Avec l’arrivée au gouvernement d’un pays européen (l’Albanie) d’un ministre virtuel, l’intelligence artificielle s’empare du domaine de l’activité humaine qu’elle convoite sans doute le plus: le pouvoir exécutif !
Au mois de juillet dernier, l’entreprise américaine Microsoft a publié sur le site de l’Université Cornell une étude1 consacrée aux métiers les plus susceptibles d’être remplacés, dans un avenir proche, par l’intelligence artificielle. Dans la liste des 40 professions identifiées, on retrouvait les traducteurs, les téléopérateurs, les agents de voyage, mais aussi les historiens, les mathématiciens ou encore les écrivains. Les algorithmes de l’IA, capables d’absorber des quantités quasi illimitées d’informations en l’espace de quelques secondes, pourront aisément se substituer aux tâches accomplies par les humains dans les domaines de la communication, de l’interprétation, du calcul et même de la création.
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Mais, cette vision de notre avenir offerte par le géant de la tech fondé par Bill Gates ne précisait pas le sort réservé aux responsables politiques. Le 11 septembre, le monde a découvert Diella, la nouvelle ministre des Marchés publics du gouvernement albanais et pur produit de l’intelligence artificielle. Dotée d’une apparence de femme agréable, vêtue d’un costume national et d’un foulard sur les cheveux, conformément à la tradition de ce pays majoritairement musulman, la ministre virtuelle a tenu un discours projeté sur grand écran au Parlement pour défendre sa nomination par le Premier ministre socialiste Edi Rama. Ses arguments furent d’une logique implacable : « Les véritables dangers pour les Constitutions n’ont jamais été des machines, mais des décisions humaines prises par des personnes2. »
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Si l’on comprend la colère de l’opposition face à ce coup de communication du parti au pouvoir, on devine aussi la joie que cette première mondiale a suscitée chez certains dans la Silicon Valley. Car, si officiellement Diella est présentée comme la création de l’AKSHI, l’Agence nationale pour la société de l’information d’Albanie, nul doute que ce sont ses célèbres partenaires sur ce projet, Microsoft et Open AI, qui peuvent véritablement revendiquer la paternité de cette œuvre révolutionnaire.
Bienvenue dans l’Uber-politique
Bien que la femme « Soleil » (traduction du prénom Diella en albanais) soit pour l’heure la seule responsable politique au monde à exercer sa fonction à l’aide d’algorithmes de machine learning, il n’est pas impossible que ses concepteurs cherchent à renouveler l’expérience pour d’autres postes gouvernementaux et dans d’autres pays — et pourquoi pas, à terme, la généraliser. Ces vingt dernières années, l’empire du numérique a profondément transformé notre rapport au travail, au commerce, à la culture, à l’information, et surtout nos relations les uns avec les autres. Dans chacun de ces domaines s’est installée une sorte d’ombre permanente : cet univers virtuel qui nous fournit des réponses à tout, immédiatement et en continu. Ce qui, autrefois, exigeait l’effort de notre imagination, de notre réflexion et de notre curiosité, semble désormais accessible en un simple clic.
La déshumanisation de la sphère politique est un pas en avant naturel et inévitable de cette conquête numérique du monde, au moins dans une société qui, jusqu’à maintenant, n’a rien pu opposer au rouleau compresseur de la virtualisation de notre vie quotidienne.
La perspective de voir les frères et sœurs de Diella envahir le terrain politique européen semble d’autant plus crédible au vu de la crise politique actuelle en France. Après avoir brûlé sa dernière cartouche avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, Emmanuel Macron ne céderait-il pas, à son tour, à la tentation de confier la composition du prochain gouvernement à un Premier ministre virtuel ? OpenAI ou un autre spécialiste du sujet (sur les quinze plus grandes entreprises du secteur par capitalisation boursière, 14 sont américaines, la seule autre étant chinoise3) pourrait-il créer l’algorithme capable de répondre enfin aux aspirations de la gauche comme de la droite ? En d’autres termes, faire ce que le président du « en même temps » promet depuis huit ans et demi, mais en plus efficace ?
La barbarie à visage inhumain
Cet inquiétant jeu de devinettes sur les rôles que l’IA pourra jouer dans la société de demain prêterait presque à sourire, si l’arrivée de Diella ne marquait pas une nouvelle étape dans la subordination (ou, diront certains esprits critiques, la colonisation) du continent européen par les géants du numérique d’outre-Atlantique. Certes, l’Albanie demeure l’un des pays les plus pauvres et les moins développés d’Europe, mais c’est précisément pour accélérer son intégration à l’Union européenne que Diella s’engage à lutter sans relâche contre la corruption et à arbitrer les appels d’offres publics sur la seule base de critères techniques et fonctionnels. Diella défend la cause du Bien, elle promet de rester calme en toutes circonstances, et toujours respectueuse face aux critiques venant de tous bords, un peu comme la patronne de l’Europe Ursula von der Leyen !
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Certains citoyens européens se souviennent encore du discours enflammé de la députée Ewa Zajaczkowska-Hernik, à l’été 2024, lorsqu’elle accusa l’Allemande d’être responsable de l’appauvrissement des peuples européens, de la disparition de nos agricultures et des viols de femmes commis par des migrants que la politique de l’UE encourage à venir en masse sur le continent. « Votre place n’est pas à la tête de la Commission européenne, mais en prison ! » avait-elle lancé4, avant de déchirer sous les yeux de sa “patronne” le Pacte vert pour l’Europe. Mais Ursula von der Leyen était restée stoïque face aux accusations de l’élue de droite radicale polonaise, esquissant un sourire forcé avant d’appeler les Européens à « rester unis face aux dangers du monde moderne ».
L’Union européenne ne serait-elle pas, à terme, le cadre réglementaire idéal pour imposer un quota de ministres ou députés virtuels ? La mesure permettrait de réduire les budgets des États ! En plus de filer droit, Diella, à la différence de tous ces politiciens beaux parleurs, travaille gratuitement et sans jamais prendre de repos…
« La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie », écrivait Hannah Arendt. Les ministres parfaits, incorruptibles et infatigables, issus des entrailles de processeurs surpuissants, auront sans doute toutes les qualités opérationnelles. En revanche, leur chaleur et leur empathie, même s’ils parviennent un jour à s’en procurer, ne seront jamais humaines. Mais notre société donne parfois l’impression de ne plus en avoir besoin. Sommes-nous redevenus des barbares ?
- https://www.thehrdigest.com/which-jobs-are-most-likely-to-be-replaced-by-ai-microsoft-chips-in/ ↩︎
- https://www.youtube.com/watch?v=vW5PJkOIS50 ↩︎
- https://companiesmarketcap.com/artificial-intelligence/largest-ai-companies-by-marketcap/ ↩︎
- https://www.youtube.com/watch?v=86UeVXyvevs ↩︎
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