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Etats-Unis: Trump, président d’un pays en pleine crise morale

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Les services publics périclitent, les lobbies prolifèrent et les déficits explosent : chacun peut constater que le système américain est en panne. Et son évolution pourrait préfigurer la nôtre…


Aux Etats-Unis, le match nul des « midterms » (avantage Démocrates à la Chambre des représentants, avantage Républicains au Sénat) va aboutir à une guerre de tranchées. Tandis que les Démocrates à la Chambre des représentants éplucheront les transactions financières et les liaisons extra-conjugales de Donald Trump, les Républicains au Sénat s’attacheront à dévoiler la collusion entre le Parti démocrate, les services secrets et les grands médias qui aurait servi à construire le mythe de « Donald Trump, agent russe ». L’activité législative sera au point mort, ce qui n’est pas forcément un mal.

Le New Deal est fatigué

En profondeur, se joue une crise plus institutionnelle : l’épuisement du mode de gouvernance expertocratique institué par Franklin Roosevelt et le New Deal qu’incarnent aujourd’hui quelque 430 agences fédérales, drapées dans leur expertise technique et ne rendant de comptes qu’à elles-mêmes.

Les services publics périclitent, les lobbies prolifèrent et les déficits explosent : chacun peut constater que ce système-là ne fonctionne plus. Selon la théorie cyclique de l’histoire américaine de Strauss et Howe, les Etats-Unis sont parvenus à leur « quatrième tournant », celui qui marque la crise convulsive d’un cycle générationnel de 80-100 ans, dont les quatre « tournants » successifs, de 20-25 ans chacun, sont : la Plénitude, le Réveil, le Déclin et la Crise.

Le cycle actuel avait été entamé après la Seconde Guerre mondiale, époque triomphale des technocrates, des multinationales hiérarchiques et du « Big is Beautiful », quand « ce qui était bon pour General Motors était bon pour l’Amérique et vice-versa ». Les grandes étapes précédentes étaient la guerre d’indépendance de 1775-1783, la guerre civile de 1861-1865 et la Grande dépression suivie de la Deuxième Guerre mondiale, de 1929 à 1945, et chacune avait permis de renouveler le contrat social américain.

L’autorité en capilotade

Aujourd’hui, toutes les sources traditionnelles d’autorité en Amérique sont en capilotade : la technocratie fédérale (hypertrophiée et prédatrice), les universités (explosion des coûts, discriminations raciales à l’admission, hyper-idéologisation des humanités), les médias (devenus organes de propagande, en faveur des Républicains pour Fox News et des Démocrates pour les autres), l’Eglise (pédophilie), Hollywood (scandales sexuels). Les raisons du discrédit sont diverses, mais elles ont une même origine : les Américains, peuple viscéralement libertaire, ne font plus confiance en leurs « supérieurs » pour leur dicter le Bien et le Vrai. La pensée homogénéisée qui venait d’en haut cède le pas à un débat horizontal pluraliste, pour le meilleur et pour le pire. En réaction, les « supérieurs » dépossédés de leur magistère intellectuel et moral, désespèrent de ce peuple incurablement raciste-sexiste-homophobe (« les déplorables » de Hillary Clinton) que, nous dit-on, Poutine manipulerait à sa guise au moyen de quelques pages Facebook.

Donald Trump assume sans complexe sa vulgarité plébéienne et baroque : il s’habille mal, il se moque lui-même de sa coiffure ridicule et il communique par tweets truffés de fautes.

Pour une caste conditionnée à assimiler diplômes prestigieux, costumes gris anthracite et voix bien modulée à la sagesse (sous l’Ancien régime, les titres nobiliaires et les chapeaux à plumes jouaient le même rôle), le choc est rude. Quand les clones d’Alain Minc sont au centre du cercle de la raison, Trump est bien au-delà de la périphérie.

La gauche dépassée par sa base

Si l’attaque contre le statu quo est d’abord venue de la droite, avec le Tea Party créé en 2009, la gauche a rejoint la partie : chez les Démocrates, la vieille garde cynique et affairiste incarnée par le couple Clinton est dépassée par « the Resistance », coalition des furies de l’ « identity politics », qui ne reconnaissent des individus que la minorité raciale, religieuse ou sexuelle à laquelle ils sont sommés de s’identifier, des ménades de #MeToo, pour qui toute accusation d’une femme contre un homme vaut preuve, foin de la présomption d’innocence, et des socialistes radicaux qui rêvent d’abolir le capitalisme. Tous animés d’une colère inextinguible dont l’objet prioritaire est l’homme blanc hétérosexuel, incarnation de la « toxic masculinity ». Dans cette optique, les Républicains ne sont pas des adversaires politiques, ce sont des ennemis, qu’il faut « doxer » (diffuser des informations privées pour encourager les foules à les persécuter jusque chez eux), harceler sans répit dans les endroits publics et agresser physiquement au besoin (#PunchANazi, « tabasse un nazi »).

Les institutions sont des obstacles à abattre : le Senat, la Cour suprême, le Collège électoral, le Premier amendement (qui garantit la liberté d’expression), le Deuxième amendement (qui garantit le droit de porter des armes)… Tout doit disparaître. Donald Trump est presque raisonnable en comparaison. Quand les institutions surplombantes perdent leur légitimité, les adversaires se trouvent seuls face à face, sans arbitre pour apaiser les conflits.

Le Midwest contre les côtes

On voit se profiler au loin les contours du nouveau monde, qui pourra donner naissance à une nouvelle Plénitude « apaisée » : il consistera en une déconstruction radicale de l’Etat administratif, les Etats-Unis renouant avec leur tradition fédérale. Le Midwest « rouge » (républicain) se différencie de plus en plus des côtes « bleues » (démocrates), il faut donc réduire les règles communes au strict minimum et, pour le reste, laisser chaque état vivre comme il l’entend. Relocalisée, l’administration retrouvera sa légitimité et son efficacité. Pour en arriver là, la lutte sera rude, car la bureaucratie fédérale ne se sacrifiera pas docilement.

En France, nous en sommes encore au stade de la drôle de guerre : l’élection d’Emmanuel Macron est le baroud d’honneur du statu quo, mais chacun sent que l’édifice est vermoulu et l’illusion de la réforme « par le haut » se dissipe. Observons donc attentivement ce qui se passe outre-Atlantique : c’est aussi notre avenir qui s’y joue.

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« Silvio et les autres »: Sorrentino crucifie (magistralement) Berlusconi

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Des bimbos comme s’il en pleuvait. Tout au plus vêtues d’un bikini minimaliste, et souvent beaucoup moins. Bonnets C ou D, jambes interminablement bronzées, sourires stéréotypés, coke et MDMA. Le bunga bunga berlusconien comme si vous y étiez, organisé par un jeune salopard ambitieux (Riccardo Scamarcio, parfaite petite gouape, déjà vu dans John Wick 2) qui monte, quelque part en Sardaigne du nord-est, une fête censé lui permettre d’entrer en contact avec « il cavaliere », Silvio Berlusconi.

Tartuffe au pays des bikinis

Le film, Silvio et les autres, est bâti comme le Tartuffe : pendant près d’une heure, on parle du héros sans le voir – sinon sur les reins d’une prostituée qu’enfile Scamarcio, valeur érotique additionnelle dès lors qu’on prend la dame en levrette. On ne le nomme pas même par son nom : c’est Lui, tout comme le titre originel du film est Loro — Eux, les autres ; la petite caste au pouvoir, et par extension, toutes les castes au pouvoir, toutes les cours gravitant autour d’un babouin en chef, comme dirait Albert Cohen : Berlusconi se lance dans une grande justification de son attitude désinvolte dans les sommets internationaux (rappelant par exemple qu’une conférence sur la faim dans le monde ne doit pas faire oublier qu’il est temps de déjeuner) afin de rappeler que chez ces gens-là, monsieur, on ne vit pas comme chez nous.

Paraît donc enfin l’ex-futur-président du Conseil (Toni Servilio, magnifique de veulerie, déjà vu dans La Grande bellezza et dans Il Divo, où Sorrentino habillait Giulio Andreotti pour les siècles des siècles), tentant vainement de divertir son épouse (Elena Sofia Ricci, la cinquantaine et la poitrine glorieuses) ou de séduire une jeune fille qui l’envoie paître parce qu’il a l’haleine de son grand-père — l’un et l’autre usant du même lustreur de dentier…

La vieillesse mal camouflée par des teintures trop visibles, la solitude du coureur politique de fond, et la mort qui décroche les brides des bikinis. C’est le plus grand film politique que j’aie vu depuis longtemps.

Une leçon d’art, pas de morale

Entendons-nous. Aucun prêchi-prêcha dans cette avalanche partagée entre le baroque fellinien et le kitsch contemporain. Loro est un film politique parce que c’est, avant tout, un film. Une construction cinématographique maîtrisée de bout en bout. Les lecteurs de Médiapart, les féministes en folie, les chevaliers du Bien n’y trouveront pas leur compte. Aucune condamnation véhémente de ces déluges de fric et de frime — ni aucune fascination. Sorrentino fait d’abord une œuvre d’art, dont l’esthétique en soi est politique : voilà donc le bling-bling auquel la société du grand spectacle et de la corruption démocratique (pléonasme !) nous a condamnés.

On sait que depuis longtemps dans la réalité Il Cavaliere, jadis classé par Playboy comme l’un des hommes les plus séduisants du monde, sous son petit mètre soixante-dix, a divorcé d’avec son corps. Un cancer de la prostate, une inflammation de l’uvée, des troubles érectiles que dissimulait mal la nuée de nymphettes, toujours plus jeunes, dont il s’entourait, et finalement, il y a deux ans, un début d’Alzheimer. Comme il a divorcé d’avec son épouse, a été abandonné de ses anciens amis, a renoncé aux sunlights et aux télévisions.

La politique du style

La télévision est d’ailleurs omniprésente dans ce film qui commence en fanfare avec un mouton (admirablement toiletté) qui meurt de stupéfaction devant une émission débile de la Cinque. La télé à laquelle le système Berlusconi (qui a depuis longtemps dépassé les frontières de l’Italie) nous a condamnés. La société du spectacle se reconnaît au fait qu’elle passe son temps à se filmer. Elle est représentation de la…

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Belgique: la droite wallonne se couche pour mourir


Alors que le Parti socialiste s’embourbe dans la corruption et le communautarisme islamique, le principal mouvement de droite wallon (MR) paie très cher son refus de s’affirmer libéral.


Les Belges ont voté. Mi-octobre, les élections communales et provinciales ont donné un avant-goût des législatives qui auront lieu l’an prochain. Si la droite flamande (N-VA) confirme son succès au nord du pays, il en va tout autrement du centre droit francophone (MR) au sud. Au pouvoir tant au niveau fédéral qu’en région wallonne, le MR paie très cher son refus de s’affirmer libéral. Contre tout bon sens, le gouvernement de centre droit wallon a en effet durci comme jamais les lois sur les banques, porté les impôts sur les dividendes à un sommet jamais atteint (30 %) et transformé chaque banquier en potentiel mouchard du fisc.

Le MR noyé sous ses lâchetés…

Résultat : les grands gagnants francophones du scrutin sont le Parti socialiste et Écolo, qui ont supplanté le MR dans son ancien fief bruxellois. Pourtant, les scandales qui ont plombé le Parti socialiste ces dernières années offraient un boulevard au centre droit. De détournements de fonds en comportements clientélistes pro-islamistes, les socialistes n’ont guère brillé à l’échelon municipal. Quant à leurs alliés écolos, ils se sont singularisés dès 2010 en réclamant la libération du djihadiste Oussama Atar, futur coordinateur des attentats de Bruxelles, lorsqu’il se trouvait emprisonné en Irak. Cette grosse casserole n’a pas fait taire les élus verts. Leurs jérémiades antinucléaires ont même trouvé un écho dans les rangs du MR, qui a repris à son compte la défense démagogique des éoliennes.

Si seulement le MR avait osé la fermeté face à l’immigration illégale, s’il avait soutenu la libre entreprise, s’il avait davantage écouté Alain Destexhe, le centre droit aurait sans aucun doute marqué des points. En tout cas, il ne se serait pas trahi. Au lieu de quoi, la Wallonie se couvre de coalitions rouge et verte avec parfois l’appoint de l’extrême gauche.

Le général de Castelnau, l’anti-Pétain que Macron aurait dû honorer

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Plutôt que de rendre hommage à un traître, Emmanuel Macron aurait mieux fait d’honorer le général de Castelnau. Sa mémoire sélective en dit long sur ses intentions…


« Parlons de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse », disait Pierre Desproges. Cette citation me revient à l’esprit à ce moment où s’achève la commémoration du centenaire de la Très Grande guerre. Je mesure dans l’agitation qui accompagne cette marche vers le 11 novembre à quel point ce que nous vivons depuis maintenant un peu plus de quatre ans, me touche bien au-delà de ce que j’aurais imaginé. Cela entre en résonance de façon parfois douloureuse, toujours émouvante avec ce qui relève de l’intime, de l’enfance, de l’éducation et du rapport à la France.

Itinérance d’un enfant gâteux

Je m’en suis expliqué. Et à l’approche de ce 11 novembre 2018 qui allait clôturer ces quatre années de commémoration, je n’éprouvais pas l’envie ni le besoin d’intervenir à nouveau. Considérant que la façon dont ces commémorations étaient conduites était peut-être discutable – comment pouvait-elle ne pas l’être – mais que cela ne justifiait pas de participer à des débats ou des polémiques aussi justifiées soient-elles pour certaines. Pour ma part, la conviction de l’importance de la place de la tragédie dans la mémoire de notre peuple, me rassure sur les ressources de celui-ci. Et c’est là l’essentiel.

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Mais il se trouve que l’actualité immédiate produit divers télescopages par lesquels la dimension et le vécu familial reviennent au premier plan. Emmanuel Macron, avec cette capacité presque grandiose à être systématiquement à côté de la plaque, a déclenché une réaction contre lui en forme de tsunami et transformé son « itinérance mémorielle » en chemin de croix. Faisant référence au « grand soldat », il a rendu au militaire Philippe Pétain un hommage du type de ceux de ses prédécesseurs. Il a reçu la foudre, et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, sa parole de chef de l’État est complètement disqualifiée. Et sa faiblesse politique et son narcissisme l’empêchent de sortir de la nasse. Il pourrait dire : « Il fait jour à midi » que ce serait aussitôt une tempête qui lui répondrait : « non il fait nuit, à cause des heures sombres ». Ensuite, le problème Pétain est insoluble, car le séparer en deux parties, comme l’avait fait Charles de Gaulle, est aujourd’hui impossible. Sa place dans la mémoire collective est d’abord et avant tout celle de ce qu’il est, un traître antisémite.

D’un « grand soldat » l’autre

Pour ma part, Philippe Pétain est « la triste enveloppe d’une gloire passée portée sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait », statuait Charles De Gaulle, le 18 juin 1941. Il est ensuite et aussi le traître qui fera délibérément le choix de l’ennemi y compris dans ses aspects les plus ignobles. Il n’y a qu’un tarif pour cette trahison, un poteau dans les fossés de Vincennes et 12 balles, fussent-elles symboliques comme ce sera le cas pour lui. Mais la question de ses mérites militaires dans la Première Guerre mondiale relève aujourd’hui du débat et de la recherche historique. Emmanuel Macron aurait dû éviter de se prendre pour De Gaulle et ne pas s’en mêler, mais nous savons désormais d’expérience qu’il ne comprend pas grand-chose.

A lire aussi: Macron voit du pétainisme partout… sauf sur la tombe de Pétain

Lorsque je parle du retour de la dimension familiale, je pense au surgissement dans l’opinion publique à ce moment de la figure de mon arrière-grand-père, Édouard de Castelnau, qui méritait plus que tout autre d’être élevé à la dignité de maréchal de France. Et ce surgissement se fait comme le symbole contraire de celui de Pétain. Claude Askolovitch (!) le résume très bien dans un tweet en forme de commentaire sur la polémique Pétain : « Pensée au général de Castelnau, qui sauva en 14 l’armée de Lorraine, qui perdit trois fils dans la Grande guerre, dont la République ne fît pas un maréchal car il était trop catholique, et qui condamna Pétain en 1940 et encouragea la Résistance. A propos de ‘grands soldats’… »

Et l’aspect étonnant de cette forme d’intronisation comme contre-modèle de celui qui l’avait nommé à Verdun le 23 février 1916, c’est qu’elle est absolument justifiée.

L’armistice du 11 novembre, une erreur nécessaire

Les historiens s’accordent à considérer à la fois sa stature, l’importance de son rôle, l’ampleur de ses sacrifices, et le caractère injuste de la mesquinerie politicienne dont il eut à souffrir. Mais il y a plus. On sait peu aujourd’hui, compte tenu de l’importance de cette fin des hostilités sonnée sur la terre de France en cette 11e heure du 11e jour du 11e mois de cette année 1918, que le 13 novembre la IIe armée française commandée par Édouard de Castelnau devait lancer en Lorraine l’offensive pour permettre de rentrer sur la terre de l’ennemi. Et le mettre complètement à genoux. Je suis de ceux qui pensent que l’armistice du 11 novembre était inévitable pour mettre fin au cauchemar, qu’il est difficile d’en faire le reproche à ceux qui l’ont voulu. Mais l’Histoire a montré ensuite, comme l’avait analysé Castelnau dès ce moment-là que c’était une erreur stratégique majeure. Son territoire inviolé, son armée rentrant à peu près en bon ordre, la légende du coup de poignard dans le dos pouvait naître en Allemagne et amener aux conséquences funestes que l’on sait. Vingt ans plus tard, cette erreur allait, en un sens, coûter les 60 millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale. Entre les deux guerres, chaque fois qu’il appelait à la méfiance et à la vigilance vis-à-vis de l’Allemagne on le traita de Cassandre et de belliciste. Un parlementaire lui lancera même à la face : « Mon général, trois fils, ce n’est pas assez ? »

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Lorsque surviendra l’effondrement de 1940, âgé de 90 ans, il désavouera l’armistice et l’instauration de l’État français, auquel il refusera son soutien. Deux de ses petits-fils et deux de ses petits-neveux en âge de porter les armes rejoindront, avec son approbation, les armées de la France combattante et participeront aux combats pour la Libération. Noël de Mauroy sera tué dans les Vosges en novembre 1944 ; Jean de Castelnau dans son char, en décembre, en rentrant dans Strasbourg ; Urbain de La Croix, le petit-fils orphelin qu’Édouard avait élevé, sera tué en janvier 1945 au passage du Rhin. Gérald de Castelnau, mon père, le dernier des quatre sera grièvement blessé. Eh oui, il faut croire que le destin avait décidé que pour le service de ce pays, trois fils ce n’était pas assez. Pendant ce temps, Philippe Pétain poursuivait jusqu’au bout, jusque tout en bas, le chemin de ses trahisons.

Macron l’amnésique

Alors, Édouard de Castelnau, l’anti-Pétain, le contre-exemple ? C’est l’évidence, et Claude Askolovitch l’avait bien vu, peut-être en partie involontairement. Voyez-vous, Monsieur le président de la République, une fois de plus vous avez voulu faire le malin, en étalant maladroitement votre absence de sens politique et votre ignorance historique. Mais la référence à ce « grand soldat » là, dont vous n’aviez probablement pas la moindre connaissance, n’apparaît pas seulement à cause de vos errances mémorielles, mais aussi à cause de ce que vous voulez faire à la France. Ce rappel intervient alors même que vous annoncez votre projet d’armée européenne avec l’Allemagne avec cette justification sidérante « pour faire face à la Russie qui est à nos frontières ». Pardon ? On rappellera pour mesurer l’inanité de cette formule que Paris et Moscou sont séparés par 2800 km et pas moins de quatre grands pays. Et pendant que vous vous moquez ainsi du monde, on apprend l’existence de discussions pour une mise en commun de la dissuasion nucléaire française et du partage du siège de la France au conseil de sécurité de l’ONU. Êtes-vous inconscient au point de faire ainsi de la France une cible privilégiée de la Russie, qui n’a rien demandé et qui ne nous menace en rien ? Pour faire plaisir à l’Allemagne avec laquelle nous avons des intérêts à ce point divergents. Vous entendez donc pousser encore un peu plus loin la soumission à l’Union européenne sous direction allemande ? Mettre en cause dans ces proportions l’indépendance de la France ?

Philippe Pétain trahissait sa patrie en promulguant ses ordonnances antijuives avant même que les Allemands l’aient demandé. Et il faisait tout pour mettre les ressources de son pays au service de l’Allemagne nazie dans la guerre immonde qu’elle menait. Il ne faut pas l’oublier, il avait un projet politique, celui d’une France abaissée dans une Europe dominée par l’Allemagne. Ce projet-là, et toute proportion gardée, ce serait donc aussi le vôtre ?

Mais ce sera non, Monsieur Macron ! Comment voulez-vous que nous l’acceptions ? Nous le refuserons d’abord parce que c’est l’intérêt de notre pays, et que vous êtes en train de l’abîmer et de lui faire prendre des risques inconsidérés. Mais nous le refuserons aussi parce que nous avons de la mémoire, et en particulier celle des sacrifices de ceux de 14-18 et de 39-45.

Et cela aussi nous oblige.

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Apollinaire, plus belle la guerre

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Apollinaire est mort le 9 novembre 1918 — l’une des innombrables victimes de la grippe dite « espagnole » — ainsi qualifiée parce que la presse française, muselée par la guerre, avait pour instruction d’affirmer que le virus était resté cantonné outre-Pyrénées — comme la radio-activité de Tchernobyl est restée en-deçà des Alpes, il y a quelques années.

De la grippe et pas de sa blessure à la tête, un éclat d’obus reçu en mars 1916.

Certes, la cicatrisation fut lente, la convalescence compliquée, mais tout cela lui avait laissé le temps d’inventer le mot « surréalisme », et d’épouser Jacqueline, l’« adorable rousse » pour laquelle il écrit l’un de ses derniers poèmes :

« O Soleil c’est le temps de la raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse
Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent
Mais riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi »

Jacqueline suit le convoi funèbre, de saint-Germain au Père-Lachaise — sous les huées de la foule enflammée de victoire et hurlant « à bas Guillaume ! » — le roi de Prusse, bien sûr, mais comment les camarades en deuil qui suivent le cortège ne s’y tromperaient-ils pas? Voir le témoignage de Cendrars, autre grand engagé volontaire étranger en 14, et ami d’Apollinaire et de Max Jacob, présent aux funérailles comme un ludion noir, à ce sujet.

Jacqueline sera enterrée dans la même tombe, cinquante ans plus tard. Cinquante ans à être la veuve du plus grand magicien de ce début de siècle. Deux ans à peine après Madeleine Pagès, la marraine du guerrier volontaire (il est engagé en temps qu’italien, comme tant d’autres qui formeront, un temps, la légion Garibaldi), pour laquelle il a traversé la Méditerranée le temps d’une permission. Quatre ans après Louise de Coligny-Châtillon, la Lou des poèmes, la dernière violemment (à tous les sens du terme) aimée. Apollinaire, comme son ami Gustave le Rouge, l’immortel créateur du Docteur Cornélius, a ses petites manies : lire les Prospérités du fouetla belle étude que Christophe Granger a consacrée aux maniaques de la Belle Epoque — cette époque où Pierre Mac Orlan, sous des pseudos plus ou moins transparents (Sadinet ou Pierre Dumarchey, son vrai patronyme) publiait des récits badins de mœurs « anglaises », comme on disait alors.

Lire surtout les Onze mille verges, où le poète explique une fois pour toutes que la flagellation fait partie des arts du scripteur :

« Le Tatar était un artiste et les coups qu’il frappait se réunissaient pour former un dessin calligraphique. Sur le bas du dos, au-dessus des fesses, le mot putain apparut bientôt distinctement. »

On préfère héberger au Panthéon Maurice Genevoix — cet inlassable fournisseur de dictées tout au long des IIIe et IVe Républiques. Soit. Il est sans doute plus présentable que l’ »enchanteur pourrissant ». Depuis Pompidou, le niveau littéraire a baissé, à l’Elysée.

Cela nous laisse le Père-Lachaise pour nous, les poètes vrais, les fouetteurs du sens, les dionysiaques — « Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie » —, nous qui savons que « le Rhin est ivre où les vignes se mirent » : bon sang, quel vers  — où les combinaisons phoniques « m », « r », « v » et « i » disent la merveille sans même la nommer…

Apollinaire s’est engagé en 14 sans haine pour les Allemands : il avait connu en Allemagne, en 1901-1902, cette…

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Tiens, revoilà du Boudard!

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A l’ère de MeToo, les cabrioles machistes d’Alphonse Boudard (1925-2000) et son écriture érogène semblent émerger d’un autre temps. Pourtant, la collection La Petite vermillon réédite deux de ses oeuvres : La Cerise (Prix Sainte-Beuve 1963) et Le Café du pauvre (1983).


Alphonse, un sous-Céline, un amuseur de garnison, un libidineux fanfaron, un populo au Renaudot, un argotique chez Plon, en somme, l’écrivain de seconde zone pour banquets de province et comices agricoles. Gaudriole et cambriolage. Fesse et zonzon. Dans les années 60/70, on se bouchait le nez dans les cocktails littéraires en le voyant invité d’honneur.

Les faisans à rosettes lui trouvaient tout de même un côté folklorique, carnavalesque pour les plus précieux d’entre eux, un joli talent de faiseur, de raconteur au mieux, pas de quoi non plus le classer dans la grande littérature boursouflée de suffisance, reliée cuir et or. On l’avait déjà accueilli à la table des auteurs alors que les gus dans son genre, ex-taulard et ex-tubard, restent d’habitude à l’office avec les domestiques. J’ai entendu plus d’une fois ces attaques sous la ceinture. Il y avait dans ces jugements un mépris de classe, un aveuglement universitaire et toute la bêtise consanguine qui caractérisent les intellos du stylo, incapables de reconnaître le souffle du désespoir et tout aussi hermétiques à la musique des fortifs. Ces frustrés du mot plein et de la phrase picaresque sont passés à côté d’un auteur majeur du XXème siècle. Tous n’ont pas fait cette erreur de casting.

Alphonse (1925-2000) a été fort heureusement, dès le début de sa carrière, adoubé par une partie du métier. Michel Tournier est le premier à repérer l’animal. La Cerise (Prix Sainte-Beuve 1963) et Le Café du pauvre (1983) reparaissent cet automne dans la collection de La petite vermillon. Pour ceux qui auraient raté la station Boudard, il est urgent de se procurer ces deux livres, et puis ensuite de s’enfiler toute l’œuvre du plus célèbre enfant naturel du XIIIème arrondissement, le croisement marlou entre François Villon et la Ferdine toujours guidé par l’attraction sexuelle de Viviane Romance. Vous serez charmé par cette mélodie de la mouise, la scoumoune comme ligne de vie, les prouesses au plumard, l’Occupation vue à hauteur d’homme et des inconvénients de fréquenter les mauvais garçons à la nuit tombée dans un après-guerre déshonorant pour les vrais héros.

Boudard, prodigieux historien de la Libération de Paris (Les Combattants du petit bonheur, Prix Renaudot 1977) n’est pas l’observateur à bonne distance, l’exégète des combats qui refait le match dans un appartement bourgeois, le cul dans son chesterfield. Alphonse a été au charbon, d’abord dans la Colonne Fabien chez les cocos, puis dans la 1ère Armée de De Lattre où il s’est illustré à la Bataille de Colmar. Croix de Guerre avec Etoile d’Argent au revers du treillis, ça pose son bonhomme. Les révolutionnaires à papa de 68 dans leur douillet duffle-coat peuvent remballer leur quincaille idéologique. Après, il eut bien sûr, l’enchevêtrement sordide, les coups foireux, la maladie, l’hôpital, la fatalitas de Chéri-Bibi.  « Ainsi s’écoulait ma jeunesse…à rêver de filles et de victuailles » écrivait-il, jamais geignard, d’une lucidité parfois terrifiante sur son sort. Ecoutez-le nous parler de la prison : « c’est un paquebot mort qui sent la pissotière », « Quelque chose d’invraisemblable pour les olfactifs délicats », « La liberté est à vingt mètres. Elle se marre, la garce, avec ses belles mômes, ses autos étincelantes, son bon purin dans nos campagnes et ses dix mille piafs gazouilleurs ». A l’ère de MeToo, les cabrioles machistes d’Alphonse et son écriture érogène semblent émerger d’un autre temps. Selon le Petit Simonin illustré par l’exemple, le café du pauvre se définit comme « les ébats amoureux suivant immédiatement le déjeuner ».

Dans son roman, Alphonse doit subir les assauts de Lulu, la femme du charcutier, les questionnements d’Odette la catholique, de Jacqueline, la militante trotskiste, de Flora, la comédienne ou encore de Cricri, la pute. Alphonse, le supposé soudard savait fendre l’armure : « On est tout de même arrivé à se dire des jolis mots d’amour tout en se cajolant l’épiderme. On s’est offert le café du pauvre dans la richesse des expressions sentimentales. J’ai le souvenir de la petite lampe au plafond de la chambre avec son abat-jour de porcelaine blanche. Ça nous éclairait lugubre, mais on se voyait autrement avec le cœur, les convictions… l’impression tout à coup de vivre des heures inoubliables ».

La Cerise/Le Café du pauvre d’Alphonse Boudard – La Table Ronde (La petite vermillon)

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Prudon s’en va

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Devant la mort, recueil posthume de poèmes d’Hervé Prudon mort en octobre 2017, est un memento mori de l’urgence.


Philosopher c’est apprendre à mourir, nous disait Montaigne. La philosophie, mais aussi la poésie. Ces deux-là se sont d’ailleurs longtemps confondues, sœurs jumelles et fusionnelles, avant de suivre chacune leur chemin, quelque part entre le Moyen-Age et la Renaissance.

Le recueil posthume d’Hervé Prudon, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, s’appelle Devant la mort. En ces temps de Toussaint et de 11 novembre, il peut avoir son utilité : nous rappeler que la mort, ce n’est pas forcément celle des autres, celle des nôtres, que l’on va couvrir de chrysanthèmes pour rendre un hommage plus ou moins sincère, nous consoler de la perte et, surtout, dans les couleurs vives qui masquent les pierres tombales, oublier paradoxalement ce face-à-face qu’il nous faudra bien avoir avec la Camarde, les yeux dans les yeux, au corps à corps.

Hervé Prudon, un écrivain qui nous est cher, dont nous avons réédité de son vivant le dernier roman, La langue chienne, à La Table Ronde, nous raconte ce corps à corps dont on sort toujours vaincu mais que l’on peut mener avec plus ou moins de classe, d’humour, de courage. La romancière Sylvie Péju, qui fut la compagne de Prudon et avec lequel elle a écrit le beau Venise attendra, précise les circonstances avec une simplicité brutale : « Atteint d’un cancer diagnostiqué en août 2017, Hervé Prudon se savait condamné. Durant les deux derniers mois de sa vie, où il lui avait été impossible d’écrire le roman qu’il avait ébauché, il remplira deux carnets de moleskine noire de son écriture tremblée. »

Autant le dire d’emblée, ces poèmes sont magnifiques de simplicité et de pudeur, de fragilité et de force, à l’image de son œuvre romanesque qui savait déjà parfaitement faire chanter la langue et jouer avec elle. Ils sont un journal de la maladie mais ils tracent aussi et surtout l’autoportrait d’un homme. Un homme dont la souffrance surement, la peur sans doute, sont tenues à distance par un lyrisme discret, un humour noir et surtout une attention de chaque instant à ce qu’il lui est encore possible de voir du monde.

Il y a, bien sûr, la contemplation du ciel par la fenêtre, cet ultime écran de cinéma réservé aux prisonniers et aux malades :

Je suis très bien ici dans mon corps

immobile impuissant

à regarder le ciel et le vent

les nuances de la pluie

les nuages et le temps

que je façonne à ma façon

Mais aussi une femme qui passe ou un SDF :

Sur le trottoir d’en face

le menton sur le sternum

un vagabond je le vois depuis vingt ans

dans le quartier et

parti de la porte d’Orléans

il n’est pas encore arrivé

à Mouton-Duvernet

Devant la mort est un memento mori de l’urgence, un sursis dolent qui prend son sens par l’écriture, un dernier retour sur soi alors que tout se démembre, que le corps fait naufrage avec un monde qui devient étranger puisqu’il est désormais celui des vivants.

Hervé Prudon a écrit quelques très grands romans noirs. On pourrait penser que l’exercice de la poésie et celui de la littérature de genre sont contradictoires. C’est oublier que dans les deux, il est question d’un réagencement de la réalité pour mieux la saisir, d’une autre lecture possible des faits pour nous inviter à changer d’angle de vue.

Prudon s’inscrit ici, également, dans une tradition poétique où de Villon à Ronsard, de Musset à Apollinaire, la mort est regardée en face et transforme l’horreur brute d’une chair promise à la décomposition en invitation à un dernier inventaire de ce qu’on appelle, faute de mieux, une existence :

La pluie est une langue maternelle

dans ce pays aux toits trempés

où les trottoirs sont des miroirs

et les arbres des arrosoirs

la pluie coupe court à toute conversation.

Lisez Prudon, et ne mourrez jamais.

Devant la mort, Hervé Prudon (Gallimard)

Devant la mort

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Robespierre, le péché originel de la Révolution


Pour saluer la parution de Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, le nouvel essai de Marcel Gauchet, nous avons voulu le confronter à l’historien Patrice Gueniffey. Pourquoi ce symbole de la Terreur et des grands principes démocratiques habite-t-il toujours le subconscient français ? Quelle est sa postérité ? Un débat passionnant et toujours ouvert. 


Causeur. Marcel Gauchet, pourquoi consacrer un livre à Robespierre aujourd’hui ?

Marcel Gauchet. Parce qu’il y a lieu de revisiter la signification de l’expérience révolutionnaire. Or, Robespierre est le concentré de la mémoire de la Révolution française. Aucun autre ne l’incarne autant que lui. Certains – Sieyès, Mirabeau, Danton – représentent un de ses moments, mais dans l’imaginaire collectif, Robespierre épouse l’ensemble du mouvement révolutionnaire avec une netteté particulière, car il est chaque fois le plus marquant. Il exprime et représente à la fois la radicalité révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et la radicalité du renversement des principes de la liberté dans leur contraire : la Terreur.

Sans doute, mais depuis le bicentenaire célébré en 1989, la Révolution française elle-même n’est plus une question qui fâche. En dehors des universitaires, qui s’intéresse encore à Robespierre ?

Marcel Gauchet. Vous avez raison : le bicentenaire a été, après deux siècles de débats passionnés, un enterrement de la Révolution. Mais nous sommes en train de changer d’époque : après une phase d’oubli, non pas de la mémoire révolutionnaire, mais de la manière dont elle s’est traduite dans le débat politique, nous entrons dans une période de réappropriation mémorielle du passé national. Dans cette nouvelle configuration, deux tendances se heurtent. D’un côté, une pente qui tend vers l’oubli et la banalisation de la France, dans le contexte européen et global. De l’autre, une réaction dite « identitaire », qui traduit un profond mouvement de redéfinition des identités nationales dans ce qu’elles ont de particulier. Le passé, dont nous avons eu l’impression d’être délivrés, revient, au moins comme question. Or, dans le passé national, la Révolution joue un rôle-clé.

Patrice Gueniffey, observez-vous, comme Marcel Gauchet, ce retour de la Révolution française dans le débat national ?

Patrice Gueniffey. Je n’en suis pas sûr. Ce que je vois, en revanche, c’est une nouvelle phase dans laquelle l’esprit de la Révolution continue de vivre dans le travail de la démocratie, mais sous une forme qui n’est plus politique. La phase d’explicitation politique de la Révolution et de ses conséquences est à peu près épuisée : la France a trouvé un équilibre politique en réussissant à articuler Ancien Régime et République dans le cadre de la Ve République. La démocratie comme régime politique n’est plus vraiment contestée : fascisme et communisme ont disparu. Si la Révolution vit encore, souterrainement, c’est davantage comme une promesse d’égalité vague et indéfinie.

C’est pourquoi Robespierre a toujours une actualité : nous assistons à la surenchère des droits qu’il a incarnée plus que les autres. S’il reste dans la mémoire collective, c’est précisément parce qu’il est l’homme des principes. Il incarne la radicalité de l’idée démocratique elle-même : le fait que l’idéal démocratique ne peut être pleinement atteint, l’insatisfaction qui en découle et la quête de toujours plus de démocratie qui s’ensuit. Aujourd’hui, les principes, les droits individuels parlent aux gens, tandis que la citoyenneté, l’État, la souveraineté, toutes choses qui étaient l’objet politique même de la Révolution et que Robespierre avait également incarnées, ne leur parlent plus. Une moitié de Robespierre a survécu. Par ailleurs, ressentiment et jalousie – sentiments typiquement français – contribuent à protéger Robespierre contre l’oubli. Ne fut-il pas l’homme du soupçon ? Dans le très médiocre film Un peuple et son roi, Robespierre est, avec Saint-Just, le seul personnage vraiment consistant. Les autres sont des ectoplasmes qui traversent l’écran sans qu’on sache très bien de qui il s’agit. Mais le Robespierre terroriste n’a pas disparu, lui non plus. Avec la transformation de la mémoire historique en morale, il incarne plus que jamais le bourreau, et Marie-Antoinette la victime.

Il y a donc une légende noire (le tyran) et une légende dorée (l’incorruptible) de Robespierre. Peut-on complètement échapper à ces mythes ? Comment éviter à la fois la réhabilitation et la diabolisation ?

Marcel Gauchet. J’ai essayé de me tenir à l’écart de ce dilemme entre damnation et réhabilitation. Il faut rendre compte de l’étrangeté de l’attraction que ce personnage, peu fait pour attirer quoi que ce soit, a exercée pendant la Révolution. Comment ce type, pas aimable, froid, distant, ne faisant confiance à personne, en prend-il la tête jusqu’à en devenir le visage ?

Il devait y avoir deux cents personnes comme lui à l’Assemblée en 1789 et Robespierre n’a aucune raison de s’imposer, surtout face à des personnages très en relief. Mais il a su mobiliser l’opinion publique, attirer l’attention et devenir populaire alors que ce n’était pas un démagogue comme il y en avait des quantités. Ses dissertations laborieuses devaient endormir la population des sans-culottes, mais ils étaient prêts à se faire couper en deux pour lui. Sans Robespierre, la trajectoire révolutionnaire, à partir de la Convention, n’aurait pas été ce qu’elle a été. Il faut expliquer cette puissance hors pair. Mon livre est une tentative de dégager l’entrelacs entre cette puissance mobilisatrice et la face très sombre du personnage.

Comment la décririez-vous ?

Marcel Gauchet. Je dirais que ce manœuvrier hors pair manifestait une parfaite indifférence à la dimension humaine de la politique qui n’était pas, cependant, de l’inhumanité.

Pour vous, c’est un homme-idée empreint d’une certaine mystique…

Marcel Gauchet. Mystique, oui, certainement ! Aux yeux de la postérité et jusqu’à aujourd’hui, c’est le seul saint laïque de la mémoire française. Il est parfaitement laïque et parfaitement saint en même temps, une sacrée performance !

Patrice Gueniffey. Je suis d’accord avec Marcel sur le fait que Robespierre ne sort pas du lot et ressemble en apparence à la plupart des députés. Du moins au début de la Révolution. Ce qui ne résout pas la question du mystère de sa personnalité. Cependant, si je trouve remarquable votre tentative de présenter Robespierre sans faire beaucoup de part à la psychologie, qui est la voie ordinaire la plus empruntée, c’est aussi sa limite : comment expliquer son incroyable – et très précoce – popularité ? Elle ne procède pas de la rencontre entre un public et un homme qui ne chercherait pas cette popularité. Il l’a cherchée, voulue, conquise, avec une habileté hors pair.

Mais il a tout de même été repéré très tôt par Mirabeau. Est-ce si anodin ?

Patrice Gueniffey. Ne surinterprétons pas : beaucoup de députés gravitent comme lui autour de Barnave ou Mirabeau. Cependant, Mirabeau aurait eu cette phrase prémonitoire : « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit. » Et c’est là qu’on bute sur le mystère de cet homme ordinaire, qui, de surcroît, ne fait pas de concessions aux modes contemporaines : jusqu’à la Terreur, il porte perruque poudrée et bas de soie, mais devient l’idole des sans-culottes ! Il choisit d’être l’homme des principes, quoi qu’il en coûte, parce qu’il lie son sort à celui de la Révolution. Il a une puissance de conviction unique, alliée à une souplesse tactique extrême.

Cette défense absolue et inconditionnelle des principes n’est-elle pas la définition même du fanatisme ?  

Patrice Gueniffey. Robespierre – et votre livre, Marcel Gauchet, a le mérite de le souligner – appartient, du moins lorsqu’il s’efforce de définir la cité à venir, celle d’après la Révolution, à la sphère de la pensée libérale. Les projets de Constitution et de déclaration des droits de 1793 sont des textes d’inspiration globalement libérale. Ce qu’on y trouve de plus radical, c’est la proposition d’impôt progressif sur le revenu, qui est d’ailleurs rejetée par la Convention !

Marcel Gauchet. Robespierre est un vrai politique et non pas un simple fanatique des principes… Il y a des fanatiques des droits de l’homme dans le mouvement révolutionnaire, au club des Cordeliers, par exemple, des gens pour qui la réalité relève d’un complot contre-révolutionnaire ! Robespierre n’a rien à voir avec ces gens-là, qui lui inspirent une sorte de répulsion. Il a un pied dans les deux mondes. C’est un doctrinaire réaliste, chose rare.

Patrice Gueniffey. Tout à fait ! Il reste monarchiste jusqu’au jour où la monarchie sera renversée, parce qu’à ce moment, il en est convaincu, le peuple a tranché la question. Il prend bien garde à ne pas être en avance sur le peuple. Il est le peuple, il fusionne son idée du peuple avec sa personnalité pour devenir le peuple lui-même.

Préfigure-t-il ce qu’on appellera plus tard le totalitarisme ?

Marcel Gauchet. Non, pour une raison simple – qui est précisément le point faible de Robespierre :  pour les vrais totalitaires, la question du pouvoir est première. C’est le but. Pour Robespierre, le pouvoir n’est qu’un moyen. Il épouse le mouvement populaire, mais à aucun moment il ne se préoccupe de ce que tout militant gauchiste apprenait encore dans ma génération comme première leçon : la question de l’organisation. Des gens le mettent en garde contre le risque insensé d’avancer sans consolider un appareil de pouvoir. Il a des fidèles, un réseau de gens très bien informés, mais il ne règne que par la parole, sans relais politiques efficaces pour asseoir son pouvoir.

Pourtant vous avez dit tous les deux que c’était un fin politique.

Marcel Gauchet. La politique démocratique avec les partis n’existe pas encore, elle est en train de s’inventer. Sa finesse politique se manifeste par sa capacité de comprendre mieux et plus vite ce qui se passe, son talent de discerner le point d’équilibre dans les jeux d’assemblée, son art de mobiliser les forces en présence.

Patrice Gueniffey. Exactement : contre les hébertistes, contre Danton qu’il utilise d’abord pour abattre ses adversaires hébertistes avant de rompre avec lui… Mais, en même temps, il faut se garder d’anachronisme : l’idée d’une machine jacobine est une fiction. Les jacobins n’ont ni parti ni véritable idéologie puisque l’horizon, ce sont la démocratie libérale et les droits individuels. Ce n’est pas très radical, d’où l’écart de plus en plus grand entre la pratique et le but à atteindre. Plus Robespierre s’enfonce dans la pratique politique terroriste, plus il s’éloigne du but à atteindre, avec l’impossibilité de le rejoindre un jour.

Comment Robespierre l’homme des principes devient-il l’homme de la Terreur ?

Marcel Gauchet. Le mot « Terreur » lui-même est extrêmement difficile à manier. Il y a un arrière-fond terroriste de la Révolution, c’est-à-dire une certaine sacralisation de la violence populaire, par principe excusable, qui commande dès le départ. Et Robespierre va manier jusqu’au bout cette rhétorique, voyant dans les massacres de septembre 1792 un « mouvement populaire », donc indiscutable. Venant du peuple, la violence est salvatrice, régénératrice. Cette lecture des événements est encore à l’œuvre aujourd’hui dans le sans-culottisme universitaire. Ces braves gens nous expliquent que c’est une juste revanche, l’explosion d’une colère contenue depuis des millénaires.

Sur cet arrière-plan, on peut observer un mouvement en trois temps. Techniquement, la Terreur commence avec la justice d’exception que représente le Tribunal révolutionnaire, au printemps 1793. Mais il reste une institution beaucoup plus conjuratoire que réellement opérationnelle. Il fait peu de victimes dans ce premier temps. Car la logique de ses créateurs est, selon la formule de Danton : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » Il s’agit avant tout de canaliser et de domestiquer, en lui donnant un débouché institutionnel, la violence inhérente à l’événement révolutionnaire.

La deuxième Terreur intervient à l’automne 1793 sous la pression de la rue parisienne qui somme la Convention de trancher par la violence les problèmes insolubles politiquement, à commencer par l’approvisionnement de la capitale ou l’insurrection de l’Ouest… La Terreur devient un « ordre du jour », en définissant ses procédures et des cibles – la loi des suspects. C’est le moment « classique », si j’ose dire, de la terreur politique, avec l’élimination des Girondins ou de Marie-Antoinette, bref, des présumés « ennemis du peuple ».

La troisième Terreur, la plus énigmatique, qu’on appelle « la Grande Terreur », se développe pendant la dernière phase du pouvoir robespierriste avec la fameuse loi de prairial, votée au printemps 1794 dans la foulée de la fête de l’Être suprême. L’explication triviale est tout simplement que la politique terroriste a semé un bazar terrifiant dans le pays. Tout le monde accuse tout le monde et ni la Convention, ni le Comité de salut public, ni le Comité de sûreté générale ne maîtrisent plus le processus à la base. Même à Paris ils ont du mal, mais alors imaginez ce qui se passe en province… Ils décident alors de reprendre la main en centralisant la Terreur, c’est-à-dire en jugeant tout le monde à Paris. C’est un moment paroxystique invraisemblable. Il faut imaginer ces convois de suspects qui confluent de tous les points du territoire vers Paris. Très vite le système est saturé, les prisons sont bondées, c’est un foutoir gigantesque. Pour s’en sortir, ils accélèrent la cadence. Le Tribunal révolutionnaire condamne par fournées entières. Interviennent en plus les luttes du pouvoir au sein même des comités, même si on est réduit aux conjectures à leur sujet. Au sein du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale, qui, en fait, détient les manettes policières de la Terreur, on utilise vraisemblablement ces exécutions de masse pour discréditer la politique de Robespierre.

S’il s’agissait de discréditer Robespierre, ça a marché !

Marcel Gauchet. Oui, ça a marché !

Patrice Gueniffey. Sur ce point, on ne sera pas d’accord. La Terreur commence à partir du 10 août 1792, jour de l’arrestation du roi. Entre le 10 août et le 21 septembre, c’est toute l’œuvre constitutionnelle de la Constituante qui est renversée, et du même coup toute œuvre future de la Révolution qui se voit condamnée par avance. Dès lors, on ne sait plus à quoi sert la Révolution. Si on a renversé la Constitution au nom du peuple, on pourra très bien renverser la prochaine au nom du peuple. Il n’y a plus de légitimité et donc plus de stabilité institutionnelle. Jusque-là, la Révolution avait un but clair, assigné, visible, qu’on appelait la « régénération de la France », et qui avait pris la forme, sans doute imparfaite, de la Constitution de 1791 qui avait conservé le roi, mais un roi qui n’était plus de droit divin. Après le 10 août, la Révolution est sans but, sans boussole et fatalement, les autorités sont condamnées à perdre leur légitimité. C’est à partir de l’automne 1792, dans cette Révolution qui a perdu de vue ses objectifs, qu’apparaissent les premiers essais de théorisation de la Terreur, à commencer par le discours de Robespierre lors du procès du roi. C’est là qu’il invente le concept de justice propre au temps révolutionnaire, qui connaîtra la fortune que l’on sait.

C’est donc par la Terreur que Robespierre trouve donc la manière de passer des paroles aux actes ?

Patrice Gueniffey. Oui, et il commence à théoriser la Terreur comme la forme propre du mouvement révolutionnaire lui-même : si ça n’a pas marché, c’est qu’il n’y avait pas assez de vertu, que les Français ne sont pas encore vraiment républicains, que le crime et la trahison sont aussi en chacun d’eux. L’épuration sans fin commence… Ce discours sera explicité progressivement, au gré des circonstances, mais très tôt Robespierre critique le fonctionnement du Tribunal révolutionnaire, créé sur l’initiative de Danton qui à ses yeux nuit par trop de formes à l’efficacité de la justice révolutionnaire.

Marcel Gauchet. Mais il y a un très grand pas de l’incertitude sur la légitimité et l’instabilité institutionnelle à l’emploi de la Terreur comme moyen de faire face à l’adversité politique. C’est ce saut qu’il faut expliquer. Je crois au contraire que le 10 août est un moment de révélation pour Robespierre. Il le change profondément en lui faisant découvrir une idée qu’il n’avait absolument pas en tête au départ : la République. C’est un régime sans vrai précédent dans l’histoire qu’il s’agit désormais d’instaurer.

Penser la disparition de la monarchie ne devait pas être une chose aisée !

Marcel Gauchet. Surtout pour Robespierre qui déteste le pouvoir. Sa perspective initiale est celle d’une monarchie faible avec un mannequin sur le trône qui laisse le peuple aussi libre que possible. Mais à partir du moment où il n’y a plus de roi, il faut assumer ce pouvoir auquel, de surcroît, les circonstances interdisent d’être limité. Il découvre une responsabilité terrifiante. On le voit travaillé par l’idée de démission, car il doute face à une tâche inouïe : fonder le pouvoir sur les principes dont il s’était fait le champion. À ce moment-là, on n’est plus dans le projet de régénération de la première phase de la Révolution (1789-1792), mais dans celui de la fondation. Il ne s’agit plus seulement de définir des règles constitutionnelles nouvelles, mais d’établir un régime qui n’a jamais existé.

Patrice Gueniffey. Nous sommes d’accord là-dessus.

Pourquoi cette phase doit-elle passer par l’épuration ?

Patrice Gueniffey. Parce qu’il s’agit de vertu. La régénération supposait de remettre les choses à plat, pour refaire en mieux. La vertu, c’est autre chose, cela relève de l’absolu. On n’est plus dans la réforme, même radicale, mais dans la création du nouveau. On n’est plus dans la politique, mais dans la morale.

Marcel Gauchet. Quand on prétend faire table rase et recréer l’humanité, cela change la nature du problème. La République exige en effet le sacrifice des intérêts privés à l’intérêt général. C’est cela le règne de la vertu. C’est une mutation morale qui instaurera véritablement la souveraineté du peuple. Il y a là-dessus chez Robespierre une très grande continuité de pensée…

Patrice Gueniffey. Simplement – et c’est très bien montré dans votre livre – cette pensée ne s’applique plus au même objet. Dans sa – très précoce – conception absolue du peuple vertueux, uni autour des principes de la Révolution, Robespierre se voit comme celui qui va surveiller et limiter le pouvoir, l’empêcher de devenir un lieu de la corruption. À partir du moment où les institutions se sont effondrées et où lui-même se retrouve au pouvoir, cette idée se dérobe, puisque précisément l’absolu, qui était un surveillant, un censeur, occupe le lieu du pouvoir. Cette contradiction engendre une logique et une politique d’épuration dont la loi du 22 prairial, couplée à la célébration de l’Être suprême, est l’aboutissement presque parfait.

Marcel Gauchet. Tout à fait : l’élément déterminant dans la politique du Comité de salut public, c’est l’angoisse devant une situation qui se dérobe.

Le peuple robespierriste a-t-il une dimension ethnique ? 

Patrice Gueniffey. La question n’a guère de sens pour l’époque. Pour Robespierre, le peuple se définit à la fois par une qualité sociale (il invoque volontiers le soutien des « indigents » et de ceux qui possèdent peu), et par une qualité morale (ce sont ceux qui sont les plus vertueux, autrement dit les moins éloignés de la chose publique). Il y a certainement, dans sa conception du peuple, une dimension nationale, car le peuple français est l’avant-garde d’une révolution dont la vocation est universelle. La guerre, quasi perdue en 1793, quasi gagnée en 1794, accentuera cette dimension nationale que les conquêtes de l’époque du Directoire ne cesseront ensuite de renforcer.

En somme, comme Jean-Claude Michéa (et Orwell), il croit à la common decency naturelle des gens ordinaires !

Marcel Gauchet. Bien sûr ! C’est le père de l’idée !

Patrice Gueniffey. Le peuple, ce sont les gens qui n’ont ni trop ni trop peu.

Marcel Gauchet. Son logeur, le menuisier Duplay…

Patrice Gueniffey. Ou les gens qu’il côtoyait dans son Artois natal.

Si la Révolution n’avait pas eu lieu, Robespierre aurait-il pu devenir le premier droit-de-l’hommiste ?

Marcel Gauchet. Non, même pas. Le président de l’académie d’Arras… Un philanthrope d’intérêt local.

Patrice Gueniffey. Oui, c’est ça. Il avait des idées un peu philanthropiques et très banales, comme beaucoup à l’époque.

La Terreur aurait-elle eu lieu sans Robespierre ?

Marcel Gauchet. À partir du renversement de la monarchie, la Terreur était inévitable. La fracture politique du pays était telle que l’unique solution immédiate était une répression violente de l’adversaire. Cependant, Robespierre a certainement donné à la Terreur révolutionnaire sa marque distinctive : celle d’une justice expéditive, basée sur le principe de la vertu qui juge la corruption. Et cette image de tribunaux populaires hante l’imaginaire de la gauche révolutionnaire depuis lors. C’est une institutionnalisation de ce qui ne peut pas l’être, c’est-à-dire de la conscience révolutionnaire. L’arbitraire pour sauver les droits, l’oppression pour sauver la liberté, c’est dans ce paradoxe que réside la vision robespierriste de la Terreur.

Patrice Gueniffey. J’ajoute que, si Robespierre est resté l’incarnation de la Terreur, c’est qu’elle a fini avec lui. Ses vainqueurs auraient bien voulu continuer ; simplement, en quelques jours ou quelques semaines, tout se démantèle. Il ne peut pas y avoir un deuxième Robespierre car – et c’était une des intuitions fortes de Furet – lui seul a eu le don d’incarner la Révolution dans ce qu’elle avait de plus radical. C’est à la fois la source de son mystère et de sa puissance.

Qui sont ses héritiers aujourd’hui ?  

Marcel Gauchet. Il y a une vraie postérité de Robespierre, mais elle est diffuse, c’est un spectre qui ne s’identifie pas à une famille bien déterminée. On peut la rattacher à trois mots : principes, vertu, salut public. La préférence pour la politique des idées par rapport à la politique pragmatique, l’hostilité à la corruption, le goût de l’autorité dès lors qu’elle est publiquement justifiée. Cela explique que le personnage – comme ce qu’on appelle le jacobinisme – parle très largement. Il représente notamment une certaine image de la rigueur et du désintéressement dans l’exercice du pouvoir, qui continue d’avoir un écho tout à fait certain. Napoléon a d’ailleurs joué un rôle important dans ce sens : son estime pour Robespierre a beaucoup compté dans la postérité. N’oublions pas le jeune jacobin qu’il a été.

Patrice Gueniffey. C’était même un jeune robespierriste !

Marcel Gauchet. Oui, tout à fait. Et il lui est resté fidèle à sa façon tout en prenant quelques libertés…

Patrice Gueniffey. Pendant la campagne d’Italie, Bonaparte rend publiquement hommage à Robespierre à une époque où c’est très mal vu. Il lui montre une vraie fidélité, parce que son Robespierre n’est pas le Robespierre des droits de l’homme, c’est celui qui, selon lui, a tenté de terminer la Révolution par la dictature. Il peut donc y avoir un Robespierre de droite, un modèle de l’autorité du pouvoir, indépendamment de la politique exercée.

Robespierre est donc celui qui a cassé les œufs pour nous permettre de profiter de l’omelette…

Patrice Gueniffey. D’une certaine façon, oui. Il a échoué, mais la Révolution a gagné. Sans lui, peut-être n’aurait-elle pas gagné, mais en même temps elle ne pouvait finalement que s’autodétruire avec lui. Sa politique contribue à la victoire de la Révolution sur ses ennemis, mais sa mort assure cette victoire. La Troisième République le déteste, parce qu’il incarne la Terreur, avec en plus un petit côté bigot qui ne leur plaît pas. Ces républicains-là préfèrent nettement Danton. Mais les républicains autoritaires de droite – bonapartistes, dirait-on –- peuvent tout à fait assumer Robespierre. De même que l’extrême gauche, qui le revendique explicitement depuis Blanqui…

Marcel Gauchet. Jusqu’à Mélenchon et Badiou !

Patrice Gueniffey. Il a eu une postérité multiforme.

Marcel Gauchet.  C’est pour cette raison qu’il est inscrit très profondément dans l’imaginaire national.

Robespierriste, ce n’est tout de même pas un compliment…

Patrice Gueniffey. La République ne peut pas assumer Robespierre dès lors que, comme le montre Marcel, il est certes l’homme de la fondation, mais dans ses termes à lui. Il est donc l’impossibilité de la fondation, le péché originel de la République. Une fois installée, celle-ci ne peut pas l’avouer.

Marcel Gauchet, quand on vous lit, on se dit que Robespierre n’était peut-être pas le plus grand robespierriste de la Révolution. L’usage péjoratif de ce mot dans le débat français est-il une injustice ? 

Marcel Gauchet. Il ne faut pas chercher la justice dans le champ de la mémoire collective. Cela dit, c’est une injustice à double tranchant. Elle rend hommage d’une certaine façon à ce qu’elle réprouve. On préfère quand même, n’en déplaise à Cioran, l’intransigeance des procureurs à la crapulerie aimable, même si on la redoute.

Robespierre est mort, la Troisième République et la Révolution aussi… Est-il temps d’intégrer « L’Incorruptible » au Panthéon ?

Patrice Gueniffey. Non. Parce qu’il reste l’incarnation de la Terreur, de l’extermination d’une partie des Français par une autre. On ne peut pas panthéoniser l’incarnation de la guerre civile.

Marcel Gauchet. Une panthéonisation serait absurde. C’est un homme-clé de l’histoire de France, mais pour autant, il n’est pas une figure qu’il faudrait rendre consensuelle. On peut reconnaître sans absoudre. Il faut garder sa dimension tragique d’incarnation du dissensus national dans ce qu’il a eu de plus violent.

Patrice Gueniffey. Même les Anglais, qui ont un rapport plus apaisé que nous à leur histoire ont posé la plaque commémorative de Cromwell à l’extérieur de Westminster. Reconnu, mais un petit peu à part.

Marcel Gauchet. Ceux qui souhaitent panthéoniser Robespierre, et il y en a, cherchent, au fond, une reconnaissance officielle de la légitimité de la démarche terroriste. Il ne faut absolument pas l’accepter. Ce serait d’autant plus une folie que la tentation d’anéantir moralement, de frapper d’inexistence l’adversaire politique, est toujours présente. Le seul véritable progrès qu’on ait réalisé, c’est que la Terreur ne menace plus l’existence physique, mais l’existence sociale.

Nous serons d’accord pour affirmer que la métaphorisation de la guillotine est une excellente chose. Une question conclusive à chacun de vous. Patrice Gueniffey, vous avez dit ne pas croire à la démocratie ? Est-ce à cause de son origine révolutionnaire ?

Patrice Gueniffey. Non, c’est à cause de la contradiction foncière, et de plus en plus affirmée aujourd’hui, du moins dans les pays d’Europe occidentale qui croient vivre, et vivent d’une certaine façon, hors de l’Histoire. On pourrait aujourd’hui leur ajouter les Canadiens, qui sont un peu (horreur absolue à mes yeux !) notre futur : un pays multiculturaliste voué à l’extension indéfinie des droits. Cette contradiction était au cœur du principe de l’idée démocratique, puisqu’elle est d’abord un régime – la liberté – dont la finalité est de créer, sinon une égalité parfaite des conditions, du moins une égalité relative des conditions. Le résultat a été atteint, dans la mesure où il s’agit toujours, et seulement, d’une approximation. La démocratie comme régime politique ne se heurte plus à aucun adversaire égal en dignité et capable de prétendre, comme elle, à un rayonnement quasi universel, puisque les printemps arabes ont prouvé que la démocratie (politique) n’est pas une nourriture qui convient à tous les estomacs. Aujourd’hui, l’autre forme de la démocratie, comme condition sociale, se poursuit, mais indépendamment de la première. Nous ne manquons pas d’« individus » revendiquant toujours plus de droits, mais où sont passés les citoyens ? Et pourtant, nous ne pouvons pas ignorer que l’Histoire, la vraie, la tragique, frappe aux portes de l’Occident. Mais nous sommes à ce point immergés dans notre cauchemar canadien que nous ne l’entendons pas. Et l’idée du bien commun, de ce qui nous lie, le souvenir de la racine qui a permis à la plante de croître a quitté notre horizon mental. Nous sommes une « poussière d’individus » qui considèrent la liberté politique comme un acquis et pensent qu’elle n’exige plus de sacrifices. Une étude parue l’an dernier dans le Journal of Democracy fait un peu froid dans le dos : dans la plupart des grandes démocraties, des États-Unis à l’Australie, plus on descend la pyramide des âges, moins la démocratie apparaît comme un régime attractif. Sans doute les individus que nous sommes sont trop occupés de leur Moi (précieux et souffrant) pour continuer à porter le fardeau d’être des citoyens. C’est en ce sens que je ne crois pas à l’avenir de la démocratie comme citoyenneté, participation, responsabilité et liberté.

Marcel Gauchet, vous avez évoqué le parti de la banalisation, voire de la normalisation française. Pour vous, l’origine révolutionnaire de notre démocratie est-elle aujourd’hui un frein, une faiblesse avec laquelle il faudrait en finir ou le cœur de l’identité nationale ?

Marcel Gauchet. La banalisation, c’est justement ce qu’évoque Patrice : l’évanouissement, au moins en surface, de l’histoire, du politique, du citoyen au profit d’un marché confus des droits privés qui n’est pas fait pour exciter l’enthousiasme – je comprends les jeunes générations. Mais c’est une conjoncture de crise qui n’est pas appelée à durer, pas un stade final. Nous allons vite nous heurter à une réalité qui est que le reste du monde marche dans la direction opposée. Et c’est là que l’origine révolutionnaire peut nous servir à quelque chose. Elle est notre atout. Elle reste vivante dans le subconscient des acteurs et elle devrait nous aider à bâtir l’après-démocratie des droits, qui est manifestement une impasse. Je ne vois pas de meilleure leçon de politique pour aujourd’hui que celle que nous livrent la grandeur et l’échec de la Révolution. Je suis même étonné de la résonance qu’elle prend dans l’actualité.

Marcel Gauchet, Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, 2018, Gallimard.

La politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire, Fayard, 2000 (rééd. Tel).

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Le 11 novembre de Georges Leroy

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Il y a cent ans, mourait mon arrière-grand-père, Georges Leroy, en soldat de la Grande guerre. Mais au-delà des récits de famille, c’est une fiche retrouvée sur internet qui m’a le plus ému et rappelé qui il était.


Il y a quelques années, j’ai pu, comme nous tous, avoir accès en ligne aux archives du ministère de la Défense où tous les soldats de la Grande guerre, sur le site Mémoire des hommes, ont été recensés et ont connu une deuxième éternité, numérique celle-là. Et c’est ainsi que ce qui était de l’ordre du souvenir oral raconté autour des tables familiales de mon enfance a pris consistance sous la forme de cette fiche qui résume en quelques lignes une vie, et une mort. Georges Leroy, mon arrière-grand père, était jusque-là cette silhouette floue de « poilu », un nom sur un monument au mort d’une petite ville à mi-chemin entre Rouen et la mer, sur le plateau du pays de Caux où elle se niche dans une vallée presque incongrue sur cette étendue plane parsemées, de loin en loin, des longères et des gentilhommières qui étaient les décors favoris des nouvelles de Maupassant.

Tué à l’ennemi le 30 mars 1918

J’avais sous les yeux un document objectif et, paradoxalement, cette fiche m’a plus ému que les légendes déformées avec le temps, effacées avec la mort de ceux qui me la racontaient en toute bonne foi : on me disait, enfant, que Georges Leroy avait fait les quatre ans de guerre, qu’il était mort le 11 novembre par une sinistre ironie mais que de toute façon, il n’aurait pas survécu longtemps à l’armistice car il avait été gazé. On me disait qu’il était socialiste, que Jaurès était son grand homme, qu’il passait ses rares loisirs à lire, qu’il n’était allé que deux fois dans sa vie à Rouen, la préfecture du département, et deux fois pour des raisons militaires : au moment du service, puis de la mobilisation.

La découverte de la fiche a mis à mal quelques coïncidences trop romanesques comme la mort le jour de l’Armistice. Il n’empêche : tu es mort pour la France, tué à l’ennemi le 30 mars 1918. C’était à Plessis de Roye. Le 30 mars, c’est-à-dire le jour de la première contre-offensive allemande du printemps 18 sur ce secteur où ton régiment a défendu avec l’énergie du désespoir la butte du Plémond et le château de la petite ville.

Tu étais paysan-tisserand

Tu étais paysan-tisserand à Doudeville-en-Caux. Un champ de lin, un métier à tisser. Quelque chose me dit que tu devais aimer ce bleu-là, si particulier, qui vibre dans l’été. Tu as laissé trois enfants, pupilles de la nation, dont mon grand-père qui avait six ans. L’instituteur et le curé le repèrent parce qu’il passe son temps à lire et décident de l’envoyer à l’Ecole Normale de Rouen. C’est comme ça que tout a commencé pour moi, finalement.

Alors, merci.

Je ne sais pas si tu aurais compris ce néo-français qu’on parle aujourd’hui pour te célébrer, toi et les un million quatre cent mille morts : « itinérance mémorielle », vraiment ?

Mon fils dans le Temps

Maintenant, je suis bien plus vieux que toi quand tu es mort à l’âge du Christ dans les combats du dernier printemps de la guerre, dont on oublie la férocité au point que même Clémenceau a douté, juste avant l’arrivée des Américains.

C’est donc moi qui dois veiller sur toi  et ta mémoire, c’est toi qui es devenu mon fils dans le Temps, en attendant que l’on se retrouve dans l’Invisible pour faire un peu connaissance. Et je suis heureux de pouvoir te nommer. Ou au moins essayer. Parce que le plus important, cela reste tout de même de nommer les morts, tous les morts.

A bientôt, grand-père.

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Etats-Unis: Trump, président d’un pays en pleine crise morale

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trump usa crise democrates
Donald Trump face à un journaliste de CNN, Sipa. Numéro de reportage : AP22268791_000001

Les services publics périclitent, les lobbies prolifèrent et les déficits explosent : chacun peut constater que le système américain est en panne. Et son évolution pourrait préfigurer la nôtre…


Aux Etats-Unis, le match nul des « midterms » (avantage Démocrates à la Chambre des représentants, avantage Républicains au Sénat) va aboutir à une guerre de tranchées. Tandis que les Démocrates à la Chambre des représentants éplucheront les transactions financières et les liaisons extra-conjugales de Donald Trump, les Républicains au Sénat s’attacheront à dévoiler la collusion entre le Parti démocrate, les services secrets et les grands médias qui aurait servi à construire le mythe de « Donald Trump, agent russe ». L’activité législative sera au point mort, ce qui n’est pas forcément un mal.

Le New Deal est fatigué

En profondeur, se joue une crise plus institutionnelle : l’épuisement du mode de gouvernance expertocratique institué par Franklin Roosevelt et le New Deal qu’incarnent aujourd’hui quelque 430 agences fédérales, drapées dans leur expertise technique et ne rendant de comptes qu’à elles-mêmes.

Les services publics périclitent, les lobbies prolifèrent et les déficits explosent : chacun peut constater que ce système-là ne fonctionne plus. Selon la théorie cyclique de l’histoire américaine de Strauss et Howe, les Etats-Unis sont parvenus à leur « quatrième tournant », celui qui marque la crise convulsive d’un cycle générationnel de 80-100 ans, dont les quatre « tournants » successifs, de 20-25 ans chacun, sont : la Plénitude, le Réveil, le Déclin et la Crise.

Le cycle actuel avait été entamé après la Seconde Guerre mondiale, époque triomphale des technocrates, des multinationales hiérarchiques et du « Big is Beautiful », quand « ce qui était bon pour General Motors était bon pour l’Amérique et vice-versa ». Les grandes étapes précédentes étaient la guerre d’indépendance de 1775-1783, la guerre civile de 1861-1865 et la Grande dépression suivie de la Deuxième Guerre mondiale, de 1929 à 1945, et chacune avait permis de renouveler le contrat social américain.

L’autorité en capilotade

Aujourd’hui, toutes les sources traditionnelles d’autorité en Amérique sont en capilotade : la technocratie fédérale (hypertrophiée et prédatrice), les universités (explosion des coûts, discriminations raciales à l’admission, hyper-idéologisation des humanités), les médias (devenus organes de propagande, en faveur des Républicains pour Fox News et des Démocrates pour les autres), l’Eglise (pédophilie), Hollywood (scandales sexuels). Les raisons du discrédit sont diverses, mais elles ont une même origine : les Américains, peuple viscéralement libertaire, ne font plus confiance en leurs « supérieurs » pour leur dicter le Bien et le Vrai. La pensée homogénéisée qui venait d’en haut cède le pas à un débat horizontal pluraliste, pour le meilleur et pour le pire. En réaction, les « supérieurs » dépossédés de leur magistère intellectuel et moral, désespèrent de ce peuple incurablement raciste-sexiste-homophobe (« les déplorables » de Hillary Clinton) que, nous dit-on, Poutine manipulerait à sa guise au moyen de quelques pages Facebook.

Donald Trump assume sans complexe sa vulgarité plébéienne et baroque : il s’habille mal, il se moque lui-même de sa coiffure ridicule et il communique par tweets truffés de fautes.

Pour une caste conditionnée à assimiler diplômes prestigieux, costumes gris anthracite et voix bien modulée à la sagesse (sous l’Ancien régime, les titres nobiliaires et les chapeaux à plumes jouaient le même rôle), le choc est rude. Quand les clones d’Alain Minc sont au centre du cercle de la raison, Trump est bien au-delà de la périphérie.

La gauche dépassée par sa base

Si l’attaque contre le statu quo est d’abord venue de la droite, avec le Tea Party créé en 2009, la gauche a rejoint la partie : chez les Démocrates, la vieille garde cynique et affairiste incarnée par le couple Clinton est dépassée par « the Resistance », coalition des furies de l’ « identity politics », qui ne reconnaissent des individus que la minorité raciale, religieuse ou sexuelle à laquelle ils sont sommés de s’identifier, des ménades de #MeToo, pour qui toute accusation d’une femme contre un homme vaut preuve, foin de la présomption d’innocence, et des socialistes radicaux qui rêvent d’abolir le capitalisme. Tous animés d’une colère inextinguible dont l’objet prioritaire est l’homme blanc hétérosexuel, incarnation de la « toxic masculinity ». Dans cette optique, les Républicains ne sont pas des adversaires politiques, ce sont des ennemis, qu’il faut « doxer » (diffuser des informations privées pour encourager les foules à les persécuter jusque chez eux), harceler sans répit dans les endroits publics et agresser physiquement au besoin (#PunchANazi, « tabasse un nazi »).

Les institutions sont des obstacles à abattre : le Senat, la Cour suprême, le Collège électoral, le Premier amendement (qui garantit la liberté d’expression), le Deuxième amendement (qui garantit le droit de porter des armes)… Tout doit disparaître. Donald Trump est presque raisonnable en comparaison. Quand les institutions surplombantes perdent leur légitimité, les adversaires se trouvent seuls face à face, sans arbitre pour apaiser les conflits.

Le Midwest contre les côtes

On voit se profiler au loin les contours du nouveau monde, qui pourra donner naissance à une nouvelle Plénitude « apaisée » : il consistera en une déconstruction radicale de l’Etat administratif, les Etats-Unis renouant avec leur tradition fédérale. Le Midwest « rouge » (républicain) se différencie de plus en plus des côtes « bleues » (démocrates), il faut donc réduire les règles communes au strict minimum et, pour le reste, laisser chaque état vivre comme il l’entend. Relocalisée, l’administration retrouvera sa légitimité et son efficacité. Pour en arriver là, la lutte sera rude, car la bureaucratie fédérale ne se sacrifiera pas docilement.

En France, nous en sommes encore au stade de la drôle de guerre : l’élection d’Emmanuel Macron est le baroud d’honneur du statu quo, mais chacun sent que l’édifice est vermoulu et l’illusion de la réforme « par le haut » se dissipe. Observons donc attentivement ce qui se passe outre-Atlantique : c’est aussi notre avenir qui s’y joue.

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« Silvio et les autres »: Sorrentino crucifie (magistralement) Berlusconi

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Toni Servillo incarne Silvio Berlusconi dans "Silvio et les autres" de Paolo Sorrentino. ©Unifrance

Des bimbos comme s’il en pleuvait. Tout au plus vêtues d’un bikini minimaliste, et souvent beaucoup moins. Bonnets C ou D, jambes interminablement bronzées, sourires stéréotypés, coke et MDMA. Le bunga bunga berlusconien comme si vous y étiez, organisé par un jeune salopard ambitieux (Riccardo Scamarcio, parfaite petite gouape, déjà vu dans John Wick 2) qui monte, quelque part en Sardaigne du nord-est, une fête censé lui permettre d’entrer en contact avec « il cavaliere », Silvio Berlusconi.

Tartuffe au pays des bikinis

Le film, Silvio et les autres, est bâti comme le Tartuffe : pendant près d’une heure, on parle du héros sans le voir – sinon sur les reins d’une prostituée qu’enfile Scamarcio, valeur érotique additionnelle dès lors qu’on prend la dame en levrette. On ne le nomme pas même par son nom : c’est Lui, tout comme le titre originel du film est Loro — Eux, les autres ; la petite caste au pouvoir, et par extension, toutes les castes au pouvoir, toutes les cours gravitant autour d’un babouin en chef, comme dirait Albert Cohen : Berlusconi se lance dans une grande justification de son attitude désinvolte dans les sommets internationaux (rappelant par exemple qu’une conférence sur la faim dans le monde ne doit pas faire oublier qu’il est temps de déjeuner) afin de rappeler que chez ces gens-là, monsieur, on ne vit pas comme chez nous.

Paraît donc enfin l’ex-futur-président du Conseil (Toni Servilio, magnifique de veulerie, déjà vu dans La Grande bellezza et dans Il Divo, où Sorrentino habillait Giulio Andreotti pour les siècles des siècles), tentant vainement de divertir son épouse (Elena Sofia Ricci, la cinquantaine et la poitrine glorieuses) ou de séduire une jeune fille qui l’envoie paître parce qu’il a l’haleine de son grand-père — l’un et l’autre usant du même lustreur de dentier…

La vieillesse mal camouflée par des teintures trop visibles, la solitude du coureur politique de fond, et la mort qui décroche les brides des bikinis. C’est le plus grand film politique que j’aie vu depuis longtemps.

Une leçon d’art, pas de morale

Entendons-nous. Aucun prêchi-prêcha dans cette avalanche partagée entre le baroque fellinien et le kitsch contemporain. Loro est un film politique parce que c’est, avant tout, un film. Une construction cinématographique maîtrisée de bout en bout. Les lecteurs de Médiapart, les féministes en folie, les chevaliers du Bien n’y trouveront pas leur compte. Aucune condamnation véhémente de ces déluges de fric et de frime — ni aucune fascination. Sorrentino fait d’abord une œuvre d’art, dont l’esthétique en soi est politique : voilà donc le bling-bling auquel la société du grand spectacle et de la corruption démocratique (pléonasme !) nous a condamnés.

On sait que depuis longtemps dans la réalité Il Cavaliere, jadis classé par Playboy comme l’un des hommes les plus séduisants du monde, sous son petit mètre soixante-dix, a divorcé d’avec son corps. Un cancer de la prostate, une inflammation de l’uvée, des troubles érectiles que dissimulait mal la nuée de nymphettes, toujours plus jeunes, dont il s’entourait, et finalement, il y a deux ans, un début d’Alzheimer. Comme il a divorcé d’avec son épouse, a été abandonné de ses anciens amis, a renoncé aux sunlights et aux télévisions.

La politique du style

La télévision est d’ailleurs omniprésente dans ce film qui commence en fanfare avec un mouton (admirablement toiletté) qui meurt de stupéfaction devant une émission débile de la Cinque. La télé à laquelle le système Berlusconi (qui a depuis longtemps dépassé les frontières de l’Italie) nous a condamnés. La société du spectacle se reconnaît au fait qu’elle passe son temps à se filmer. Elle est représentation de la…

>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

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Belgique: la droite wallonne se couche pour mourir

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mr ps belgique
Didier Reynders, ministre fédéral des Affaires étrangères MR et Elio di Rupo, maire PS de Mons. Sipa. Numéro de reportage : 00678138_000012

Alors que le Parti socialiste s’embourbe dans la corruption et le communautarisme islamique, le principal mouvement de droite wallon (MR) paie très cher son refus de s’affirmer libéral.


Les Belges ont voté. Mi-octobre, les élections communales et provinciales ont donné un avant-goût des législatives qui auront lieu l’an prochain. Si la droite flamande (N-VA) confirme son succès au nord du pays, il en va tout autrement du centre droit francophone (MR) au sud. Au pouvoir tant au niveau fédéral qu’en région wallonne, le MR paie très cher son refus de s’affirmer libéral. Contre tout bon sens, le gouvernement de centre droit wallon a en effet durci comme jamais les lois sur les banques, porté les impôts sur les dividendes à un sommet jamais atteint (30 %) et transformé chaque banquier en potentiel mouchard du fisc.

Le MR noyé sous ses lâchetés…

Résultat : les grands gagnants francophones du scrutin sont le Parti socialiste et Écolo, qui ont supplanté le MR dans son ancien fief bruxellois. Pourtant, les scandales qui ont plombé le Parti socialiste ces dernières années offraient un boulevard au centre droit. De détournements de fonds en comportements clientélistes pro-islamistes, les socialistes n’ont guère brillé à l’échelon municipal. Quant à leurs alliés écolos, ils se sont singularisés dès 2010 en réclamant la libération du djihadiste Oussama Atar, futur coordinateur des attentats de Bruxelles, lorsqu’il se trouvait emprisonné en Irak. Cette grosse casserole n’a pas fait taire les élus verts. Leurs jérémiades antinucléaires ont même trouvé un écho dans les rangs du MR, qui a repris à son compte la défense démagogique des éoliennes.

Si seulement le MR avait osé la fermeté face à l’immigration illégale, s’il avait soutenu la libre entreprise, s’il avait davantage écouté Alain Destexhe, le centre droit aurait sans aucun doute marqué des points. En tout cas, il ne se serait pas trahi. Au lieu de quoi, la Wallonie se couvre de coalitions rouge et verte avec parfois l’appoint de l’extrême gauche.

Le général de Castelnau, l’anti-Pétain que Macron aurait dû honorer

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Philippe Pétain, Emmanuel Macron et le général de Castelnau (de gauche à droite). SIPA. 51040060_000001 00883551_000011 / 00524729_000113

Plutôt que de rendre hommage à un traître, Emmanuel Macron aurait mieux fait d’honorer le général de Castelnau. Sa mémoire sélective en dit long sur ses intentions…


« Parlons de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse », disait Pierre Desproges. Cette citation me revient à l’esprit à ce moment où s’achève la commémoration du centenaire de la Très Grande guerre. Je mesure dans l’agitation qui accompagne cette marche vers le 11 novembre à quel point ce que nous vivons depuis maintenant un peu plus de quatre ans, me touche bien au-delà de ce que j’aurais imaginé. Cela entre en résonance de façon parfois douloureuse, toujours émouvante avec ce qui relève de l’intime, de l’enfance, de l’éducation et du rapport à la France.

Itinérance d’un enfant gâteux

Je m’en suis expliqué. Et à l’approche de ce 11 novembre 2018 qui allait clôturer ces quatre années de commémoration, je n’éprouvais pas l’envie ni le besoin d’intervenir à nouveau. Considérant que la façon dont ces commémorations étaient conduites était peut-être discutable – comment pouvait-elle ne pas l’être – mais que cela ne justifiait pas de participer à des débats ou des polémiques aussi justifiées soient-elles pour certaines. Pour ma part, la conviction de l’importance de la place de la tragédie dans la mémoire de notre peuple, me rassure sur les ressources de celui-ci. Et c’est là l’essentiel.

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Mais il se trouve que l’actualité immédiate produit divers télescopages par lesquels la dimension et le vécu familial reviennent au premier plan. Emmanuel Macron, avec cette capacité presque grandiose à être systématiquement à côté de la plaque, a déclenché une réaction contre lui en forme de tsunami et transformé son « itinérance mémorielle » en chemin de croix. Faisant référence au « grand soldat », il a rendu au militaire Philippe Pétain un hommage du type de ceux de ses prédécesseurs. Il a reçu la foudre, et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, sa parole de chef de l’État est complètement disqualifiée. Et sa faiblesse politique et son narcissisme l’empêchent de sortir de la nasse. Il pourrait dire : « Il fait jour à midi » que ce serait aussitôt une tempête qui lui répondrait : « non il fait nuit, à cause des heures sombres ». Ensuite, le problème Pétain est insoluble, car le séparer en deux parties, comme l’avait fait Charles de Gaulle, est aujourd’hui impossible. Sa place dans la mémoire collective est d’abord et avant tout celle de ce qu’il est, un traître antisémite.

D’un « grand soldat » l’autre

Pour ma part, Philippe Pétain est « la triste enveloppe d’une gloire passée portée sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait », statuait Charles De Gaulle, le 18 juin 1941. Il est ensuite et aussi le traître qui fera délibérément le choix de l’ennemi y compris dans ses aspects les plus ignobles. Il n’y a qu’un tarif pour cette trahison, un poteau dans les fossés de Vincennes et 12 balles, fussent-elles symboliques comme ce sera le cas pour lui. Mais la question de ses mérites militaires dans la Première Guerre mondiale relève aujourd’hui du débat et de la recherche historique. Emmanuel Macron aurait dû éviter de se prendre pour De Gaulle et ne pas s’en mêler, mais nous savons désormais d’expérience qu’il ne comprend pas grand-chose.

A lire aussi: Macron voit du pétainisme partout… sauf sur la tombe de Pétain

Lorsque je parle du retour de la dimension familiale, je pense au surgissement dans l’opinion publique à ce moment de la figure de mon arrière-grand-père, Édouard de Castelnau, qui méritait plus que tout autre d’être élevé à la dignité de maréchal de France. Et ce surgissement se fait comme le symbole contraire de celui de Pétain. Claude Askolovitch (!) le résume très bien dans un tweet en forme de commentaire sur la polémique Pétain : « Pensée au général de Castelnau, qui sauva en 14 l’armée de Lorraine, qui perdit trois fils dans la Grande guerre, dont la République ne fît pas un maréchal car il était trop catholique, et qui condamna Pétain en 1940 et encouragea la Résistance. A propos de ‘grands soldats’… »

Et l’aspect étonnant de cette forme d’intronisation comme contre-modèle de celui qui l’avait nommé à Verdun le 23 février 1916, c’est qu’elle est absolument justifiée.

L’armistice du 11 novembre, une erreur nécessaire

Les historiens s’accordent à considérer à la fois sa stature, l’importance de son rôle, l’ampleur de ses sacrifices, et le caractère injuste de la mesquinerie politicienne dont il eut à souffrir. Mais il y a plus. On sait peu aujourd’hui, compte tenu de l’importance de cette fin des hostilités sonnée sur la terre de France en cette 11e heure du 11e jour du 11e mois de cette année 1918, que le 13 novembre la IIe armée française commandée par Édouard de Castelnau devait lancer en Lorraine l’offensive pour permettre de rentrer sur la terre de l’ennemi. Et le mettre complètement à genoux. Je suis de ceux qui pensent que l’armistice du 11 novembre était inévitable pour mettre fin au cauchemar, qu’il est difficile d’en faire le reproche à ceux qui l’ont voulu. Mais l’Histoire a montré ensuite, comme l’avait analysé Castelnau dès ce moment-là que c’était une erreur stratégique majeure. Son territoire inviolé, son armée rentrant à peu près en bon ordre, la légende du coup de poignard dans le dos pouvait naître en Allemagne et amener aux conséquences funestes que l’on sait. Vingt ans plus tard, cette erreur allait, en un sens, coûter les 60 millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale. Entre les deux guerres, chaque fois qu’il appelait à la méfiance et à la vigilance vis-à-vis de l’Allemagne on le traita de Cassandre et de belliciste. Un parlementaire lui lancera même à la face : « Mon général, trois fils, ce n’est pas assez ? »

A lire aussi: Edouard de Castelnau, le sauveur oublié de Verdun

Lorsque surviendra l’effondrement de 1940, âgé de 90 ans, il désavouera l’armistice et l’instauration de l’État français, auquel il refusera son soutien. Deux de ses petits-fils et deux de ses petits-neveux en âge de porter les armes rejoindront, avec son approbation, les armées de la France combattante et participeront aux combats pour la Libération. Noël de Mauroy sera tué dans les Vosges en novembre 1944 ; Jean de Castelnau dans son char, en décembre, en rentrant dans Strasbourg ; Urbain de La Croix, le petit-fils orphelin qu’Édouard avait élevé, sera tué en janvier 1945 au passage du Rhin. Gérald de Castelnau, mon père, le dernier des quatre sera grièvement blessé. Eh oui, il faut croire que le destin avait décidé que pour le service de ce pays, trois fils ce n’était pas assez. Pendant ce temps, Philippe Pétain poursuivait jusqu’au bout, jusque tout en bas, le chemin de ses trahisons.

Macron l’amnésique

Alors, Édouard de Castelnau, l’anti-Pétain, le contre-exemple ? C’est l’évidence, et Claude Askolovitch l’avait bien vu, peut-être en partie involontairement. Voyez-vous, Monsieur le président de la République, une fois de plus vous avez voulu faire le malin, en étalant maladroitement votre absence de sens politique et votre ignorance historique. Mais la référence à ce « grand soldat » là, dont vous n’aviez probablement pas la moindre connaissance, n’apparaît pas seulement à cause de vos errances mémorielles, mais aussi à cause de ce que vous voulez faire à la France. Ce rappel intervient alors même que vous annoncez votre projet d’armée européenne avec l’Allemagne avec cette justification sidérante « pour faire face à la Russie qui est à nos frontières ». Pardon ? On rappellera pour mesurer l’inanité de cette formule que Paris et Moscou sont séparés par 2800 km et pas moins de quatre grands pays. Et pendant que vous vous moquez ainsi du monde, on apprend l’existence de discussions pour une mise en commun de la dissuasion nucléaire française et du partage du siège de la France au conseil de sécurité de l’ONU. Êtes-vous inconscient au point de faire ainsi de la France une cible privilégiée de la Russie, qui n’a rien demandé et qui ne nous menace en rien ? Pour faire plaisir à l’Allemagne avec laquelle nous avons des intérêts à ce point divergents. Vous entendez donc pousser encore un peu plus loin la soumission à l’Union européenne sous direction allemande ? Mettre en cause dans ces proportions l’indépendance de la France ?

Philippe Pétain trahissait sa patrie en promulguant ses ordonnances antijuives avant même que les Allemands l’aient demandé. Et il faisait tout pour mettre les ressources de son pays au service de l’Allemagne nazie dans la guerre immonde qu’elle menait. Il ne faut pas l’oublier, il avait un projet politique, celui d’une France abaissée dans une Europe dominée par l’Allemagne. Ce projet-là, et toute proportion gardée, ce serait donc aussi le vôtre ?

Mais ce sera non, Monsieur Macron ! Comment voulez-vous que nous l’acceptions ? Nous le refuserons d’abord parce que c’est l’intérêt de notre pays, et que vous êtes en train de l’abîmer et de lui faire prendre des risques inconsidérés. Mais nous le refuserons aussi parce que nous avons de la mémoire, et en particulier celle des sacrifices de ceux de 14-18 et de 39-45.

Et cela aussi nous oblige.

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Guillaume Apollinaire. SIPA. 51145799_000001

Apollinaire est mort le 9 novembre 1918 — l’une des innombrables victimes de la grippe dite « espagnole » — ainsi qualifiée parce que la presse française, muselée par la guerre, avait pour instruction d’affirmer que le virus était resté cantonné outre-Pyrénées — comme la radio-activité de Tchernobyl est restée en-deçà des Alpes, il y a quelques années.

De la grippe et pas de sa blessure à la tête, un éclat d’obus reçu en mars 1916.

Certes, la cicatrisation fut lente, la convalescence compliquée, mais tout cela lui avait laissé le temps d’inventer le mot « surréalisme », et d’épouser Jacqueline, l’« adorable rousse » pour laquelle il écrit l’un de ses derniers poèmes :

« O Soleil c’est le temps de la raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse
Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent
Mais riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi »

Jacqueline suit le convoi funèbre, de saint-Germain au Père-Lachaise — sous les huées de la foule enflammée de victoire et hurlant « à bas Guillaume ! » — le roi de Prusse, bien sûr, mais comment les camarades en deuil qui suivent le cortège ne s’y tromperaient-ils pas? Voir le témoignage de Cendrars, autre grand engagé volontaire étranger en 14, et ami d’Apollinaire et de Max Jacob, présent aux funérailles comme un ludion noir, à ce sujet.

Jacqueline sera enterrée dans la même tombe, cinquante ans plus tard. Cinquante ans à être la veuve du plus grand magicien de ce début de siècle. Deux ans à peine après Madeleine Pagès, la marraine du guerrier volontaire (il est engagé en temps qu’italien, comme tant d’autres qui formeront, un temps, la légion Garibaldi), pour laquelle il a traversé la Méditerranée le temps d’une permission. Quatre ans après Louise de Coligny-Châtillon, la Lou des poèmes, la dernière violemment (à tous les sens du terme) aimée. Apollinaire, comme son ami Gustave le Rouge, l’immortel créateur du Docteur Cornélius, a ses petites manies : lire les Prospérités du fouetla belle étude que Christophe Granger a consacrée aux maniaques de la Belle Epoque — cette époque où Pierre Mac Orlan, sous des pseudos plus ou moins transparents (Sadinet ou Pierre Dumarchey, son vrai patronyme) publiait des récits badins de mœurs « anglaises », comme on disait alors.

Lire surtout les Onze mille verges, où le poète explique une fois pour toutes que la flagellation fait partie des arts du scripteur :

« Le Tatar était un artiste et les coups qu’il frappait se réunissaient pour former un dessin calligraphique. Sur le bas du dos, au-dessus des fesses, le mot putain apparut bientôt distinctement. »

On préfère héberger au Panthéon Maurice Genevoix — cet inlassable fournisseur de dictées tout au long des IIIe et IVe Républiques. Soit. Il est sans doute plus présentable que l’ »enchanteur pourrissant ». Depuis Pompidou, le niveau littéraire a baissé, à l’Elysée.

Cela nous laisse le Père-Lachaise pour nous, les poètes vrais, les fouetteurs du sens, les dionysiaques — « Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie » —, nous qui savons que « le Rhin est ivre où les vignes se mirent » : bon sang, quel vers  — où les combinaisons phoniques « m », « r », « v » et « i » disent la merveille sans même la nommer…

Apollinaire s’est engagé en 14 sans haine pour les Allemands : il avait connu en Allemagne, en 1901-1902, cette…

>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

Tiens, revoilà du Boudard!

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alphonse boudard cafe
Alphonse Boudard. ULF ANDERSEN / AURIMAGES / ULF ANDERSEN / AURIMAGES

A l’ère de MeToo, les cabrioles machistes d’Alphonse Boudard (1925-2000) et son écriture érogène semblent émerger d’un autre temps. Pourtant, la collection La Petite vermillon réédite deux de ses oeuvres : La Cerise (Prix Sainte-Beuve 1963) et Le Café du pauvre (1983).


Alphonse, un sous-Céline, un amuseur de garnison, un libidineux fanfaron, un populo au Renaudot, un argotique chez Plon, en somme, l’écrivain de seconde zone pour banquets de province et comices agricoles. Gaudriole et cambriolage. Fesse et zonzon. Dans les années 60/70, on se bouchait le nez dans les cocktails littéraires en le voyant invité d’honneur.

Les faisans à rosettes lui trouvaient tout de même un côté folklorique, carnavalesque pour les plus précieux d’entre eux, un joli talent de faiseur, de raconteur au mieux, pas de quoi non plus le classer dans la grande littérature boursouflée de suffisance, reliée cuir et or. On l’avait déjà accueilli à la table des auteurs alors que les gus dans son genre, ex-taulard et ex-tubard, restent d’habitude à l’office avec les domestiques. J’ai entendu plus d’une fois ces attaques sous la ceinture. Il y avait dans ces jugements un mépris de classe, un aveuglement universitaire et toute la bêtise consanguine qui caractérisent les intellos du stylo, incapables de reconnaître le souffle du désespoir et tout aussi hermétiques à la musique des fortifs. Ces frustrés du mot plein et de la phrase picaresque sont passés à côté d’un auteur majeur du XXème siècle. Tous n’ont pas fait cette erreur de casting.

Alphonse (1925-2000) a été fort heureusement, dès le début de sa carrière, adoubé par une partie du métier. Michel Tournier est le premier à repérer l’animal. La Cerise (Prix Sainte-Beuve 1963) et Le Café du pauvre (1983) reparaissent cet automne dans la collection de La petite vermillon. Pour ceux qui auraient raté la station Boudard, il est urgent de se procurer ces deux livres, et puis ensuite de s’enfiler toute l’œuvre du plus célèbre enfant naturel du XIIIème arrondissement, le croisement marlou entre François Villon et la Ferdine toujours guidé par l’attraction sexuelle de Viviane Romance. Vous serez charmé par cette mélodie de la mouise, la scoumoune comme ligne de vie, les prouesses au plumard, l’Occupation vue à hauteur d’homme et des inconvénients de fréquenter les mauvais garçons à la nuit tombée dans un après-guerre déshonorant pour les vrais héros.

Boudard, prodigieux historien de la Libération de Paris (Les Combattants du petit bonheur, Prix Renaudot 1977) n’est pas l’observateur à bonne distance, l’exégète des combats qui refait le match dans un appartement bourgeois, le cul dans son chesterfield. Alphonse a été au charbon, d’abord dans la Colonne Fabien chez les cocos, puis dans la 1ère Armée de De Lattre où il s’est illustré à la Bataille de Colmar. Croix de Guerre avec Etoile d’Argent au revers du treillis, ça pose son bonhomme. Les révolutionnaires à papa de 68 dans leur douillet duffle-coat peuvent remballer leur quincaille idéologique. Après, il eut bien sûr, l’enchevêtrement sordide, les coups foireux, la maladie, l’hôpital, la fatalitas de Chéri-Bibi.  « Ainsi s’écoulait ma jeunesse…à rêver de filles et de victuailles » écrivait-il, jamais geignard, d’une lucidité parfois terrifiante sur son sort. Ecoutez-le nous parler de la prison : « c’est un paquebot mort qui sent la pissotière », « Quelque chose d’invraisemblable pour les olfactifs délicats », « La liberté est à vingt mètres. Elle se marre, la garce, avec ses belles mômes, ses autos étincelantes, son bon purin dans nos campagnes et ses dix mille piafs gazouilleurs ». A l’ère de MeToo, les cabrioles machistes d’Alphonse et son écriture érogène semblent émerger d’un autre temps. Selon le Petit Simonin illustré par l’exemple, le café du pauvre se définit comme « les ébats amoureux suivant immédiatement le déjeuner ».

Dans son roman, Alphonse doit subir les assauts de Lulu, la femme du charcutier, les questionnements d’Odette la catholique, de Jacqueline, la militante trotskiste, de Flora, la comédienne ou encore de Cricri, la pute. Alphonse, le supposé soudard savait fendre l’armure : « On est tout de même arrivé à se dire des jolis mots d’amour tout en se cajolant l’épiderme. On s’est offert le café du pauvre dans la richesse des expressions sentimentales. J’ai le souvenir de la petite lampe au plafond de la chambre avec son abat-jour de porcelaine blanche. Ça nous éclairait lugubre, mais on se voyait autrement avec le cœur, les convictions… l’impression tout à coup de vivre des heures inoubliables ».

La Cerise/Le Café du pauvre d’Alphonse Boudard – La Table Ronde (La petite vermillon)

La cerise de Alphonse Boudard (14 mars 2000) Poche

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Le café du pauvre

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Prudon s’en va

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herve prudon devant mort
Sipa. Numéro de reportage : 00879879_000019.

Devant la mort, recueil posthume de poèmes d’Hervé Prudon mort en octobre 2017, est un memento mori de l’urgence.


Philosopher c’est apprendre à mourir, nous disait Montaigne. La philosophie, mais aussi la poésie. Ces deux-là se sont d’ailleurs longtemps confondues, sœurs jumelles et fusionnelles, avant de suivre chacune leur chemin, quelque part entre le Moyen-Age et la Renaissance.

Le recueil posthume d’Hervé Prudon, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, s’appelle Devant la mort. En ces temps de Toussaint et de 11 novembre, il peut avoir son utilité : nous rappeler que la mort, ce n’est pas forcément celle des autres, celle des nôtres, que l’on va couvrir de chrysanthèmes pour rendre un hommage plus ou moins sincère, nous consoler de la perte et, surtout, dans les couleurs vives qui masquent les pierres tombales, oublier paradoxalement ce face-à-face qu’il nous faudra bien avoir avec la Camarde, les yeux dans les yeux, au corps à corps.

Hervé Prudon, un écrivain qui nous est cher, dont nous avons réédité de son vivant le dernier roman, La langue chienne, à La Table Ronde, nous raconte ce corps à corps dont on sort toujours vaincu mais que l’on peut mener avec plus ou moins de classe, d’humour, de courage. La romancière Sylvie Péju, qui fut la compagne de Prudon et avec lequel elle a écrit le beau Venise attendra, précise les circonstances avec une simplicité brutale : « Atteint d’un cancer diagnostiqué en août 2017, Hervé Prudon se savait condamné. Durant les deux derniers mois de sa vie, où il lui avait été impossible d’écrire le roman qu’il avait ébauché, il remplira deux carnets de moleskine noire de son écriture tremblée. »

Autant le dire d’emblée, ces poèmes sont magnifiques de simplicité et de pudeur, de fragilité et de force, à l’image de son œuvre romanesque qui savait déjà parfaitement faire chanter la langue et jouer avec elle. Ils sont un journal de la maladie mais ils tracent aussi et surtout l’autoportrait d’un homme. Un homme dont la souffrance surement, la peur sans doute, sont tenues à distance par un lyrisme discret, un humour noir et surtout une attention de chaque instant à ce qu’il lui est encore possible de voir du monde.

Il y a, bien sûr, la contemplation du ciel par la fenêtre, cet ultime écran de cinéma réservé aux prisonniers et aux malades :

Je suis très bien ici dans mon corps

immobile impuissant

à regarder le ciel et le vent

les nuances de la pluie

les nuages et le temps

que je façonne à ma façon

Mais aussi une femme qui passe ou un SDF :

Sur le trottoir d’en face

le menton sur le sternum

un vagabond je le vois depuis vingt ans

dans le quartier et

parti de la porte d’Orléans

il n’est pas encore arrivé

à Mouton-Duvernet

Devant la mort est un memento mori de l’urgence, un sursis dolent qui prend son sens par l’écriture, un dernier retour sur soi alors que tout se démembre, que le corps fait naufrage avec un monde qui devient étranger puisqu’il est désormais celui des vivants.

Hervé Prudon a écrit quelques très grands romans noirs. On pourrait penser que l’exercice de la poésie et celui de la littérature de genre sont contradictoires. C’est oublier que dans les deux, il est question d’un réagencement de la réalité pour mieux la saisir, d’une autre lecture possible des faits pour nous inviter à changer d’angle de vue.

Prudon s’inscrit ici, également, dans une tradition poétique où de Villon à Ronsard, de Musset à Apollinaire, la mort est regardée en face et transforme l’horreur brute d’une chair promise à la décomposition en invitation à un dernier inventaire de ce qu’on appelle, faute de mieux, une existence :

La pluie est une langue maternelle

dans ce pays aux toits trempés

où les trottoirs sont des miroirs

et les arbres des arrosoirs

la pluie coupe court à toute conversation.

Lisez Prudon, et ne mourrez jamais.

Devant la mort, Hervé Prudon (Gallimard)

Devant la mort

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Robespierre, le péché originel de la Révolution

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Marcel Gauchet et Patrick Gueniffey. Photo : Hannah Assouline.

Pour saluer la parution de Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, le nouvel essai de Marcel Gauchet, nous avons voulu le confronter à l’historien Patrice Gueniffey. Pourquoi ce symbole de la Terreur et des grands principes démocratiques habite-t-il toujours le subconscient français ? Quelle est sa postérité ? Un débat passionnant et toujours ouvert. 


Causeur. Marcel Gauchet, pourquoi consacrer un livre à Robespierre aujourd’hui ?

Marcel Gauchet. Parce qu’il y a lieu de revisiter la signification de l’expérience révolutionnaire. Or, Robespierre est le concentré de la mémoire de la Révolution française. Aucun autre ne l’incarne autant que lui. Certains – Sieyès, Mirabeau, Danton – représentent un de ses moments, mais dans l’imaginaire collectif, Robespierre épouse l’ensemble du mouvement révolutionnaire avec une netteté particulière, car il est chaque fois le plus marquant. Il exprime et représente à la fois la radicalité révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et la radicalité du renversement des principes de la liberté dans leur contraire : la Terreur.

Sans doute, mais depuis le bicentenaire célébré en 1989, la Révolution française elle-même n’est plus une question qui fâche. En dehors des universitaires, qui s’intéresse encore à Robespierre ?

Marcel Gauchet. Vous avez raison : le bicentenaire a été, après deux siècles de débats passionnés, un enterrement de la Révolution. Mais nous sommes en train de changer d’époque : après une phase d’oubli, non pas de la mémoire révolutionnaire, mais de la manière dont elle s’est traduite dans le débat politique, nous entrons dans une période de réappropriation mémorielle du passé national. Dans cette nouvelle configuration, deux tendances se heurtent. D’un côté, une pente qui tend vers l’oubli et la banalisation de la France, dans le contexte européen et global. De l’autre, une réaction dite « identitaire », qui traduit un profond mouvement de redéfinition des identités nationales dans ce qu’elles ont de particulier. Le passé, dont nous avons eu l’impression d’être délivrés, revient, au moins comme question. Or, dans le passé national, la Révolution joue un rôle-clé.

Patrice Gueniffey, observez-vous, comme Marcel Gauchet, ce retour de la Révolution française dans le débat national ?

Patrice Gueniffey. Je n’en suis pas sûr. Ce que je vois, en revanche, c’est une nouvelle phase dans laquelle l’esprit de la Révolution continue de vivre dans le travail de la démocratie, mais sous une forme qui n’est plus politique. La phase d’explicitation politique de la Révolution et de ses conséquences est à peu près épuisée : la France a trouvé un équilibre politique en réussissant à articuler Ancien Régime et République dans le cadre de la Ve République. La démocratie comme régime politique n’est plus vraiment contestée : fascisme et communisme ont disparu. Si la Révolution vit encore, souterrainement, c’est davantage comme une promesse d’égalité vague et indéfinie.

C’est pourquoi Robespierre a toujours une actualité : nous assistons à la surenchère des droits qu’il a incarnée plus que les autres. S’il reste dans la mémoire collective, c’est précisément parce qu’il est l’homme des principes. Il incarne la radicalité de l’idée démocratique elle-même : le fait que l’idéal démocratique ne peut être pleinement atteint, l’insatisfaction qui en découle et la quête de toujours plus de démocratie qui s’ensuit. Aujourd’hui, les principes, les droits individuels parlent aux gens, tandis que la citoyenneté, l’État, la souveraineté, toutes choses qui étaient l’objet politique même de la Révolution et que Robespierre avait également incarnées, ne leur parlent plus. Une moitié de Robespierre a survécu. Par ailleurs, ressentiment et jalousie – sentiments typiquement français – contribuent à protéger Robespierre contre l’oubli. Ne fut-il pas l’homme du soupçon ? Dans le très médiocre film Un peuple et son roi, Robespierre est, avec Saint-Just, le seul personnage vraiment consistant. Les autres sont des ectoplasmes qui traversent l’écran sans qu’on sache très bien de qui il s’agit. Mais le Robespierre terroriste n’a pas disparu, lui non plus. Avec la transformation de la mémoire historique en morale, il incarne plus que jamais le bourreau, et Marie-Antoinette la victime.

Il y a donc une légende noire (le tyran) et une légende dorée (l’incorruptible) de Robespierre. Peut-on complètement échapper à ces mythes ? Comment éviter à la fois la réhabilitation et la diabolisation ?

Marcel Gauchet. J’ai essayé de me tenir à l’écart de ce dilemme entre damnation et réhabilitation. Il faut rendre compte de l’étrangeté de l’attraction que ce personnage, peu fait pour attirer quoi que ce soit, a exercée pendant la Révolution. Comment ce type, pas aimable, froid, distant, ne faisant confiance à personne, en prend-il la tête jusqu’à en devenir le visage ?

Il devait y avoir deux cents personnes comme lui à l’Assemblée en 1789 et Robespierre n’a aucune raison de s’imposer, surtout face à des personnages très en relief. Mais il a su mobiliser l’opinion publique, attirer l’attention et devenir populaire alors que ce n’était pas un démagogue comme il y en avait des quantités. Ses dissertations laborieuses devaient endormir la population des sans-culottes, mais ils étaient prêts à se faire couper en deux pour lui. Sans Robespierre, la trajectoire révolutionnaire, à partir de la Convention, n’aurait pas été ce qu’elle a été. Il faut expliquer cette puissance hors pair. Mon livre est une tentative de dégager l’entrelacs entre cette puissance mobilisatrice et la face très sombre du personnage.

Comment la décririez-vous ?

Marcel Gauchet. Je dirais que ce manœuvrier hors pair manifestait une parfaite indifférence à la dimension humaine de la politique qui n’était pas, cependant, de l’inhumanité.

Pour vous, c’est un homme-idée empreint d’une certaine mystique…

Marcel Gauchet. Mystique, oui, certainement ! Aux yeux de la postérité et jusqu’à aujourd’hui, c’est le seul saint laïque de la mémoire française. Il est parfaitement laïque et parfaitement saint en même temps, une sacrée performance !

Patrice Gueniffey. Je suis d’accord avec Marcel sur le fait que Robespierre ne sort pas du lot et ressemble en apparence à la plupart des députés. Du moins au début de la Révolution. Ce qui ne résout pas la question du mystère de sa personnalité. Cependant, si je trouve remarquable votre tentative de présenter Robespierre sans faire beaucoup de part à la psychologie, qui est la voie ordinaire la plus empruntée, c’est aussi sa limite : comment expliquer son incroyable – et très précoce – popularité ? Elle ne procède pas de la rencontre entre un public et un homme qui ne chercherait pas cette popularité. Il l’a cherchée, voulue, conquise, avec une habileté hors pair.

Mais il a tout de même été repéré très tôt par Mirabeau. Est-ce si anodin ?

Patrice Gueniffey. Ne surinterprétons pas : beaucoup de députés gravitent comme lui autour de Barnave ou Mirabeau. Cependant, Mirabeau aurait eu cette phrase prémonitoire : « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit. » Et c’est là qu’on bute sur le mystère de cet homme ordinaire, qui, de surcroît, ne fait pas de concessions aux modes contemporaines : jusqu’à la Terreur, il porte perruque poudrée et bas de soie, mais devient l’idole des sans-culottes ! Il choisit d’être l’homme des principes, quoi qu’il en coûte, parce qu’il lie son sort à celui de la Révolution. Il a une puissance de conviction unique, alliée à une souplesse tactique extrême.

Cette défense absolue et inconditionnelle des principes n’est-elle pas la définition même du fanatisme ?  

Patrice Gueniffey. Robespierre – et votre livre, Marcel Gauchet, a le mérite de le souligner – appartient, du moins lorsqu’il s’efforce de définir la cité à venir, celle d’après la Révolution, à la sphère de la pensée libérale. Les projets de Constitution et de déclaration des droits de 1793 sont des textes d’inspiration globalement libérale. Ce qu’on y trouve de plus radical, c’est la proposition d’impôt progressif sur le revenu, qui est d’ailleurs rejetée par la Convention !

Marcel Gauchet. Robespierre est un vrai politique et non pas un simple fanatique des principes… Il y a des fanatiques des droits de l’homme dans le mouvement révolutionnaire, au club des Cordeliers, par exemple, des gens pour qui la réalité relève d’un complot contre-révolutionnaire ! Robespierre n’a rien à voir avec ces gens-là, qui lui inspirent une sorte de répulsion. Il a un pied dans les deux mondes. C’est un doctrinaire réaliste, chose rare.

Patrice Gueniffey. Tout à fait ! Il reste monarchiste jusqu’au jour où la monarchie sera renversée, parce qu’à ce moment, il en est convaincu, le peuple a tranché la question. Il prend bien garde à ne pas être en avance sur le peuple. Il est le peuple, il fusionne son idée du peuple avec sa personnalité pour devenir le peuple lui-même.

Préfigure-t-il ce qu’on appellera plus tard le totalitarisme ?

Marcel Gauchet. Non, pour une raison simple – qui est précisément le point faible de Robespierre :  pour les vrais totalitaires, la question du pouvoir est première. C’est le but. Pour Robespierre, le pouvoir n’est qu’un moyen. Il épouse le mouvement populaire, mais à aucun moment il ne se préoccupe de ce que tout militant gauchiste apprenait encore dans ma génération comme première leçon : la question de l’organisation. Des gens le mettent en garde contre le risque insensé d’avancer sans consolider un appareil de pouvoir. Il a des fidèles, un réseau de gens très bien informés, mais il ne règne que par la parole, sans relais politiques efficaces pour asseoir son pouvoir.

Pourtant vous avez dit tous les deux que c’était un fin politique.

Marcel Gauchet. La politique démocratique avec les partis n’existe pas encore, elle est en train de s’inventer. Sa finesse politique se manifeste par sa capacité de comprendre mieux et plus vite ce qui se passe, son talent de discerner le point d’équilibre dans les jeux d’assemblée, son art de mobiliser les forces en présence.

Patrice Gueniffey. Exactement : contre les hébertistes, contre Danton qu’il utilise d’abord pour abattre ses adversaires hébertistes avant de rompre avec lui… Mais, en même temps, il faut se garder d’anachronisme : l’idée d’une machine jacobine est une fiction. Les jacobins n’ont ni parti ni véritable idéologie puisque l’horizon, ce sont la démocratie libérale et les droits individuels. Ce n’est pas très radical, d’où l’écart de plus en plus grand entre la pratique et le but à atteindre. Plus Robespierre s’enfonce dans la pratique politique terroriste, plus il s’éloigne du but à atteindre, avec l’impossibilité de le rejoindre un jour.

Comment Robespierre l’homme des principes devient-il l’homme de la Terreur ?

Marcel Gauchet. Le mot « Terreur » lui-même est extrêmement difficile à manier. Il y a un arrière-fond terroriste de la Révolution, c’est-à-dire une certaine sacralisation de la violence populaire, par principe excusable, qui commande dès le départ. Et Robespierre va manier jusqu’au bout cette rhétorique, voyant dans les massacres de septembre 1792 un « mouvement populaire », donc indiscutable. Venant du peuple, la violence est salvatrice, régénératrice. Cette lecture des événements est encore à l’œuvre aujourd’hui dans le sans-culottisme universitaire. Ces braves gens nous expliquent que c’est une juste revanche, l’explosion d’une colère contenue depuis des millénaires.

Sur cet arrière-plan, on peut observer un mouvement en trois temps. Techniquement, la Terreur commence avec la justice d’exception que représente le Tribunal révolutionnaire, au printemps 1793. Mais il reste une institution beaucoup plus conjuratoire que réellement opérationnelle. Il fait peu de victimes dans ce premier temps. Car la logique de ses créateurs est, selon la formule de Danton : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » Il s’agit avant tout de canaliser et de domestiquer, en lui donnant un débouché institutionnel, la violence inhérente à l’événement révolutionnaire.

La deuxième Terreur intervient à l’automne 1793 sous la pression de la rue parisienne qui somme la Convention de trancher par la violence les problèmes insolubles politiquement, à commencer par l’approvisionnement de la capitale ou l’insurrection de l’Ouest… La Terreur devient un « ordre du jour », en définissant ses procédures et des cibles – la loi des suspects. C’est le moment « classique », si j’ose dire, de la terreur politique, avec l’élimination des Girondins ou de Marie-Antoinette, bref, des présumés « ennemis du peuple ».

La troisième Terreur, la plus énigmatique, qu’on appelle « la Grande Terreur », se développe pendant la dernière phase du pouvoir robespierriste avec la fameuse loi de prairial, votée au printemps 1794 dans la foulée de la fête de l’Être suprême. L’explication triviale est tout simplement que la politique terroriste a semé un bazar terrifiant dans le pays. Tout le monde accuse tout le monde et ni la Convention, ni le Comité de salut public, ni le Comité de sûreté générale ne maîtrisent plus le processus à la base. Même à Paris ils ont du mal, mais alors imaginez ce qui se passe en province… Ils décident alors de reprendre la main en centralisant la Terreur, c’est-à-dire en jugeant tout le monde à Paris. C’est un moment paroxystique invraisemblable. Il faut imaginer ces convois de suspects qui confluent de tous les points du territoire vers Paris. Très vite le système est saturé, les prisons sont bondées, c’est un foutoir gigantesque. Pour s’en sortir, ils accélèrent la cadence. Le Tribunal révolutionnaire condamne par fournées entières. Interviennent en plus les luttes du pouvoir au sein même des comités, même si on est réduit aux conjectures à leur sujet. Au sein du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale, qui, en fait, détient les manettes policières de la Terreur, on utilise vraisemblablement ces exécutions de masse pour discréditer la politique de Robespierre.

S’il s’agissait de discréditer Robespierre, ça a marché !

Marcel Gauchet. Oui, ça a marché !

Patrice Gueniffey. Sur ce point, on ne sera pas d’accord. La Terreur commence à partir du 10 août 1792, jour de l’arrestation du roi. Entre le 10 août et le 21 septembre, c’est toute l’œuvre constitutionnelle de la Constituante qui est renversée, et du même coup toute œuvre future de la Révolution qui se voit condamnée par avance. Dès lors, on ne sait plus à quoi sert la Révolution. Si on a renversé la Constitution au nom du peuple, on pourra très bien renverser la prochaine au nom du peuple. Il n’y a plus de légitimité et donc plus de stabilité institutionnelle. Jusque-là, la Révolution avait un but clair, assigné, visible, qu’on appelait la « régénération de la France », et qui avait pris la forme, sans doute imparfaite, de la Constitution de 1791 qui avait conservé le roi, mais un roi qui n’était plus de droit divin. Après le 10 août, la Révolution est sans but, sans boussole et fatalement, les autorités sont condamnées à perdre leur légitimité. C’est à partir de l’automne 1792, dans cette Révolution qui a perdu de vue ses objectifs, qu’apparaissent les premiers essais de théorisation de la Terreur, à commencer par le discours de Robespierre lors du procès du roi. C’est là qu’il invente le concept de justice propre au temps révolutionnaire, qui connaîtra la fortune que l’on sait.

C’est donc par la Terreur que Robespierre trouve donc la manière de passer des paroles aux actes ?

Patrice Gueniffey. Oui, et il commence à théoriser la Terreur comme la forme propre du mouvement révolutionnaire lui-même : si ça n’a pas marché, c’est qu’il n’y avait pas assez de vertu, que les Français ne sont pas encore vraiment républicains, que le crime et la trahison sont aussi en chacun d’eux. L’épuration sans fin commence… Ce discours sera explicité progressivement, au gré des circonstances, mais très tôt Robespierre critique le fonctionnement du Tribunal révolutionnaire, créé sur l’initiative de Danton qui à ses yeux nuit par trop de formes à l’efficacité de la justice révolutionnaire.

Marcel Gauchet. Mais il y a un très grand pas de l’incertitude sur la légitimité et l’instabilité institutionnelle à l’emploi de la Terreur comme moyen de faire face à l’adversité politique. C’est ce saut qu’il faut expliquer. Je crois au contraire que le 10 août est un moment de révélation pour Robespierre. Il le change profondément en lui faisant découvrir une idée qu’il n’avait absolument pas en tête au départ : la République. C’est un régime sans vrai précédent dans l’histoire qu’il s’agit désormais d’instaurer.

Penser la disparition de la monarchie ne devait pas être une chose aisée !

Marcel Gauchet. Surtout pour Robespierre qui déteste le pouvoir. Sa perspective initiale est celle d’une monarchie faible avec un mannequin sur le trône qui laisse le peuple aussi libre que possible. Mais à partir du moment où il n’y a plus de roi, il faut assumer ce pouvoir auquel, de surcroît, les circonstances interdisent d’être limité. Il découvre une responsabilité terrifiante. On le voit travaillé par l’idée de démission, car il doute face à une tâche inouïe : fonder le pouvoir sur les principes dont il s’était fait le champion. À ce moment-là, on n’est plus dans le projet de régénération de la première phase de la Révolution (1789-1792), mais dans celui de la fondation. Il ne s’agit plus seulement de définir des règles constitutionnelles nouvelles, mais d’établir un régime qui n’a jamais existé.

Patrice Gueniffey. Nous sommes d’accord là-dessus.

Pourquoi cette phase doit-elle passer par l’épuration ?

Patrice Gueniffey. Parce qu’il s’agit de vertu. La régénération supposait de remettre les choses à plat, pour refaire en mieux. La vertu, c’est autre chose, cela relève de l’absolu. On n’est plus dans la réforme, même radicale, mais dans la création du nouveau. On n’est plus dans la politique, mais dans la morale.

Marcel Gauchet. Quand on prétend faire table rase et recréer l’humanité, cela change la nature du problème. La République exige en effet le sacrifice des intérêts privés à l’intérêt général. C’est cela le règne de la vertu. C’est une mutation morale qui instaurera véritablement la souveraineté du peuple. Il y a là-dessus chez Robespierre une très grande continuité de pensée…

Patrice Gueniffey. Simplement – et c’est très bien montré dans votre livre – cette pensée ne s’applique plus au même objet. Dans sa – très précoce – conception absolue du peuple vertueux, uni autour des principes de la Révolution, Robespierre se voit comme celui qui va surveiller et limiter le pouvoir, l’empêcher de devenir un lieu de la corruption. À partir du moment où les institutions se sont effondrées et où lui-même se retrouve au pouvoir, cette idée se dérobe, puisque précisément l’absolu, qui était un surveillant, un censeur, occupe le lieu du pouvoir. Cette contradiction engendre une logique et une politique d’épuration dont la loi du 22 prairial, couplée à la célébration de l’Être suprême, est l’aboutissement presque parfait.

Marcel Gauchet. Tout à fait : l’élément déterminant dans la politique du Comité de salut public, c’est l’angoisse devant une situation qui se dérobe.

Le peuple robespierriste a-t-il une dimension ethnique ? 

Patrice Gueniffey. La question n’a guère de sens pour l’époque. Pour Robespierre, le peuple se définit à la fois par une qualité sociale (il invoque volontiers le soutien des « indigents » et de ceux qui possèdent peu), et par une qualité morale (ce sont ceux qui sont les plus vertueux, autrement dit les moins éloignés de la chose publique). Il y a certainement, dans sa conception du peuple, une dimension nationale, car le peuple français est l’avant-garde d’une révolution dont la vocation est universelle. La guerre, quasi perdue en 1793, quasi gagnée en 1794, accentuera cette dimension nationale que les conquêtes de l’époque du Directoire ne cesseront ensuite de renforcer.

En somme, comme Jean-Claude Michéa (et Orwell), il croit à la common decency naturelle des gens ordinaires !

Marcel Gauchet. Bien sûr ! C’est le père de l’idée !

Patrice Gueniffey. Le peuple, ce sont les gens qui n’ont ni trop ni trop peu.

Marcel Gauchet. Son logeur, le menuisier Duplay…

Patrice Gueniffey. Ou les gens qu’il côtoyait dans son Artois natal.

Si la Révolution n’avait pas eu lieu, Robespierre aurait-il pu devenir le premier droit-de-l’hommiste ?

Marcel Gauchet. Non, même pas. Le président de l’académie d’Arras… Un philanthrope d’intérêt local.

Patrice Gueniffey. Oui, c’est ça. Il avait des idées un peu philanthropiques et très banales, comme beaucoup à l’époque.

La Terreur aurait-elle eu lieu sans Robespierre ?

Marcel Gauchet. À partir du renversement de la monarchie, la Terreur était inévitable. La fracture politique du pays était telle que l’unique solution immédiate était une répression violente de l’adversaire. Cependant, Robespierre a certainement donné à la Terreur révolutionnaire sa marque distinctive : celle d’une justice expéditive, basée sur le principe de la vertu qui juge la corruption. Et cette image de tribunaux populaires hante l’imaginaire de la gauche révolutionnaire depuis lors. C’est une institutionnalisation de ce qui ne peut pas l’être, c’est-à-dire de la conscience révolutionnaire. L’arbitraire pour sauver les droits, l’oppression pour sauver la liberté, c’est dans ce paradoxe que réside la vision robespierriste de la Terreur.

Patrice Gueniffey. J’ajoute que, si Robespierre est resté l’incarnation de la Terreur, c’est qu’elle a fini avec lui. Ses vainqueurs auraient bien voulu continuer ; simplement, en quelques jours ou quelques semaines, tout se démantèle. Il ne peut pas y avoir un deuxième Robespierre car – et c’était une des intuitions fortes de Furet – lui seul a eu le don d’incarner la Révolution dans ce qu’elle avait de plus radical. C’est à la fois la source de son mystère et de sa puissance.

Qui sont ses héritiers aujourd’hui ?  

Marcel Gauchet. Il y a une vraie postérité de Robespierre, mais elle est diffuse, c’est un spectre qui ne s’identifie pas à une famille bien déterminée. On peut la rattacher à trois mots : principes, vertu, salut public. La préférence pour la politique des idées par rapport à la politique pragmatique, l’hostilité à la corruption, le goût de l’autorité dès lors qu’elle est publiquement justifiée. Cela explique que le personnage – comme ce qu’on appelle le jacobinisme – parle très largement. Il représente notamment une certaine image de la rigueur et du désintéressement dans l’exercice du pouvoir, qui continue d’avoir un écho tout à fait certain. Napoléon a d’ailleurs joué un rôle important dans ce sens : son estime pour Robespierre a beaucoup compté dans la postérité. N’oublions pas le jeune jacobin qu’il a été.

Patrice Gueniffey. C’était même un jeune robespierriste !

Marcel Gauchet. Oui, tout à fait. Et il lui est resté fidèle à sa façon tout en prenant quelques libertés…

Patrice Gueniffey. Pendant la campagne d’Italie, Bonaparte rend publiquement hommage à Robespierre à une époque où c’est très mal vu. Il lui montre une vraie fidélité, parce que son Robespierre n’est pas le Robespierre des droits de l’homme, c’est celui qui, selon lui, a tenté de terminer la Révolution par la dictature. Il peut donc y avoir un Robespierre de droite, un modèle de l’autorité du pouvoir, indépendamment de la politique exercée.

Robespierre est donc celui qui a cassé les œufs pour nous permettre de profiter de l’omelette…

Patrice Gueniffey. D’une certaine façon, oui. Il a échoué, mais la Révolution a gagné. Sans lui, peut-être n’aurait-elle pas gagné, mais en même temps elle ne pouvait finalement que s’autodétruire avec lui. Sa politique contribue à la victoire de la Révolution sur ses ennemis, mais sa mort assure cette victoire. La Troisième République le déteste, parce qu’il incarne la Terreur, avec en plus un petit côté bigot qui ne leur plaît pas. Ces républicains-là préfèrent nettement Danton. Mais les républicains autoritaires de droite – bonapartistes, dirait-on –- peuvent tout à fait assumer Robespierre. De même que l’extrême gauche, qui le revendique explicitement depuis Blanqui…

Marcel Gauchet. Jusqu’à Mélenchon et Badiou !

Patrice Gueniffey. Il a eu une postérité multiforme.

Marcel Gauchet.  C’est pour cette raison qu’il est inscrit très profondément dans l’imaginaire national.

Robespierriste, ce n’est tout de même pas un compliment…

Patrice Gueniffey. La République ne peut pas assumer Robespierre dès lors que, comme le montre Marcel, il est certes l’homme de la fondation, mais dans ses termes à lui. Il est donc l’impossibilité de la fondation, le péché originel de la République. Une fois installée, celle-ci ne peut pas l’avouer.

Marcel Gauchet, quand on vous lit, on se dit que Robespierre n’était peut-être pas le plus grand robespierriste de la Révolution. L’usage péjoratif de ce mot dans le débat français est-il une injustice ? 

Marcel Gauchet. Il ne faut pas chercher la justice dans le champ de la mémoire collective. Cela dit, c’est une injustice à double tranchant. Elle rend hommage d’une certaine façon à ce qu’elle réprouve. On préfère quand même, n’en déplaise à Cioran, l’intransigeance des procureurs à la crapulerie aimable, même si on la redoute.

Robespierre est mort, la Troisième République et la Révolution aussi… Est-il temps d’intégrer « L’Incorruptible » au Panthéon ?

Patrice Gueniffey. Non. Parce qu’il reste l’incarnation de la Terreur, de l’extermination d’une partie des Français par une autre. On ne peut pas panthéoniser l’incarnation de la guerre civile.

Marcel Gauchet. Une panthéonisation serait absurde. C’est un homme-clé de l’histoire de France, mais pour autant, il n’est pas une figure qu’il faudrait rendre consensuelle. On peut reconnaître sans absoudre. Il faut garder sa dimension tragique d’incarnation du dissensus national dans ce qu’il a eu de plus violent.

Patrice Gueniffey. Même les Anglais, qui ont un rapport plus apaisé que nous à leur histoire ont posé la plaque commémorative de Cromwell à l’extérieur de Westminster. Reconnu, mais un petit peu à part.

Marcel Gauchet. Ceux qui souhaitent panthéoniser Robespierre, et il y en a, cherchent, au fond, une reconnaissance officielle de la légitimité de la démarche terroriste. Il ne faut absolument pas l’accepter. Ce serait d’autant plus une folie que la tentation d’anéantir moralement, de frapper d’inexistence l’adversaire politique, est toujours présente. Le seul véritable progrès qu’on ait réalisé, c’est que la Terreur ne menace plus l’existence physique, mais l’existence sociale.

Nous serons d’accord pour affirmer que la métaphorisation de la guillotine est une excellente chose. Une question conclusive à chacun de vous. Patrice Gueniffey, vous avez dit ne pas croire à la démocratie ? Est-ce à cause de son origine révolutionnaire ?

Patrice Gueniffey. Non, c’est à cause de la contradiction foncière, et de plus en plus affirmée aujourd’hui, du moins dans les pays d’Europe occidentale qui croient vivre, et vivent d’une certaine façon, hors de l’Histoire. On pourrait aujourd’hui leur ajouter les Canadiens, qui sont un peu (horreur absolue à mes yeux !) notre futur : un pays multiculturaliste voué à l’extension indéfinie des droits. Cette contradiction était au cœur du principe de l’idée démocratique, puisqu’elle est d’abord un régime – la liberté – dont la finalité est de créer, sinon une égalité parfaite des conditions, du moins une égalité relative des conditions. Le résultat a été atteint, dans la mesure où il s’agit toujours, et seulement, d’une approximation. La démocratie comme régime politique ne se heurte plus à aucun adversaire égal en dignité et capable de prétendre, comme elle, à un rayonnement quasi universel, puisque les printemps arabes ont prouvé que la démocratie (politique) n’est pas une nourriture qui convient à tous les estomacs. Aujourd’hui, l’autre forme de la démocratie, comme condition sociale, se poursuit, mais indépendamment de la première. Nous ne manquons pas d’« individus » revendiquant toujours plus de droits, mais où sont passés les citoyens ? Et pourtant, nous ne pouvons pas ignorer que l’Histoire, la vraie, la tragique, frappe aux portes de l’Occident. Mais nous sommes à ce point immergés dans notre cauchemar canadien que nous ne l’entendons pas. Et l’idée du bien commun, de ce qui nous lie, le souvenir de la racine qui a permis à la plante de croître a quitté notre horizon mental. Nous sommes une « poussière d’individus » qui considèrent la liberté politique comme un acquis et pensent qu’elle n’exige plus de sacrifices. Une étude parue l’an dernier dans le Journal of Democracy fait un peu froid dans le dos : dans la plupart des grandes démocraties, des États-Unis à l’Australie, plus on descend la pyramide des âges, moins la démocratie apparaît comme un régime attractif. Sans doute les individus que nous sommes sont trop occupés de leur Moi (précieux et souffrant) pour continuer à porter le fardeau d’être des citoyens. C’est en ce sens que je ne crois pas à l’avenir de la démocratie comme citoyenneté, participation, responsabilité et liberté.

Marcel Gauchet, vous avez évoqué le parti de la banalisation, voire de la normalisation française. Pour vous, l’origine révolutionnaire de notre démocratie est-elle aujourd’hui un frein, une faiblesse avec laquelle il faudrait en finir ou le cœur de l’identité nationale ?

Marcel Gauchet. La banalisation, c’est justement ce qu’évoque Patrice : l’évanouissement, au moins en surface, de l’histoire, du politique, du citoyen au profit d’un marché confus des droits privés qui n’est pas fait pour exciter l’enthousiasme – je comprends les jeunes générations. Mais c’est une conjoncture de crise qui n’est pas appelée à durer, pas un stade final. Nous allons vite nous heurter à une réalité qui est que le reste du monde marche dans la direction opposée. Et c’est là que l’origine révolutionnaire peut nous servir à quelque chose. Elle est notre atout. Elle reste vivante dans le subconscient des acteurs et elle devrait nous aider à bâtir l’après-démocratie des droits, qui est manifestement une impasse. Je ne vois pas de meilleure leçon de politique pour aujourd’hui que celle que nous livrent la grandeur et l’échec de la Révolution. Je suis même étonné de la résonance qu’elle prend dans l’actualité.

Marcel Gauchet, Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, 2018, Gallimard.

La politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire, Fayard, 2000 (rééd. Tel).

La politique de la Terreur: Essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794

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Le 11 novembre de Georges Leroy

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Image d'illustration: soldats de la Première Guerre mondiale mangeant leur soupe dans une tranchée. SIPA. 00355922_000003

Il y a cent ans, mourait mon arrière-grand-père, Georges Leroy, en soldat de la Grande guerre. Mais au-delà des récits de famille, c’est une fiche retrouvée sur internet qui m’a le plus ému et rappelé qui il était.


Il y a quelques années, j’ai pu, comme nous tous, avoir accès en ligne aux archives du ministère de la Défense où tous les soldats de la Grande guerre, sur le site Mémoire des hommes, ont été recensés et ont connu une deuxième éternité, numérique celle-là. Et c’est ainsi que ce qui était de l’ordre du souvenir oral raconté autour des tables familiales de mon enfance a pris consistance sous la forme de cette fiche qui résume en quelques lignes une vie, et une mort. Georges Leroy, mon arrière-grand père, était jusque-là cette silhouette floue de « poilu », un nom sur un monument au mort d’une petite ville à mi-chemin entre Rouen et la mer, sur le plateau du pays de Caux où elle se niche dans une vallée presque incongrue sur cette étendue plane parsemées, de loin en loin, des longères et des gentilhommières qui étaient les décors favoris des nouvelles de Maupassant.

Tué à l’ennemi le 30 mars 1918

J’avais sous les yeux un document objectif et, paradoxalement, cette fiche m’a plus ému que les légendes déformées avec le temps, effacées avec la mort de ceux qui me la racontaient en toute bonne foi : on me disait, enfant, que Georges Leroy avait fait les quatre ans de guerre, qu’il était mort le 11 novembre par une sinistre ironie mais que de toute façon, il n’aurait pas survécu longtemps à l’armistice car il avait été gazé. On me disait qu’il était socialiste, que Jaurès était son grand homme, qu’il passait ses rares loisirs à lire, qu’il n’était allé que deux fois dans sa vie à Rouen, la préfecture du département, et deux fois pour des raisons militaires : au moment du service, puis de la mobilisation.

La découverte de la fiche a mis à mal quelques coïncidences trop romanesques comme la mort le jour de l’Armistice. Il n’empêche : tu es mort pour la France, tué à l’ennemi le 30 mars 1918. C’était à Plessis de Roye. Le 30 mars, c’est-à-dire le jour de la première contre-offensive allemande du printemps 18 sur ce secteur où ton régiment a défendu avec l’énergie du désespoir la butte du Plémond et le château de la petite ville.

Tu étais paysan-tisserand

Tu étais paysan-tisserand à Doudeville-en-Caux. Un champ de lin, un métier à tisser. Quelque chose me dit que tu devais aimer ce bleu-là, si particulier, qui vibre dans l’été. Tu as laissé trois enfants, pupilles de la nation, dont mon grand-père qui avait six ans. L’instituteur et le curé le repèrent parce qu’il passe son temps à lire et décident de l’envoyer à l’Ecole Normale de Rouen. C’est comme ça que tout a commencé pour moi, finalement.

Alors, merci.

Je ne sais pas si tu aurais compris ce néo-français qu’on parle aujourd’hui pour te célébrer, toi et les un million quatre cent mille morts : « itinérance mémorielle », vraiment ?

Mon fils dans le Temps

Maintenant, je suis bien plus vieux que toi quand tu es mort à l’âge du Christ dans les combats du dernier printemps de la guerre, dont on oublie la férocité au point que même Clémenceau a douté, juste avant l’arrivée des Américains.

C’est donc moi qui dois veiller sur toi  et ta mémoire, c’est toi qui es devenu mon fils dans le Temps, en attendant que l’on se retrouve dans l’Invisible pour faire un peu connaissance. Et je suis heureux de pouvoir te nommer. Ou au moins essayer. Parce que le plus important, cela reste tout de même de nommer les morts, tous les morts.

A bientôt, grand-père.

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Ségolène Royal, l’élite, le porno, etc.

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