ni Herzog, pas plus que Namdar n’est Roth ou Bellow. Certes, les obsessions du romancier israélien, installé à New-York depuis bientôt vingt ans, se rapprochent de celles de tous les grands écrivains juifs de la côte Est. Ainsi dans La Maison de ruines, il s’empare de la question de l’acculturation des intellectuels juifs coupés de leurs racines spirituelles, de leur rapport à la tradition, à la religion, du poids de l’Histoire et de l’héritage, et, enfin, de la psychologie masculine avec sa hantise de l’impuissance et du vieillissement. Seulement, la finale dégringolade d’Andrew Cohen relève moins de la « mid-life crisis » ou même de la crise existentielle, que d’une détresse métaphysique, sinon mystique. Et c’est là que Namdar rejoint Singer, non mécontent qu’on lui impute cette filiation. « Mon livre rend à sa façon hommage à Roth, Bellow, Oznik, Malamoud… Mais Singer restera mon maître incontestable, avec sa manière spécifique de glisser le surnaturel dans la vie quotidienne de ses personnages, son recours aux métaphores bibliques, son humour et son goût pour le grotesque », confie-t-il.

Jovial, enthousiaste, chaleureux, Ruby Namdar possède en outre ce talent délicieux de vous entraîner vers les territoires perdus de la grande littérature où, jadis, on cultivait les passions ontologiques en rapport avec ce quelque chose que l’on appelle l’ « essence de l’être », tout comme avec les questionnements sur le Bien et le Mal, la morale, ses fléchissements. Il lui suffit d’une impulsion, d’un signe de votre sensibilité au sujet. Quand vous lui faites une remarque à propos du mot « péché », qu’il avait employé dans son texte publié par The New York Times, il saisit la balle au vol. « Dire ‘péché’ est devenu subversif, provocateur, inconvenable, je le sais… Or, j’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot ‘péché’, où il a sa place. Nous vivons une époque qui n’aime même plus le mot ‘âme’. Pourtant je le préfère mille fois à tous ces ‘psyché’, ‘ego’, ‘souffle vital’. Et je préfère le mot ‘religion’ au mot ‘spiritualité’, susceptible d’évacuer le moindre conflit en nous, d’apaiser le moindre inconfort. » L’homme a grandi à Jérusalem, au sein d’une famille juive originaire d’Iran. Ceci explique probablement sa distance, gentiment moqueuse, face à l’aspiration laïque qui habite la littérature israélienne contemporaine. « Mon travail n’est pas représentatif de la scène littéraire en Israël. Il y a une certaine proximité avec Amos Oz, rien de plus. Les écrivains vivent à Tel-Aviv, le Babel séculier, profane, amusant aussi, mais éloigné de mes préoccupations », tranche-t-il, avant de sauter à pieds joints dans une savoureuse digression sur les poètes soufis, qu’en son temps il a traduit du persan vers l’hébreu. Qu’est-ce qu’un péché, donc, à notre époque, dans notre monde ? La question semble avoir heurté Ruby Namdar, qui délaisse soudain la petite cuillère dans une tasse à café désormais vide : « Allons ! Qu’on le veuille ou pas, nous sommes des créatures morales et savons, au fond, reconnaître un péché. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient – islamistes, chrétiens, juifs –, se nourrissent précisément de cet effacement de toute référence religieuse de notre âme collective. »

« Nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! »

Impossible d’y échapper, bien que nous soyons sensibilisés au fait qu’il est malpoli de juger notre prochain. Reste que si Andrew Cohen est en proie à des visions dantesques de sa ville en ruines et voit sa vie en miettes, à croire qu’elle n’a jamais été rien d’autre que du pain rassis, c’est qu’il a péché. Cohen avait péché. Et son péché n’est autre que l’orgueil que nous tous, modernes et affranchis des culpabilités néfastes à notre développement personnel, cultivons à l’envi.

Nous nous suffisons. Tant qu’un minuscule accident de parcours ne nous contraint pas à examiner les abysses de notre propre existence. Dans le cas du professeur Cohen, il s’agit d’une promotion qui lui file sous le nez au dernier moment, de surcroît au profit d’une ancienne étudiante ou, peut-être, de l’essoufflement de sa liaison avec la jeune Ann Lee, voire des deux. L’immense mérite de Ruby Namdar, c’est de dépasser l’individuel pour atteindre l’universel – définition même de la littérature. Ce qui est arrivé à Cohen, peut arriver à n’importe lequel d’entre nous, peu importe la tradition ou la religion dont il est issu. Où, alors, chercher secours ? Chez un psy, vu que l’édifice religieux que l’on honore de notre présence à l’occasion des grandes fêtes ne paraît pas trop sérieux, à l’instar de la synagogue dans laquelle Cohen faisait de rares apparitions : « Anshei Shalom, la synagogue qu’il fréquentait, était particulièrement progressiste, pour ne pas dire avant-gardiste. À l’exception de quelques versets choisis pour leur valeur poétique par les rédacteurs du New Holiday Prayer Book, presque tout le service se déroulait en anglais. […] En recherche constante d’adaptation, Anshei Shalom incarnait à la perfection le désir d’égalité, le multiculturalisme, l’humanisme et la politique de gauche libérale qui flottaient dans l’air du temps. » En 1964, lors d’un concert à Montréal, Leonard Cohen a poussé un cri d’illuminé : « Il y a une terrible vérité qu’aucun écrivain juif d’aujourd’hui n’a envie d’examiner. Cette vérité est que nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! » Ruby Namdar relève le défi consistant à prouver que nous nous trompons. Avec succès.

Ruby Namdar, La Maison de ruines, Belfond, 2018, 23 euros.