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Multiculturalisme britannique: tea for too many

Les Britanniques vont-ils partager le fish and chips et le poulet tikka?


Multiculturalisme britannique: tea for too many
La marche des fiertés de Londres, 6 juillet 2019. © Gareth Cattermole/Getty Images/AFP

Vus de France, les Britanniques paraissent incarner le multiculturalisme assumé, pour le meilleur et pour le pire. Outre-Manche, cette doctrine, qui n’a jamais joui d’un statut officiel, est contestée mais largement pratiquée localement. Cependant, il n’y a pas consensus sur une identité nationale partagée par tous.


« Londres n’est plus vraiment une ville anglaise. » Ce propos hautement coupable n’émane pas de quelque xénophobe militant, mais de l’acteur et scénariste comique John Cleese, ancien membre des Monty Python, qui d’habitude affiche des opinions très libérales. Pourtant, son intervention à la télévision australienne en 2011 a provoqué un esclandre. Pure coïncidence, c’est en 2011 que le dernier recensement officiel, qui permet le recueil de statistiques ethniques, a révélé que seuls 44 % des Londoniens s’identifiaient comme « Blancs britanniques ». En 1971, le chiffre aurait été de 86 %. Certes, l’appartenance ethnique ne détermine pas nécessairement l’appartenance culturelle et Cleese s’est défendu contre les inévitables accusations de racisme en prétendant qu’il parlait en termes culturels, exprimant une nostalgie pour un mode de vie aujourd’hui balayé par la mondialisation. Mais cette défense a été disqualifiée, au nom des bienfaits indiscutables de la diversité en 2011 par le maire conservateur de Londres, Boris Johnson, et en 2019 par une déclaration véhémente de son successeur, le travailliste Sadiq Khan. Le multiculturel est d’emblée supérieur au monoculturel.

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Le hasard ou la nécessité ?

Le discours de la diversité et de l’inclusion a pris la relève de l’apologie du multiculturalisme qui survit aujourd’hui sous ces synonymes. Le terme, mais non pas l’idée, est tombé en disgrâce outre-Manche suite aux critiques acharnées dont la doctrine a fait l’objet tout au long des années 2000. Ces condamnations, venant tant de la gauche que de la droite, provoquées par des émeutes dans le nord de l’Angleterre et les attentats terroristes, ont culminé en 2011 quand le Premier ministre conservateur, David Cameron, a déclaré que le multiculturalisme était un échec. Pourtant, le mot « multiculturalisme » est ambigu : une société est-elle multiculturelle quand il y existe une pluralité de cultures en l’absence de toute stratégie publique efficace ? Ou quand la coexistence plus ou moins harmonieuse de différentes communautés a été savamment orchestrée par les autorités ? Dans la mesure où le Londres de notre époque, comme le Royaume-Uni, est multiculturel, est-ce le fruit des circonstances ou d’un calcul politique ? Dans le débat en France, le Royaume-Uni est présenté comme le parangon du multiculturalisme – et la preuve que l’approche de l’État français est mauvaise, pour les uns, bonne, pour les autres. Tous ont tort.

Une société poulet tikka masala

Le multiculturalisme, qui est largement la création de théoriciens universitaires, est tout sauf une doctrine simple. S’il désigne une tolérance générale qui encourage les différentes communautés issues de l’immigration à garder leurs caractéristiques propres – habits, cuisine, musique, festivals religieux, voire langue –, il pose la question de l’équilibre entre le pluralisme culturel et un ensemble de valeurs partagées par tous les citoyens. Les différentes manières d’envisager cet équilibre permettent de distinguer deux grandes tendances. La première, fusionniste, envisage la création d’une culture nationale commune, largement constituée d’éléments provenant de la culture « indigène » majoritaire, mais incorporant certains apports des immigrés. Selon la deuxième, souvent qualifiée de séparatiste dans le jargon académique, chaque communauté est libre de s’isoler des autres, tout en participant à une économie commune, aucun statut spécial n’étant réservé à la culture indigène. Le Royaume-Uni a essayé de suivre la première approche sans tomber dans la seconde. Un des symboles de cette nouvelle culture commune est le carnaval de Notting Hill, la fusion d’une tradition venant de Trinité-et-Tobago et d’un festival de rue créé par des hippies blancs dans les années 1960. Un autre est le poulet tikka masala. En 2001, le ministre des Affaires étrangères a déclaré que cette recette, que certains prétendent inventée sur le territoire britannique par un immigré indien, avait évincé le fish and chips comme plat national. Toutefois, plusieurs polémiques ont révélé les limites de cette approche. Certes, il est largement admis que les sikhs roulant à moto soient dispensés du port du casque et que les femmes aient le droit d’arborer le voile intégral en public, en dépit du principe de l’égalité femme-homme. En revanche, la mansuétude de la justice envers les auteurs de crimes d’honneur, ainsi que l’hésitation des politiques et des médias à mettre en exergue l’ethnicité des bandes criminelles organisant l’exploitation sexuelle de mineures dans certaines villes ont suscité la controverse. Cette ligne de faille entre le fusionnisme et le séparatisme a donné lieu à un malaise profond et persistant.

Quand la confiance s’épuise

Toute la politique d’immigration britannique à partir des années 1950 et 1960 est fondée sur un compromis. Tandis que certaines restrictions sont imposées aux afflux en provenance du Commonwealth, en contrepartie, une législation de plus en plus stricte en faveur de l’égalité et contre le racisme vise à protéger les communautés d’immigrés qui se trouvent sur place. Le discours gouvernemental parle haut et fort de cette protection tout en taisant autant que possible sa volonté de limiter les arrivées.

Cependant, le multiculturalisme n’a jamais fait partie de la doctrine officielle de l’État. En revanche, il s’est insinué dans la pratique des municipalités. Les communautés diasporiques se plaignant toujours d’être les victimes de discriminations et de violences, certaines grandes villes comme Londres ou Bradford ont tenté de les compenser en subventionnant abondamment les associations locales. L’effet en a été de renforcer l’identité individuelle de chaque communauté, d’autant que l’accès aux fonds dépendait de l’affirmation d’une identité bien distincte. Au lieu de réduire les barrières, cette politique les a renforcées, non seulement entre Blancs et personnes de couleur, mais aussi entre sikhs et musulmans, Noirs et hindous.

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Des études sur l’exploitation commune de puits d’eau apportent un éclairage précieux ici. Dans une région spécifique du Kenya, la multiplicité des groupes ethniques sape la confiance réciproque au point de rendre cette exploitation très difficile. De l’autre côté de la frontière, en Tanzanie, où il y a la même multiplicité, la confiance est forte et l’exploitation plus facile. La raison en est que, à la différence du gouvernement du Kenya, celui de sa voisine a toujours eu comme objectif stratégique la création une identité nationale transcendant les identités ethniques. Actuellement, le Royaume-Uni souffre d’un défaut de confiance réciproque : d’un côté, des tendances culturellement séparatistes s’affirment dans certaines communautés ; de l’autre, l’identité commune censée rassembler tous les citoyens au-delà de leurs différences est l’objet de disputes acharnées dans lesquelles l’existence même d’une identité indigène majoritaire est contestée. Celle-ci ayant été réaffirmée par le vote pour le Brexit en 2016, on ne s’étonnera pas qu’elle ait fait l’objet d’un rejet brutal par le mouvement #BLM cette année. Les Britanniques vont-ils partager le fish and chips, le poulet tikka ou quelque galimafrée amère et indigeste ? La France et l’Angleterre, si longtemps séparées par la cuisine, sont unies par la même incertitude sur le plan identitaire.

Janvier 2021 – Causeur #86

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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