Alors que les résultats du baccalauréat sont dévoilés ce matin, de plus en plus de candidats préfèrent les consulter en ligne, depuis chez eux, plutôt que de se rendre dans leur lycée pour découvrir les listes affichées. Dans le même temps, tandis que les alertes se multiplient sur le risque de délégation des capacités cognitives à des outils comme ChatGPT, l’Éducation nationale vient d’adopter une position résolument enthousiaste en définissant le « cadre d’usage » des intelligences artificielles génératives.
Dans une newsletter destinée à son personnel, le 13 juin 2025[1], le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse propose « un cadre d’usage éthique et juridique de l’IA, garantissant la protection des données personnelles et une utilisation responsable de ces outils par les agents comme par les élèves ».
La menace ChatGPT
Ce dispositif [2] « a pour objectif d’apporter des réponses claires aux interrogations légitimes de l’ensemble de la communauté éducative et des agents sur l’usage de l’IA en éducation ». À la question « Pourquoi un cadre d’usage de l’IA en éducation ? », il répond par un constat : « le développement rapide et continu des IA, et notamment des IA génératives», souligne qu’elles peuvent être des « outils au service de l’enseignement et des apprentissages », parle d’ « enjeu », d’ « apport ». Propos modalisé, mots-clés en gras, on se soumet l’air de rien aux lois de la tech, on élude les questions qui fâchent, quelque peu déviantes, peut-être illégitimes. Comment former l’intelligence de ses élèves à l’heure des IA génératives ? Comment leur apprendre à réfléchir, raisonner, tirer parti de leurs erreurs, leur donner sens et goût de l’effort, quand les agents conversationnels « travaillent » à leur place? Quelles mesures énergiques et contraignantes faut-il prendre pour protéger la jeunesse de l’IA?
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Sylvain Bourmeau dissipe tous les doutes
Afin « d’accompagner élèves et professeurs dans cette transition », selon les mots d’Anne Bisagni-Faure, rectrice de l’académie de Lyon, et de « développer une culture commune de l’IA », le Réseau Canopé[3] a organisé le 25 juin une « journée de formation et d’échanges sur le thème des IA génératives en éducation ». Il s’agissait d’enrôler les profs, de diffuser ce « cadre d’usage » et d’en dissiper les quelques ambiguïtés. Audran Le Baron, directeur du numérique pour l’éducation, a guidé la lecture et la compréhension du document élaboré par ses services : rappelant qu’il parlait au nom de l’Institution, il a précisé qu’il ne s’adressait pas aux « sceptiques » mais aux « enthousiastes » et aux « indécis ». Tant pis pour les pyrrhoniens[4] qui avaient fait le déplacement. Trop polluants. On échangerait sans eux. Les « enthousiastes », nous dit M. Audran, sont ceux qui « expérimentent », les esprits audacieux, éclairés. Évidemment, les participants aux tables rondes de la journée en sont : chargés de projets à la DRANE[5], chercheur postdoctorant en neuroinformatique, enseignant chercheur en sciences de l’éducation… Avec eux, les « indécis » peuvent « réinterroger leurs gestes professionnels », « pratiquer le reset » (ou « quitter leurs présupposés »), « repenser collectivement l’IA » dans le « respect du bien-être numérique ». C’est commode les tables rondes, ça permet d’échanger entre soi ; c’est bien, aussi, parce qu’on parle valeurs, principes, éthique, déontologie : aux données personnelles de tes élèves tu veilleras, ton coût énergétique tu mesureras, à la transparence tu éduqueras… Enfin, il y a le « grand témoin », Sylvain Bourmeau, directeur du journal AOC et professeur associé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il intervient le matin : « l’IA est une chance épistémologique », « l’Éducation nationale doit comprendre qu’elle n’est plus là pour donner du contenu mais pour mettre à distance le savoir, pour s’interroger sur celui-ci » et l’après-midi : « l’IA est une chance historique pour l’Éducation nationale de se débarrasser des notes », « il faut arrêter de penser triche, réfléchir plus largement sur la productivité dans l’Éducation nationale ».
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Transition d’un nouveau genre
Accélérons le mouvement vers cet univers radieux : l’élève, ayant appris à « prompter » en 4e avec Pix[6], mettra à distance le savoir et arguera, en toute transparence, de sa collaboration avec OpenAI auprès du logiciel de correction, lequel distribuera les pictogrammes de différenciation pédagogique. Plus de notes, ni triche, erreurs, profs, savoir. Plus d’éducation. Plus d’hommes ?
D’après une étude du mois dernier[7], 95% des jeunes utilisent désormais les LLM, modèles d’apprentissage automatique capables de comprendre et générer les textes, dans « leur quotidien académique ». Ils vont au plus pressé, au résultat, déléguant à la machine leurs capacités cognitives. Leur intelligence se désagrège et la fraude est massive : les IA génératives ayant progressé de manière fulgurante ces derniers mois, les élèves grugent dans toutes les disciplines et exercices, jusqu’en dissertation, portables ou montres connectées sur les genoux, dans les interstices du pantalon, au lycée, aux toilettes, pendant les examens…
Dans le monde extra-Canopé, au pays des « sceptiques » et des ringards, on a des solutions : ouvrir les collèges et lycées le mercredi après-midi et le samedi matin afin de multiplier (souvent même de rétablir) les devoirs surveillés ; surveiller (effectivement) les devoirs ; sanctionner les tricheurs ; contrôler les connaissances ; exiger du français et non du codage ou du créole dans les copies. Plutôt qu’« accompagner les élèves dans la transition IA », les tenir à l’abri de celle-ci le temps de l’école, et mettre en place un « cadre d’usage » qui préserve l’intelligence humaine de la dégénérescence.
[1] https://www.education.gouv.fr/en-perspective-415048
[2] L’IA en éducation, cadre d’usage.
[3] Sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, le Réseau Canopé participe à la mise en œuvre du plan national et des plans académiques et départementaux de formation et du numérique éducatif.
[4] « Car non moins que savoir, douter m’est agréable » Dante, cité par Montaigne,« De l’Éducation », Essais.
[5] Délégation régionale académique au numérique éducatif.
[6] « L’utilisation pédagogique des IA génératives par les élèves, encadrée, expliquée et accompagnée par l’enseignant, est autorisée en classe à partir de la 4e en lien avec les objectifs des programmes scolaires et du CRCN. », L’IA en éducation, cadre d’usage.
[7] Rapportée par Tayeb Hamidi, enseignant en informatique et fondateur de Skillbeam, intervenant dans une des tables rondes de la « journée de formation et d’échanges sur le thème des IA génératives en éducation ».
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